Sous les déodars
(Under the Deodars, 1888)

Table des matières
La montagne de l'illusion
The Hill of Illusion

Quoi donc, a rendu vain leur ardent désir ?
Un dieu, un dieu a ordonné leur séparation
Et a fait surgir entre leurs rives
Les abîmes salés de la mer étrangère.
Matthew Arnold.


LUI. — Chère, dites à vos jhampanies1 de ne pas aller si vite. Ils oublient que je suis nouveau venu des Plaines.

ELLE. — Preuve évidente que je ne suis pas sortie avec quelqu'un d'autre. Oui, cette équipe n'a pas l'habitude. Où allons-nous ?

LUI. — Comme d'ordinaire... au bout du monde. Non, à Jakko.

ELLE. — Dans ce cas, faites-vous suivre par votre poney. C'est un long tour.

LUI. — Et c'est pour la dernière fois, grâce au ciel !

ELLE. — Vous pensez toujours à cela ? Je n'ai pas osé vous écrire à ce sujet, tous ces mois-ci.

LUI. — Si j'y pense ! Depuis l'automne, j'ai arrangé mes affaires dans ce but. Qu'est-ce qui vous fait parler comme si l'idée vous apparaissait pour la première fois ?

ELLE. — Moi ? Oh ! je ne sais. J'ai eu tout le temps d'y penser, d'ailleurs.

LUI. — Et vous avez changé d'avis ?

ELLE. — Non. Vous devriez savoir que je suis un prodige de constance. Quelles sont vos... dispositions ?

LUI. — Nos, mon cœur, je vous prie.

ELLE. — Nos, soit. Mon pauvre petit, comme l'éruption de chaleur vous a abîmé le front ! Avez-vous essayé le sulfate de cuivre dissous dans l'eau ?

LUI. — Je partirai d'ici dans un jour ou deux. Mes dispositions sont assez simples. Tonga2 de bon matin ; arrivée à Kalka, midi ; Umbala à sept heures3 ; de là, directement par le train de nuit jusqu'à Bombay, et puis le bateau du 21 pour Rome. Telle est mon idée. Le continent et la Suède : une lune de miel de dix semaines.

ELLE. — Chut ! N'en parlez pas de cette façon. Cela me fait peur. Guy, combien de temps y a-t-il que nous sommes fous tous les deux ?

LUI. — Sept mois et quatorze jours. J'oublie le chiffre exact des heures, mais j'y songerai.

ELLE. — Je voulais seulement voir si vous vous rappeliez. Qui est ce couple sur la route de Blessington ?

LUI. — Eabrey et la Penner. En quoi nous importent-ils ? Racontez-moi tout ce que vous avez fait, dit et pensé.

ELLE. — Fait peu de chose, dit moins encore, et pensé énormément. Je ne suis presque pas sortie.

LUI. — Vous avez eu tort. Vous ne vous êtes pas ennuyée ?

ELLE. — Pas trop. Cela ne vous étonne pas, que je ne tienne plus à m'amuser ?

LUI. — À vrai dire, oui, je l'avoue. Qu'est-ce qui vous retenait ?

ELLE. — Ceci seulement. Plus je connais de gens et plus je suis connue ici, plus loin se répandra la nouvelle de la catastrophe lorsqu'elle se produira. Cela me déplaît.

LUI. — Niaiseries. Nous serons loin.

ELLE. — Vous croyez ?

LUI. — J'en suis sûr, pour autant que la vapeur et les muscles chevalins aient la force de nous emporter. Ha ! ha !

ELLE. — Et où donc le drôle de la situation vous apparaît-il, mon Lancelot ?

LUI. — Nulle part, ma Guenièvre. C'est une idée qui m'est venue.

ELLE. — On dit que les hommes ont le sens de l'humour plus développé que les femmes. Moi, je pensais au scandale.

LUI. — Ne pensez pas à quelque chose d'aussi laid. Nous serons au-dessus de lui.

ELLE. — Il n'en existera pas moins : sur les bouches de Simla, télégraphié par toute l'Inde et servant d'entretien aux dîners, et quand Il sortira on scrutera son visage pour voir comment il prend la chose. Et nous serons morts, Guy chéri, morts et jetés aux ténèbres extérieures où il y a...

LUI. — L'amour, en tout cas. N'est-ce pas suffisant ?

ELLE. — Je l'ai dit.

LUI. — Et vous le pensez encore ?

ELLE. — Vous-même, qu'en pensez-vous ?

LUI. — Et ce que j'ai fait ? Cela équivaut à ma perte, selon le monde : mise à l'index, traitement supprimé, carrière brisée. Je paie mon prix.

ELLE. — Et êtes-vous tellement au-dessus du monde que vous vous sentiez en état de le payer ? Et moi-même ?

LUI. — Vous êtes ma Divinité. Que seriez-vous d'autre ?

ELLE. — Une femme très quelconque, j'en ai peur ; mais respectable jusqu'ici. « Comment allez-vous, madame Middleditch ? Et votre mari ? Il est parti à cheval à Annandale4 avec le colonel Statters, je crois... Oui, n'est-ce pas, c'est divin après la pluie. » Guy, combien de temps me sera-t-il encore permis de saluer Mme Middleditch ? Jusqu'au 17 ?

LUI. — Cette Écossaise mal fagotée ! Quel besoin de la faire intervenir dans la discussion ? Vous disiez ?

ELLE. — Rien. Avez-vous déjà vu pendre un homme ?

LUI. — Oui, une fois.

ELLE. — Pour quel crime ?

LUI. — Un assassinat, comme juste.

ELLE. — Un assassinat. Est-ce un si grand crime après tout ? Je me demande ce qu'il a éprouvé avant le déclenchement de la trappe.

LUI. — Je ne crois pas qu'il ait éprouvé grand'-chose. Quelle mélancolique petite femme vous faites, ce soir ! Vous frissonnez. Chère, mettez votre cape.

ELLE. — Je vais la mettre. Oh ! regardez le brouillard qui arrive sur Sanjaoli. Et je croyais que nous aurions du soleil sur le Mile des Dames ! Retournons.

LUI. — A quoi bon ? Il y a un nuage sur le mont Elysium, et cela veut dire qu'il fait brumeux jusque sur tout le Mail. Continuons. Cela se dissipera, qui sait, avant que nous ne soyons au Couvent. Pardieu ! il fait frisquet.

ELLE. — Vous le sentez parce que vous êtes nouveau venu d'en bas. Mettez votre manteau. Que dites-vous de ma cape ?

LUI. — Il ne faut jamais demander à un homme son avis sur un vêtement féminin lorsqu'il est éperdument et misérablement amoureux de celle qui le porte. Faites voir. Comme tout ce qui est à vous, elle est parfaite. D'où l'avez-vous eue ?

ELLE. — C'est lui qui me l'a donnée, mercredi... notre anniversaire de mariage, rappelez-vous.

LUI. — Au diable son cadeau ! Il devient généreux sur ses vieux jours. Aimez-vous tous ces machins plissés par touffes au col ? Moi pas.

ELLE. — Vous pas ?

Mon bon Seigneur, par votre grâce,
Quand vous irez à la ville, Seigneur,
Je vous en prie par votre amour pour moi,
Achetez-moi une robe rouge.

LUI. — Je ne dirai pas : « Regardez dans le puits, Jeannette, Jeannette. » Mais attendez un peu, chérie, et vous serez fournie de robes rouges et de tout le reste.

ELLE. — Et quand les robes seront usées, vous m'en donnerez d'autres... et ainsi de tout le reste ?

LUI. — Assurément.

ELLE. — Qui sait !

LUI. — Voyons, mon cœur, je n'ai pas passé deux jours et deux nuits dans le train pour vous entendre dire : « Qui sait ! ». Je croyais que nous avions convenu de tout à Shaifazehat.

ELLE (rêveuse). — À Shaifazehat ! Est-ce que la station existe toujours ? C'était il y a des siècles et des siècles. Elle doit tomber en ruines. À part la route kutcha5 d'Amirtollah. Car celle-là durera, je pense, jusqu'au jour du Jugement.

LUI. — Croyez-vous ? Quelle est votre idée, à présent ?

ELLE. — Je ne saurais le dire. Comme il fait froid ! Avançons vite.

LUI. — Marchez plutôt un peu. Arrêtez vos jhampanies et descendez. Qu'est-ce que vous avez donc ce soir, chère ?

ELLE. — Rien. Il faut vous habituer à mes façons. Si je vous ennuie je puis retourner chez moi. Voici le capitaine Congleton qui s'avance. Je suis sûr qu'il m'escortera volontiers.

LUI. — Sotte ! Et entre nous, encore ! Au Diable le capitaine Congleton.

ELLE. — Chevaleresque Paladin ! Est-ce votre habitude de jurer beaucoup en parlant ? Cela suffoque un peu, et qui sait si vous ne jureriez pas à mon adresse ?

LUI. — Mon ange ! Pardon ! je ne savais plus ce que je disais, et vous avez changé si vite de sujet que je n'ai pu vous suivre. Je vous fais amende honorable dans la poussière et la cendre.

ELLE. — Attendez pour celles-ci. Il n'y en aura que trop plus tard. — Bonsoir, capitaine Congleton. Vous allez déjà aux quadrilles chantants ? Quelles danses vous ai-je réservées pour la semaine prochaine ? Non ! Vous devez les avoir inscrites de travers. Cinq et Sept, ai-je dit. Si vous avez fait une erreur, soyez sûr que je ne veux pas en être victime. Il vous faudra changer votre programme.

LUI. — Je croyais que vous m'aviez dit n'être pas beaucoup sortie cette saison.

ELLE. — Certainement ; mais quand cela m'arrive je danse avec le capitaine Congleton. Il danse très joliment.

LUI. — Et vous vous asseyez à l'écart avec lui, sans doute ?

ELLE. — Oui. Quel mal y voyez-vous ? Devrai-je à l'avenir rester à faire tapisserie ?

LUI. — De quoi vous parle-t-il ?

ELLE. — De quoi parlent les hommes quand on s'assied à l'écart ?

LUI. — Fi ! Je vous en prie ! Eh bien, maintenant que je suis là, il faut vous dispenser pour un peu de temps de voir l'irrésistible capitaine Congleton. Il ne me plaît pas.

ELLE (après un long silence). — Savez-vous ce que vous venez de dire ?

LUI. — Peut-être pas bien exactement Je ne suis pas dans les meilleures dispositions.

ELLE. — Je le vois — et je le sens. Mon vrai et fidèle amant, où donc est votre « constance éternelle », votre « foi inaltérable » et votre « dévotion respectueuse » ? Je me rappelle ces expressions ; vous semblez les avoir oubliées. Parce que je cite un nom d'homme...

LUI. — Si ce n'était que cela.

ELLE. — Soit ; parce que je lui parle d'une danse, peut-être la dernière que je danserai de ma vie avant de... avant de disparaître, voilà qu'aussitôt vous vous défiez de moi et m'insultez.

LUI. — Je n'ai rien dit de ce genre.

ELLE. — Mais tout ce que vous sous-entendiez ? Guy, est-ce là toute la confiance dont nous disposerons pour débuter dans la nouvelle vie ?

LUI. — Non, évidemment pas. Ce n'est pas ce que je voulais dire. Ma parole d'honneur, vous vous trompez. Passez là-dessus, chérie. Passez, je vous en prie.

ELLE. — Cette première fois, oui... et une seconde, et ainsi de suite, durant toutes les années où je serai incapable de vous en vouloir. Vous en demandez trop, mon Lancelot, et... vous en savez trop.

LUI. — Que voulez-vous dire ?

ELLE. — Cela fait partie du châtiment. Il ne peut y avoir de confiance parfaite entre nous.

LUI. — Pourquoi donc, au nom du Ciel ?

ELLE. — Chut ! Son opposé est bien suffisant. Interrogez-vous.

LUI. — Je n'y suis pas.

ELLE. — Vous vous fiez à moi si entièrement que si je regarde un autre homme... N'en parlons plus. Guy, avez-vous jamais aimé une jeune fille, une jeune fille convenable ?

LUI. — Cela se peut. Il y a des siècles, dans les Âges de Ténèbres, quand je ne vous connaissais pas encore, chérie.

ELLE. — Racontez-moi ce que vous lui disiez.

LUI. — Qu'est-ce qu'un homme peut dire à une jeune fille ? Je l'ai oublié.

ELLE. — Mais moi je me le rappelle. Il lui raconte qu'il a foi en elle et qu'il révère le sol où elle pose ses pieds, et qu'il l'aimera, la respectera et la protégera jusqu'au jour de sa mort ; et c'est dans cette croyance qu'elle l'épouse. Du moins je parle d'une jeune fille qui n'était pas protégée.

LUI. — Bon. Et alors ?

ELLE. — Et alors, Guy, et alors il faut à cette jeune fille dix fois plus d'amour, de confiance et de respect — oui, de respect — qu'elle n'en avait besoin lorsqu'elle était simplement une vulgaire femme mariée, si l'on veut lui rendre tout juste supportable la seconde vie qu'elle accepte de mener. Comprenez-vous ?

LUI. — Tout juste supportable ! Mais ce sera le paradis.

ELLE. — Oh ! pourrez-vous me donner tout ce que je viens de vous demander, — je ne dis pas maintenant, ni dans quelques mois, mais quand vous commencerez à réfléchir à ce que vous auriez fait si vous aviez gardé votre emploi et votre rang ici, — quand vous commencerez à me regarder comme une entrave et un fardeau ? J'en aurai besoin surtout alors, Guy, car il n'existera plus personne autre que vous dans le vaste monde.

LUI. — Vous êtes un peu fatiguée, ce soir, mon cœur, et vous prenez la situation au tragique. Après les formalités nécessaires devant les tribunaux, la voie sera libre pour...

ELLE. — « Le saint état de mariage ! » Ha ! ha ! ha !

LUI. — Chut ! Ne riez pas de cette horrible façon !

ELLE. — Je ne p... puis m'en emp... pêcher ! C'est tellement ridicule ! Ah ! Ha ! ha ! ha ! Guy, arrêtez-moi vite, ou sinon je vais rire jusqu'à notre entrée à l'église.

LUI. — Pour l'amour de Dieu, arrêtez ! Ne vous donnez pas en spectacle. Qu'avez-vous donc ?

ELLE. — Rien. Cela va mieux à présent.

LUI. — C'est parfait. Un instant, chérie. Vous avez derrière l'oreille droite une petite boucle de cheveux qui s'est défaite et qui vous retombe sur la joue... Là !

ELLE. — Merci. Je crois que mon chapeau aussi est un peu de travers.

LUI. — Pourquoi portez-vous ces énormes épingles à chapeaux ? Il y a de quoi tuer quelqu'un avec.

ELLE. — Aïe ! Ne me tuez toujours pas, en attendant. Voilà que vous me l'enfoncez dans le crâne. Laissez-moi faire. Vous êtes tellement malhabiles, vous autres hommes.

LUI. — Avez-vous eu beaucoup d'occasions de comparer nos talents... dans ce genre de travail ?

ELLE. — Guy, quel est mon nom ?

LUI. — Hein ? Je n'y suis plus.

ELLE. — Voici mon porte-cartes. Savez-vous lire ?

LUI. — Oui. Eh bien ?

ELLE. — Eh bien, cela répond à votre question. Vous connaissez le nom de l'autre homme. Suis-je suffisamment avilie, ou allez-vous me demander s'il y en a un troisième ?

LUI. — Je comprends à cette heure. Ma chérie, je n'ai pas un instant voulu dire cela. Je ne faisais que plaisanter... Là ! Heureux qu'il n'y ait personne sur la route. On serait scandalisé.

ELLE. — On sera encore plus scandalisé avant la fin.

LUI. — De grâce ! Je n'aime pas que vous me parliez de la sorte.

ELLE. — Homme déraisonnable ! Qui m'a demandé d'affronter la situation et de l'accepter ? Dites-moi, est-ce que je ressemble à Mme Penner ? Est-ce que j'ai l'air d'une vilaine femme ? Jurez que non. Donnez-moi votre parole d'honneur, mon honorable ami, que je ne ressemble pas à Mme Buzgago. Voici comment elle se tient, les mains croisées derrière la nuque. Cela vous plaît-il ?

LUI. — Ne posez donc pas.

ELLE. — Je ne pose pas. Je vous fais Mme Buzgago. Écoutez :

Pendant une anné' toute entière
Le régiment n'a pas r'paru.
Au Ministère de la Guerre
On le r'porta comme perdu.

On r'nonçait à r'trouver sa trace,
Quand un matin subitement,
On le vit r'paraître sur la place,
L'Colonel toujours en avant6.

C'est de cette façon qu'elle roule les « r ». Est-ce que je lui ressemble ?

LUI. — Non, mais je m'oppose à ce que vous continuiez à faire ainsi l'actrice et à chanter des choses de ce genre. Où donc avez-vous appris la Chanson du Colonel ? Ce n'est pas une mélodie pour salons. Ce n'est pas convenable.

ELLE. — C'est Mme Buzgago qui me l'a enseignée. Mme Buzgago est à la fois pour salons et convenable, et d'ici un mois elle me fermera son salon, et se félicitera d'être plus convenable que moi. Guy ! oh ! Guy ! je voudrais être comme certaines femmes qui ne se font pas scrupule... comment Keene dit-il cela ?... de porter la perruque d'un mort et de trahir le pain qu'elles mangent7.

LUI. — Je ne suis qu'un homme d'une intelligence limitée, et pour l'instant très ahuri. Quand vous aurez tout à fait fini de passer en revue toutes vos imaginations, dites-le-moi, et j'essaierai de comprendre la dernière.

ELLE. — Des imaginations ! Guy ! Je n'en ai aucune. J'ai seize ans et vous tout juste vingt, et vous venez de m'attendre pendant deux heures devant l'école, dans le froid. Et maintenant je vous ai retrouvé, et nous retournons chez nous ensemble. Est-ce que cela vous convient, Mon Impériale Majesté ?

LUI. — Non. Nous ne sommes pas des enfants. Pourquoi ne sauriez-vous être raisonnable ?

ELLE. — Il me le demande, alors que je m'apprête à commettre pour l'amour de lui un suicide social, et... et... Je ne veux faire la Française8 et invoquer « ma mère », mais peut-être ne vous ai-je jamais dit que j'ai une mère, et un frère qui était mon favori avant mon mariage ? Lui aussi est marié à présent. Vous figurez-vous le plaisir que va lui procurer la nouvelle de cette fugue ? Et vous, Guy, avez-vous au pays des gens qui se réjouiront de vos exploits ?

LUI. — Un ou deux. On ne fait pas d'omelettes sans casser des œufs.

ELLE (lentement). — Je ne vois pas la nécessité...

LUI. — Hah ! Que voulez-vous dire ?

ELLE. — Dois-je parler franc ?

LUI. — Vu les circonstances, cela vaudrait peut-être mieux.

ELLE. — Guy, j'ai peur.

LUI. — Je croyais que nous avions réglé tout cela. De quoi ?

ELLE. — De vous.

LUI. — Oh ! au diable tout ! Voilà que ça recommence. C'est par trop fort !

ELLE. — De vous.

LUI. — Et quoi encore ?

ELLE. — Que pensez-vous de moi ?

LUI. — Tout à fait hors de question. Qu'avez-vous résolu ?

ELLE. — Je n'ose courir le risque. J'ai peur. Si je pouvais seulement tricher...

LUI. — À la Buzgago ? Non, merci. C'est le seul point sur lequel j'aie une certaine notion d'honneur. Je ne voudrais pas manger son sel ni même le voler. Je veux piller ouvertement ou pas du tout.

ELLE. — Je n'ai jamais eu d'autre intention.

LUI. — Alors pourquoi donc faites-vous semblant de n'être plus disposée à venir ?

ELLE. — Ce n'est pas un semblant, Guy. J'ai peur.

LUI. — Veuillez vous expliquer.

ELLE. — Cela ne peut durer, Guy. C'est impossible. Vous vous mettrez en colère, et puis vous jurerez, et puis vous serez jaloux, et puis vous vous défierez de moi — c'est déjà fait — et vous aurez en vous-même la meilleure raison de douter. Et moi, que ferai-je ? Je ne vaudrai pas mieux au fond que Mme Buzgago... ou que n'importe laquelle. Et vous le saurez. Oh ! Guy, êtes-vous incapable de voir ?

LUI. — Je vois que vous êtes totalement déraisonnable, petite fille.

ELLE. — Là ! Dès le premier instant où je vous contrarie, vous vous fâchez. Que ferez-vous quand je ne serai plus que votre bien... votre bien mal acquis. Cela n'est pas possible, Guy. Cela n'est pas possible. Je croyais que ce l'était, mais je vois que ce ne l'est pas. Vous vous fatiguerez de moi.

LUI. — Je vous répète que non. N'y aura-t-il donc jamais moyen de vous faire comprendre cela ?

ELLE. — Là, ne voyez-vous pas ? Vous me parlez sur ce ton maintenant, et plus tard vous me traiterez de tous les noms si je ne fais pas toute chose à votre gré. Et si vous êtes brutal envers moi, Guy ; que deviendrai-je, oui, que deviendrai-je ? Je ne puis me fier à vous. Hélas non ! je ne puis me fier à Vous.

LUI. — Je devrais sans doute dire que moi je puis me fier à vous. J'en ai toute raison.

ELLE. — De grâce, épargnez-moi, chéri. Cela me fait autant de mal que si vous me frappiez.

LUI. — Ce n'est pas très plaisant pour moi.

ELLE. — Je n'y puis rien. Je voudrais être morte ! Je ne puis me fier à vous et je ne puis me fier à moi-même. Oh ! Guy, que ce soit une affaire finie et oubliée !

LUI. — Trop tard à présent. Je ne vous comprends pas... je m'y refuse... et je me sens hors d'état de vous parler ce soir. Puis-je aller vous voir demain ?

ELLE. — Oui. Non ! Oh ! accordez-moi du temps ! Après-demain. Ici, je remonte dans mon rickshaw pour aller Le retrouver au Peliti9. Vous, à cheval.

LUI. — J'irai au Peliti moi aussi. Il me semble que j'ai besoin d'un remontant. Mon univers s'est écroulé sur ma tête et les étoiles tombent. Qui sont ces sauvages qui braillent dans l'Ancienne Bibliothèque ?

ELLE. — Ils répètent les quadrilles-chantants pour le bal costumé. Ne reconnaissez-vous pas la voix de Mme Buzgago ? Elle fait un solo. C'est une idée tout à fait neuve. Écoutez !

Mme Buzgago (dans l'Ancienne Bibliothèque, con molt. exp.10).

Venez voir : c'est Marjorie Daw11 !
Elle a vendu son lit pour coucher sur la paille.
N'est-ce pas une sotte souillon
D'aller vendre son lit pour coucher dans l'ordure ?

Capitaine Congleton, je vais remplacer la fin par flirt12, qui sonne mieux.

LUI. — Non, j'ai changé d'avis pour le remontant. Bonne nuit, petite madame. Je vous vois demain ?

ELLE. — Ou... i. Bonne nuit. Guy. Ne soyez pas fâché contre moi.

LUI. — Moi, fâché ! Vous savez que je me fie à vous absolument. Bonne nuit et... Dieu vous bénisse !

(Trois secondes plus tard, seul.) Hmm ! Je donnerais gros pour savoir si oui ou non il y a un autre homme derrière tout ceci.




Notes.

1  Traîneurs de rickshaw, généralement d'origine tamoule.  [ retour ]

2  Voiture à cheval à deux roues.  [ retour ]

3  Kalka est la plus proche tête de ligne, à environ cent kilomètres de Simla. La liaison ferroviaire ne sera mise en service qu'en 1903. Umballa est à soixante-quinze kilomètres de Kalka, c'est un nœud ferroviaire important.  [ retour ]

4  Annandale, terrain de polo et champ de courses au nord de Simla.  [ retour ]

5  De l'hindi kachcha qui signifie brut, cru, rude, ni fait ni à faire. Son contraire est pucka.  [ retour ]

6  Couplets en français, dans le texte original.  [ retour ]

7  Probablement Henry George Keene l'Ancien (1781-1864), étudiant du persan, soldat et fonctionnaire ; professeur d'arabe et de persan à Haileybury, auteur de nombreux travaux sur l'Inde en prose et en vers.  [ retour ]

8  Être Français devait être excessivement émotif. L'anglais se voit avec plus de sang-froid que son voisin de l'autre côté de la Manche.  [ retour ]

9  Peliti's Grand Hotel sur le Mail, un lieu de rendez-vous populaire à Simla.  [ retour ]

10  Terme de musique en italien, con molto expressione (avec beaucoup d'expression).  [ retour ]

11  En dialecte écossais, une personne paresseuse, à l'esprit vide. Paroles d'une berceuse éditée à maintes reprises depuis 1780.  [ retour ]

12  Dans le texte anglais, le dernier mot traduit par ordure est dirt.  [ retour ]


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