Sous les déodars
(Under the Deodars, 1888)

Table des matières
Un simple sous-lieutenant
Only a Subaltern

[...] non seulement faire exécuter par le commandement, mais encourager par l'exemple l'énergique accomplissement du devoir et la ferme acceptation des difficultés et des privations inhérentes au Service Militaire.
Règlements de l'Armée du Bengale1.


Un simple sous-lieutenant
Only a Subaltern

On fit passer à Bobby Wick un examen à Sandhurst2. Avant de figurer au Journal Officiel, c'était un gentleman ; aussi, quand l'Impératrice3 annonça que « le gentleman-cadet Robert Hanna Wick » était promu sous-lieutenant aux Catogans de la Tyne, cantonnés à Krab Bokhar4, il devint un officier et un gentleman, ce qui est chose enviable ; et il y eut de la réjouissance sous le toit des Wick, où maman Wick et tous les petits Wick tombèrent à genoux et offrirent de l'encens à Bobby en l'honneur de sa réussite.

Papa Wick avait été en son temps Commissaire dans le secteur de Chota-Buldana, ayant autorité sur trois millions d'hommes, réalisant de grands travaux pour le bien du pays, et faisant de son mieux pour faire pousser deux brins d'herbe là où il n'en venait qu'un auparavant. Bien entendu, personne ne savait rien de ceci dans le petit village d'Angleterre où il était tout juste « le vieux M. Wick », et où l'on avait oublié qu'il était Compagnon de l'Ordre de l'Étoile de l'Inde.

Il donna une tape sur l'épaule de Bobby et lui dit : « — Bien joué, mon garçon ! »

Suivit, pendant qu'on préparait l'uniforme, un intervalle de pur délice, durant lequel Bobby prit sa place officielle « d'homme » aux réunions de tennis submergées de femmes et aux thés concurrents du bourg. Et je suppose que si son délai pour rejoindre eût été prolongé, il serait tombé amoureux de plusieurs jeunes filles à la fois. Les petits bourgs ruraux de chez nous abondent en demoiselles distinguées, parce que tous les jeunes hommes s'en vont dans l'Inde pour faire fortune.

— L'Inde, disait papa Wick, est le bon endroit. J'y ai passé trente ans, et, pardieu ! j'aimerais y retourner. Quand vous rejoindrez les Catogans, mon fils, vous serez parmi des amis, si tout le monde n'a pas oublié Wick, de Chota-Buldana, et beaucoup de gens y seront aimables pour vous à cause de nous. La mère vous en dira sur l'équipement plus long que je ne saurais le faire ; mais rappelez-vous ceci : attachez-vous à votre régiment, Bobby, attachez vous-y. Vous verrez des gens tout autour de vous passer dans le corps de l'État-Major et remplir tous les genres possibles de devoirs sauf ceux du régiment, et vous pourriez être tenté de les imiter. Or, aussi longtemps que vous resterez dans les bornes de votre allocation, et je ne vous ai pas marchandé là-dessus, attachez-vous à la Ligne, toute la Ligne, et rien que la Ligne. Méfiez-vous quand vous endosserez le billet d'un autre jeune écervelé, et si vous tombez amoureux d'une femme de vingt ans plus âgée que vous, ne m'en parlez pas, à moi, et tout est dit.

Avec ces conseils, et maints autres également précieux, papa Wick fortifia Bobby, jusqu'à cette suprême nuit de Portsmouth, où le Quartier des Officiers renferma plus d'hôtes qu'il n'était prévu par les règlements, où les permissionnaires des navires entrèrent en collision avec les détachements pour l'Inde, et où la rixe sévit depuis l'entrée des docks jusque tout là-bas aux bouges de Longport, tandis que les filles descendaient de Fratton pour griffer la figure aux Officiers de la Reine.

Bobby Wick, avec une vilaine ecchymose sur son nez taché de rousseur, avec un détachement malade et tremblant à faire embarquer, et le confort de cinquante méprisantes femelles à organiser, Bobby Wick, dis-je, n'eut pas le temps de ressentir le mal du pays, avant que le Malabar fût arrivé au milieu du Channel, moment où il ajouta à ses émois par une petite inspection de la garde, et quantité d'autres choses.

Les Catogans étaient un régiment très spécial. Ceux qui les connaissaient le moins les accusaient d'être rongés par la « pose ». Mais leur réserve et leurs dispositions d'ordre intérieur étaient en général pure diplomatie défensive. Quelques années auparavant, le colonel commandant avait plongé son regard dans les quatorze yeux hardis de sept jeunes officiers roses et dodus qui venaient de solliciter pour entrer dans le corps de l'État-Major, et leur avait demandé pourquoi diantre il fallait que lui, un colonel de la Ligne, dût commander une fichue pouponnière pour fichus biberonneurs qui s'ajusteraient des éperons de fer-blanc prohibés, et monteraient des rosses appointées pour parader sur le front désordonné de régiments noirs délabrés. C'était un homme grossier autant que terrible. Après quoi il prit des mesures (avec la queue de billard comme engin d'opinion publique) et le bruit se répandit que les jeunes gens qui usaient des Catogans comme d'un tremplin pour se jucher jusqu'à l'État-Major, auraient à subir des épreuves aussi nombreuses que variées. Mais tout comme une femme un régiment a le droit de garder son secret. Quand Bobby arriva de Deolali et prit place parmi les Catogans, il lui fut inculqué avec douceur, mais aussi avec fermeté, que le Régiment devait être pour lui son père et sa mère et son épouse indissolublement liée, et qu'il n'y avait pas de crime plus noir sous la voûte des cieux que celui de couvrir de honte le Régiment, lequel était le meilleur tireur, le mieux dressé, le mieux tenu, le plus brave, le plus illustre et sous tous rapports le plus enviable Régiment compris dans toute l'étendue des Sept Mers. On lui enseigna les légendes concernant le Trésor du Mess, depuis les grandes idoles dorées et grimaçantes provenant du Palais d'Été de Pékin jusqu'à la tabatière en corne de markhor5 montée sur argent, offerte par le dernier C. O.6 (celui qui avait parlé aux sept jeunes officiers). Et chacune de ces légendes lui parlait de batailles soutenues contre des forces supérieures, sans crainte comme sans secours ; d'hospitalité large comme celle de l'Arabe ; d'amitiés profondes comme la mer et solides comme une ligne de front ; d'honneur gagné par d'âpres chemins pour l'amour de l'honneur ; et de dévotion absolue et indiscutée au Régiment — le Régiment qui exige les vies de tous et qui vit à jamais.

Plus d'une fois aussi il entra officiellement en contact avec le Drapeau régimentaire, qui avait l'air de la doublure d'un chapeau de briquetier au bout d'un bâton mâchuré. Bobby ne s'agenouilla pas pour l'adorer, car les sous-lieutenants anglais ne sont pas faits de cette sorte. À parler franc il le maudit pour son poids à l'instant même où il éprouvait pour lui une respectueuse terreur et d'autres plus nobles sentiments.

Mais le plus beau de tout ce fut le jour où il accompagna les Catogans en ordre de revue, à l'aube d'un jour de novembre. Défalqués les hommes de service et les malades, le régiment était fort de mille quatre-vingts hommes, et Bobby leur appartenait ; car n'était-il pas un sous-lieutenant de la Ligne, toute la Ligne et rien que la Ligne, ainsi que l'attestait le battement de deux mille cent soixante lourdes bottes réglementaires ? Il n'aurait pas changé de place avec Deighton, de la batterie montée qui roulait tout proche dans une colonne de nuée au refrain de « Force à droite ! Force à gauche ! » ni avec Togan-Hale des Hussards Blancs, qui menait son escadron tant qu'il pouvait, sans ménager les fers à cheval ; ni même avec « Tick » Boileau, qui tâchait de se rendre digne de son éclatant turban bleu et or, tandis que les guêpes de la Cavalerie du Bengale galopaient ventre à terre dans le sillage des grands Gallois7 bondissants des Hussards Blancs.

Ils combattirent tout le jour sous un ciel limpide et glacé, et Bobby sentit un léger frisson lui parcourir l'échine quand il entendit le tink-tink-tink des douilles vides sautant des culasses après le roulement des salves ; car il savait qu'un jour futur il entendrait ce bruit dans l'action. La revue se termina par une splendide poursuite dans la plaine — les batteries tonnant après la cavalerie, au grand scandale des Hussards Blancs, et les Catogans de la Tyne pourchassant un régiment Sikh au point que les sveltes Singhs n'en pouvaient plus de fatigue. Bien avant midi Bobby était poussiéreux et ruisselant, mais son enthousiasme ne faisait que se concentrer — sans s'affaiblir.

Il retourna s'asseoir aux pieds de Revere, le « patron », c'est-à-dire le capitaine de sa compagnie, et se faire instruire dans l'art secret et le mystère de manier les hommes, ce qui est une part très importante du métier des armes.

— Si vous n'avez pas le goût tourné de ce côté, disait Revere entre les bouffées de son cheroot, vous ne serez jamais capable de les tenir en main ; mais rappelez-vous, Bobby, ce n'est pas le meilleur dressage, encore que le dressage soit presque tout, qui entraîne un Régiment à travers l'Enfer et le fait ressortir de l'autre côté. C'est l'homme qui sait la manière de prendre les hommes — les hommes-chèvres, les hommes-porcs, les hommes-chiens et les autres.

— Dormer, par exemple, dit Bobby. Je crois qu'il arrive presque en tête des hommes-fous. Il est triste comme un hibou malade.

— C'est en quoi vous faites erreur, mon fils. Dormer n'est pas encore fou, mais est un fichu malpropre soldat, et son caporal de chambrée se moquait de ses chaussettes avant la revue d'effets. Comme Dormer est pour les deux tiers une parfaite bête, il s'en va bouder dans un coin.

— Comment le savez-vous ? demanda Bobby émerveillé.

— Parce qu'un commandant de compagnie doit connaître ces détails ; parce que s'il ne les connaissait pas, il peut y avoir un crime — voire un assassinat — qui se prépare juste sous son nez sans qu'il s'en aperçoive. Ce Dormer, on le tarabuste à lui en faire perdre l'esprit, tout gros qu'il soit, et il n'a pas l'intelligence de se rebiffer. Il s'est mis à s'ivrogner en cachette, et quand le souffre-douleur d'une chambrée se met à boire, Bobby, ou se livre à la mélancolie solitaire, il devient nécessaire de prendre des mesures pour le ravir à lui-même.

— Quelles mesures ? Un chef ne peut être toujours à dorloter ses hommes.

— Non. Ses hommes auraient vite fait de lui montrer qu'on n'a pas besoin de lui. Il vous faut...

Ici, le sergent-major entra, porteur de quelques papiers. Bobby réfléchit un instant, tandis que Revere parcourait les imprimés de la compagnie.

— Est-ce que Dormer a fait quelque chose, sergent ? demanda Bobby, faisant mine de poursuivre une conversation interrompue.

— Non, monsieur. Il remplit ses devoirs comme un haurtomate, répondit le sergent, qui affectionnait les grands mots. C'est un soldat sale, l'est en retenue de solde pour un nouveau fourniment. L'sien est couverts d'écailles, monsieur.

— D'écailles ? Quelles écailles ?
— Des écailles de poisson, monsieur. L'est toujours à farfouillasser dans la vase au bord de la rivière et d'nettoyer son visqueux poisson 'vec ses pouces. » Revere demeurait absorbé dans les papiers de la compagnie, et le sergent, qui aimait beaucoup Bobby, continua : « — L'va généralement là-bas quand l'a pris sa biture, sauf vot' respect, monsieur, et on dit que plus l'est saoul... j'veux dire l'est hé-briété, plus il attrape de poisson. On l'appelle dans la compagnie le Poissonnier Solitaire, monsieur. »

Revere signa le dernier papier et le sergent se retira.

« C'est un amusement malpropre », soupira Bobby, à part lui. Puis, haut, à Revere : « — Êtes-vous réellement inquiet au sujet de Dormer ?

— Un peu. Vous voyez qu'il n'est pas encore assez fou pour qu'on l'envoie à l'hôpital, ni assez ivre pour y courir, mais à tout moment il peut faire un éclat, morose et renfermé comme il est. Il se rebiffe dès qu'on lui marque de l'intérêt, et la seule fois où je l'ai emmené à la chasse, il a failli me tuer par accident.

— Moi, je pêche, dit Bobby en faisant la grimace. Je loue un canot du pays et m'en vais sur la rivière du jeudi au dimanche, et l'aimable Dormer vient avec moi... si vous pouvez vous passer de nous deux.

— Fichu jeune idiot ! » dit Revere, mais son cœur était plein d'expressions beaucoup plus bienveillantes.

Le jeudi matin, Bobby, improvisé capitaine d'un dhoni8, avec le soldat Dormer comme second, partit au fil de la rivière, le soldat à l'avant, le sous-lieutenant à la barre. Le soldat considérait avec gêne le sous-lieutenant, qui respectait le silence de son subordonné.

Au bout de six heures, Dormer fit un pas vers l'arrière, salua et dit : « — 'Mande pardon, monsieur, z'avez-vous jamais été sur le canal de Durh'm ?

— Non, répondit Wick. Venez, nous allons déjeuner.

Ils mangèrent en silence. Comme le soir tombait, le soldat Dormer prit la parole, s'adressant à lui-même :

— J'étais sur le canal de Durham, une nuit tout' pareille à ça, y'aura un an la s'maine prochaine, et j'laissais traîner mes pieds dans l'eau. » Et jusqu'à l'heure du coucher il fuma sans plus rien dire.

Sous la magie de l'aurore les abords grisâtres de la rivière se muèrent en pourpre, or et opale ; on eût dit que le dhoni s'avançait parmi la splendeur d'un nouveau ciel.

Le soldat Dormer, passant la tête hors de sa couverture, considéra la merveille étalée au-dessus de lui et alentour.

— Eh bien... sacré... crois pas mes yeux ! » fit-il dans un chuchotement de respect craintif. « C'tout comme un bon dieu d'théâtre d'ombr' chinoises ! » Tout le reste du jour il fut muet, mais réalisa une dégoûtation sanguinolente grâce au nettoyage d'un gros poisson.

La barque rentra le samedi soir. Depuis midi Dormer luttait contre le silence. Comme on débarquait les lignes et le bagage, il retrouva sa langue.

— 'Mande pardon, monsieur, mais cela vous dérangerait-il de... de me serrer la main, monsieur ?

— Mais pas du tout, fit Bobby. Et il la lui serra. Dormer gagna la caserne et Bobby le mess.

— Il avait besoin d'être un peu tranquille et de pêcher, je pense, dit Bobby. Mais vrai, c'est un malpropre animal ! L'avez-vous jamais vu nettoyer « son visqueux poisson 'vec ses pouces » ?

— En tout cas, dit Revere trois semaines plus tard, il fait de son mieux pour tenir ses effets propres.

Quand le printemps s'acheva, Bobby, comme les autres, fit des pieds et des mains pour avoir un congé de montagne. Il eut la surprise et la joie d'obtenir trois mois.

— C'est le meilleur garçon que je puisse avoir, dit Revere, en patron qui s'y connaît.

— Le meilleur du bataillon, dit l'adjudant-général au colonel. Gardez ici ce jeune tire-au-flanc de Porkiss, monsieur, et que Revere le fasse grouiller.

Bobby donc partit gaiement à Simla Pahar, muni d'une cantine en tôle pleine de costumes somptueux.

— Le fils de Wick... le vieux Wick, de Chota-Buldana ? Invitez-le à dîner, mon cher, disaient les hommes âgés.

— Quel garçon distingué ! minaudaient les matrones et les demoiselles.

— Un patelin supérieur, Simla. Oh ! ép... patant ! disait Bobby Wick, et il se commanda un nouveau pantalon de coutil blanc.






Au bout de deux mois Revere écrivait à Bobby : « Nous sommes dans une mauvaise passe. Depuis votre départ le régiment a pris les fièvres et en est totalement pourri : deux cents à l'hôpital, une centaine en prison — ils boivent pour se préserver de la fièvre — et les compagnies à la parade comptent à peine quinze hommes de front. Il y a aussi dans les villages voisins plus de maladies que je ne voudrais, et à part cela je suis tellement couvert de boutons de chaleur que je me pendrais volontiers. Quel est ce bavardage, que là-haut vous courtisez une demoiselle Haverley ? Ce n'est pas sérieux, j'espère ? Vous êtes bien trop jeune pour vous passer au cou des meules de moulin, et si vous l'essayez le colonel vous fera filer de là et au trot. »

Ce ne fut pas le colonel qui tira Bobby des délices de Simla, mais un chef d'une bien-plus-grande-autorité. La maladie des villages voisins se répandit, le Bazar fut consigné, puis vint la nouvelle que les Catogans allaient partir au camp. Le message vola jusqu'aux stations de montagne. « Choléra. Permissions suspendues. Officiers rappelés. » Tant pis pour les gants blancs dans les jolies boîtes métalliques, tant pis pour les promenades à cheval, les bals et les pique-niques projetés ; pour les amours ébauchées et pour les dettes non payées. Sans hésitation ni murmure, aussi vite que le tonga9 peut rouler ou le poney galoper, les jeunes officiers retournèrent à leurs régiments et à leurs batteries, comme s'ils couraient à leurs noces.

Bobby reçut son ordre en rentrant d'un bal à la villa vice-royale, où il avait... Mais seule la demoiselle Haverley sait ce que Bobby lui avait dit, ou combien de valses il lui avait retenues pour le prochain bal. Dès six heures du matin, sous la pluie battante, Bobby était au bureau des tongas, les oreilles encore hantées par le rythme de la dernière valse et le cerveau plein d'une ivresse qu'il ne devait ni au vin ni à la valse.

— Brave homme ! cria dans le brouillard Deighton, de la batterie montée. Où emmenez-vous ce tonga ? Je vais avec vous. Aïe ! ce que j'ai mal aux cheveux ! J'ai dansé toute la nuit, moi. Il paraît que la batterie est rudement mal en point. » Et il fredonna mélancoliquement :


Laissez le machin à la chose,
Laissez le troupeau sans abri,
Laissez le cadavre sans sépulture,
Laissez l'épousée à l'autel !


— Et puis zut ! Il s'agira plutôt de cadavre que d'épousée, dans ce voyage. Montez, Bobby. En route, cocher !

Sur le quai de la gare d'Umballa un détachement d'officiers attendait, en causant des dernières nouvelles du cantonnement atteint. Ce fut là que Bobby apprit la situation réelle des Catogans.

— Ils sont allés au camp, dit un vieux major rappelé des tables de whist de Mussorie auprès d'un régiment indigène contaminé ; ils sont allés au camp avec deux cent dix malades dans des voitures. Rien que deux cent dix cas de fièvre, et le surplus avait l'air d'autant de spectres aux yeux caves. Un régiment de Madras aurait pu leur passer sur le ventre.

— Mais ils étaient vaillants en diable quand je les ai quittés ! s'écria Bobby.

— Alors vous feriez bien de les rendre vaillants en diable quand vous rejoindrez, répliqua brutalement le major.

Tandis que le train se traînait parmi le Doon fangeux, Bobby appuya son front au carreau ruisselant, et pria pour la santé des Catogans de la Tyne. Naini Tal avait envoyé son contingent en toute hâte ; les poneys de la route de Dalhousie, blancs d'écume, entrèrent dans Pathankot à bout de forces ; cependant que la malle de Calcutta ramenait du nuageux Darjiling les derniers traînards de la petite armée qui s'apprêtait à livrer bataille, une bataille dans laquelle il n'y aurait pour le vainqueur ni récompense ni gloire, contre un ennemi rien moindre que « le mal qui tue en plein jour ».

Et en se présentant au poste chaque homme disait : « C'est une mauvaise affaire », et s'en allait tout droit à sa tente, car tous les régiments et batteries du cantonnement étaient sous la toile, où la maladie leur tenait compagnie.

Bobby s'achemina sous la pluie jusqu'au mess provisoire des Catogans, et dans sa joie de revoir une fois de plus cette physionomie laide et saine, Revere faillit sauter au cou du jeune homme.

— Faites qu'ils s'amusent et s'intéressent à quelque chose, dit Revere. Ils se sont mis à boire, les pauvres fous, après les deux premiers cas, et il n'y a pas eu d'amélioration. Oh ! cela fait plaisir de vous avoir de retour, Bobby ! Porkiss est un... un crane vide !

Deighton arriva du camp de l'artillerie pour assister au maussade dîner du mess, et contribua à la mélancolie générale en s'attendrissant sur le sort de sa bien-aimée batterie. Porkiss s'oublia au point d'insinuer que la présence des officiers n'était d'aucun profit matériel, et que le mieux à faire serait d'envoyer tout le régiment à l'hôpital et de « laisser les docteurs s'en occuper ». Porkiss était démoralisé par la crainte, et il fut loin de retrouver sa paix d'esprit quand Revere prononça froidement : « — Oh ! si c'est là votre façon de penser, plus tôt vous partirez, mieux cela vaudra. N'importe quelle école préparatoire serait à même de nous envoyer cinquante braves gens à votre place, mais cela prend du temps, du temps, Porkiss, et de l'argent, et passablement d'ennui, pour faire un Régiment... Probable que c'est vous le personnage pour qui nous sommes allés au camp, hein ?

Là-dessus Porkiss fut envahi d'un grand frisson de peur, que la pluie en le trempant n'améliora guère, et deux jours plus tard il quittait ce monde pour un autre où, on l'espère profondément, il y a des indulgences pour les faiblesses de la chair. Lorsque la nouvelle parvint sous la tente du mess des sergents, le sergent-major du Régiment considéra ses collègues avec tristesse.

— Voilà, dit-il, le plus mauvais de tous parti. Peu importe maintenant cela va nous emporter le meilleur, et puis, si Dieu veut, cela s'arrêtera. » Les sergents restèrent silencieux, puis à la fin l'un d'eux prononça : « — Pourvu que ce ne soit pas lui ! » Et tous comprirent de qui Travis parlait.

Bobby Wick tourbillonnait parmi les tentes de la compagnie, raillant, réprimandant, le tout avec douceur, comme le veulent les règlements, plaisantant les cœurs faibles, traînant les hommes sains sous le soleil mouillé quand il y avait une éclaircie, et leur enjoignant de se réjouir, car leurs maux allaient toucher à leur fin ; trottant sur son poney bai alentour des limites du camp, et ramenant les hommes qui, avec la perversité innée du soldat britannique, s'obstinaient à aller rôder dans les villages infectés, ou à boire abondamment l'eau des marécages gonflés par les pluies ; réconfortant les effrayés à l'aide de paroles rudes, et plus d'une fois veillant les morts dépourvus d'amis — les hommes sans « pays » ; organisant, avec des banjos et du bouchon brûlé, des tours de chants où les talents du régiment se donnaient libre cours ; et bref, comme il l'expliquait, « jouant la chèvre étourdie dans le jardin et à la ronde ».

— Bobby, vous valez une demi-douzaine d'entre nous, lui dit Revere dans une minute d'enthousiasme. Comment diable soutenez-vous ce régime ?
Bobby s'abstint de répondre, mais si Revere eût regardé dans la poche intérieure de sa tunique, il y aurait trouvé une liasse de lettres griffonnées qui peut-être rendaient compte de l'énergie possédée par le jeune homme. Tous les jours il parvenait une lettre à Bobby. L'orthographe n'en était pas irréprochable, mais les sentiments n'y devaient rien laisser à désirer, car lors de leur réception les yeux de Bobby s'attendrissaient étonnamment ; et chaque fois il s'abandonnait un instant à une douce rêverie, avant de secouer sa tête tondue pour se ruer à sa besogne.

Par quelle faculté il traînait après lui les cœurs des plus farouches — et les Catogans comptaient certes dans leurs rangs quelques diamants bruts — c'était un mystère à la fois pour le patron et pour le C. O., lesquels apprirent de l'aumônier du régiment que Bobby avait considérablement plus de succès dans les tentes de l'hôpital que le révérend John Emery.

— Les hommes semblent toqués de vous. Allez-vous beaucoup dans les hôpitaux ? demanda le colonel, qui faisait sa tournée journalière et ordonnait aux hommes de se bien porter, avec une rudesse qui cachait mal son profond chagrin.

— Un peu, monsieur, répondit Bobby.

— À votre place je n'irais pas trop souvent. On dit que cela n'est pas contagieux, mais ce n'est pas la peine de courir des risques inutiles. Nous ne pouvons nous permettre de vous avoir malade, vous savez.

Six jours plus tard, la pluie tombait à torrents, et ce fut avec la plus extrême difficulté que le vaguemestre arriva à patauger jusqu'au camp avec les sacs du courrier. Bobby reçut une lettre, l'emporta à sa tente, et quand il eut organisé de façon acceptable le programme des tours de chants de la semaine suivante, il s'installa pour y répondre. Durant une heure la plume inhabile peina sur le papier, et là où le sentiment s'élevait plus haut que l'étiage normal, Bobby Wick tirait la langue et soupirait bruyamment. Il n'avait pas l'habitude d'écrire des lettres.

—'Mande pardon, m'sieu, dit une voix à la porte de la tente, mais Dormer est 'riblement mal, m'sieu, et on l'a emporté, m'sieu.

— Au diable le soldat Dormer et vous aussi ! fit Bobby Wick, en passant le buvard sur la lettre inachevée. Dites-lui que je viendrai dans la matinée.

— L'est 'riblement mal, m'sieu, reprit timidement la voix. Et un piétinement de fortes bottes renforça le propos.

— Eh bien ? dit Bobby, impatienté.

— S'excuse par avance de prendre c'te liberté, m'sieu, i' dit qu'ce serait une consolation pour lui de vous voir, m'sieu, et...

— Tattoo lao ! Amenez mon poney ! Et vous, entrez vous mettre à l'abri de la pluie jusqu'à ce que je sois prêt. Quels fichus embêtants vous êtes ! Voilà le cognac. Buvez-en ; vous en avez besoin. Tenez-vous à mon étrier et dites-moi si je vais trop vite.

Fortifié par une « goutte » à quatre doigts qu'il avala sans sourciller, l'infirmier de l'hôpital se maintint à la hauteur du poney qui se traînait à regret, glissant dans la boue, tout éclaboussé, vers la tente-hôpital.

Le soldat Dormer était à coup sûr « 'riblement mal ». Il avait atteint presque l'état comateux, et son aspect manquait de charme.

— Qu'est-ce que c'est, Dormer ? fit Bobby en se penchant sur lui. Vous n'allez pas nous quitter cette fois-ci ; il vous faut d'abord venir pêcher avec moi encore une fois ou deux.

Les lèvres bleuâtres s'entr'ouvrirent, et dans un fantôme de chuchotement prononcèrent : « —'Mande pardon, m'sieu, d'vous déranger à c'te heure, mais ça vous ferait rien d'me t'nir la main, m'sieu ?

Bobby s'assit sur le bord du lit, et la main d'un froid de glace se referma sur la sienne comme un étau, lui incrustant profondément dans les chairs une bague de femme qu'il portait au petit doigt. Bobby serra les lèvres et attendit, cependant que l'eau dégouttait du bas de ses pantalons. Une heure se passa, et l'étreinte de la main ne se relâchait pas, non plus que ne changeait l'expression du visage creusé. Avec des ruses infinies et en se servant de sa main gauche — il avait le bras droit engourdi jusqu'au coude — Bobby s'alluma un cheroot et se résigna à une nuit de souffrance.

L'aube découvrit un sous-lieutenant très pâle assis au bord d'une couchette de malade, et dans l'encadrement de la porte un docteur qui usait d'un langage impossible à rapporter.

— Avez-vous passé ici toute la nuit, espèce de jeune nigaud ? interrogea le docteur.

— Ou peu s'en faut, répondit Bobby mornement. Il m'a communiqué son froid.

La bouche de Dormer se referma dans un claquement. Il tourna la tête et soupira. La main cramponnée s'ouvrit, et le bras de Bobby retomba inerte à son côté.

— Il s'en tirera, dit le docteur posément. Ç'a été un pile ou face durant toute la nuit. Je pense qu'on doit vous féliciter pour cette issue heureuse.

— Quelle blague ! fit Bobby. Je croyais cet homme trépassé depuis longtemps... Mais... mais je n'avais pas envie de retirer ma main. Frictionnez-moi le bras, vous serez un bon type. Comme il serre, l'animal ! J'en suis gelé jusqu'aux os. » Il sortit de la tente en frissonnant.

Le soldat Dormer fut autorisé à célébrer au moyen de liqueurs fortes sa victoire sur la mort. Quatre jours plus tard il s'asseyait sur le bord de sa couchette et disait avec douceur aux malades : « — Ça m'f'rait plaisir d'lui parler... oui, ça m'f'rait plaisir. »

Mais à cette heure-là Bobby lisait encore une autre lettre — il avait un correspondant plus assidu que n'importe qui du camp — et même il était alors sur le point d'écrire que la maladie décroissait, et que dans une semaine au plus elle aurait disparu. Il ne comptait pas dire que le froid d'une main d'agonisant semblait avoir pénétré dans ce même cœur dont il vantait si hautement les capacités affectives. Il comptait joindre à sa lettre le programme illustré du prochain tour de chants, dont il n'était pas médiocrement fier. Il comptait aussi écrire sur maints autres sujets qui ne nous regardent pas, et sans doute l'eût-il fait, sans le léger mal de tête fébrile qui le rendit morose et taciturne au mess.

— Vous allez trop fort, Bobby, lui dit le patron. Vous devriez nous faire l'honneur de nous laisser un peu de besogne. Vous vous en donnez comme si vous étiez le mess tout entier réuni en un seul. Ménagez-vous.

— J'y consens, dit Bobby. Je me sens épuisé, en tout cas. » Revere le regarda avec inquiétude et ne dit mot. Cette nuit-là il y eut dans le camp un va-et-vient de lanternes, et une rumeur qui attira les hommes hors de leurs couchettes jusqu'aux portes des tentes : c'était le battement de pieds nus des porteurs de doolie et le bruit d'un cheval lancé au galop.

— Qu'y a t-il ? demandèrent vingt tentes.

Et parmi vingt tentes courut cette réponse : « — C'est Wick qu'est tombé malade. »

On porta la nouvelle à Revere, qui soupira : « — Tout autre que Bobby, je ne m'en serais pas soucié ! Le sergent-major avait raison. »

— Pas partir encore », haleta Bobby, comme on le soulevait du doolie. « Pas partir pour ce voyage. » Puis avec un air de profonde conviction : « Je ne le peux pas, vous voyez bien. »

— Et cela ne sera pas si j'y puis quelque chose ! fit le chirurgien-major, accouru du mess où il avait dîné.

Le chirurgien du régiment et lui disputèrent ensemble à la mort la vie de Bobby Wick. Ils se virent interrompus dans cette besogne par une apparition hirsute en robe de chambre gris-bleu, qui considéra le lit avec horreur et se mit à crier : « Oh ! mon Dieu ! C'est pas permis qu'ce soit lui ! » jusqu'au moment où un infirmier scandalisé vint l'expulser.

Si les soins humains et le désir de vivre y avaient pu quelque chose, Bobby eût été sauvé. En tout cas il fit une résistance de trois jours. Le front du chirurgien-major se déridait. « Nous le sauverons quand même, dit-il. » Et le chirurgien, qui malgré ses trois galons avait le cœur fort jeune, sortit sur ce mot et gambada joyeusement dans la boue.

— Pas partir pour ce voyage, susurra Bobby Wick avec vaillance, à la fin du troisième jour.

— Bravo, Bobby ! dit le chirurgien-major. C'est comme ça qu'il faut envisager la chose.

Comme le soir tombait une ombre grisâtre se forma autour de la bouche de Bobby, et il tourna le visage avec lassitude vers la paroi de la tente. Le chirurgien-major se rembrunit.

— Je me sens horriblement fatigué, dit Bobby d'une voix très affaiblie. À quoi bon me tourmenter avec des remèdes ? Je n'en... veux... pas. Laissez-moi tranquille.

Le désir de vivre disparu, et Bobby s'abandonnait à la dérive sur le flot accueillant de la mort.

— Voici qui est mauvais, dit le chirurgien-major. Il ne veut plus vivre. Le pauvre enfant va à sa rencontre. » Et il se moucha bruyamment.

À un demi-mile de là, la fanfare du régiment jouait l'ouverture du tour de chants, car on avait annoncé aux hommes que Bobby était hors de danger. L'éclat des cymbales et le lamento des cors arrivèrent aux oreilles de Bobby.

Quelle est la joie ou la peine,
Que je n'aurai pas connu... ue ?
Tu ne m'aimes pas, à quoi bon !
Dis-moi adieu et va-t'en.

Une expression d'agacement désespéré passa sur les traits du jeune homme, et il tenta de secouer la tête.

Le chirurgien-major se pencha : « — Qu'y a-t-il, Bobby ?

— Pas cette valse, murmura Bobby. C'est la nôtre... tout ce qu'il y a de plus la nôtre... Maman chérie.

Après quoi il tomba dans une stupeur qui fit place à la mort le lendemain matin très tôt.

Revere, le tour des yeux rougi et le nez très blanc, pénétra dans la tente de Bobby pour écrire à papa Wick une lettre destinée à courber la tête blanche de l'ex-commissaire de Chota-Buldana sous le chagrin le plus intense de sa vie. La petite provision de papier de Bobby se trouvait répandue sur la table, et parmi les feuillets était une lettre inachevée. Sa dernière phrase disait : « Comme vous le voyez, mon trésor, il n'y a vraiment rien à craindre, car aussi longtemps que vous m'aimez et que je vous aime, rien ne peut me toucher. »

Revere demeura une heure dans la tente. Quand il ressortit il avait les yeux plus rouges que jamais.






Le soldat Conklin, installé sur un seau retourné, écoutait une musique qui ne lui était pas inconnue. Le soldat Conklin était convalescent, et on eût dû le traiter avec indulgence.

— Ho ! dit le soldat Conklin. Voilà encore un aut' bon dieu d'officier d'mort.

Le seau jaillit de dessous lui, et ses yeux s'emplirent de lueurs belliqueuses. Un homme de haute taille, en robe de chambre gris-bleu, le considérait avec un air de profonde réprobation.

— Tu d'vrais avoir honte d'toi-même, Conky ! Un officier... un bon dieu d'officier ? Je t'apprendrai, moi, à mal nommer des gens comme lui. Un ange ! un bon dieu d'ange ! C'est ça qu'il est !

Et l'infirmier fut si satisfait de cette juste réprimande qu'il ne renvoya même pas à son lit le soldat Dormer.




Notes.

1  Lors de sa première publication dans The Week's News, l'exergue de cette histoire était deux vers du poète allemand Karl Theodor Korner (1791-1813), qui commençaient par "J'ai eu un camarade vivant...". L'actuelle citation du règlement militaire l'a remplacée pour Under the Deodars.  [ retour ]

2  L'Académie Militaire Royale, fondée en 1799.  [ retour ]

3  La reine Victoria (1819-1901) fut proclamée Impératrice de l'Inde en 1876.  [ retour ]

4  Sans doute un cantonnement proche de Lahore (Bengale).  [ retour ]

5  Grande chèvre-antilope de l'Himalaya (capra falconeri), à longues cornes spiralées. Aujourd'hui espèce en danger.  [ retour ]

6  Commanding Officer, officier commandant ou chef de corps.  [ retour ]

7  Chevaux importés des Nouvelles Galles du Sud (New South Wales) en Australie.  [ retour ]

8  De toni, un mot tamil désignant un bateau à fond plat.  [ retour ]

9  Voiture à cheval à deux roues.  [ retour ]


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