Sous les déodars (Under the Deodars, 1888)
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Une femme de second choix
A Second-Rate Woman
Est fuga, volvitur rota,
Le flot nous emporte ; où se cache le port entrevu ? Un Deux Trois Quatre Cinq associent leurs quote-parts : Tant mieux pour les autres si Un n'a pris que sa mise, Démontre-nous cela, Hugues de Saxe-Gotha.
Robert Browning,
Maître Hugues de Saxe-Gotha Habillée ! Ne venez pas me raconter que cette femme s'est jamais habillée de sa vie. Elle s'est tenue au milieu de la chambre tandis que son ayah non, son mari... ce devait être un homme lui lançait ses vêtements. Elle a fait ensuite sa coiffure avec ses doigts, et a épousseté le dessous du lit avec son bonnet. Je connais sa méthode, tout comme si j'avais assisté à la bacchanale. Qui est-ce ? conclut Mme Hauksbee. Grâce ! dit Mme Mallowe d'une voix expirante. Vous me donnez mal à la tête. Je suis mélancolique aujourd'hui. Soutenez-moi avec des fondants1, réconfortez-moi avec des chocolats, car je suis... Avez-vous apporté quelque chose de chez Peliti ? D'abord mes questions. Vous aurez les bonbons après y avoir répondu. Qui est cette créature ? Que fait-elle ? Ils étaient au moins une demi-douzaine d'hommes à l'entour, et on aurait cru qu'elle allait se mettre à dormir au milieu d'eux. Delville, répondit Mme Mallowe. La Delville « à la manque » pour la distinguer de Mme Jim, du même patronyme. Elle danse, je crois, aussi déplorablement qu'elle s'habille, et son mari est quelque part dans la province de Madras. Allez lui faire visite, si elle vous intéresse tellement. Qu'ai-je à voir avec des femmes de basse caste ? Elle n'a fait que retenir mon attention une minute, et je m'étonnais de l'attrait que possède pour une certaine catégorie d'hommes une telle caricature. Je m'attendais à la voir semer ses vêtements derrière elle... mais j'ai bien regardé : elle a une coquetterie dans l'oeil. Œil et crochet2, bien sûr, ironisa Mme Mallowe. Ne faites pas d'esprit, Polly. Vous me donnez mal à la tête. Et autour de cette meule de foin se trouvait un rassemblement d'hommes... un véritable rassemblement. Peut-être s'attendaient-ils aussi... Polly, ne soyez pas rabelaisienne ! Mme Mallowe se pelotonna commodément sur le canapé, et ne s'occupa plus que des friandises. Elle partageait à Simla une même maison avec Mme Hauksbee, et ceci se passait deux saisons après l'affaire d'Otis Yeere relatée plus haut. Mme Hauksbee s'avança jusque dans la verandah qui dominait le Mail, où elle jeta les yeux, le front contracté par l'attention. Tiens ! tiens ! fit laconiquement M Hauksbee. En vérité ! Qu'est-ce ? demanda Mme Mallowe, d'un ton somnolent. Cette caricature et le Maître de Danse... que je ne peux admettre. Le Maître de Danse ? Pourquoi ? C'est un monsieur entre deux âges, d'aspirations réprouvées et romanesques, et qui se prétend de mes amis. Dans ce cas résignez-vous à le perdre. Les caricatures sont d'un naturel collant, et je croirais volontiers que cet animal-ci comme son bonnet paraît affreux vu d'en haut ! est particulièrement crampon. Pour ce qui est de moi, grand bien lui fasse du Maître de Danse ! Je n'ai jamais pu m'intéresser à un menteur perpétuel. Le but inavoué de sa vie est de persuader aux gens qu'il est célibataire. O oh ! Je crois avoir déjà rencontré ce genre d'individus. Et il ne l'est pas ? Non. Il me l'a confié voici quelques jours. Pouah ! Il y a des gens qui ne méritent pas de vivre. Comment cela s'est-il passé ? Il s'est présenté comme cette horreur suprême : un homme incompris. Dieu sait si la femme incomprise3 est déjà suffisamment maussade et fâcheuse mais son complément ! Et avec son obésité, encore ! Moi, je lui aurais ri au nez. Mais les hommes ne me font guère de confidences. Comment se fait-il qu'ils s'adressent à vous ? Dans l'espoir de m'éblouir par leurs exploits de jadis. Délivrez-nous, Seigneur, des hommes à confidences ! Pourtant vous les encouragez ? Que faire ? Ils parlent, je les écoute ; et ils jurent que je m'intéresse à eux. Il est vrai que j'affecte toujours l'étonnement, même quand l'intrigue est... tout ce qu'il y a de plus vieux au monde. Oui. Du moment qu'on les laisse parler, les hommes sont bien impudemment explicites, alors que les confidences des femmes sont pleines de réticences et de mensonges, excepté... Quand elles perdent la tête et lâchent ce qu'on ne doit pas dire, au bout de huit jours de connaissance. Vraiment, quand on y réfléchit, nous en savons beaucoup plus sur les hommes que sur notre sexe à nous. Et le plus curieux c'est que les hommes refuseront toujours de le croire. Ils prétendent que nous leur dissimulons quelque chose. C'est généralement ce qu'ils font pour leur propre compte... et ils dissimulent bien mal. Hélas ! ces chocolats m'appesantissent, et j'en ai mangé à peine une douzaine. Il me semble que je vais dormir. Cela va vous faire engraisser, ma chère. Si vous preniez plus d'exercice et un intérêt plus conscient à votre entourage, vous seriez... Aimée aussi universellement que M Hauksbee. Vous êtes une perle sous maints rapports, et je vous aime bien, vous n'avez pas en tête que l'opinion des autres femmes mais pourquoi vous préoccuper de vulgaires humains ? Parce que, à défaut d'anges, qui seraient je le crains, horriblement ennuyeux, les hommes et les femmes sont les êtres les plus passionnants de tout le vaste monde, chère paresseuse. Je m'intéresse à la Caricature... je m'intéresse au Maître de Danse... je m'intéresse au petit Hawley... et à vous. Pourquoi m'associer au petit Hawley ? Il est votre propriété ? Oui, et pour employer son langage candide, je m'apprête à faire de lui quelque chose de bien. Quand il sera un peu formé et qu'il aura passé son « examen supérieur4 » ou n'importe ce que les autorités jugeront utile d'exiger de lui, je choisirai une jolie petite fille, la jeune Holt par exemple, et (ici elle agita les mains avec grâce) ce que Mme Hauksbee a joint, personne ne le séparera. J'ai dit. Et quand vous aurez accouplé May Holt avec le parti le plus notoirement désavantageux de Simla et gagné la haine immortelle de maman Holt, que ferez-vous de moi, ô Dispensatrice des Destinées de l'Univers ? Mme Hauksbee se laissa aller sur une Chaise basse placée devant le feu, et, le poing au menton, considéra longuement et fixement Mme Mallowe. Je ne sais pas, dit-elle en hochant la tête, ce que je ferai de vous, ma chère. Il est évidemment impossible de vous marier à quelqu'un d'autre... votre mari s'y opposerait, et l'expérience tournerait très mal. Je commencerai, je pense, par vous empêcher... comment est-ce ?... « de dormir sur les bancs des tavernes et de ronfler au soleil5 ». De grâce ! Épargnez-moi vos citations. Elles sont trop grossières. Allez à la bibliothèque, vous m'en rapporterez de nouveaux livres. Pendant que vous dormirez ? Non ! Si vous ne venez pas avec moi, j'étalerai votre plus nouvelle robe sur le devant de mon rickshaw et quand on me demandera ce que je fais, je répondrai que je vais chez Phelps6 pour la lui donner à élargir. Je m'arrangerai pour que Mme MacNamara me voie. Allons, soyez bonne fille, mettez vos affaires. Mme Mallowe obéit en soupirant, et les deux amies se rendirent à la bibliothèque, où elles trouvèrent Mme Delville et celui qu'elles surnommaient le Maître de Danse. À ce moment Mme Mallowe était réveillée et loquace. Voilà la bête ! dit Mme Hauksbee, en affectant de désigner un escargot sur la route. Non, reprit Mme Mallowe, c'est l'homme qui est la bête. Brr ! Bonsoir, monsieur Bent. Je croyais que vous veniez prendre le thé cet après-midi ? Mais c'était pour demain, si je ne me trompe, répliqua le Maître de Danse. J'avais compris... je me figurais... je regrette infiniment... je suis tout à fait navré ! Mais Mme Mallowe s'éloignait. Pour le trompeur accompli que vous le disiez être, chuchota M Mallowe, il me semble vite décontenancé. Et pourquoi faut-il qu'il ait préféré se promener avec la Caricature plutôt que de venir prendre le thé avec nous ? Affinités électives, probablement... les deux font la paire. Polly, aussi longtemps que la terre tournera, je ne pardonnerai jamais à cette femme. Je pardonne tout à n'importe quelle femme, répliqua Mme Mallowe. Il sera pour elle une punition suffisante. Quelle voix commune elle a ! La voix de Mme Delville n'était pas jolie, sa tournure était encore moins gracieuse, et sa toilette étonnamment négligée. Tous ces détails, Mme Mallowe les observa de derrière une revue. Voyons, qu'y a-t-il donc en elle ? fit Mme Hauksbee. Voyez-vous ce que je voulais dire en parlant de ses vêtements prêts à tomber ? Si j'étais homme, j'aimerais mieux périr que d'être vu avec ce portemanteau. Et pourtant elle a de beaux yeux, mais... Ah ! j'y suis. Quoi donc ? Elle ne sait pas s'en servir ! Ma parole, elle ne sait pas. Regardez ! regardez donc ! L'inélégance, cela passe encore, mais l'ignorance jamais ! Cette femme est une sotte. Chut ! elle va vous entendre. Toutes les femmes de Simla sont des sottes. Elle croira que je parle de quelqu'un d'autre. Mais la voilà qui sort. Quel couple absolument désastreux elle forme avec le Maître de Danse ! Cela m'y fait penser, croyez-vous qu'ils danseront ensemble ? Attendez et vous le verrez. Je ne lui envie pas la conversation du Maître de Danse... le nauséeux personnage ! Sa femme doit arriver ici sous peu ? Savez-vous quelque chose sur lui ? Simplement ce qu'il m'a dit. C'est peut-être une invention pure. Il a épousé une fille élevée dans le pays7, je crois, et en sa qualité d'âme noble et chevaleresque il m'a dit qu'il regrettait le marché et qu'il l'envoyait le plus souvent possible chez sa mère une personne qui de tout temps a vécu dans le Doon8 et va à Mussorie9 quand les autres vont en Europe. La femme est à présent avec elle, à ce qu'il dit. Des enfants ? Un seul, mais il parle de sa femme d'une façon révoltante. Je le déteste pour cela. Il se croyait spirituel et brillant. C'est là un défaut particulier aux hommes. Moi, je ne l'aime pas parce qu'il est toujours dans les jupes de quelque jeune fille, au détriment des candidats légitimes. Mais il va cesser de poursuivre May Holt, ou je me trompe beaucoup. Oui. Je pense que Mme Delville occupera son attention pour un temps. A-t-elle appris, croyez-vous, qu'il est père de famille ? Pas de sa bouche. Il m'a fait jurer un secret éternel. Aussi vous l'ai-je raconté. Ne connaissez-vous pas ce genre d'homme ? Peu intimement, Dieu merci ! En règle générale, quand un homme se met à déprécier sa femme devant moi, je constate que le Seigneur me fournit de quoi lui répondre conformément à sa folie ; et quand nous nous séparons il y a un froid entre nous. Je raille. Moi, j'agis autrement. Je n'ai pas le sens de l'humour. Acquérez-le, alors. Ç'a été mon meilleur soutien depuis plus longtemps que je n'ose le dire. Un sens de l'humour bien développé sauvera une femme là où la religion, la culture et les considérations intimes échoueraient. Et il peut nous arriver à toutes un jour ou l'autre d'avoir besoin de salut. Croyez-vous que la Delville ait de l'humour ? Sa toilette le montre. Comment voulez-vous qu'un être qui porte son supplément10 sous son bras gauche puisse avoir aucune idée de l'à-propos des choses, encore moins de leur ridicule ? Si elle congédie le Maître de Danse après l'avoir vu danser une fois, je l'estimerai peut-être. Sinon... Mais ne faisons-nous pas beaucoup trop de suppositions, ma chère ? Vous avez vu cette femme au Peliti... une demi-heure plus tard vous la voyez se promener avec le Maître de Danse... et l'heure suivante vous la rencontrez ici à la bibliothèque. Toujours avec le Maître de Danse, notez-le. Toujours avec le Maître de Danse, je vous l'accorde, mais pourquoi sur la foi de ce détail allez-vous imaginer... Je n'imagine rien. Je n'ai pas d'imagination. Je suis seulement persuadée que le Maître de Danse est attiré vers la Caricature parce qu'il est défectueux sous presque tous les rapports et elle sous tous les autres. Tel que je me représente cet homme d'après votre description, il tient sa femme à l'heure actuelle dans une sujétion absolue. Elle a vingt ans de moins que lui. Pauvre malheureuse ! Et finalement, après qu'il aura bien posé, fait la bravache et menti il a sous cette moustache hirsute une bouche uniquement taillée pour le mensonge il sera récompensé selon ses mérites. Je me demande quels ils peuvent être, dit Mme Mallowe. Mais Mme Hauksbee, le nez sur le rayon des « nouveautés », chantonnait en sourdine : « Qu'est-ce qu'il prendra, celui qui a tué le cerf ?11» Cette dame usait volontiers d'un langage libre. Un mois plus tard, elle déclara son intention d'aller faire visite à Mme Delville. Mme Hauksbee et Mme Mallowe étaient toutes les deux en peignoir du matin, et une grande paix régnait sur la terre. J'irais bien comme je suis, dit Mme Mallowe. Ce serait une attention délicate à son style. Mme Hauksbee s'examina dans la glace. À supposer pour une minute qu'elle dût jamais souiller ce seuil, je mettrai cette robe, à seule fin de lui montrer ce que doit être un peignoir du matin. Elle pourrait en profiter. À part cela, j'irai avec celle gorge-de-pigeon doux emblème de jeunesse et d'innocence et mettrai mes nouveaux gants. Si réellement vous y allez, des gants usagés seraient assez bons ; et vous savez que cette robe gorge-de-pigeon se tache à la pluie. Cela m'est égal. Je tiens à la rendre jalouse. Du moins j'essaierai, quoi qu'on ne puisse guère attendre grand'chose d'une femme qui met à son corsage une ruche de dentelle. Juste ciel ! Quand a-t-elle fait cela ? Hier... en sortant à cheval avec le Maître de Danse. Je les ai rencontrés par derrière Jakko, et la pluie avait aplati la dentelle. Pour compléter l'effet, elle portait un terai12 malpropre avec l'élastique sous le menton. J'étais presque trop contente pour lui donner la peine de la mépriser. Le petit Hawley vous accompagnait. Qu'en a-t-il pensé ? Est-ce qu'un gamin voit ces choses-la ? Me plairait-il encore s'il les voyait ? Il l'a fixée de la façon la plus grossière, et au moment même où je croyais qu'il avait vu l'élastique, voilà qu'il me dit « Il y a dans cette figure quelque chose de très prenant ». Je le réprimandai vertement sur-le-champ. Je n'aime pas que les gamins soient pris par des figures. Autres que la vôtre. Cela ne m'étonnerait pas du tout que le petit Hawley fût allé aussitôt lui faire visite. Je le lui ai défendu. Qu'il se contente du Maître de Danse, et de sa femme quand elle viendra. Je suis curieuse de voir Mme Bent et la Delville ensemble. Mme Hauksbee sortit, pour rentrer au bout d'une heure, légèrement animée, Il n'y a pas de limites à la duplicité de la jeunesse ! J'avais enjoint au petit Hawley, s'il tenait à mon amitié, de ne pas y aller. La première personne sur laquelle je trébuche à la lettre en entrant dans son misérable petit salon noir, c'est, comme de juste, le petit Hawley. Elle nous fit attendre dix minutes, et puis surgit comme si on l'eût extraite du panier de linge sale. Vous me connaissez, ma chère, lorsque je suis complètement décontenancée. Je me montrai supérieure, extrêmement supérieure ! Levai les yeux au ciel, et « n'en avais pas entendu parler » abaissai les yeux vers le tapis et « réellement ne savais pas », jouai avec mon porte-cartes et « le supposai bien ». Le petit Hawley pouffait comme une fillette et j'étais obligée de le foudroyer du regard entre chaque phrase. Et elle ? Elle s'assit en tas sur le bord d'un divan, et arrivait à donner l'impression qu'elle souffrait de crampes d'estomac, pour le moins. J'eus toutes les peines du monde à ne pas lui demander ce qu'elle ressentait. Quand je me levai, elle grogna exactement comme un buffle dans l'eau trop paresseuse pour faire un mouvement. Êtes-vous sûre... ? Suis-je aveugle, Polly ? De la paresse, de la paresse pure, et rien d'autre, ou bien ses vêtements étaient compris uniquement pour la position assise. Je restai un quart d'heure à tâcher de percer les ténèbres, pour deviner à quoi ressemblait ce qui l'entourait, tandis qu'elle sortait sa langue. Lu cy ! Soit, je retire la langue, mais je suis sûre que si elle n'a pas fait cela en ma présence, elle l'a fait dès ma sortie. En tout cas, elle gisait en un tas, à grogner. Demandez au petit Hawley, ma chère. Je pense que ses grognements devaient représenter des phrases, mais elle parlait si peu distinctement que je n'en jurerais pas. Vous êtes incorrigible, c'est tout. Pas du tout ! Qu'on me traite civilement, qu'on me donne la paix et l'honneur qui me revient, qu'on ne mette pas face à la fenêtre l'unique siège disponible, et je laisserai un enfant manger de la confiture dans mon giron avant l'heure de l'office. Mais je n'admets pas qu'on me grogne. Vous l'admettriez ? Croyez-vous qu'elle communique au Maître de Danse ses aperçus sur la vie et l'amour en une série de « groufs » modulés ? Vous attachez trop d'importance au Maître de Danse. Il entra comme nous sortions, et en le voyant la Caricature devint presque aimable. Il eut un sourire épais, et se dirigea parmi le chenil enténébré d'une façon singulièrement familière. Vous manquez de charité. C'est le seul péché que je ne pardonne pas. Oyez la voix de l'Histoire. Je ne fais que raconter ce que j'ai vu. Il entra donc. Le tas posé sur le divan se ranima quelque peu, et je sortis avec le petit Hawley. Il était désillusionné, mais je crus de mon devoir de le blâmer sévèrement pour être allé là. Et voilà tout. Allons, de grâce, laissez tranquilles cette malheureuse créature et le Maître de Danse. Ils ne vous ont pas fait de mal. Ils ne m'ont pas fait de mal ! À quoi sert de s'habiller pour servir d'exemple et de clé de voûte à la moitié de Simla, si l'on doit trouver ensuite cette personne vêtue à la grâce de Dieu non que je veuille Le déprécier un seul instant, mais vous savez la façon de modiste à bon marché dont Il vêt les lis des champs cette personne qui malgré cela attire les yeux des hommes... et parmi ces hommes il y en a de convenables ! Pour un peu cela dégoûterait de s'habiller. Je l'ai déclaré au petit Hawley. Et que fit ce délicieux jouvenceau ? Il devint d'un rose de nacre, et tel un chérubin en détresse regarda par delà les lointains sommets bleus. Est-ce que je parle grossièrement, Polly ? Laissez-moi dire ce que j'ai à dire, et je serai calme. Sinon je pourrais bien m'en aller dehors et perturber Simla par quelques réflexions originales. En exceptant toujours votre délicieuse personne, il n'y a pas une seule femme sur la terre qui me comprenne quand je suis... comment dire ? Tête-fêlée13 ? suggéra Mme Mallowe. Tout juste ! Et maintenant déjeunons ! Les exigences de la société sont tyranniques, et comme dit Mmc Delville... Ici Mme Hauksbee, à l'épouvante des serviteurs, exécuta une série de grognements, tandis que Mme Mallowe la considérait avec une nonchalante surprise. « Que Dieu nous donne bonne opinion de nous-mêmes », reprit Mme Hauksbee d'un ton recueilli, en reprenant son élocution naturelle. Or, chez toute autre femme cela eût paru vulgaire. Je brûle de curiosité de voir Mme Bent. Je m'attends à des complications. Femmes d'une seule idée, jeta laconiquement Mme Mallowe, toutes les complications sont aussi vieilles que les montagnes ! Je les ai vécues ou effleurées toutes... toutes... toutes ! Et pourtant ne savez-vous pas que les hommes comme les femmes ne se comportent jamais deux fois de même ? Je suis vieille moi qui ai été jeune, si jamais je vous ai ouvert mon coeur, ô ma chère grande sceptique, vous verrez que ma distinction est subtile, mais jamais, non jamais, je n'ai cessé de prendre intérêt aux hommes et aux femmes. Polly, je suivrai cette affaire jusqu'à son fâcheux dénouement. Je m'en vais me coucher, fit Mme Mallowe avec calme. Je ne m'occupe jamais des hommes ni des femmes tant que je n'y suis pas forcée. Et elle se retira dans sa chambre avec dignité. La curiosité de Mme Hauksbee ne tarda pas à être récompensée. Car peu de jours après la conversation fidèlement rapportée ci-dessus, Mme Bent arriva à Simla et parcourut le Mail au bras de son mari. Attention ! fit Mme Hauksbee en se frottant le nez d'un air pensif. Voici le dernier anneau de la chaîne, si nous omettons le mari de la Delville, quel qu'il puisse être. Voyons, que je réfléchisse. Les Bent et les Delville logent au même hôtel ; et la Delville est détestée de la Waddy connaissez-vous la Waddy ? qui la vaut presque comme caricature. La Waddy abomine également le Bent, ce pourquoi, si ses autres péchés ne pèsent pas trop lourd, elle ira probablement au ciel. Pas d'irrévérence, fit Mme Mallowe. J'aime la figure de Mme Bent. C'est de la Waddy que je parle, répliqua Mme Hauksbee avec hauteur. La Waddy va prendre à part la femme Bent, après lui avoir emprunté oui ! tout ce qu'elle aura pu, depuis des épingles à cheveux jusqu'à des biberons. Telle est, ma chère, la vie dans un hôtel. La Waddy racontera à la femme Bent des vérités et des mensonges concernant le Maître de Danse et la Caricature. Lucy, j'aimerais mieux que vous ne soyez pas toujours à regarder dans l'arrière-chambre à coucher des gens. N'importe qui peut regarder dans leur salon de devant, et rappelez-vous que, quoi que je fasse, et quoi que je voie, je ne le raconte jamais... comme le fera la Waddy. Espérons que l'épais sourire du Maître de Danse et ses façons de cuistre adouciront le coeur de cette génisse, sa femme. Si les langues disent vrai, je croirais volontiers que la petite Mme Bent est bien capable de se fâcher tout rouge à l'occasion. Mais quelle raison aurait-elle de se fâcher ? Quelle raison ? Le Maître de Danse à lui seul en est une. Rappelez-vous : « Si sa vie comporte quelques vils écarts, regardez-le au visage, vous ne douterez plus d'aucun. » Je suis disposée à croire du Maître de Danse tout le mal possible, tant je le déteste. Et la Caricature est si répugnamment mal habillée... Qu'elle est aussi capable de tous les crimes. Moi, je préfère toujours croire le meilleur de chacun. Cela évite beaucoup de désagréments. Libre à vous. Moi, je préfère croire le pis. Cela évite une dépense inutile de sympathie. Et vous pouvez être bien sûre que la Waddy pense comme moi. Mme Mallowe soupira sans répondre. Durant cette conversation, qui se tenait après dîner, Mme Hauksbee s'habillait pour un bal. Je suis trop fatiguée pour y aller, s'excusa Mme Mallowe. Mme Hauksbee la laissa en paix jusqu'à deux heures du matin. À ce moment elle entendit frapper à sa porte avec insistance. Ne vous fâchez pas trop, ma chère, dit M Hauksbee. Mon idiote d'ayah est partie chez elle, et comme j'espère dormir cette nuit, il n'y a pas une âme dans la maison pour me délacer. Ah ! ceci est par trop fort ! dit Mme Mallowe d'un ton boudeur. Je n'y puis rien. J'ai beau être une veuve solitaire et abandonnée, je ne dormirai pas dans mon corset. Et quelles nouvelles, en outre ! Oh ! délacez-moi, ce sera si gentil ! La Caricature... Le Maître de Danse... Le petit Hawley et moi... Vous connaissez la verandah du nord ? Comment voulez-vous que je fasse quelque chose si vous tournoyez comme cela ? se récria Mme Mallowe, en luttant contre le noeud du lacet. Pardon ! j'oubliais. Il faut que je raconte mon histoire sans le secours de vos yeux. Savez-vous, ma chère, que vous avez des yeux ravissants. Eh bien, pour commencer, j'ai emmené le petit Hawley vers un kala juggah14. A-t-il fallu beaucoup d'efforts ? Énormément. Il y avait dans la verandah un édifice de caisses à l'abandon, et elle était dans la pièce voisine à causer avec lui. Qui ? Comment ? Expliquez-vous. Vous savez qui je veux dire la Caricature et le Maître de Danse. Nous ne perdions pas un mot, et nous écoutions sans vergogne, en particulier le petit Hawley. Polly, cette femme me revient tout à fait. Voici qui est intéressant. Là ! Maintenant tournez-vous. Que s'est-il passé ? Un instant. Ah...h ! Heureuse délivrance. Il y a une demi-heure que j'aspire à l'ôter, ce qui est mauvais signe à mon âge. Mais, comme je le disais, nous écoutions et entendions la Caricature nasiller pis que jamais. Elle élide les g finaux comme une fille de bar ou un aide de camp à sang bleu. « Dites donc, vous devenez trop amoureux de moi », fit-elle. Et le Maître de Danse d'avouer que c'était exact, en des termes qui me donnèrent presque la nausée. La Caricature réfléchit un instant, puis nous l'entendîmes prononcer : « Dites donc, monsieur Bent, pourquoi êtes-vous un si affreux menteur ? » Je faillis éclater, tandis que le Maître de Danse repoussait l'accusation. Il ne lui a jamais dit, paraît-il, qu'il était marié. Je le pensais bien. Et elle avait pris la chose à coeur, pour des motifs personnels, j'imagine. Elle nasilla cinq minutes, lui reprochant sa perfidie, et devint tout à fait maternelle. « Allons, vous avez une jolie petite femme à vous, n'est-ce pas ? Elle est dix fois trop bonne pour un gros vieux bonhomme tel que vous, et voilà que vous ne m'avez jamais dit un mot d'elle, et j'ai beaucoup pensé à cela, et je conclus que vous êtes un menteur. » N'était-ce pas délicieux ? Le Maître de Danse bafouillait et battait la campagne, si bien que le petit Hawley songeait à faire irruption et à le battre. Quand cet homme a peur, sa voix se hausse à un grincement désespéré. La Caricature doit être une femme extraordinaire. Elle déclara que s'il eût été célibataire, elle ne se serait pas opposée à ses assiduités, mais que, puisqu'il était marié et père d'un joli petit bébé, elle le considérait comme un hypocrite, et elle répéta deux fois le mot. Puis elle reprit son nasillement : « Et je vous dis ceci parce que votre femme est fâchée contre moi, et que je déteste me quereller avec une femme, et que j'aime votre femme. Vous savez comment vous vous êtes comporté depuis des semaines. Vous n'auriez pas dû faire cela, non, vous ne l'auriez pas dû. Vous êtes trop vieux et trop gros ». Vous ne pouvez pas vous figurer la grimace que cela fit faire au Maître de Danse. « Et maintenant partez, lui dit-elle. Je ne veux pas vous dire ce que je pense de vous, car je vous estime trop peu. Je resterai ici jusqu'au début de la prochaine danse ». Hein, auriez-vous cru cette femme capable de cela ? Je ne l'ai jamais observée d'aussi près que vous. Cela paraît invraisemblable. Et ensuite ? Le Maître de Danse usa successivement de la flatterie, du reproche, de la jovialité et du style du Grand Lord Garde des Sceaux, et je dus presque pincer le petit Hawley pour le faire se tenir tranquille. Elle grognait à la fin de chaque phrase, et au bout du compte il s'en alla en jurant in peto, tout à fait comme un personnage de roman. Il avait l'air moins recommandable que jamais. Je riais. J'aime cette femme, en dépit de son accoutrement. Et à cette heure je vais me coucher. Que pensez-vous de cela ? Je ne commencerai à penser que demain matin, répondit Mme Mallowe en bâillant. Peut-être a-t-elle dit la vérité. On la rencontre quelquefois par hasard. Le récit de Mme Hauksbee était enjolivé, mais véridique en gros. Pour des raisons mieux connues d'elle-même, la Mme Delville « à la manque » s'était retournée contre M. Bent et l'avait déchiré en lambeaux, pour le rejeter au loin inerte et désemparé, avant de détourner de lui pour jamais la lumière de ses yeux. Comme c'était un homme de ressource et qu'il n'appréciait guère d'avoir été appelé à la fois vieux et gros, il donna à entendre à Mme Bent qu'il avait, durant le séjour de cette dernière dans le Doon, été en proie aux constantes sollicitations de Mme Delville. Il lui refit ce conte si souvent et avec tant d'éloquence, que lui-même finit par y croire, tandis que son épouse s'ébahissait des us et coutumes de « certaines femmes ». Quand la situation faisait mine de languir, Mme Waddy était toujours à portée pour attiser les feux du soupçon couvant dans le sein de Mme Bent et contribuer à la paix et au bien-être de l'hôtel en général. La vie de M. Bent manquait d'agrément, car si Mme Waddy disait vrai, il était, raisonnait sa femme, indigne de foi au dernier degré. Si au contraire ce qu'il affirmait était exact, le charme de ses manières et de ses propos était si grand qu'il exigeait une surveillance constante. Et il y fut soumis, à tel point qu'il se repentit authentiquement de son mariage et qu'il en vint à négliger sa toilette. Seule dans l'hôtel Mme Delville restait la même. Elle se déplaça de six chaises vers le haut bout de la table, et elle profitait parfois du crépuscule pour hasarder envers Mme Bent de timides ouvertures d'amitié, qui se virent repoussées. Elle fait cela pour moi, suggérait le vertueux Bent. Une femme dangereuse et intrigante, roucoulait Mme Waddy. Pour comble de malheur, tous les autres hôtels de Simla étaient au complet ! Polly, avez-vous peur de la diphtérie15 ? Je n'ai peur de rien au monde si ce n'est de la petite vérole. La diphtérie tue, mais elle ne défigure pas. Pourquoi me demandez-vous cela ? Parce que la petite Bent l'a attrapée, et que tout l'hôtel est sens dessus dessous à cause de cela. La Waddy a mis ses cinq enfants au train et s'est sauvée. Le Maître de Danse craint pour sa précieuse gorge, et cette malheureuse petite femme, son épouse, n'a aucune idée de ce qu'elle doit faire à son marmot. Elle voulait lui donner un bain de farine de moutarde, pour le croup16 ! Où avez-vous appris tout cela ? Sur le Mail, à l'instant même. C'est le docteur Howlen qui me l'a dit. Le directeur de l'hôtel invective contre les Bent, et les Bent invectivent contre le directeur. Ce couple est aux abois. Bien. Que vous proposez-vous de faire ? Qu'avez-vous dans l'esprit ? Ceci ; et je sais toute la gravité de ma demande. Verriez-vous un inconvénient sérieux à ce que j'amène l'enfant ici, avec sa mère ? À la condition la plus stricte que nous ne verrons pas le Maître de Danse. Il ne demandera pas mieux que de rester à l'écart. Polly, vous êtes un ange. Cette femme ne sait vraiment plus à quel saint se vouer. Et vous ne savez rien d'elle, vous vous en souciez encore moins, et vous l'exposeriez au mépris public si cela pouvait vous procurer une minute de joie. En conséquence vous risquez votre vie pour le salut de son marmot. Non, Lou, ce n'est pas moi qui suis l'ange. Je me tiendrai dans mes appartements et je la fuirai. Mais faites comme il vous plaira ; dites-moi seulement pourquoi vous le faites. Le regard de Mme Hauksbee s'adoucit ; il erra au dehors par la fenêtre, puis se reporta sur le visage de Mme Mallowe. Je ne sais pas, dit Mme Hauksbee avec simplicité. Que je vous aime ! Polly !... Il s'en est fallu d'un rien que vous ne m'enleviez ma frange. On prévient quand on fait cela. Maintenant nous allons mettre les chambres en état. Je ne pense pas que j'aurai la permission de m'aventurer dans la société avant un mois. Et moi aussi. Dieu merci, je vais pouvoir enfin dormir tout mon saoul. À la grande surprise de Mme Bent, celle-ci se vit transportée avec son bébé à la maison de M Mallowe sans presque avoir eu le temps de se reconnaître. Bent s'en réjouit sincèrement et sans vergogne, car il redoutait la contagion, et il espérait en outre que quelques semaines passées à l'hôtel seul avec Mme Delville amèneraient une solution quelconque. Dans sa crainte pour la vie de son enfant, Mme Bent avait jeté au vent sa jalousie. Nous aurons de bon lait à vous donner, lui dit Mme Hauksbee, et notre maison est beaucoup plus près de chez le docteur que l'hôtel. Vous ne vous y sentirez plus comme dans un camp ennemi. Qu'est devenue cette chère Mme Waddy ? Je la croyais votre meilleure amie. Toutes m'ont abandonnée, fit Mme Bent avec amertume. Mme Waddy s'est éloignée la première. Elle m'a dit que je devrais avoir honte d'introduire des maladies ici, et je suis pourtant sûre que ce n'est pas ma faute si ma petite Dora... C'est charmant ! roucoula Mme Hauksbee. La Waddy elle-même est une maladie infectieuse « qui se prend plus vite que la peste et dont celui qui l'a prise devient fou aussitôt ». J'ai logé porte à porte avec elle à l'Elysium17, il y a trois ans. Mais, vous voyez, vous ne nous donnerez pas le moindre embarras, et j'ai garni toute la maison de draps imbibés de phénol. L'odeur est rassurante, n'est-ce pas ? Rappelez-vous que je suis toujours là auprès, et que mon ayah est à votre disposition quand la vôtre ira prendre ses repas, et... Et... si vous pleurez, je ne vous le pardonnerai jamais. Dora Bent accapara jour et nuit sans profit l'attention de sa mère. Le docteur venait trois fois dans les vingt-quatre heures, et la maison était empuantie par les émanations du crésyl, de l'eau de chlore et des lavages à l'acide phénolique. Mme Mallowe restait confinée dans ses appartements personnels elle considérait qu'elle avait fait assez de concessions à la cause de l'humanité et Mme Hauksbee apportait au docteur, dans la chambre de la petite malade, une aide plus efficace que la mère à demi égarée. Je ne connais rien aux maladies, déclara au docteur Mme Hauksbee ; dites-moi seulement ce que je dois faire, et je le ferai. Empêchez cette femme d'embrasser son enfant et faites qu'elle s'occupe le moins possible des soins à lui donner, répliqua le docteur. Je l'expulserais bien de la chambre, si je ne craignais positivement de la voir mourir d'anxiété. Elle nous est plus qu'inutile, et je me repose sur vous et les ayahs, notez-le. Mme Hauksbee endossa la responsabilité, malgré les cernes bistrés qui en résultaient sous ses yeux, et malgré l'obligation de revêtir ses plus vieux vêtements. Mme Bent s'accrochait à elle avec une foi plus qu'enfantine. Bien sûr que vous guérirez ma Dora, n'est-ce pas ? disait-elle au moins vingt fois par jour. Et vingt fois par jour Mme Hauksbee lui répliquait bravement : « Cela va de soi que je la guérirai. Mais l'état de Dora ne s'améliorait pas, et le docteur ne quittait pour ainsi dire plus la maison. Il y a danger que cela prenne mauvaise tournure, dit-il. Je reviendrai la voir entre trois et quatre heures du matin. Miséricorde ! fit Mme Hauksbee. Il a oublié de me dire quels seraient les symptômes de la crise. Mon éducation a été affreusement négligée ; et je n'ai que cette sotte femme de mère à qui recourir. La nuit se traîna lentement, et Mme Hauksbee somnolait dans un fauteuil, auprès du feu. Il y avait bal à la résidence vice-royale, et elle en rêva. Soudain elle reprit conscience et vit les yeux de Mme Bent anxieusement fixés sur les siens. Éveillez-vous ! éveillez-vous ! Faites quelque chose ! s'écria Mme Bent d'une voie lamentable. Dora étouffe, elle va mourir ! Voulez-vous donc la laisser mourir ? M Hauksbee se leva d'un bond et alla se pencher sur le lit. L'enfant se débattait, luttant contre l'asphyxie, tandis que la mère se tordait les mains de désespoir. Oh ! que puis-je faire ? que pouvez-vous faire ? Elle ne veut pas rester tranquille ! je n'arrive pas à la tenir. Pourquoi le docteur n'a-t-il pas dit ce qui allait arriver ? glapissait Mme Bent. Ne m'aiderez-vous donc pas ? Elle se meurt ! Je... je n'ai jamais encore vu mourir d'enfant ! bégaya Mme Hauksbee d'une voix défaillante, et alors faiblesse bien excusable après l'effort de sa longue veille elle s'affaissa et se cacha le visage entre les mains. Sur le seuil les ayahs ronflaient paisiblement. On entendit au dehors le bruit de roues d'un rickshaw, puis une porte battit, un pas lourd monta l'escalier, et Mme Delville pénétra dans la chambre où Mme Bent courait affolée en appelant à grands cris le docteur. Mme Hauksbee, les poings sur les oreilles et le visage enfoui dans la guipure d'un fauteuil, tressautait de douleur à chaque râle de l'enfant. Elle bégayait : « Dieu soit loué, je n'ai jamais eu d'enfant ! Dieu soit loué, je n'ai jamais eu d'enfant ! » Mme Delville jeta un bref regard sur le lit, prit Mme Bent par les épaules, et lui dit doucement : « Donnez-moi le nitrate d'argent. Dépêchez-vous ». La mère obéit machinalement. Mme Delville s'était posée au côté de l'enfant et lui ouvrait la bouche de force. Oh ! vous la tuez ! s'écria Mme Bent. Où est le docteur ? Laissez-la tranquille Mme Delville, qui s'occupait de l'enfant, resta une minute sans répondre. Allons, fit-elle, le nitrate, et tenez une lampe derrière mon épaule gauche. Voulez-vous faire ce qu'on vous demande ? Le flacon d'acide, puisque vous ne comprenez pas ce que je veux dire. Une seconde fois Mme Delville se pencha sur l'enfant. Mme Hauksbee, le visage toujours caché, sanglotait, secouée de frissons. L'une des ayahs, engourdie de sommeil, pénétra dans la pièce en bâillant :« Voici le docteur ». Mme Delville tourna la tête et dit : Vous arrivez juste à temps. La petite s'étouffait quand je suis arrivée, et je lui ai cautérisé la gorge. Il n'y avait aucune trace de membrane envahissant les conduits aériens après la dernière pulvérisation. Je craignais plutôt la faiblesse générale, dit le docteur presque en aparté. Et quand il eut vu, il murmura : « Vous avez fait ce que je n'aurais osé faire sans une consultation ». Elle se mourait, fit Mme Delville tout bas. Pouvez-vous faire quelque chose ? Quel bonheur que je sois allée à ce bal ! Mme Hauksbee releva la tête. Est-ce que tout est fini ? haleta-t-elle. Je vous suis inutile Pis qu'inutile... Vous ! que faites-vous ici ? Elle fixait Mme Delville, et Mme Bent, comprenant enfin que c'était celle-ci le deus ex machina, la fixa également. Alors Mme Delville, tout en enfilant un gant de cérémonie douteux et lissant une toilette de bal froissée et mal ajustée, expliqua sa présence. J'étais à danser quand le docteur m'a raconté que votre petite se trouvait au plus mal. Je me suis donc retirée de bonne heure, et comme votre porte était ouverte... Je... j'ai perdu mon petit garçon de la même manière, il y a six mois, et depuis j'ai toujours essayé de l'oublier, et je... Je suis tout à fait au regret de mon indiscrétion et de tout ce qui est arrivé. Comme le docteur se penchait sur Dora, Mme Bent faillit l'éborgner avec sa lampe. Écartez cet objet, dit le docteur. Je pense que l'enfant est sauvée. Grâce à vous, madame Delville, Je serais arrivé trop tard, mais, je vous l'assure (il s'adressait à Mme Delville), je n'avais pas la moindre raison de m'attendre à ceci. La membrane a dû pousser comme un champignon. Une de ces dames veut-elle avoir la complaisance de m'aider ? Sa phrase finale ne manquait pas d'à-propos. Mme Hauksbee s'était jetée dans les bras de Mme Delville, où elle pleurait abondamment, et Mme Bent formait avec toutes deux un groupe peu décoratif. De cette triple embrassade s'élevait un bruit de sanglots et de baisers confus. Dieu merci ! j'ai abîmé toutes vos belles roses ! fit Mme Hauksbee en relevant la tête de dessus un affreux mélange de gomme et de taffetas écrasés, plaqué sur l'épaule de Mme Delville, et elle courut vers le docteur. Mme Delville ramassa son châle et sortit furtivement de la pièce en s'essuyant les yeux avec le gant qu'elle n'avait pas mis. J'ai toujours dit que c'était une femme supérieure, sanglota nerveusement Mme Hauksbee, et nous venons d'en avoir la preuve ! Six semaines plus tard, Mme Bent et Dora étaient retournées à l'hôtel. Mme Hauksbee, sortie de la Vallée d'Humiliation, avait cessé de se reprocher sa défaillance d'une heure de triste nécessité, et elle recommençait même à diriger les affaires du monde comme par le passé. Ainsi personne n'est mort, et tout a marché comme il fallait, et j'ai embrassé la Caricature. Polly, je me sens si vieille. Est-ce que cela se voit sur ma figure ? Les embrassades ne vous vont guère en règle générale, hé ? Bien entendu, vous savez quel a été le résultat de l'arrivée providentielle de la Caricature ? On devrait lui élever une statue... mais aucun sculpteur n'oserait reproduire sa toilette. Oh ! fit paisiblement Mme Mallowe. Elle a trouvé une autre récompense. Le Maître de Danse a promené son sourire par tout Simla, donnant à entendre qu'elle était venue poussée par son amour impérissable envers lui lui pour sauver son enfant, et tout Simla le croit, comme de juste. Mais Mme Bent... Mme Bent le croit plus fermement qu'aucune autre. Elle refuse désormais de plus parler à la Caricature. N'est-ce pas que le Maître de Danse est un ange ? Mme Hauksbee éleva la voix et fulmina jusqu'à l'heure du coucher. La porte de communication entre les deux chambres resta ouverte. Polly, fit une voix du fond des ténèbres, qu'est-ce que cette jeune globe-trotter-héritière américaine a dit la saison dernière quand elle a été projetée hors de son rickshaw au détour d'une rue ? Un adjectif inattendu qui a fait pouffer l'homme qui la ramassait ? « Mesquin ! » fit Mme Mallowe. Du nez, comme ceci : « Aôh ! que c'est mesquin ! » Exactement, fit la voix. Oh ! que tout ceci est mesquin ! Quoi donc ? Tout. Les bébés, la diphtérie, Mme Bent et le Maître de Danse, moi en train de pousser des cris dans mon fauteuil, et la Caricature qui tombe du ciel. Je voudrais bien connaître son motif... tous ses motifs. Hum... Qu'en pensez-vous ? Ne me le demandez pas. Allons, dormez. |