Le rickshaw fantôme
(The Phantom Rickshaw, 1888)

Table des matières
Mon histoire vraie de revenant
My Own True Ghost Story

Quand je traversai le désert ce fut ainsi...
Quand je traversai le désert.
La Cité de l'épouvantable Nuit [1].


Quelque part dans l'Autre Monde, où il y a des livres et des peintures et des pièces de théâtre et des vitrines de boutiques à regarder, et des milliers d'hommes qui passent leurs vies à accumuler ces quatre choses, vit un gentilhomme qui écrit de vraies histoires sur la véritable intimité des gens ; il s'appelle Walter Besant. Mais il persiste à traiter ses fantômes — dont il a fait la moitié de son œuvre — avec frivolité. Il fait parler ses voyeurs d'esprits familièrement, et, dans certains cas va jusqu'à les faire flirter outrageusement, avec les fantômes. Vous pouvez traiter n'importe quoi, d'un Vice-Roi à un journal indigène, avec frivolité, mais vous devez vous comporter avec révérence envers un fantôme, particulièrement s'il est Indien.

Il y a, dans ce pays, des fantômes qui prennent la forme de cadavres gras, froids et visqueux, et se cachent dans les arbres du bord de la route jusqu'à ce que passe un voyageur. Alors ils se laissent tomber sur son cou et y restent. Il y a aussi les terribles fantômes de femmes qui sont mortes en couches. Ceux-ci errent le long des chemins au crépuscule, ou se cachent dans les moissons auprès d'un village, et appellent avec séduction. Mais répondre à leurs appels c'est vouloir la mort dans ce monde et dans l'autre. Leurs pieds sont tournés à reculons, ce qui permet à tout homme de sang-froid de les reconnaître [2]. Il y a les fantômes de petits enfants qu'on a jetés dans des puits [3]. Ceux-ci hantent les margelles des puits et la lisière des jungles ; ils se lamentent sous les étoiles, ou attrapent les femmes par le poignet et les supplient de les prendre à bras et de les emporter. Ces derniers toutefois, comme les fantômes-cadavres, sont des articles purement nationaux et ne s'en prennent pas aux sahibs. Il n'existe aucun exemple authentique de fantôme indigène qui ait encore fait peur à un Anglais ; en revanche maint fantôme anglais a fait mourir de peur aussi bien des blancs que des noirs.

À peu près une station [4] sur deux possède son revenant. On dit qu'il y en a deux à Simla, sans compter la femme qui fait aller le soufflet au dâk-bungalow [5] de Syree, sur l'Ancienne Route [6] ; Mussorie a une maison hantée par un esprit très remuant ; on prétend qu'une Dame Blanche fait sa ronde de nuit autour d'une maison de Lahore ; Dalhousie affirme qu'une de ses maisons « répète » dans les soirs d'automne toutes les péripéties d'un affreux accident de cheval tombé dans un précipice. Murree possède un fantôme gai, et maintenant qu'elle a été ravagée par le choléra, elle aura de la place pour un triste ; il existe à Mian Mir [7] un quartier des officiers dont les portes s'ouvrent sans cause sensible, et dont le mobilier craque, affirme-t-on, non sous les ardeurs de juin, mais sous le poids des Invisibles qui vont se prélasser dans les fauteuils ; et il y a aussi quelque chose — autre que la fièvre — qui cloche, dans un important bungalow d'Allahabad. Les vieilles provinces, elles, fourmillent littéralement de maisons hantées, et mobilisent des armées de fantômes tout le long de leurs chemins principaux.

Quelques-uns des dâk-bungalows situés sur la Grande Route Centrale [8] ont dans leur enceinte de petits cimetières annexes — témoins des « hasards et vicissitudes de cette vie mortelle » au temps où l'on allait en diligence depuis Calcutta jusque dans le nord-ouest. Ces bungalows sont des lieux peu recommandables pour s'y arrêter. Ils sont généralement vétustes, toujours sales, et le khansamah [9] est aussi vieux que la maison. Ou bien il radote sénilement, ou bien il tombe dans les hébétudes prolongées de la vieillesse. Dans les deux cas il n'y a rien à en tirer. Si vous vous fâchez contre lui, il vous parle de quelque sahib mort et enterré depuis une trentaine d'années, et il ajoute que quand il était au service de ce sahib pas un khansamah de la province ne pouvait lui en remontrer. Après quoi il bredouille, se renfrogne, tremblote, tracasse parmi les plats, et vous regrettez votre emportement.

Dans ces dâk-bungalows, il y a toute chance de trouver des fantômes, et quand on les a trouvés on devrait en prendre note. Il n'y a pas longtemps encore je faisais profession de loger dans les dâk-bungalows. Je n'habitais jamais la même maison plus de trois jours consécutifs, et je commençais à bien connaître l'espèce. Je logeais dans ceux construits par le gouvernement, qui ont des murs de brique rouge et des plafonds à solives [10], un inventaire du mobilier placardé dans chaque chambre, et sur le seuil un serpent en colère pour vous souhaiter la bienvenue. Je logeais dans ceux « transformés » — vieilles maisons faisant office de dâk-bungalows — où rien n'est à sa vraie place et où il n'y a pas même un poulet pour dîner. Je logeais dans des palais de pacotille où le vent souffle à travers les ornements de marbre ajouré tout aussi désagréablement qu'à travers un carreau cassé. Je logeais dans des dak-bungalows où la dernière inscription sur le registre des voyageurs remonte à quinze mois, et où il a caressé la tête du gâte-sauce du plat de l'épée. J'eus la bonne fortune de rencontrer toutes sortes de gens, depuis des sobres missionnaires en voyage ou déserteurs enfuis de régiments britanniques, jusqu'à des chemineaux ivres qui lançaient des bouteilles de whisky à tous les passants ; et j'eus l'encore plus grande bonne fortune d'échapper à un procès de maternité. Voyant qu'une bonne portion des drames de notre vie par ici se joue dans les dâk-bungalows, je m'étonnai de n'y avoir pas rencontré de fantômes. À la vérité, un fantôme qui s'attarderait volontairement dans un dâk-bungalow serait fou ; mais tant d'hommes sont morts fous dans les dâk-bungalows qu'il doit y avoir un bon pourcentage de fantômes lunatiques.

En temps opportun je trouvai mon fantôme, ou pour mieux dire mes fantômes, car ils étaient deux. Jusqu'à cette heure, j'avais sympathisé avec la méthode de M. Besant pour les manipuler, comme dans « l'étrange cas de M. Lucraft et autres histoires ». J'étais maintenant dans l'opposition.

Nous appellerons ce bungalow de Katmal un dâk-bungalow. Mais cela c'était la plus petite partie de l'abomination. Un homme à la peau sensible n'a pas le droit de dormir dans un dâk-bungalow. Il doit se marier. Le dâk-bungalow de Katmal était vieux, vermoulu, et tombait en ruines. Le sol était de brique usée, les murs étaient graisseux, et les fenêtres presque opaques à force de saleté. Il se trouvait sur un chemin de traverse abondamment fréquenté par des auxiliaires sous-délégués de tout genre, depuis les Finances jusqu'aux Eaux et Forêts ; mais les vrais sahibs y étaient rares. Le khansamah, presque cassé en deux par le grand âge, le disait ainsi.

Quand j'y arrivai, il régnait sur la face du pays une pluie intermittente et capricieuse accompagnée d'un vent instable, dont chaque rafale faisait dans les rigides palmiers toddy [11] du dehors un bruit pareil au cliquetis d'ossements desséchés. Le khansamah perdit complètement la tête à mon arrivée. Il avait servi un sahib jadis. Connaissais-je ce sahib ? Il me nomma un personnage notoire, enterré depuis plus d'un quart de siècle, et me montra un vieux daguerréotype [12] de ce personnage dans sa jeunesse préhistorique. Un mois auparavant j'avais vu en tête d'un volume de ses mémoires une eau-forte le représentant, et je me sentis vieux au delà de toute expression.

Le jour tomba, et le khansamah alla me préparer de la nourriture. Il ne recourut même pas à la feinte de l'appeler « khana » (aliment humain). Il dit « ratub », ce qui signifie, entre autres, « pitance » (pâtée pour chiens). Il ne mit pas d'intention injurieuse dans le choix de ce terme. Il avait, je pense, oublié l'autre mot.

Tandis qu'il découpait la chair des animaux sacrifiés, je m'installai, non sans avoir tout d'abord exploré le dâk-bungalow. Celui-ci comportait trois chambres, outre la mienne qui était une pièce d'angle, toutes donnant l'une dans l'autre par de crasseuses portes blanches que fixaient de longues barres de fer. Le bungalow était d'une construction fort solide, mais les cloisons de séparation des chambres étaient à peu près minces comme du carton. Une malle remuée ou cognée faisait écho de ma chambre jusque dans les trois autres, et les murs lointains répercutaient chaque bruit de pas. Pour cette raison je fermai ma porte. Il n'y avait pas de lampes, rien que des bougies dans de longs étuis de verre. Un « crachet » à huile [13] ornait la salle de bain.

Au point de vue de la misère lugubre et sans mélange, ce dâk-bungalow était le pire de tous ceux où j'avais mis le pied. Il ne possédait pas de cheminée, et les fenêtres n'ouvraient pas, ce qui rendait l'usage du brasero impossible. La pluie et le vent battaient et dégoulinaient, gémissant autour de la maison, et les palmiers s'agitaient à grand bruit. Une demi-douzaine de chacals traversèrent le compound [14] en hurlant, et une hyène arrêtée à bonne distance les regarda en ricanant. Une hyène convaincrait un Sadducéen [15] de la résurrection des morts — de la pire espèce de morts. Puis arriva le « ratub », un plat bizarre, de composition mi-indigène et mi-anglaise. Debout derrière ma chaise, le vieux khansamah me débitait des histoires d'Anglais morts et disparus, et la flamme des bougies agitée par le vent jouait un cache-cache d'ombres avec le lit et les rideaux de la moustiquaire. C'était bien là un dîner et une soirée propres à vous faire passer en revue tous vos péchés anciens et tous ceux que vous avez l'intention de commettre si vous vivez.

Le sommeil, pour plusieurs centaines de motifs, n'était guère aisé. Le lampion de la salle de bain projetait dans la chambre les ombres les plus incongrues, et le vent commençait à dire des insanités.

Mes raisonnements s'embrouillaient, dans la pesanteur de la digestion, lorsque soudain j'entendis le rituel « Prenons-le-et-posons-le » grogné dans le compound par des porteurs de doolie [16]. D'abord un doolie entra, puis un second, et un troisième. J'entendis le coup sourd des doolies déchargés sur le sol, et le volet extérieur de ma porte fut secoué.

« Voilà quelqu'un qui essaye d'entrer, » me dis-je. Mais personne ne parla, et je me persuadai que ce n'était qu'une rafale. Le volet de la chambre voisine de la mienne fut attaqué, repoussé, et la porte intérieure s'ouvrit. « C'est quelque auxiliaire sous-délégué, me dis-je, et il a amené ses amis avec lui. Et maintenant ils vont causer, cracher et fumer pendant une heure ».

Mais on n'entendait ni voix ni bruit de pas. Personne ne déposa son bagage dans la chambre voisine. La porte se referma, et je remerciai la Providence de ce qu'on me laisserait en paix. Mais j'étais curieux de savoir où étaient passés les doolies. Je quittai mon lit et scrutai les ténèbres. Il n'y avait pas trace de doolies. À l'instant où je me recouchais, je perçus dans la pièce voisine un bruit auquel nul homme dans son bon sens ne peut absolument se méprendre : le roulement caractéristique d'une bille de billard sur toute la longueur du tapis, quand le joueur joue pour attaquer. Nul autre bruit ne ressemble à celui-là. Une minute plus tard il y eut un autre roulement, et je me remis au lit. Je n'avais pas peur — non, je n'avais pas peur. J'étais seulement très curieux de savoir ce qu'étaient devenus les doolies. C'est pour cette raison que je m'enfonçai sous mes couvertures.

Au bout d'une minute j'entendis le double claquement d'un carambolage, et mes cheveux se hérissèrent. C'est une erreur de dire que les cheveux se dressent. La peau du crâne se contracte, et on sent un léger picotement passer sur tout le cuir chevelu. Ce sont les cheveux qui se hérissent.

Il y eut un roulement et un claquement, et ces deux bruits ne pouvaient provenir que d'un seul objet : une bille de billard. Je discutai la chose tout au long en moi-même, et plus ma discussion se prolongeait, moins il me paraissait probable qu'un lit, une table et deux chaises — constituant tout le mobilier de la chambre voisine de la mienne — pussent si exactement simuler les bruits d'une partie de billard. Après un autre carambolage, un carambolage à trois bandes, à en juger par le roulement, je cessai de discuter. J'avais trouvé mon fantôme et aurais donné tout au monde pour m'échapper de ce dâk-bungalow. J'écoutai, et à mesure que je tendais l'oreille, le jeu devenait plus net.

Coup sur coup roulements et claquements se succédaient. Parfois, après un double claquement venait un roulement, puis encore un claquement. Sans le moindre doute, des gens jouaient au billard dans la chambre voisine. Et la chambre voisine était trop petite pour contenir un billard !

Dans les intervalles du vent j'entendais le jeu continuer, un coup après l'autre. Je m'efforçai de croire que je n'entendais pas de voix ; mais cette tentative fut vaine.

Connaissez-vous la peur ? non la vulgaire peur de l'insulte, de la blessure ou de la mort, mais la peur abjecte et palpitante de quelque chose que vous ne pouvez voir, la peur qui dessèche le dedans de la bouche et le haut du gosier, la peur qui vous rend moites les paumes des mains, et vous force à déglutir pour maintenir la luette en action ? C'est là une fameuse peur, une grande couardise, et il faut l'avoir connue pour l'apprécier. L'improbabilité même qu'un billard se trouvât dans un dâk-bungalow prouvait la réalité de la chose. Aucun homme, ivre ou de sang-froid, n'irait imaginer une partie de billard ou inventer le claquement crachant d'un carambolage serré.

Un strict régime de dâh-bungalow a ce désavantage, c'est qu'il provoque une infinie crédulité. Si on dit à un vieil habitué de dâk-bungalow : « Il y a un cadavre dans la chambre voisine, et il y a dans la suivante une folle, et la femme et l'homme montés sur ce chameau viennent de s'enfuir d'un endroit éloigné de soixante milles », l'auditeur ne peut refuser de le croire, car il sait que rien n'est trop absurde, trop grotesque ou trop horrible pour arriver dans un dâk-bungalow.

Cette crédulité, malheureusement, s'étend aux fantômes. Un individu raisonnable sorti depuis peu de sa demeure propre, se serait contenté de se tourner sur l'autre flanc et de s'endormir. Tel ne fut pas mon cas. Aussi vrai que je me vis abandonné comme une triste charogne par les régiments d'insectes du lit parce que la masse de mon sang refluait à mon cœur, aussi vrai j'entendis chaque coup d'une longue partie de billard jouée dans la chambre sonore derrière la porte à barre de fer. Ma crainte dominante était que les joueurs n'eussent besoin d'un marqueur. C'était là une crainte ridicule : des êtres capables de jouer dans le noir sont au-dessus de telles superfluités. Je sais seulement que c'était là ma terreur, et qu'elle était réelle.

Au bout d'un très long espace de temps, la partie cessa, et la porte claqua. Je m'endormis parce que j'étais mortellement fatigué. Sinon j'aurais préféré rester éveillé. Pour tous les trésors de l'Asie je n'aurais ôté la barre de porte et scruté l'obscurité de la chambre voisine.

Le matin venu, l'estimai que j'avais agi comme il faut et avec sagesse, et m'informai des moyens de départ.

— À propos, khansamah, dis-je, qu'est-ce que ces trois doolies faisaient dans mon compound la nuit dernière ?

— Il n'y avait pas de doolies, me répondit le khansamah.

Je pénétrai dans la chambre voisine, où le jour entrait à flots par la porte ouverte. J'étais énormément brave. J'aurais à cette heure joué une Boule Noire [17] avec le propriétaire du Grand Billard Noir par là-bas en dessous [18].

— Est-ce que ceci a toujours été un dâk-bungalow ? demandai-je.

— Non, répondit le khansamah. Il y a dix ou vingt ans, je ne sais plus au juste, c'était une salle de billard.

— Une quoi ?

— Une salle de billard pour les sahibs qui construisaient le chemin de fer. J'étais alors khansamah dans la grande maison où logeaient tous les sahibs du chemin de fer, et je traversais souvent pour servir du brandy-shrab [19]. Ces trois chambres n'en faisaient qu'une, et contenaient un grand billard, sur lequel les sahibs jouaient chaque soir. Mais les sahibs sont tous morts à présent, et le chemin de fer va, dites-vous, presque jusqu'à Kaboul.

— Vous rappelez-vous quelque chose des sahibs ?

— C'est bien loin, mais je me rappelle qu'un sahib, un gros homme toujours en colère, jouait ici un soir et qu'il me dit : « Mangal khan, brandy-pani do [20] », et j'emplis son verre, et il se pencha sur le billard pour jouer, et sa tête s'abaissa plus bas et encore plus bas, jusqu'à heurter le tapis, et ses lunettes tombèrent, et quand nous, les sahibs et moi, nous accourûmes pour le relever, il était mort. J'aidai à l'emporter hors de la maison. Aha, c'était un sahib vigoureux ! Mais il est mort, et moi, le vieux Mangal khan, je suis encore vivant, avec votre permission.

Je n'en demandai pas davantage Je tenais mon revenant — un article de première main, avec toutes garanties. J'allais écrire à la Société des Recherches Psychiques, j'allais sidérer l'Empire avec la nouvelle ! Mais j'allais aussi, tout d'abord, mettre avant la tombée de la nuit quatre-vingt miles de terres labourables dûment cadastrées entre moi et ce dâk-bungalow. La Société n'aurait qu'à envoyer son agent régulier plus tard pour l'enquête.

Je regagnai ma chambre, et quand j'eus pris en note les détails du cas, me disposai à faire mes bagages. Tout en fumant j'entendis le jeu recommencer — par une fausse-queue, car le roulement fut court.

La porte était ouverte, ce qui me permettait de voir dans la chambre. Clac ! clac ! Un carambolage. Je pénétrai dans la chambre sans crainte, car il y avait du soleil dedans, et dehors une forte brise. Le jeu invisible continuait à une allure vertigineuse. Et il le pouvait certes bien, car un infatigable petit rat courait de long en large à l'intérieur de la crasseuse toile de plafond, et un morceau du châssis disjoint, qui battait à la brise, faisait cinquante séries de carambolages contre le verrou de la fenêtre.

Impossible de se méprendre au bruit des billes de billard !

Impossible de se méprendre au roulement d'une bille sur le tapis !

Mais j'avais droit à l'indulgence. Même après la révélation, il me suffisait de fermer les yeux, et le bruit ressemblait étonnamment à celui d'une partie rapide.

Le fidèle compagnon de mes peines, mon serviteur Kadir Baksh, entra, fort en colère.

« Ce bungalow est très mauvais et de basse caste ! Rien d'étonnant à ce que votre Honneur ait été dérangé et en porte les marques. Trois équipes de porteurs de doolies sont venues au bungalow tard dans la nuit pendant que je dormais au dehors, et ils ont dit qu'ils avaient l'habitude de coucher dans les chambres réservées pour les Anglais. Le khansamah est donc sans foi ? Ils essayèrent d'entrer, mais je leur ordonnai de partir. Rien d'étonnant, si ces Ooryas [21] ont passé par ici, à ce que votre Honneur soit cruellement marqué. C'est une honte, et le fait d'un triste personnage ».

Kadir Baksh ne me disait pas tout. Il avait perçu d'avance de chaque équipe deux annas pour la location et puis, hors de portée de mon oreille, avait battu les hommes avec ce gros parapluie vert dont je n'avais encore pu deviner l'usage. Mais Kadir Baksh n'a aucune notion de morale.

Suivit un entretien avec le khansamah. Mais comme il perdit tout de suite la tête, mon irritation fit place à de la pitié, et la pitié mena à une longue causerie, au cours de laquelle il situa la mort tragique du gros ingénieur sahib en trois lieux différents — dont deux à cinquante milles de là. À la troisième reprise, ce fut à Calcutta, et cette fois c'est en conduisant un dog-cart que le sahib était mort.

Pour peu que je l'eusse encouragé, le khansamah aurait promené le cadavre à travers tout le Bengale.

Je ne partis pas aussi tôt que je l'avais projeté. Je restai pour la nuit, cependant que le vent, le rat, le châssis et le verrou de fenêtre jouaient un trépidant « en 150 points ». Puis le vent tomba et le jeu de billard s'arrêta, et je compris que j'avais perdu ma seule histoire de revenant authentique et estampillée.

Si je m'étais arrêté en temps voulu, j'aurais pu en faire quelque chose.

Ce fut là, entre toutes, ma plus amère pensée !



Notes.

1  James Thomson (1834-1882).  [ retour ]

2  Ce fantôme est le churel. Voir Kim, chapitre 8, le mauvais rêve simulé pour s'échapper du dortoir.  [ retour ]

3  Voir Petit Tobrah dans Au hasard de la vie (Life's Handicap).  [ retour ]

4  Dans ce contexte, quartier où sont regroupées les habitations des Anglais et de leurs familles.  [ retour ]

5  Ou rest-house. Maison du voyageur, que l'on trouve dans tous les villages de l'Inde. Le dâk-bungalow se compose en général d'un simple rez-de-chaussée, avec trois ou quatre pièces blanchies à la chaux.  [ retour ]

6  Sheeri (district de Baramulla), station sur l'ancienne route du Cachemire, à 60 km au nord de Srinagar.  [ retour ]

7  Grand cantonnement militaire à cinq miles de Lahore (Bengale).  [ retour ]

8  The Grand Trunk Road (voir Kim), la grande route transcontinentale qui traverse l'Inde d'est en ouest, reliant Calcutta à Peshawar.  [ retour ]

9  Du persan khänsänäm, serviteur attaché à la maison, sorte d'aubergiste.  [ retour ]

10  Au lieu de l'habituel tissu, voir Le retour d'Imray, in Au hasard de la vie (Life's Handicap).  [ retour ]

11  La sève de cette variété de palmiers fournit une boisson alcoolisée et intoxicante.  [ retour ]

12  Une forme primitive de photographie inventée par Louis Jacques Mandé Daguerre (1789-1851).  [ retour ]

13  Lampe à huile métallique à mèche plate (déformation de creuset) utilisée jusqu'au 19ème siècle. Kipling n'utilise pas ce mot mais oil wick, sensiblement équivalent.  [ retour ]

14  Enceinte d'un bungalow.  [ retour ]

15  Membre de l'une des trois sectes juives (à l'époque de Jésus-Christ), qui ne croient pas à la résurrection des corps.  [ retour ]

16  Palanquin, ou civière, porté par deux ou quatre hommes, utilisé comme ambulance dans l'armée des Indes.  [ retour ]

17  En anglais Black Pool, jeu de billard à plusieurs où une boule noire est utilisée avec les autres couleurs.  [ retour ]

18  Métaphore pour le Diable.  [ retour ]

19  Brandy et glace pilée.  [ retour ]

20  En hindi : Apporte du brandy à l'eau.  [ retour ]

21  Hindous de basse caste, originaires de la province d'Orissa.  [ retour ]


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