Sous les déodars
(Under the Deodars, 1888)

Table des matières
L'éducation d'Otis Yeere
The Education of Otis Yeere

Dans l'aimable retraite du verger,
Vous dites : « Dieu bénisse nos profits. »
Si vous disiez plutôt : « Dieu bénisse nos pertes »,
Cela irait mieux à votre condition.
La Tonnelle perdue,
Elizabeth B. Browning.


Il ne s'agit dans cette histoire que d'un échec ; mais son héroïne a pensé qu'un tel récit mis en imprimé peut servir d'avertissement à la jeune génération. La jeune génération, il est vrai, n'a pas besoin qu'on lui en remontre. Elle en remontrerait bien plutôt à un auditeur bénévole. Quoi qu'il en soit, voici l'histoire. Elle commence, comme toute histoire qui se respecte, à Simla, où toutes intrigues ont leur origine, et beaucoup leur dénouement funeste.

Toute l'erreur vint de ce qu'une très habile femme commit un impair et s'y obstina. Les hommes ont la permission de s'abuser ; mais qu'une habile femme se fourvoie, cela est en dehors des lois naturelles et divines : chacun sait qu'il n'y a rien d'infaillible au monde que les femmes, si l'on excepte les obligations foncières de l'État, émission 1879. On doit aussi tenir compte de ce que le fait de répéter six jours de suite le grand premier rôle de la Chute d'un Ange1, au Nouveau Théâtre de la Gaieté, dont on essuyait les plâtres, a pu entraîner une certaine désorganisation d'esprit, capable elle-même de mener à des excentricités.

Mme Hauksbee était venue à « la Fonderie2 » déjeuner avec Mme Mallowe, son unique amie intime ; car les femmes en général avaient peu de prédilection pour elle. Et c'était un déjeuner entre femmes, portes closes à tout le monde, et toutes deux échangeaient des mystères.

— J'ai joui d'une période de lucidité, déclara Mme Hauksbee, une fois le déjeuner terminé et les deux amies installées à leur aise dans le petit boudoir qui donnait sur la chambre à coucher de Mme Mallowe.

— Ma chère petite, qu'est-ce qu'il a donc fait ? dit suavement Mme Mallowe.

(Il est à remarquer que les femmes d'un certain âge s'appellent réciproquement « ma chère petite », tout comme des fonctionnaires de vingt-huit ans de grade qualifient de « mon petit » leurs égaux en émargement.)

— Il n'y a pas de il dans l'affaire. Pourquoi donc faut-il toujours qu'on aille m'attribuer des victimes imaginaires ? Suis-je une femme sioux ?

— Non, ma chère, mais il y a généralement à la porte de votre wigwam un scalp en train de sécher... ou plutôt de se tremper.

C'était là une allusion au « petit Hawley », que l'on voyait sans cesse cavalcader d'un bout à l'autre de Simla, en saison des pluies, pour aller rendre visite à Mme Hauksbee. Cette dernière se mit à rire.

— Hier soir, à Tyconnel3, l'aide de camp m'a donné comme voisin, pour mes péchés, « le Mussuck4 ». Non ! ne riez pas. C'est un de mes plus fervents admirateurs. Quand vint l'entremets — il faudrait vraiment que quelqu'un leur apprît à faire le pudding, à Tyconnel — le Mussuck put enfin s'occuper de moi.

— La bonne âme ! je connais son appétit, répliqua Mme Mallowe. Dites, oh ! dites, vous a-t-il fait la cour ?

— Par une grâce spéciale de la Providence, non. Il m'a exposé son importance comme soutien de l'Empire. J'ai su ne pas rire.

— Lucy, je ne vous crois pas.

— Demandez au capitaine Snagar : il était en face de nous. Donc, comme je vous le disais, le Mussuck se faisait valoir.

— C'est comme si je le voyais, dit Mme Mallowe d'un air pensif, en tourmentant les oreilles de son fox-terrier.

— J'étais émue comme il convient. Tout à fait comme il convient. Je bâillais ouvertement. « Une étroite surveillance et l'art de jouer des uns contre les autres », me disait le Mussuck, tout en enfournant sa glace à pleines cuillers, comme bien vous pensez ! « Tel est, Mme Hauksbee, le secret de notre gouvernement. »

Mme Mallowe eut un accès de gaieté prolongé :

— Et qu'avez-vous dit à cela ?

— Me vîtes-vous jamais à court d'une réponse ? J'ai dit : « C'est bien ce que j'ai remarqué dans mes rapports avec vous. » Le Mussuck s'est gonflé de vanité. Il doit venir me rendre visite demain. Le petit Hawley également.

— « Une étroite surveillance et l'art de jouer des uns contre les autres, tel est, Mme Hauksbee, le secret de notre gouvernement. » Et j'aime à croire que si nous pouvions lire dans le cœur du Mussuck nous y verrions qu'il se prend pour un aigle.

— Tandis qu'il est tout le contraire. Mais le Mussuck me plaît, et je ne veux pas que vous le dénigriez. Il m'amuse.

— Il vous a convertie aussi, à ce qu'il paraît. Développez-moi cette période de lucidité, et donnez donc à Tim une tape sur le nez avec le couteau à papier, s'il vous plaît. Ce chien raffole par trop du sucre. Prenez-vous de la crème avec votre thé ?

— Non, merci, Polly. Je suis lasse de cette existence. Elle est vide.

— En ce cas, faites-vous dévote. J'ai toujours dit que vous finiriez à Rome.

— Pour échanger une demi-douzaine d'attachés en uniforme rouge contre un seul en robe noire ? Et si je jeûnais il me viendrait des rides, qui ne partiraient jamais ; jamais plus. Vous êtes-vous jamais avisée, ma chère, que je me fais vieille ?

— Merci pour la politesse. Je puis vous la retourner. Au fait, vous comme moi, nous ne sommes plus tout à fait... Comment dire ?

— Ce que nous avons été. Je le sens dans tout mon corps. Polly, j'ai gâché ma vie.

— Comment cela ?

— Peu importe comment. Je le sens. Je veux être une Force avant de mourir.

— Eh bien, soyez une Force. Vous avez assez d'esprit pour prétendre à n'importe quoi... et assez de beauté.

Mme Hauksbee brandit sa cuiller à thé dans la direction de son hôtesse :

— Polly, si vous m'accablez sous de pareils compliments, je cesse de vous croire une femme. Dites-moi plutôt ce que je dois faire pour être une Force.

— Déclarez au Mussuck qu'il est l'homme le plus irrésistible et le plus svelte de l'Asie, et il vous dira tout ce que vous voudrez pour vous être agréable.

— Fi du Mussuck ! je veux dire une force intellectuelle — pas une force motrice. Polly, je vais ouvrir un salon.

Mme Mallowe se tourna languissamment sur le canapé, et s'accouda, la tête posée sur la main.

— Oyez les paroles du Prophète, fils de Baruch5, commença-t-elle.

— Voulez-vous, oui ou non, parler sérieusement ?

— Oui, ma chère, je le veux, car je vois que vous vous apprêtez à commettre une erreur.

— De ma vie je n'ai commis une erreur... ou tout au moins une que je ne pusse justifier ensuite.

— Vous allez commettre une erreur, répéta Mme Mallowe, sans se déconcerter. Il est impossible d'ouvrir un salon à Simla. Un bar serait beaucoup plus indiqué.

— Je ne dis pas non, mais pourquoi impossible ? Cela paraît élémentaire.

— C'est cette apparence qui crée la difficulté. Combien de femmes d'esprit y a-t-il à Simla ?

— Deux : vous et moi, répondit Mme Hauksbee, sans hésiter une seconde.

— Quelle modestie ! Mme Feardon vous en féliciterait. Et combien d'hommes d'esprit ?

— Oh ! ça... des cents, dit Mme Hauksbee, d'un air vague.

— Erreur ! erreur fatale ! Pas un. Tous sont accaparés par le gouvernement. Voyez mon mari, par exemple. Jack était jadis un homme d'esprit, bien que ce ne soit pas à moi de le dire. Le gouvernement l'a absorbé. Toutes ses idées, tous ses moyens de causeur, — car il parlait vraiment bien, même avec son épouse, autrefois, — tout lui a été pris par ce... cette basse cuisine gouvernementale. C'est le cas de tout homme ici en haut, qui est en activité de service. Je me figure mal qu'un forçat russe vivant sous le knout6 soit en état d'amuser ses collègues ; et nous n'avons ici en fait d'hommes que des forçats dorés.

— Mais il y a des vingtaines...

— Je sais ce que vous allez dire. Des vingtaines d'oisifs en congé. Je le reconnais, mais tous rentrent dans deux catégories également douteuses : celle du civil7 qui serait exquis s'il avait la connaissance du monde et la distinction du militaire, et le militaire qui serait adorable s'il avait la culture du civil.

— Voilà un mot affreux ! Est-ce que les civils ont de la culture ? Je n'ai pas beaucoup étudié cette espèce.

— Ne plaisantez pas l'administration de Jack. Oui. Les civils ressemblent aux tables à thé du bazar de Lakka — du bon matériel, mais qui manque de poli. Ils n'y peuvent rien, les pauvres. Un civil ne commence à être supportable qu'après avoir roulé par le monde pendant au moins quinze ans.

— Et un militaire ?

— Quand il a le même temps de service. Les jeunes des deux catégories sont odieux. Vous en auriez des douzaines dans votre salon.

— Que non pas ! dit Mme Hauksbee avec âpreté. Je dirais au portier de les jeter dehors. Je mettrais jusqu'à leurs colonels et à leurs chefs de service à la porte pour ne pas les avoir. Je les donnerais à la petite Topsham pour qu'elle s'en amuse.

— La petite Topsham vous serait fort obligée du cadeau. Mais revenons à ce salon. En admettant que vous ayez réuni tout votre personnel d'hommes et de femmes, à quoi comptez-vous les occuper ? Les faire parler ? Ils se mettraient à flirter avec ensemble. Votre salon deviendrait aux lumières un illustre « lieu de scandale ».

— Il y a quelque sagesse dans cette manière de voir.

— Il y a toute la sagesse du monde. À coup sûr, vos douze saisons passées à Simla ont dû vous apprendre que rien ne peut avoir de stabilité dans l'Inde ; et un salon, pour servir à quelque chose, doit être permanent. Au bout de deux saisons, votre chambrée serait dispersée aux quatre coins de l'Asie. Nous sommes pareils à de petits grains de poussière sur le versant des montagnes — ici un jour et le lendemain emportés par le vent sur la route de la vallée. Nous avons perdu l'art de causer — nous, ou du moins les hommes. Il n'y a entre nous aucune cohésion...

— Voilà George Eliot8 en personne ! interrompit Mme Hauksbee avec malice.

— Et collectivement, ma chère railleuse, nous n'avons, les hommes aussi bien que les femmes, aucune influence. Venez plutôt dans la véranda jeter un coup d'œil sur le Mail !

Les deux amies abaissèrent les regards sur l'avenue qui s'emplissait alors rapidement, car tout Simla était sorti pour faire un tour à la hâte entre une averse et un brouillard.

— Comment songeriez-vous à arrêter ce flot ? Tenez ! voilà le Mussuck. C'est une puissance dans le pays, bien qu'il mange comme un marchand des quatre saisons. Voilà le colonel Blone, et le général Grucher, et sir Dugald Delane, et sir Henry Houghton, et M. Jellalatty. Tous chefs de ministères, et tous gens puissants.

— Et tous mes fervents admirateurs, dit Mme Hauksbee avec componction. Sir Henry Houghton est fou de moi. Mais passons...

— Pris séparément, ces hommes ont de la valeur. Tous ensemble, ce n'est qu'un ramassis d'Anglo-Indiens9. Qui se soucie de ce que racontent des Anglo-Indiens ? Votre salon, ma chère, ne réussirait pas à coaliser les bureaux pour vous rendre maîtresse de l'Inde. Et ces êtres-là refuseraient de parler « boutique » administrative devant le monde, — c'est-à-dire dans votre salon, — car ils ont une peur inouïe d'être entendus par des hommes de rang inférieur. Ils ont oublié tout ce qu'ils ont jamais su de littérature et d'art. Quant aux femmes...

— Elles ne savent parler de rien si ce n'est du dernier gymkhana10 ou des méfaits de leur dernière ayah. Ainsi, j'étais en visite ce matin chez Mme Derwills...

— Vous croyez cela ? Elles savent parler avec les petits lieutenants, et les petits lieutenants savent parler avec elles. Votre salon répondrait admirablement à leurs désirs si vous aviez soin de respecter les idées religieuses du pays et d'y ménager quantité de kala-juggahs11.

— Oh ! ma pauvre petite idée ! Des kala-juggahs dans un salon ! Mais qui vous a rendue si terriblement savante ?

— C'est peut-être que j'ai essayé moi-même ; ou bien que je connais une femme dans ce cas... Et maintenant que je vous ai chapitrée sur cette affaire en long et en large, ma conclusion...

— Inutile d'achever. Votre conclusion est « Vanité ». Polly, je vous remercie. Cette vile engeance... (et ce disant Mme Hauksbee adressa du haut de la véranda un signe amical à deux messieurs de la foule qui lui avaient tiré leur chapeau) cette vile engeance n'aura pas l'agrément de posséder un nouveau « lieu de scandale » ou une autre maison Peliti12, je renonce à mon idée de salon, si tentante qu'elle soit. Mais que vais-je faire ? Il faut absolument que je fasse quelque chose.

— Pourquoi donc ? Est-ce qu'Abana et Pharpar13...

— Jack vous a rendue presque aussi malicieuse que lui !... C'est un besoin évident pour moi. Je suis fatiguée de tout et de chacun, aussi bien d'un pique-nique au clair de lune à Seepee14 que des séductions du Mussuck.

— Oui... On éprouve cela aussi, tôt ou tard. Vous sentez-vous assez de courage pour tirer déjà votre révérence au monde ?

Mme Hauksbee pinça les lèvres avec amertume. Puis elle eut un petit rire.

— Je me vois d'ici opérer. Le Mail serait placardé de grandes affiches roses : « Mme Hauksbee ! Irrémédiablement sa dernière apparition sur la scène ! Qu'on se le dise ! » Plus de danses, plus de promenades à cheval, plus de déjeuners fins, plus de théâtre avec souper ensuite ; fini de se quereller avec sa très, très chère amie ; fini de s'escrimer avec un adversaire inférieur qui n'a même pas l'esprit de mettre en paroles congrues ce qu'il lui plait de nommer ses sentiments ; fini d'exhiber le Mussuck tandis que Mme Tarkass court les visites dans tout Simla et débite sur mon compte d'affreux ragots. Fini de tout ce qui est foncièrement lassant, odieux et exécrable, mais qui malgré tout donne du prix à la vie... Oui ! je me vois d'ici ! Ne m'interrompez pas, Polly, je suis inspirée. Un « nuage » rayé mauve et blanc sur mes respectables épaules, une place de cinquième rang à la Gaieté, et mes deux chevaux vendus. Charmante perspective ! À tous les bals, un fauteuil commode, situé dans trois courants d'air distincts ; et de jolies chaussures amples à souhait, sur lesquelles trébucheront tous les couples à leur entrée dans la véranda ! Et puis c'est le souper. Imaginez-vous le tableau ? La foule des affamés s'est précipitée. Il ne reste plus qu'un petit sous-lieutenant tout rose, comme un poupon frais poudré — on devrait réellement « tanner » les sous-lieutenants avant de les exporter, hein, Polly ? — et la maîtresse de maison le rappelle à ses devoirs. Il s'avance timidement vers moi de l'autre bout de la pièce, en tirant sur un gant deux fois trop large pour lui — je déteste les hommes qui portent des gants tels que des paletots — et en s'efforçant de paraître tout à fait naturel. « Voulez-vous me faire le plaisir de prendre mon bras pour passer à table ? » Là-dessus je me lève avec le sourire de celle qui a faim, comme ceci.

— Voyons, Lucy, cette comédie est ridicule !

— Et je m'en vais à son bras. Ainsi ! Après le souper je me retirerai de bonne heure, voyez-vous, parce que je craindrai de prendre froid. Personne pour s'occuper de mon rickshaw. Le mien, s'il vous plaît ! Je resterai là, toujours avec ce « nuage » mauve et blanc sur ma tête, à laisser se tremper d'humidité mes chers, vieux, respectables pieds, tandis que Tom récrie après le gharri de la Memsahib tout en jurant. Puis, sitôt rentrée, au dodo à onze heures et demie. Vie des plus édifiante — encouragée par les visites des « Padri15 », qui reviennent comme par hasard d'avoir enterré quelqu'un là-bas dessous.

Elle montra parmi les pins la direction du cimetière, et reprit avec un grand geste théâtral :

— Attention ! Je vois tout... tout sans exception, jusques et y compris mon corset ! Et quel corset, Polly ! À six roupies huit annas la paire, y compris la flanelle rouge — ou le pilou, peut-être — qu'on met dans le haut de ce redoutable engin. Je vous le dessinerais.

— Lucy, pour l'amour de Dieu, ne faites pas aller vos bras de cette façon ridicule ! Songez que tous les gens peuvent vous voir, du Mail.

— Hé ! qu'ils me voient ! Ils croiront que je répète la Chute d'un Ange. Regardez ! c'est le Mussuck qui passe. Comme il se tient mal à cheval ! Voilà pour lui !

Et avec une grâce exquise elle envoya un baiser au respectable fonctionnaire de l'Inde.

— Après cela, continua-t-elle, on ne manquera pas de le plaisanter, au club, dans les termes délicats où se complaisent ces vilains hommes, et le petit Hawley me répétera tout — avec de la gaze ici et là, par crainte de me blesser. Ce petit est trop parfait pour vivre, Polly. J'ai bonne envie de lui conseiller de renoncer à sa charge et de se faire homme d'Église. Dans ses actuelles dispositions d'esprit, il m'écouterait. Heureux, heureux enfant !

— Plus jamais, dit Mme Mallowe, en simulant un air fâché, plus jamais vous ne déjeunerez ici. Lucinde, votre conduite est scandaleuse !

— C'est votre faute, riposta Mme Hauksbee ; pourquoi aussi avoir été me proposer d'abdiquer ? Non ! Jamais ! jamais ! Je veux jouer la comédie, danser, dîner dehors, et accaparer les esclaves légitimes de toute femme qu'il me plaira, jusqu'à ce que je succombe, ou qu'une femme supérieure à moi me fasse honte devant tout Simla... et cependant j'ai un goût de poussière et de cendre dans la bouche tandis que je mène cette vie !

Elle s'élança dans le salon. Mme Mallowe l'y rejoignit et lui passa un bras autour de la taille.

— Non Je ne pleure pas ! dit Mme Hauksbee d'un air de défi, en fouillant dans son corsage pour trouver son mouchoir. Voilà dix soirées que je dîne dehors, après avoir répété dans l'après-midi. Vous-même seriez fatiguée. C'est la fatigue, et rien d'autre.

Mme Mallowe se garda bien d'accabler aussitôt Mme Hauksbee sous des paroles de compassion, pas plus qu'elle ne la pria de se coucher. Elle connaissait trop son amie pour cela. Lui tendant une nouvelle tasse de thé, elle poursuivit la conversation.

— Moi aussi, ma chère, j'ai passé par là, lui dit-elle.

— Je m'en souviens, répondit Mme Hauksbee, une lueur de gaieté sur le visage. En 84, n'est-ce pas ? Vous êtes allée beaucoup moins dans le monde, la saison suivante.

Mme Mallowe sourit d'un air supérieur, pareille au Sphinx.

— J'étais devenue une Influence.

— Miséricorde, mon enfant, serait-ce que vous vous étiez mise théosophe et que vous baisiez le gros orteil de Bouddha ? J'ai essayé une fois d'entrer dans leur confrérie, mais on m'a rejetée comme sceptique... et j'ai perdu ainsi l'occasion d'améliorer ma pauvre petite âme.

— Non, je n'ai pas théosophé. Jack prétend...

— Laissons Jack. Que vous était-il arrivé ?

— J'avais fait une impression durable.

— J'en ai fait une aussi... pendant quatre mois. Mais cela ne m'a pas réconfortée du tout. J'ai pris le monsieur en grippe. Voulez-vous bien quitter ce sourire insondable, et m'expliquer ce que vous voulez dire ?

Mme Mallowe s'exécuta.






— Et... vous... allez... me... soutenir que la chose est absolument platonique des deux côtés ?

— Absolument, sinon je ne l'aurais jamais entreprise.

— Et c'est à vous qu'il a dû son dernier avancement ?

Mme Mallowe fit un signe affirmatif.

— Et vous l'avez mis en garde contre la petite Topsham ?

Nouveau signe affirmatif.

— Et vous lui avez parlé de la note confidentielle de sir Dugald Delane le concernant ?

Troisième signe affirmatif.

— Pourquoi ?

— En voilà une question à poser à une femme !... Parce que cela m'amusait au début. À présent je suis fière de ma conquête. Si je vis, il ira loin. Car je veux le mettre sur la grande route de la Chevalerie, et de tout ce qu'un homme ambitionne. Le reste dépend de lui.

— Polly, vous êtes une femme bien singulière.

— En aucune façon. Je suis renfermée, voilà tout. Vous, ma chère, vous vous répandez ; et tout Simla a beau savoir votre habileté à conduire un attelage...

— Ne sauriez-vous user d'un terme plus élégant ?

— Un attelage à six, depuis le Mussuck jusqu'au petit Hawley, vous n'y gagnez rien. Pas même de l'agrément.

— Et vous ?

— Essayez de ma recette. Prenez un homme, pas un enfant, notez, mais un homme presque mûr, libre d'attaches, et soyez pour lui un guide, un directeur de conscience et un ami. Vous verrez que cette aventure est la plus intéressante que vous ayez jamais tentée. On peut y arriver — inutile de prendre cet air-là — puisque j'y suis arrivée.

— Il y a là dedans un côté périlleux qui m'attire. Je vais me procurer un homme de ce genre et lui dire : « Voilà. Il ne se passera rien entre nous. Faites exactement tout ce que je vous dirai, profitez de mon enseignement et de mes conseils, et tout ira pour le mieux. » Est-ce bien cela ?

— Plus ou moins, dit Mme Mallowe, avec un sourire impénétrable. Mais faites-lui bien comprendre qu'il ne doit rien se passer.

II

Dribble-dribble — trickle-trickle —
Quelle quantité de poussière brute !
Voilà ma poupée cassée
Et toute la sciure partie !
Chanson de nourrice.

Et ainsi, dans « la Fonderie » qui domine le Mail de Simla, Mme Hauksbee, installée aux pieds de Mme Mallowe, recueillait la sagesse. La conférence se termina sur l'idée grandiose dont Mme Hauksbee était si fière.

— Je vous en préviens, dit Mme Mallowe, regrettant déjà son conseil, la chose n'est pas à moitié aussi facile qu'elle en a l'air. N'importe quelle femme — voire même la petite Topsham — sait s'emparer d'un homme, mais peu, très peu, connaissent la façon de mener celui qu'elles ont conquis.

— Mon enfant, lui répliqua l'autre, tel saint Simon Stylite16 j'ai considéré les hommes de haut depuis... depuis plusieurs années. Demandez au Mussuck si je sais les mener.

Mme Hauksbee se retira en chantonnant : « J'irai à lui et lui dirai, d'un air très ironique... » Mme Mallowe riait intérieurement, mais soudain elle reprit sa gravité. « Je me demande si j'ai bien fait de lui conseiller cet amusement. Lucy est une femme d'esprit mais un peu trop méchante lorsqu'il s'agit d'un homme. »

Une semaine plus tard, les deux amies se retrouvèrent à un lundi musical. « — Hé bien ? fit Mme Mallowe.

— Je le tiens ! répondit Mme Hauksbee, dont les yeux pétillaient de malice.

— Qui est-ce, ô folle ? Je regrette de vous avoir jamais parlé de cela.

— Regardez entre les colonnes. Au troisième rang ; le quatrième à partir du fond. Il se tourne par ici. Regardez !

— Otis Yeere ! Si jamais je pensais à lui ! Mais je ne vous crois pas.

— Chut ! Attendez que Mme Tarkass se soit mise à massacrer Milton Wellings ; et je vous dirai tout. Chut ! Cela commence. La voix de cette femme me fait toujours songer à une rame de métro débouchant dans Earl's Court, tous les freins serrés. Maintenant je puis parler. C'est bien Otis Yeere.

— Je le vois, mais il ne s'ensuit pas qu'il vous appartienne.

— Si fait ! Par droit de trouvaille, comme disent les légistes. Je l'ai trouvé, seul et délaissé, le soir suivant juste notre conversation, au burra-khana17 de Dugald Delane. Ses yeux m'ont plu, et je lui ai parlé. Le lendemain il me rendait visite. Le jour suivant nous sortions à cheval ensemble, et aujourd'hui il est lié pieds et poings aux roues de mon rickshaw. Vous verrez quand le concert sera fini. Il ne sait pas encore que je suis venue.

— Dieu soit loué, vous n'avez pas choisi un gamin. Qu'allez-vous faire de lui ? À supposer que vous le teniez ?

— À supposer ? Voyons ! est-ce qu'une femme — et surtout moi — se trompe jamais dans ce genre de choses ? Primo... (et Mme Hauksbee énuméra les points avec affectation sur ses doigts finement gantés) ; primo, ma chère, je l'habillerai convenablement. À l'heure actuelle son costume est une honte, et il porte une chemise de soirée chiffonnée comme une feuille du « Pioneer18 ». Secundo, lorsque je l'aurai rendu présentable, je formerai ses manières — pour sa moralité, elle est irréprochable.

— Vous semblez avoir fait beaucoup de découvertes sur lui, pour une connaissance aussi récente.

— Vous devriez cependant bien savoir que la première preuve d'intérêt qu'un homme donne à une femme, c'est de l'entretenir de sa chère petite personne à lui. Si la femme l'écoute sans bâiller, elle commence à lui plaire. Si elle flatte la vanité de l'individu, il finit par l'adorer.

— Pas toujours.

— Laissons les exceptions. Je sais à qui vous pensez. Tertio et enfin, lorsque je l'aurai poli et rendu élégant, je serai, comme vous dites, son guide, son directeur de conscience et son ami, et il réussira tout autant que votre ami le Mussuck. Je me suis toujours demandé comment ce monsieur s'y était pris. Est-ce qu'il est venu à vous avec la liste des traitements civils, et mettant un genou en terre, — non, les deux, à la Gibbon, — vous l'a tendue en disant : « Ange adorable, choisissez la situation de votre ami » ?

— Lucy, votre longue expérience de l'administration militaire vous a ôté le sens moral. On ne fait pas de ces choses-là du côté civil.

— Soit dit sans offense pour le service de Jack, ma chère ; je demandais cela uniquement pour savoir. Accordez-moi trois mois, et vous verrez quels changements j'aurai opérés dans ma victime.

— Poursuivez votre chemin, puisque c'est une nécessité. Mais je regrette la faiblesse que j'ai eue de vous suggérer cet amusement.

— « Je suis la discrétion même et l'on peut avoir en moi une confiance sans bornes », déclama Mme Hauksbee, citant la Chute d'un Ange. Et la conversation fut interrompue par un dernier et interminable hurlement de guerre de Mme Tarkass.

Ses pires ennemies — et elle n'en manquait pas — ne pouvaient du moins accuser Mme Hauksbee de perdre son temps. Otis Yeere était un de ces vagues personnages « muets » prédestinés pour toute leur vie à n'appartenir à personne. Dix années au Service Civil de Sa Majesté dans le Bengale, passées pour la plus grande partie en des districts fâcheux, avaient peu contribué à l'enorgueillir et moins encore à lui donner confiance.
Assez âgé pour avoir perdu le feu sacré de ses premiers élans, lorsqu'il s'imaginait Commissaire Assistant ou porteur de l'Étoile19, ce qui le jetait dans le travail avec sérieux et abandon ; trop jeune pour voir les progrès accomplis et remercier la Providence de l'avoir amené aussi loin malgré les conditions actuelles, il se trouvait au point mort20 de sa carrière. Et quand on se tient immobile, on ressent la plus légère impulsion extérieure. Le sort avait voulu que Otis Yeere, pour cette première période de son service, appartînt à la masse anonyme que broient les rouages de l'administration, et qui laisse dans l'aventure âme et courage, aussi bien qu'esprit et forces. Jusqu'au jour où la vapeur remplacera le travail manuel dans le fonctionnement de l'Empire, celui-ci exigera toujours la même proportion d'hommes qui s'usent et s'épuisent dans la pure routine machinale. Pour eux l'avancement est lointain, et le broiement de la meule quotidienne, tout proche et obsédant. Les secrétariats ne les connaissent que de nom ; ce ne sont pas les sujets de choix des districts, destinés aux recettes et aux perceptions. Ce sont les vulgaires hommes du rang — un aliment pour la fièvre — qui partagent avec le ryot21 et le bœuf de labour l'honneur d'être l'assise sur quoi l'État repose. Les plus vieux ont perdu leurs aspirations ; les plus jeunes sont en train de remiser les leurs en soupirant. Les uns comme les autres s'exercent à prendre en patience la journée jusqu'au bout. Douze ans de rang, dit-on, suffisent à miner le courage des plus vaillants et à engourdir l'esprit des plus éveillés.

C'est à cette vie qu'avait échappé pour quelques mois Otis Yeere, conduit à Simla par le désir d'un peu de société masculine. Son congé terminé, il irait retrouver son district marécageux, sauvage et au personnel insuffisant, l'auxiliaire indigène, le docteur indigène, le juge indigène, la « station » à la chaleur étouffante, la ville mal tenue, et l'insolence ouverte de la municipalité qui faisait bon marché des vies humaines. Mais la vie était prodigue, cependant. La terre produisait de l'humanité, comme elle engendrait des grenouilles pendant les pluies, et la brèche faite par les maladies d'une saison était comblée et au delà par la fécondité de la suivante. Otis ne cachait pas sa joie de laisser son travail pour quelque temps et d'échapper à la ruche bourdonnante, geignante et débile, aussi incapable de se gouverner elle-même que puissante par sa faculté de blesser, d'entraver et d'accabler d'ennuis l'homme découragé qu'une ironie officielle déclarait être « son chef ».






— Je savais qu'il existait au Bengale des femmes mal fagotées, des caricatures. Il en vient parfois jusqu'ici. Mais j'ignorais qu'il y eût aussi des hommes-caricatures.

Alors, pour la première fois, Otis Yeere s'avisa que son costume plus que les marques de l'âge. On peut voir en se reportant plus haut que son amitié avec Mme Hauksbee avait progressé à grands pas.

Comme cette dame le disait avec vérité, un homme n'est jamais plus heureux que lorsqu'il parle de sa propre personne. De la bouche d'Otis Yeere Mme Hauksbee ne tarda pas à apprendre tout ce qu'elle désirait sur l'objet de son expérience : quel genre de vie il avait mené dans ce qu'elle appelait vaguement « ces affreux districts à choléra » ; puis, mais cela ne vint que plus tard, quel genre de vie il s'était proposé de mener et quels rêves il avait faits en l'an de grâce 1877, avant que la réalité l'eût désillusionné. Les ombreuses allées cavalières avoisinant Prospect Hill sont des plus propices au récit des confidences.

— Pas encore, disait Mme Hauksbee à Mme Mallowe. Pas encore. Je dois au moins attendre que le monsieur soit habillé comme il faut. Est-il possible, grand Dieu, qu'il ne voie pas quel honneur cela représente d'être adopté par moi !

Mme Hauksbee ne comptait pas la vaine modestie au nombre de ses défauts.

— Toujours avec Mme Hauksbee ! glissait avec un doux sourire Mme Mallowe à Otis Yeere. Oh ! les hommes, les hommes ! Voici que nos gens du Pundjab protestent parce que vous avez accaparé la plus jolie femme de Simla. Un beau jour, monsieur Yeere, ils vous écharperont en plein Mail.

Et le rickshaw de Mme Mallowe repartit dans la descente, non sans qu'elle eût jeté un coup d'œil sous le bord de son ombrelle, pour s'assurer de l'effet produit par ses paroles.

Le coup porta. Otis Yeere ne doutait plus d'être quelqu'un dans ce vertigineux tourbillon de Simla. Il avait accaparé la plus jolie femme du lieu, et les gens du Pundjab protestaient. Cette idée l'échauffa d'un doux orgueil. Il n'avait pas encore envisagé sa liaison avec Mme Hauksbee comme une affaire d'intérêt public.

Pour cet homme sans importance, ce fut une joie que de se savoir envié. Et cette joie augmenta encore, le jour où, au Club, quelqu'un en train de déjeuner lui jeta avec aigreur :

— Ma foi, Yeere, pour un affaibli d'en bas, vous y allez bien. Aucun ami obligeant ne vous a donc prévenu que c'est la femme la plus dangereuse de Simla ?

Yeere ricana et sortit. Quand, oh, quand donc son nouveau costume serait-il prêt ? Pour s'en informer il gagna le Mail; et Mme Hauksbee, qui arrivait dans son rickshaw par le haut de Church Ridge22, abaissa sur lui un regard bienveillant. « Il apprend à se tenir comme un homme, et non plus comme un ustensile de ménage, et... (elle plissa les paupières pour mieux le distinguer dans le soleil) et c'est en effet un homme quand il se tient comme cela, Ô saint amour-propre, que serions-nous sans toi ! »

Le nouveau costume conféra à Otis Yeere une nouvelle dose d'assurance. Il s'aperçut qu'il pouvait entrer dans un salon sans être envahi d'une petite suée, et qu'il pouvait en traverser un, même pour aller causer avec Mme Hauksbee, comme si les salons étaient faits pour être traversés. Il se vit, pour la première fois en neuf ans, fier de lui-même et content de sa vie, satisfait de son nouveau costume et joyeux de l'enviable amitié de Mme Hauksbee.

— De l'amour-propre, voilà ce qui manque à ce pauvre garçon, dit-elle en confidence à Mme Mallowe. Je suis persuadée que dans le Bengale Inférieur on emploie les fonctionnaires civils à labourer les champs. Vous voyez que je dois commencer par le tout commencement, pas vrai ? Mais vous admettrez quand même, chère amie, qu'il a fait des progrès énormes depuis que je m'occupe de lui. Qu'on me laisse seulement encore un peu de temps et il ne se reconnaîtra plus lui-même.

De fait, Otis Yeere était en train d'oublier rapidement ce qu'il avait été. Un de ses congénères de la masse anonyme résuma la chose en deux mots lorsqu'il demanda à Yeere, à brûle-pourpoint :

— Et qui a fait de vous un membre du Conseil, depuis peu ? Vous affectez à vous seul plus de morgue qu'une demi-douzaine de ces gens-là.

— Je... je suis tout à fait au regret. Ce n'est pas dans mon intention, je vous assure, dit Yeere pour s'excuser.

— Il n'y aura plus moyen de vous aborder, reprit sévèrement le vieux routier. Redescendez sur terre, Otis, redescendez !... ou qu'une bonne fièvre vous débarrasse de cette affectation inepte ! Trois mille roupies par mois ne la justifieraient pas.

Yeere rapporta l'incident à Mme Hauksbee. Il en était venu peu à peu à la considérer comme sa Frau Confessorin.

— Et vous vous êtes excusé ! fit-elle. Mais c'est honteux ! Je déteste un homme qui s'excuse. Ne vous excusez jamais de ce que votre ami a appelé de la « morgue ». Jamais ! C'est le propre d'un homme d'être insolent et cassant, jusqu'à ce qu'il rencontre plus fort que lui. Et maintenant, méchant garçon, écoutez-moi.

Avec simplicité et sans ambages, tandis que le rickshaw flânait autour de Jakko, Mme Hauksbee prêcha à Otis Yeere le grand Évangile de l'Amour-propre, et l'illustra d'exemples vivants rencontrés au cours de leur promenade du dimanche après-midi. Elle conclut par cet argument personnel :

— Bonté divine ! la prochaine fois vous vous excuserez d'être mon attaché !

— Jamais ! s'écria Otis Yeere. C'est une chose toute différente. Je serai toujours...

— Que va-t-il dire? songea Mme Hauksbee.

— Fier de cela, termina Otis.

— Sauvée pour cette fois, se dit-elle à part.

— Mais je crains d'être devenu vaniteux. Comme Jeshurun23, vous vous rappelez. Quand il s'est mis à engraisser, alors il a rué. Cela provient du manque de soucis et de l'air des montagnes, je suppose.

« L'air des montagnes, ah bien oui ! se dit en elle-même Mme Hauksbee. Il se serait terré au club jusqu'au dernier jour de son congé, si je ne l'avais pas découvert. »

Puis, à haute voix :

— Pourquoi ne le seriez-vous pas? vous y avez tout droit.

— Moi ? Pourquoi ?

— Oh ! pour cent raisons. Je ne vais pas perdre ce charmant après-midi à vous les expliquer; mais je vous assure que vous en avez. Qu'était-ce que cet amas de notes que vous m'avez montrées, sur la grammaire des aborigènes... comment les appelez-vous?

— Les Gullals24. Des bêtises, tout cela. J'ai à présent beaucoup trop de travail sur les bras pour m'ennuyer avec les Gullals. Je voudrais que vous voyiez mon district. Venez donc une fois avec votre mari, je vous le montrerai. Un séjour délicieux pendant les pluies ! Une nappe d'eau où émergent seuls le talus du chemin de fer et les serpents, et en été rien que des mouches vertes et du gâchis vert. Les habitants mourraient de peur si vous les menaciez avec un fouet de chiens. Mais comme ils savent que cela vous est défendu, ils s'ingénient à vous rendre la vie à charge. Mon district est gouverné de Darjiling25 par un monsieur quelconque sur la foi des rapports mensongers d'un avocat indigène. Oui, c'est un séjour paradisiaque.

Et Otis Yeere eut un rire amer.

— Il n'est pas du tout indispensable que vous y restiez. Pourquoi y restez-vous ?

— Parce que j'y suis obligé. Comment pourrais-je me tirer de là ?

— Comment ! De cent cinquante manières. S'il n'y avait pas tant de monde sur la route j'aimerais vous tirer les oreilles. Demandez, cher monsieur, demandez, tout est là. Tenez ! voici le jeune Hexarly, qui a six ans de service et moitié de vos facultés. Il a demandé ce dont il avait envie, et on le lui a donné. Voyez, là-bas devant le couvent ! C'est Mac Arthurson qui est arrivé à sa situation actuelle en demandant — en demandant tout franc et net — après s'être poussé hors du rang. Dans votre service un homme en vaut un autre, croyez-moi. Je connais Simla depuis tant de saisons que je n'ose plus y penser. Vous figurez-vous que les hommes sont désignés pour les places à cause d'aptitudes préalables particulières? Vous avez tous au début passé un examen supérieur — dont j'ai oublié le nom — et à part les trois ou quatre qui l'ont subi tout à fait mal, vous pouvez tous faire l'affaire. Pour le reste il suffit de demander. Appelez cela du toupet, appelez cela de l'impudence, appelez cela comme vous voudrez, mais demandez ! Les hommes prétendent — oui, je sais ce que les hommes disent — qu'un homme, par la simple hardiesse de sa requête, prouve déjà sa valeur. Un homme faible ne dit pas : « Donnez-moi ceci ou cela. » Il geint : « Pourquoi ne m'a-t-on pas donné ceci ou cela ? » Si vous étiez dans l'armée, je vous dirais d'apprendre à jongler avec des assiettes ou à jouer du tambour de basque avec les pieds. Mais dans votre cas, demandez ! Vous appartenez à un service où l'on doit être capable aussi bien de commander l'escadre de la Manche que de remettre une jambe cassée en vingt minutes d'apprentissage, et malgré cela vous n'osez demander à sortir d'un district de gâchis vert où vous avouez que vous n'êtes pas le maître. Lâchez tout à fait le gouvernement du Bengale. Darjiling même est un petit trou perdu. J'y suis allée une fois, et les loyers y sont hors de prix. Affirmez-vous. Faites que le gouvernement de l'Inde vous prenne. Essayez d'obtenir un poste sur la Frontière26, qui offre une chance énorme pour tout homme doué de confiance en soi. Allez quelque part ! Faites quelque chose ! Vous avez deux fois plus d'intelligence et trois fois plus de prestance que les gens d'ici en haut, et... et... Mme Hauksbee s'arrêta pour reprendre haleine, puis continua : et de n'importe quelle façon que vous l'envisagiez, c'est votre devoir. Vous qui pourriez aller si loin !

— Je ne sais, dit Yeere, passablement déconcerté par cette éloquence inattendue. Je n'ai pas si bonne opinion de moi-même.

Si le geste ne fut pas strictement platonique, il fut du moins politique. Mme Hauksbee pressa légèrement de sa main la grosse patte dégantée qui reposait sur la capote rabattue du rickshaw, et regardant l'homme en plein visage, elle dit affectueusement, presque trop affectueusement : « — Je crois en vous si vous n'y croyez pas. Est-ce suffisant, mon ami ?

— C'est suffisant, répondit Otis, très grave.

Il resta silencieux une minute, rêvant à nouveau les rêves qu'il avait faits huit ans plus tôt, mais parmi tous ces rêves, tel un éclair de chaleur dans un ciel d'or, les yeux violets de Mme Hauksbee projetaient leur lumière.

Curieux et impénétrables sont les dessous cachés de la vie de Simla — la seule existence digne d'être vécue dans ce pays désolant. Peu à peu, dans les répits entre la danse, le théâtre et les courses, le bruit se répandit parmi les hommes et les femmes que Otis Yeere, cet homme aux yeux brillants d'un neuf éclat de confiance en soi, avait « fait quelque chose d'honorable » là-bas dans le trou d'où il venait. Il avait ramené à la raison une municipalité égarée, affecté les fonds sous sa responsabilité personnelle et sauvé des centaines d'existences. Il en savait sur les Gullals plus que n'importe qui. Possédait une profonde connaissance des tribus autochtones ; avait, malgré son jeune âge, la plus haute autorité sur les aborigènes Gullals. Personne ne savait trop quel genre d'homme ou de bête étaient les Gullals ; mais un beau jour le Mussuck, qui avait rendu visite à Mme Hauksbee, et se flattait par ailleurs de distinguer les gens de valeur pour le bien du gouvernement, expliqua que c'était une tribu de farouches montagnards, vivant quelque part du côté de Sikkim, et dont le Grand Empire des Indes lui-même trouvait l'amitié digne d'être gagnée. Or nous savons que Otis Yeere avait montré à Mme Hauksbee ses notes manuscrites datant de six années, qui traitaient des susdits Gullals. Il lui avait raconté, en outre, comment, malade et tremblant de la fièvre qui résultait de leurs manques d'égards, entravé par la perte de son employé de confiance, et véhémentement irrité par les déboires de son administration, il avait une fois qualifié les lumières de son « intelligent bureau local » d'haramzadas27. Lequel « acte d'oppression brutale et tyrannique » lui valut une réprimande soignée du gouvernement du Bengale ; mais dans l'anecdote revue et corrigée pour l'usage du Nord, nous ne trouvons rien qui rappelle ceci. D'où nous sommes forcés de conclure que Mme Hauksbee arrangea ses réminiscences avant de les semer en des oreilles oisives, prêtes, elle ne l'ignorait pas, à exagérer le bien comme le mal. Et Otis Yeere se comporta comme il seyait au héros de nombreux récits.

— Vous pouvez venir causer avec moi lorsque vous n'êtes pas dans vos idées noires. Causez maintenant, et donnez-nous du plus brillant et du meilleur, lui disait Mme Hauksbee.

Otis n'avait pas besoin d'être éperonné. Observez un homme qui a pour le diriger les avis d'une femme du monde ou supérieure au monde. Aussi longtemps qu'il garde sa tête, il peut affronter les deux sexes à armes égales — avantage que la Providence n'avait pas en vue, lorsqu'elle façonna l'homme un jour et la femme le lendemain, pour montrer que chacun d'eux ne connaîtrait que fort peu de la vie de l'autre. Un tel homme va loin, ou bien, si sa conseillère lui est retirée, il s'abat tout à coup, sans que son entourage en devine la raison.

Sous le généralat de Mme Hauksbee, qui elle-même avait à son service la sagesse de Mme Mallowe, fier de soi et, sur la fin, croyant en soi parce qu'on croyait en lui, Otis Yeere se tenait prêt à tout hasard qui pouvait survenir, persuadé que ce hasard serait heureux. Il combattrait pour son étendard, et ce second engagement aurait sans nul doute une issue meilleure que n'avait été la misérable défaite de sa jeunesse affolée.

Ce qui serait arrivé, il est impossible de le dire, Une catastrophe lamentable survint, amenée directement par la résolution de Mme Hauksbee, de passer la saison suivante à Darjiling.

— Vous en êtes certaine ? demanda Otis Yeere,

— Tout à fait. Nous venons d'écrire pour une maison.

Otis Yeere « s'arrêta net », comme le dit Mme Hauksbee en causant de la rechute avec Mme Mallowe.

— Il s'est conduit, dit-elle avec colère, tout comme le poney du capitaine Herrington28 — avec cette différence que Otis est un baudet — au dernier gymkhana. Arc-bouté sur ses pieds de devant, il a refusé de faire un pas de plus. Polly, cet homme est en train de me désappointer. Que puis-je faire ?

En règle générale, Mme Mallowe ne se permet pas d'avoir l'air ébahi ; mais cette fois-là elle ouvrit les yeux tant qu'elle put. « — Vous avez manœuvré habilement jusqu'ici, dit-elle. Parlez-lui et demandez-lui ce qui lui prend.

— Je vais le faire... au bal de ce soir.

— Non... pas au bal, dit Mme Mallowe avec prudence. Les hommes ne sont jamais tout à fait eux-mêmes dans un bal. Attendez plutôt à demain matin.

— Impossible. S'il s'apprête à se retourner de cette absurde manière, il n'y a pas un jour à perdre. Sortez-vous ? Non ? Alors restez levée pour m'attendre, ce sera gentil. Je ne m'attarderai pas au delà du souper, quoi qu'il advienne.

Mme Mallowe attendit toute la soirée, les yeux fixés longuement sur le foyer, avec de temps à autre un sourire fugitif.






— Oh ! oh ! oh ! Cet homme est un idiot ! Un extravagant et authentique idiot ! Je regrette de l'avoir jamais connu.

Mme Hauksbee, presque pleurante, pénétrait en coup de vent chez Mme Mallowe. Il était minuit.

— Qu'est-il donc arrivé ? fit Mme Mallowe.

Mais on voyait à son regard qu'elle devinait la réponse.

— Ce qui est arrivé ? Mais tout est arrivé ! Il était là. Je vais à lui et lui demande : « Voyons, que signifie cette absurdité ? » Ne riez pas, ma chère, je ne le supporterais pas. Vous savez que je parlais sérieusement. Puis ce fut un quadrille : pendant ce temps, assise à l'écart avec lui, j'exigeai une explication, et il me dit... Oh ! je ne puis supporter des idiots pareils ! Vous savez ce que j'ai dit, concernant un séjour à Darjiling l'an prochain ? Peu m'importe où je vais. J'aurais changé de station et perdu le loyer pour m'éviter ceci. Il m'a dit, en propres termes, qu'il ne voulait plus essayer de se pousser, parce que... parce qu'il serait envoyé dans une province éloignée de Darjiling, tandis que son district actuel, où sont ces individus, se trouve à une journée de voyage...

— Ah... h... h ! fit Mme Mallowe, du ton de quelqu'un qui a fini par trouver un mot difficile dans un gros dictionnaire.

— A-t-on jamais vu rien d'aussi fou... d'aussi absurde ? Et il avait la balle à ses pieds. Il lui suffisait d'un geste. J'aurais fait de lui n'importe quoi ! N'importe quoi au monde. Il serait arrivé à tout. Je l'aurais secondé. C'est moi qui ai fait cet homme, n'est-ce pas, Polly ? Ne l'ai-je pas créé ? Ne me doit-il pas tout ? Et pour me récompenser, au vrai moment où tout était bien arrangé, voilà qu'il gâche tout par cette foucade !

— Très peu d'hommes comprennent à fond le dévouement.

— Oh ! Polly, ne riez pas de moi ! Désormais je ne m'occupe plus des hommes. Je l'aurais tué séance tenante. Quels droits avait cet homme, cette... chose que j'avais extrait de ses fangeuses rizières, de tomber amoureux de moi ?

— Amoureux ? ah bah !

— Oui, amoureux. Je ne me rappelle pas la moitié de ce qu'il a dit, tant j'étais en colère. Mais on n'a pas idée d'une scène aussi grotesque ! Je ne puis m'empêcher d'en rire à présent, bien qu'alors je fusse prête à pleurer de dépit, Il s'est exalté et j'ai fulminé... je crains que nous ayons fait un bruit terrible dans notre coin. Défendez mon honneur, ma chère, si tout Simla en glose demain matin... et puis, au beau milieu de cette ineptie — je suis entièrement convaincue que cet homme est aliéné — il a vivement avancé sa figure vers moi... et m'a donné un baiser.

— Moralité irréprochable, roucoula Mme Mallowe.

— Elle l'était... elle l'est encore ! Ce fut le baiser le plus ridicule. Je suis sûre que c'était la première fois qu'il embrassait une femme. Je rejetai la tête en arrière, et ce fut une sorte de bécot fuyant, piqué juste sur le bout du menton... ici. (Et Mme Hauksbee tapota de l'éventail son menton quasi masculin.) Puis, bien entendu, je me mis très en colère et lui déclarai que je ne le considérais plus comme un gentleman, que je regrettais de l'avoir jamais connu, etc. Il fut écrasé si facilement que je ne parvins pas à me fâcher bien fort. Puis je suis venue tout droit vous retrouver.

— Cela se passait-il avant ou après le souper ?

— Oh ! avant... des éternités avant. N'est-ce pas totalement nauséabond ?

— Laissez-moi réfléchir. Je suspends mon jugement jusqu'à demain. Le matin porte conseil.

Mais le matin amena simplement un domestique qui remit à Mme Hauksbee une jolie gerbe de roses d'Annandale destinée à la parer pour le bal du soir à la villa vice-royale.

— Il n'a pas l'air très repentant, dit Mme Mallowe, Quel est ce billet-doux29 au milieu ?

Mme Hauksbee ouvrit le billet plié avec soin, — encore un talent dont Otis lui était redevable, — le parcourut, et poussa un soupir dramatique.

— Suprême naufrage d'un piètre intellect ! Des vers ! Sont-ils de lui, croyez-vous ? Oh ! dire que j'ai pu un jour mettre mon espoir dans cet idiot pleurnichard !

— Non. C'est un passage d'Élizabeth Browning30, et vu les faits en cause, comme s'exprime Jack, singulièrement bien choisis. Écoutez :

Douce amie, tu as foulé aux pieds un cœur.
Va ! Il est beaucoup d'hommes au monde,
Et des femmes aussi belles que toi
Ne peuvent manquer de faire de ces choses, parfois.

Tu as simplement posé le pied sans savoir :
On ne peut t'accuser de perfidie ;
Et pourquoi aussi un cœur était-il là,
Sur le chemin d'un pied de jolie femme ?

— Ce n'est pas vrai... ce n'est pas vrai... je n'ai pas fait cela ! dit avec colère Mme Hauksbee, les yeux pleins de larmes. Il n'y a pas eu la moindre perfidie. Oh ! c'est par trop vexatoire !

— Vous interprétez mal le compliment, reprit Mme Mallowe. Il vous dégage de toute accusation, et... hum !... je croirais volontiers d'après cela, qu'il s'est dégagé lui aussi tout à fait. Mon expérience des hommes me dit que quand ils se mettent à citer des vers ils sont prêts à s'éclipser. Le chant du cygne, quoi.


— Polly, vous vous montrez bien peu compatissante à mes chagrins.

— Moi ? Qu'y a-t-il donc là de si terrible ? S'il a blessé votre vanité, m'est avis que vous avez passablement endommagé son cœur.

— Oh ! vous ne comprenez jamais quand il s'agit d'un homme ! dit Mme Hauksbee avec un profond dédain.



Notes.

1  Sans doute une production d'amateur, aucune pièce de ce nom ne pouvant être trouvée avant 1901. Kipling et Mrs Burton (une candidate pour l'original de Mme Hauksbee) ont joué ensemble dans "une coupure de journal" en 1887 au Théâtre de la Gaîté, tout juste terminé.  [ retour ]

2  Les résidences privées de Simla portent toutes un nom.  [ retour ]

3  À Simla, résidence du Vice-roi ou du Commandant en Chef, suivant les époques.  [ retour ]

4  Surnom désobligeant, d'après le mot hindi mashak, qui désigne l'outre en peau de chèvre des porteurs d'eau.  [ retour ]

5  Citation très approximative des Écritures, vaguement rattachée à Jérémie 36 ou 45.  [ retour ]

6  Fouet à trois lanières, en usage dans l'Empire russe, et pouvant servir de peine capitale.  [ retour ]

7  Dans ce contexte, membre du Service Civil.  [ retour ]

8  George Eliot, nom de plume de Mary Ann Cross (1819—1880), romancière, auteur de Silas Marner, Le Moulin sur la Floss, etc.  [ retour ]

9  Européens vivant en Inde. De nos jours, l'expression désigne les métis des deux nationalités.  [ retour ]

10  Réunion sportive.  [ retour ]

11  Petit coin tranquille.  [ retour ]

12  Principal restaurant de Simla, point de rencontre de la bonne société.  [ retour ]

13  Rivières de Damas, citées dans le Livre des Rois (2 Rois 5,12). Ici surnom de deux personnages importants  [ retour ]

14  Ou Sipi, à l'est de Mashobra, à environ 5 miles de Simla.  [ retour ]

15  Prêtres, habituellement militaires, d'après le portugais "padre".  [ retour ]

16  Ermite chrétien qui vécut trente ans au sommet d'une colonne de vingt mètres de haut.  [ retour ]

17  De l'hindi bara khana, grand dîner.  [ retour ]

18  Journal de Allahabad, où Kipling travailla 18 mois à partir de 1887.  [ retour ]

19  Commandeur de l'Étoile de l'Inde, une décoration de grande valeur.  [ retour ]

20  Expression de mécanique issue du langage des machinistes de locomotives, désigne l'arrêt de la machine avec la bielle de liaison et la bielle du piston parfaitement alignées, ce qui fait qu'elle ne peut repartir, ni en avant, ni en arrière (voir .007 in The Day's Work, 1898).  [ retour ]

21  Désigne un paysan hindou (mot hindi issu de l'arabe ra'iyat, "un troupeau au pâturage".  [ retour ]

22  La rue centrale de Simla.  [ retour ]

23  Deutéronome 32 15.  [ retour ]

24  Tribu de montagnards imaginaires, au pied de l'Hymalaya.  [ retour ]

25  Résidence d'été du Lieutenant-Gouverneur du Bengale, dans l'Hymalaya, à 2100 m d'altitude.  [ retour ]

26  La frontière du nord-ouest entre l'Inde et l'Afghanistan, toujours agitée, est la scène de nombreuses histoires indiennes de Kipling.  [ retour ]

27  Canailles. D'après une locution arabe signifiant "fils de hors-la-loi".  [ retour ]

28  Voir Wressley of the Foreign Office in Plain Tales from the Hills.  [ retour ]

29  En français dans le texte.  [ retour ]

30  Élizabeth Barret Browning (1806-1861), poétesse anglaise, auteur d'Aurora Leigh.  [ retour ]


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