Le rickshaw fantôme (The Phantom Rickshaw, 1888)
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Le rickshaw fantôme
The Phantom Rickshaw
Que nul mauvais rêve ne trouble mon sommeil,
Que ne me harcèlent les puissances des ténèbres.
Hymne du soir.
L'un des rares avantages que l'Inde possède sur l'Angleterre est une grande « connaissabilité ». Après cinq ans de service, vous êtes en relations directes ou indirectes avec les deux ou trois cents civils de votre province, avec tous les mess de dix ou douze régiments ou batteries, et avec quelque quinze cents autres personnes de la caste non officielle. Dans dix ans vos connaissances auront doublé de nombre, et au bout de vingt ans vous connaîtrez, au moins par ouï-dire, tous les Anglais de l'Empire, et vous pourrez voyager partout sans payer de frais d'hôtel. Les globe-trotters, qui comptent sur l'hospitalité comme sur un droit, ont, à mon souvenir déjà, émoussé cette cordialité. Aujourd'hui encore, néanmoins, si vous appartenez à la bonne société, et si vous n'êtes ni un ours ni une brebis galeuse, toutes les maisons vous sont ouvertes, et notre petit monde vous prodigue l'amabilité et l'obligeance. Rickett, de Kamartha, s'était arrêté, voici quinze ans, chez Polder, de Kumaon. Il n'avait l'intention de rester que deux nuits, mais il fut terrassé par une fièvre rhumatismale, et pendant six semaines il désorganisa les habitudes de Polder, empêcha le travail de Polder, et faillit mourir dans le lit de Polder. Polder se comporte comme s'il avait gardé à Rickett une reconnaissance éternelle, et chaque année il envoie en cadeau aux petits Rickett une boîte de jouets. Il en va de même partout : des hommes qui ne prennent pas la peine de vous dissimuler leur opinion que vous êtes un âne d'incompétence, et des femmes qui salissent votre réputation et interprètent mal les divertissements de votre épouse, se mettront en quatre pour vous si vous tombez malade ou s'il vous arrive des ennuis sérieux. Le docteur Heatherlegh, en sus de sa clientèle régulière, tenait pour son propre compte une clinique, une installation de cabanons libres pour incurables, comme disait un de ses amis, mais c'était en réalité une sorte d'atelier de radoubage pour esquifs endommagés par la tempête. Le temps est souvent accablant, dans l'Inde, et comme la proportion des bons travailleurs ne dépasse jamais un nombre déterminé, et que la seule licence qu'on leur accorde est l'autorisation de faire des heures de travail supplémentaires sans qu'on leur en sache gré, il arrive que des cervelles déraillent et deviennent aussi confuses que les métaphores de la présente phrase. Heatherlegh est le meilleur docteur qui fut jamais et son ordonnance immuable à tous ses patients est : « Couchez-vous à plat, marchez lentement, et tenez-vous au frais. » À son dire, le surmenage abat plus d'hommes que ne le justifie l'importance de ce monde-ci. Il soutient que c'est le surmenage qui a tué Pansay, lequel mourut entre ses mains voici environ trois ans. Il a certes le droit de parler avec autorité, et il se moque de moi quand j'émets l'hypothèse que Pansay avait au cerveau une fêlure, par où s'introduisit une parcelle du Royaume des Ténèbres, laquelle entraîna sa mort. « Pansay a lâché la rampe, dit Heatherlegh, après le coup de fouet d'un congé prolongé en Angleterre. Qu'il se soit conduit ou non comme un goujat envers Mme Keith-Wessington, c'est son affaire. Quant à moi, je pense que le travail de la colonie de Katabundi lui a cassé les jambes et qu'il s'est mis à rêver et à se faire des montagnes d'un banal flirt de paquebot. Il était indubitablement fiancé à Mlle Mannering et elle a indubitablement rompu l'engagement. Puis il a pris un air de fièvre et toute cette insanité de fantômes s'est développée. Le surmenage a provoqué et entretenu le mal qui l'a tué, le pauvre diable. À porter au compte du Système : un homme pour faire l'ouvrage de deux et demi ». Je ne suis pas de cet avis-là. Il m'arrivait parfois de rester auprès de Pansay quand Heatherlegh était appelé chez des malades, et que je me trouvais là. Cet homme me rendait très malheureux en décrivant d'une voix basse et monotone le cortège qui défilait sans cesse au pied de son lit. Il avait la virtuosité de langage d'un malade. Quand il se rétablit, je lui suggérai de consigner par écrit toute l'histoire, sachant que cette rédaction lui soulagerait l'esprit. Quand ils ont entendu un vilain mot nouveau, les petits garçons n'ont plus de cesse qu'ils ne l'aient charbonné sur un mur. Et cela aussi est littérature. Ce fut en pleine fièvre qu'il écrivit, et le truculent style de revue qu'il adopta ne contribua guère à le calmer. Deux mois plus tard il fut déclaré apte à reprendre ses fonctions, mais, nonobstant le fait qu'on avait de lui un besoin urgent pour aider une commission trop peu nombreuse à combler son déficit, il préféra mourir, jurant à la fin qu'il était harcelé par le cauchemar. Il m'a donné son manuscrit avant sa mort, et voici sa version de l'affaire, en date de 1885. Mon docteur me dit que j'ai besoin de repos et de changement d'air. Il y a des chances pour que j'obtienne les deux avant longtemps un repos que jamais ne troubleront ni le messager en veste rouge ni le canon de midi, et un changement d'air bien supérieur à celui que peut me donner un paquebot à destination de l'Angleterre. En attendant, je suis décidé à rester où je suis ; et, au mépris absolu des ordres de la Faculté, à mettre tout le monde dans ma confidence. Vous apprendrez par vous-même la nature exacte de ma maladie, et vous jugerez aussi par vous-même si un homme né d'une femme sur cette triste terre a jamais subi tourments comparables aux miens. Étant donné que je parle à cette heure comme pourrait le faire un condamné à mort avant que ne se déclanche la trappe fatale, mon histoire, toute fantastique et hideusement invraisemblable qu'elle paraisse, requiert au moins l'attention. Qu'elle rencontre jamais créance, je ne le crois pas un instant. Il y a deux mois j'aurais conspué comme ivre ou fou quiconque eût osé me conter la pareille. Il y a deux mois, j'étais l'homme le plus heureux de l'Inde. À présent, depuis Peshawer jusqu'à la mer il n'y a personne de plus infortuné. Mon docteur et moi nous sommes les seuls à le savoir. Son explication est que mon cerveau, ma digestion et ma vue sont tous trois légèrement dérangés, ce qui donne naissance à mes fréquentes et tenaces « illusions ». Des illusions, en vérité ! Je le traite d'imbécile ; mais il me soigne toujours avec le même invariable sourire, la même onction professionnelle de gestes, les mêmes favoris roux proprement taillés ; et à la longue je finis par croire que je suis un valétudinaire ingrat et irritable. Mais vous allez en juger par vous-même. Il y a trois ans j'eus la bonne fortune ou plutôt la grande infortune de faire la traversée de Gravesend à Bombay, au retour d'un long congé, avec une oertaine Agnès Keith-Wessington, femme d'un officier cantonné du côté de Bombay. Il ne vous importe aucunement de savoir quel genre de femme c'était. Sachez seulement que, bien avant la fin du voyage, elle et moi nous étions tous les deux désespérément et follement amoureux l'un de l'autre. Dieu sait si je puis à cette heure l'affirmer sans la moindre parcelle de vanité. Dans les affaires de ce genre il y en a toujours un qui donne et l'un qui reçoit. Dès le premier jour de notre funeste liaison, je sentis que la passion d'Agnès était un sentiment plus fort, plus tyrannique, et si je puis employer le mot plus pur que le mien. S'en rendit-elle compte alors, je ne sais. Mais par la suite cela ne devint que trop douloureusement clair pour tous les deux. Arrivés à Bombay, au début de l'année, nous suivîmes nos voies respectives, sans nous retrouver des trois ou quatre mois suivants, au bout desquels mon congé d'une part et son amour de l'autre nous amenèrent à Simla tous les deux. C'est là que nous passâmes la saison ensemble, c'est là que mon feu de paille se consuma et s'éteignit misérablement vers la fin de l'année. Je ne tentai pas de dissimuler. Je ne fis rien pour me justifier. Mme Wessington avait sacrifié beaucoup pour moi, et elle était prête à sacrifier tout. De ma propre bouche, en août 1882, elle apprit que j'étais dégoûté de sa présence, fatigué de sa compagnie et excédé du son de sa voix. Quatre-vingt-dix-neuf femmes sur cent se seraient détachées de moi en me sachant détaché d'elles ; et sur celles-là, soixante-quinze se seraient bientôt vengées par un flirt actif et indiscret avec d'autres hommes. Mme Wessington fut la centième. Ni mon aversion ouvertement exprimée, ni les duretés dont j'assaisonnais nos entretiens n'obtinrent le moindre effet. Jack, mon aimé ! tel était son sempiternel et unique refrain. Je suis sûre que tout cela n'est qu'un malentendu... un affreux malentendu ; et nous nous retrouverons bons amis un jour. Je t'en prie, Jack, mon chéri, pardonne-moi. C'était moi le coupable, et je le savais. De le savoir, cela changeait ma pitié en un endurcissement passif, et à l'occasion, en une haine aveugle le même penchant, j'imagine, qui pousse un homme à piétiner férocement l'araignée qu'il n'a pas réussi à tuer tout à fait. La saison de 1882 prit fin, et j'emportai cette haine dans mon sein. L'année suivante, nous nous retrouvâmes encore à Simla, elle avec son visage fastidieux et ses timides essais de réconciliation, et moi avec la nausée d'elle dans toutes les fibres de mon être. À diverses reprises je ne pus éviter de la rencontrer seul à seule, et à chaque fois ses paroles furent identiquement les mêmes. Toujours l'extravagante lamentation que tout cela était un « malentendu » et toujours l'espoir qu'un jour nous « redeviendrions bons amis ». Eussé-je consenti à la regarder, j'aurais vu que cet espoir seul la maintenait en vie. Elle devenait de mois en mois plus frêle et diaphane. Vous admettrez avec moi, en tout cas, qu'elle eût fait perdre patience à un ange par cette conduite importune, puérile, indigne d'une femme. Je soutiens qu'elle était fort blâmable. Et pourtant quelquefois, dans mes sombres nuits d'insomnie dévorées de fièvre, il m'arrive de croire que j'aurais pu lui montrer un peu plus d'indulgence. Mais cela en vérité est une « illusion ». Je ne pouvais continuer à simuler pour elle un amour que je n'avais plus. Dites, le pouvais-je ? C'eût été déloyal envers tous les deux. L'an dernier nous nous retrouvâmes encore, dans les mêmes termes que précédemment. Aux mêmes mornes prières je répliquais par les mêmes réponses tranchantes. À la fin je voulus lui faire voir à quel point étaient maladroites et vaines ses tentatives pour renouer nos anciennes relations. Comme la saison s'avançait, nos entrevues s'espacèrent, c'est-à-dire qu'il devint difficile pour elle de me rencontrer, car j'avais à m'occuper d'autres intérêts plus captivants. Lorsque j'y repense à loisir dans ma chambre de malade, je revois la saison de 1884 comme un trouble cauchemar où la lumière et l'ombre se mêlaient fantastiquement. Je revois ma cour à la petite Kitty Mannering, mes espérances, mes doutes, mes craintes ; nos longues promenades à cheval, mon timide aveu d'amour, sa réponse ; et de temps à autre l'apparition d'une face blême entrevue au passage dans le rickshaw aux livrées noir et blanc que j'avais autrefois guetté si impatiemment ; le salut de la main gantée de Mme Keith-Wessington ; et quand elle me retrouvait seule à seul, ce qui n'arrivait que rarement, la fastidieuse monotonie de sa prière. J'aimais Kitty Mannering ; sincèrement, de tout mon coeur, je l'aimais, et en même temps que mon amour pour elle, croissait ma haine envers Agnès. En août, Kitty et moi nous nous fiançâmes. Le lendemain je rencontrai ces maudits jhampanies [1] « pie » par derrière Jakko, et poussé par un sentiment de pitié, m'arrêtai pour avouer tout à Mme Wessington. Elle savait déjà. Oui, j'ai appris que tu étais fiancé, mon Jack chéri. » Puis, sans la moindre transition : « Je suis sûre que tout cela n'est qu'un malentendu, un affreux malentendu. Nous redeviendrons bons amis un jour, Jack, comme nous l'avons toujours été. Ma réponse eût fait reculer même un homme. Elle fouailla comme un coup de cravache la femme mourante que j'avais devant moi. Pardonne-moi, je t'en prie, Jack ; je n'avais pas l'intention de te fâcher ; mais c'est vrai quand même, c'est vrai. Et Mme Wessington acheva de s'affaisser. Je m'éloignai et la laissai poursuivre sa promenade en paix, tout en sentant, mais rien que quelques secondes, que je venais de commettre une vile et inqualifiable lâcheté. Je regardai en arrière, et vis qu'elle avait fait tourner son rickshaw, dans l'intention probable de me rejoindre. Cette scène et le paysage qui l'entourait restent photographiés dans ma mémoire. Le ciel rayé de pluie, nous étions à la fin de la saison humide, les pins ruisselants et mornes, la route boueuse, et les sombres falaises taillées à coups de mine, faisaient un fond lugubre sur lequel se détachaient en relief la livrée noir et blanc des jhampanies, le rickshaw aux panneaux jaunes et la blonde tête accablée de Mme Wessington. Elle tenait son mouchoir dans sa main gauche et s'abandonnait épuisée parmi les coussins du rickshaw. Je détournai mon cheval dans un sentier proche du réservoir de Sanjowlie, et pris littéralement la fuite. Une fois je crus entendre un faible appel : « Jack ! » Ce devait être l'imagination. Je ne m'arrêtai pas pour le vérifier. Dix minutes plus tard je rencontrais Kitty à cheval, et dans la joie d'une longue promenade avec elle, perdis tout souvenir de l'entrevue. La semaine suivante, Mme Wessington mourut, ce qui me délivra de l'indicible fardeau de son existence. Je m'en retournai dans la Plaine, parfaitement heureux. Avant que trois mois se fussent écoulés, j'avais oublié tout ce qui la concernait ; parfois seulement la découverte de quelqu'une de ses anciennes lettres me rappelait désagréablement nos relations passées. En janvier je recherchai parmi le désordre de mes affaires les restes de notre correspondance, que je brûlai. Au début d'avril de la présente année 1885, je me retrouvais encore une fois à Simla une Simla quasi déserte et j'étais plongé en des causeries et des promenades d'amoureux avec Kitty. Il fut décidé que nous nous marierions à la fin de juin. Vous voyez donc qu'aimant Kitty à ce point, je n'exagère pas en disant que je fus, à cette époque, le mortel des Indes le plus heureux. Une quinzaine délicieuse se passa, durant laquelle je ne m'apercevais plus de la fuite des jours. Puis, rappelé au sentiment de ce qui est de rigueur parmi les mortels placés dans ma situation, je fis voir à Kitty qu'une bague de fiançailles était le symbole apparent et visible de sa dignité de jeune fille promise en mariage, et qu'elle devait par conséquent venir avec moi chez Hamilton pour se faire prendre la mesure. Jusqu'à ce moment-là, je vous en donne ma parole, nous avions totalement oublié un détail aussi vulgaire. Nous allâmes donc chez Hamilton, le 15 avril 1885. Rappelez-vous encore que le docteur dise le contraire que j'étais alors en parfaite santé, jouissant de la plénitude de mes facultés et d'une tranquillité d'âme absolue. Accompagné de Kitty je pénétrai dans le magasin de Hamilton, et là, sans souci de la régularité des choses, je pris la mesure à Kitty pour la bague, sous les yeux ironiques de l'employé. La bague était un saphir avec deux diamants. Puis nous nous éloignâmes à cheval, descendant la pente qui mène au pont Combermere et au restaurant Peliti. Tandis que mon gallois posait le pied avec délicatesse parmi les éclats de schiste, et que Kitty riait et bavardait à mon côté, pendant que tout Simla, ou du moins ce qu'il en était déjà arrivé des plaines, se trouvait rassemblé dans la salle de lecture et dans la verandah du Peliti, je me rendis compte que quelqu'un, apparemment d'une grande distance, m'appelait par mon petit nom. Cette voix me frappa comme déjà entendue, mais où et quand, je ne pus tout d'abord le préciser. Dans la brève durée nécessaire à parcourir la route entre l'allée du magasin Hamilton et la première planche du pont Combermere, je passai en revue la demi-douzaine de gens capables de commettre une telle incongruité, et crus même un instant qu'il s'agissait d'un simple bourdonnement d'oreilles. Juste en face du Peliti, un spectacle arrêta mon regard ; c'étaient quatre jhampanies en livrée « pie », tirant un piètre rickshaw de bazar à panneaux jaunes. À la seconde, avec un sentiment d'irritation et de dégoût, mon esprit se reporta à la saison précédente et à Mme Wessington. N'était-ce pas assez que cette femme fût morte et enterrée, sans que ses serviteurs en noir et blanc dussent me réapparaître pour gâter ce jour de bonheur ? Quel que fût celui qui les employait désormais, je résolus d'aller le trouver et de lui demander comme un service personnel de changer la livrée de ses jhampanies. Au besoin je louerais moi-même ces hommes et leur rachèterais leurs vêtements pour ne plus les leur voir sur le dos. Il est impossible de dire ici quel flot de souvenirs haïssables évoquait en moi leur présence. Kitty, m'écriai-je, voilà revenus encore les jhampanies de la pauvre Mme Wessington ! Je me demande à qui ils sont maintenant. Kitty avait quelque peu connu Mme Wessington la saison précédente, et s'était toujours intéressée à cette femme maladive. Comment ? Où cela ? demanda-t-elle. Je ne les vois nulle part. Comme elle parlait, son cheval, dans un écart pour éviter une mule chargée, se jeta en plein dans le passage du rickshaw qui s'avançait. J'eus à peine le temps de pousser un cri d'alarme ; à mon horreur indicible, cheval et cavalière passèrent au travers des hommes et de la voiture comme si ces derniers eussent été impondérables. Que vous arrive-t-il, Jack ? s'écria Kitty. A propos de quoi avez-vous poussé ce cri ridicule ? Si je suis fiancée, je ne veux pas que toute la création en soit informée. Il y avait toute la place disponible entre la mule et la verandah ; et si vous croyez que je ne sais pas monter à cheval, vous allez voir ! Là-dessus Kitty, relevant sa petite tête volontaire, partit au galop dans la direction du kiosque à musique, comptant bien, comme elle me l'avoua plus tard, que je la suivrais. Que m'arrivait-il ? Presque rien. Ou bien j'étais ivre ou fou, ou bien Simla était hantée des démons. Je retins mon bidet indocile et lui fis faire volte-face. Le rickshaw également avait tourné, et se trouvait alors juste en face de moi, contre le parapet gauche du pont Combermere. Jack ! Jack, chéri ! » (Cette fois il n'y avait plus à s'y méprendre : les mots résonnaient dans mon crâne comme si on me les cornait aux oreilles.) « C'est un affreux malentendu, j'en suis sûre. Je t'en prie, Jack, pardonne-moi et redevenons amis. La capote du rickshaw s'était rabattue en arrière, et à l'intérieur, aussi vrai que j'attends et appelle chaque jour cette mort que je redoute la nuit, se tenait Mme Keith-Wessington, le mouchoir à la main, et sa blonde tête penchée sur sa poitrine. Combien de temps je restai immobile à la regarder, je l'ignore. À la fin, je fus rappelé à moi par mon sais [2] qui prenait la bride du gallois et me demandait si je me trouvais indisposé. De l'horrible au grotesque il n'y a qu'un pas. Je dégringolai de ma monture et m'élançai, prêt à défaillir, dans le restaurant Peliti, pour absorber un verre de cherry-brandy. Il y avait là, réunis autour des tables de café, deux ou trois couples qui s'entretenaient des potins du jour. Leurs banalités furent plus réconfortantes pour moi en cet instant que ne l'auraient été les secours de la religion. Je me mêlai d'emblée à la conversation, bavardai, ris, plaisantai, le tout avec un visage car je l'entrevis dans une glace aussi blême et décomposé que celui d'un cadavre. Trois ou quatre messieurs remarquèrent mon état, et l'attribuant sans aucun doute aux suites de libations trop nombreuses, tentèrent charitablement de m'entraîner à l'écart des autres oisifs. Mais je refusai de me laisser emmener. J'avais besoin de la société de mes semblables, tout comme un enfant qui fait irruption au milieu d'un grand dîner parce qu'il a eu peur dans la nuit. Je bavardais peut-être depuis une dizaine de minutes, qui me parurent d'ailleurs une éternité, lorsque j'entendis au dehors la voix claire de Kitty qui s'informait de moi. Un instant plus tard elle entrait dans le café, disposée à me tancer d'importance pour avoir manqué si notoirement à mes devoirs. L'aspect de mon visage l'arrêta. Hé quoi, Jack, s'écria-t-elle, qu'avez-vous donc fait ? Que vous est-il arrivé ? Êtes-vous indisposé ? » Ainsi acculé à un mensonge flagrant, je lui répondis que le soleil m'avait fait mal. Or, il était près de cinq heures, en avril, par un après-midi nuageux, et le soleil n'avait point paru de tout le jour. Ma phrase n'était pas achevée que je reconnus ma bévue, tentai de la rattraper, barbotai misérablement, et suivis Kitty qui sortait, en une fureur magnifique, sous les sourires de mes connaissances. Je m'excusai tant bien que mal, et comme je me sentais faible, piquai des deux vers mon hôtel, laissant Kitty achever seule sa promenade. Une fois dans ma chambre je m'assis et m'efforçai avec calme d'analyser l'aventure. Ainsi donc, moi, Théobald Jack Pansay, fonctionnaire du Bengale en cet an de grâce 1885, homme instruit, apparemment sain d'esprit, et à coup sûr de corps, je me voyais chassé en panique d'auprès de ma bien-aimée par l'apparition d'une femme morte et enterrée depuis huit mois. Tels étaient les faits irrécusables. Rien n'était plus loin de ma pensée que tout souvenir de Mme Wessington au moment où Kitty et moi nous quittions le magasin de Hamilton. Rien de si entièrement banal que le mur qui s'étendait en face du Peliti. Il faisait grand jour. La rue était pleine de monde ; et c'est pourtant là, voyez-vous, qu'en opposition à toutes lois de probabilité, au mépris direct de l'ordre de la nature, c'est là que m'était apparu un visage sorti du tombeau. L'arabe de Kitty avait passé au travers du rickshaw : par là mon premier espoir qu'une femme miraculeusement ressemblante à Mme Wessington eût loué la voiture et les coolies avec leur ancienne livrée, se trouvait anéanti. À plusieurs reprises je tentai de résoudre cette énigme angoissante ; et à chaque fois j'y renonçai, désespéré de mon impuissance. La voix n'était pas moins inexplicable que l'apparition. J'eus tout d'abord l'idée folle d'avouer tout à Kitty, de la supplier de m'épouser tout de suite, et j'aurais dans ses bras défié la fantômale occupante du rickshaw. « Après tout, me disais-je, la présence du rickshaw suffit à elle seule pour prouver l'existence d'une hallucination spectrale. On a vu des fantômes d'hommes et de femmes, mais, à coup sûr, jamais de coolies et de voitures. Toute l'affaire est inadmissible. Songez un peu, le fantôme d'un Tamoul ! Le lendemain matin j'envoyai à Kitty un billet repentant où je l'adjurais d'oublier mon étrange conduite de la veille après-midi. Ma déesse était encore très irritée, et il lui fallut des excuses personnelles. Je lui expliquai, avec une abondance inspirée par mes réflexions de la nuit sur la fable à servir, que j'avais été pris d'une soudaine palpitation de coeur suite de mauvaise digestion. Cette solution éminemment positive fit son effet ; et Kitty et moi nous nous promenâmes ce jour-là avec entre nous l'ombre de notre premier mensonge. Rien d'autre ne lui plaisait qu'un temps de galop autour de Jakko. Les nerfs encore ravagés par ma nuit d'insomnie, je luttai timidement contre ce désir, proposant le mont de l'Observatoire, Jutogh, la route de Boileaugunge tout plutôt que le tour de Jakko. Kitty se fâcha, un peu vexée ; je cédai, par crainte de susciter une nouvelle mésentente, et nous partîmes de compagnie vers Chota Simla [3] . Nous allâmes au pas la plus grande partie du chemin, et, selon notre habitude, prîmes le galop à partir d'un mille ou environ en deçà du couvent jusqu'à la section de route en palier proche du réservoir de Sanjowlie. Nos malheureux chevaux semblaient voler, mon coeur battait de plus en plus vite à mesure que nous approchions du point culminant de la montée. Tout l'après-midi je n'avais cessé de penser à Mme Wessington, et chaque pouce de la route de Jakko gardait le témoignage de nos promenades et de nos entretiens de jadis. Les rochers en étaient pleins, les pins le proclamaient bien haut en l'air, les torrents gonflés par les pluies bavardaient et ricanaient sournoisement de la honteuse histoire ; et à pleine voix le vent me cornait aux oreilles mon iniquité. Comme un paroxysme inévitable, au milieu du palier qu'on nomme le Mile des Dames, l'Horrible m'attendait. Nul autre rickshaw en vue seulement les quatre jhampanies en noir et blanc, la voiture à panneaux jaunes, et la chevelure d'or de son occupante le tout apparemment juste comme je l'avais laissé huit mois et quinze jours plus tôt ! Une seconde je crus que Kitty devait forcément voir ce que je voyais, car nous sympathisions en tout de façon merveilleuse. Ses premières paroles me détrompèrent. « Pas une âme en vue ! En avant, Jack, je fais la course avec vous jusqu'aux bâtiments du réservoir ! » Son nerveux petit arabe partit comme un oiseau, suivi de près par mon gallois, et ce fut dans cet ordre que nous passâmes en tourbillon sous les falaises. Une demi-minute, et nous fûmes à cinquante mètres du rickshaw. Je retins mon gallois et restai un peu en arrière. Le rickshaw était en plein milieu de la route, et cette fois encore l'arabe passa au travers, suivi par mon cheval. « Jack ! Jack chéri ! Je t'en prie, pardonne-moi. (Les mots lamentables me résonnaient aux oreilles, et après un intervalle :) Tout cela n'est qu'un malentendu, un affreux malentendu ! » Comme un possédé j'éperonnai ma monture. Quand je tournai la tête, les livrées noir et blanc étaient toujours à attendre à attendre avec patience sous le flanc gris de la montagne, et le vent m'apporta un écho moqueur des mots que je venais d'entendre. Durant tout le reste de la promenade, Kitty me morigéna beaucoup sur mon silence. J'avais parlé jusqu'alors à tort et à travers. Ma vie en eût-elle dépendu, il m'aurait été impossible ensuite de parler naturellement, et depuis Sanjowlie jusqu'à l'église je gardai un prudent silence. Je devais ce soir-là dîner chez les Mannering, et j'eus à peine le temps de pousser au galop jusque chez moi pour m'habiller. Sur la route du Mont Elysium je rejoignis deux messieurs qui causaient ensemble dans le crépuscule. « Il est bien curieux, disait l'un, de voir à quel point toute trace en a disparu. Vous savez que ma femme s'était engouée démesurément de cette dame (laquelle ne m'attira jamais) et voulait à tout prix me faire reprendre son vieux rickshaw et ses coolies, soit par la persuasion, soit par l'argent. Fantaisie malsaine, à mon avis ; mais il faut que j'en passe par les désirs de la Memsahib [4]. Or, figurez-vous, l'individu qui le lui louait m'a conté que les quatre hommes ils étaient frères sont morts du choléra en allant à Hardwar, les pauvres diables, et le rickshaw a été démoli par le loueur lui-même. Il m'a dit qu'il ne se servait jamais du rickshaw d'une Memsahib morte. Cela portait malheur. Drôle d'idée, n'est-ce pas ? Voyez-vous la pauvre petite Mme Wessington portant malheur à quelqu'un d'autre qu'elle-même ! » Sur quoi je ris tout haut, et d'entendre mon rire me fit tressauter. Ainsi donc pour finir il existait bien des fantômes de rickshaw, et des emplois de coolies-fantômes dans l'autre monde ! Combien Mme Wessington donnait-elle à ses hommes ? Quelles étaient leurs heures ? Où allaient-ils ? Et comme une réponse visible à ma dernière question, je reconnus dans la demi-obscurité l'infernale Chose qui obstruait mon chemin. Les morts vont vite, et par des raccourcis ignorés des coolies ordinaires. Je ris tout haut une seconde fois, et coupai net mon rire, car je me sentais devenir fou. Fou, je dus l'être jusqu'à un certain point, car je me souviens que j'arrêtai mon cheval en tête du rickshaw, et souhaitai poliment le bonsoir à Mme Wessington. Sa réponse, je ne la connaissais que trop par avance. Je l'écoutai jusqu'au bout, et lui répondis que j'avais déjà entendu tout cela, mais que je serais ravi si elle avait quelque chose d'autre à me dire. Un démon malfaisant plus fort que moi a dû entrer en moi ce soir-là, car j'ai un vague souvenir d'avoir pendant cinq minutes débité à la Chose en face de moi les banalités du jour. Fou à lier, le pauvre diable... ou ivre. Dites, Max, tâchez de le remmener chez lui. À coup sûr ce n'était pas là la voix de Mme Wessington ! Les deux messieurs m'avaient entendu m'adresser au vide de l'air, et étaient revenus sur leurs pas pour m'observer. Ils furent pleins d'obligeance et de considération, et d'après leurs paroles ils me jugeaient à coup sûr extrêmement ivre. Je les remerciai vaguement et m'éloignai au galop vers mon hôtel. Là, je changeai de costume, et arrivai chez les Mannering dix minutes en retard. J'invoquai l'obscurité comme excuse ; Kitty me gourmanda pour mon peu d'empressement amoureux, et je pris place à table. La conversation était devenue générale, et à la faveur du bruit j'adressais des petits mots de tendresse à ma fiancée lorsque je me rendis compte qu'à l'autre bout de la table un petit homme à favoris roux était en train de décrire avec maintes fioritures la rencontre d'un fou inconnu qu'il venait de faire le soir même. Quelques phrases suffirent à me persuader qu'il narrait l'incident d'il y avait une demi-heure. Au milieu de son histoire il quêta des yeux une approbation, selon la coutume des conteurs professionnels, rencontra mon regard, et se tut aussitôt. Il y eut une minute de silence contraint, et l'homme à favoris roux déclara en balbutiant qu'il avait « oublié la suite ». Il sacrifiait par là une réputation de bon conteur qu'il s'était acquise durant les six saisons précédentes. Je le bénis de tout mon coeur... et achevai mon poisson. À la longue, le dîner prit fin ; et je m'arrachai d'auprès de Kitty avec un regret véritable, certain comme de ma propre existence que l'Objet m'attendait devant la porte. L'homme à favoris roux, que l'on m'avait présenté sous le nom du Dr Heatherlegh, de Simla, s'offrit à me tenir compagnie jusqu'à l'endroit où nos chemins divergeaient. J'acceptai sa proposition avec joie. Mon pressentiment ne m'avait pas trompé. Sur le Mail, l'Objet se tenait tout prêt, et, par une sorte de diabolique parodie de nos usages, avec une lanterne de brancard allumée. L'homme à favoris roux en vint au fait aussitôt, et je compris à son style qu'il n'avait cessé d'y songer tout le temps du dîner. Dites-moi, Pansay, que diable vous a-t-il pris ce soir sur la route de l'Elysium ? » L'inattendu de la question m'arracha une réponse à mon insu : Cela ! fis-je, en lui désignant l'Objet. Cela peut aussi bien tenir du D. T. [5] que de la vision, pour autant que je sache. Mais vous ne buvez pas, je l'ai remarqué au dîner, aussi éliminons le D. T. Il n'y a rien du tout à l'endroit que vous désignez, et cependant vous suez et tremblez d'effroi comme un cheval effarouché. Donc je conclus à la vision. Et il faut que je sache tout à son sujet. Venez à la maison avec moi. J'habite sur la route inférieure de Blessington. À ma joie intense, le rickshaw, au lieu de nous attendre, se maintenait à quelque vingt mètres en avant de nous et ce, du reste, que nous fussions au pas, au trot ou au galop. Au cours de cette longue randonnée nocturne j'exposai à mon compagnon à peu près tout ce que j'ai raconté ici. Eh bien, dit-il, vous m'avez gâté l'une des meilleures histoires que j'aie jamais eues sur la langue, mais je vous pardonne en faveur de ce que vous avez traversé. Maintenant retournez chez vous et suivez mon ordonnance ; et quand je vous aurai guéri, jeune homme, que ceci vous soit une leçon de vous garer des femmes et des nourritures indigestes jusqu'au jour de votre mort. Le rickshaw se maintenait devant nous avec constance, et mon ami aux favoris roux, à qui je décrivais ses évolutions exactes, semblait y prendre grand plaisir. Les yeux, Pansay, rien que les yeux, le cerveau et l'estomac. Et le plus important des trois est l'estomac. Vous avez un cerveau trop susceptible, un estomac trop faible, et des yeux tout à fait dérangés. Remettez votre estomac en ordre, le reste suivra. En tout cela en bon anglais signifie des pilules pour le foie. À partir de cette heure je prends l'entière direction médicale de votre cas. Vous êtes un phénomène trop curieux pour le laisser échapper. Nous étions à ce moment plongés dans l'ombre de la route inférieure de Blessington. Soudain le rickshaw s'arrêta net sous une falaise schisteuse revêtue de pins et surplombante. Machinalement je m'arrêtai aussi, en donnant le motif à Heatherlegh. Il lança un juron. Eh bien vrai, si vous croyez que je vais passer la nuit à geler sur ce flanc de colline pour l'amour d'une illusion stomaco-cérébro-oculaire... Seigneur, miséricorde ! Qu'est-ce que c'est que ça ? Il y eut un grondement sourd, une aveuglante nuée de poussière s'éleva juste devant nous, puis un choc, un bruit de branches brisées, et sur environ dix mètres le flanc de la falaise pins, brousse et tout s'effondra sur la route, l'obstruant complètement. Les arbres déracinés se balancèrent une minute dans la nuit, titubant comme des géants ivres, et ils s'abattirent parmi leurs confrères avec un fracas de tonnerre. Nos deux chevaux restaient immobiles et suants d'effroi. Dès que l'avalanche de terre et de pierres eut cessé de retentir, mon compagnon bégaya : « Ami, si nous avions continué d'avancer nous serions maintenant ensevelis à dix pieds de profondeur. « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre... » Venez à la maison, Pansay, et remerciez Dieu. J'ai grand besoin d'un réconfortant ». Nous retournâmes en arrière, par-dessus la colline de l'église, et un peu après minuit j'arrivai à la maison du Dr Heatherlegh. Ses tentatives pour me guérir commencèrent presque aussitôt, et durant huit jours il ne me perdit pas de vue. Maintes fois dans le cours de cette semaine je bénis la bonne fortune qui m'avait mis en présence du meilleur et du plus affable docteur de Simla. De jour en jour je me sentais plus gai et mieux équilibré. De jour en jour aussi, j'étais plus tenté d'admettre avec Heatherlegh sa théorie de « l'hallucination spectrale », qui impliquait les yeux, le cerveau et l'estomac. J'écrivis à Kitty pour lui dire qu'une légère entorse causée par une chute de cheval me forçait à garder la chambre quelques jours, et que je serais guéri avant même qu'elle eût le temps de regretter mon absence. Le traitement de Heatherlegh était des plus simples. Il consistait en pilules pour le foie, en bains froids, et en beaucoup d'exercice, pris dans le crépuscule ou le matin dès l'aube car, ainsi qu'il me le faisait observer justement : « Quelqu'un qui a la cheville foulée ne marche pas à pied douze milles par jour, et votre jeune dame pourrait s'étonner de vous voir. » À la fin de la semaine, après un minutieux examen de ma pupille et de mon pouls, après de strictes injonctions quant au régime et à la marche à pied, Heatherlegh me renvoya tout aussi brusquement qu'il m'avait pris sous sa garde. Voici quelle fut sa bénédiction dernière : « Mon ami, je vous certifie votre guérison mentale, et cela revient à dire que j'ai guéri la plupart de vos troubles physiques. Et maintenant, déguerpissez d'ici au plus tôt, et allez-vous-en faire la cour à Mlle Kitty ». Je voulus le remercier de ses bontés. Il m'arrêta net. Ne croyez pas que j'aie fait cela par considération pour vous. J'estime que vous vous êtes conduit en parfait scélérat. Mais néanmoins vous êtes un phénomène, et un phénomène aussi extraordinaire que l'est votre scélératesse. Non ! (et il m'arrêta pour la seconde fois) pas une roupie, je vous prie. Sortez, et voyez si vous rencontrerez de nouveau cette histoire oculo-cérébro-stomacale. Je vous donnerai un lakh [6] à chaque fois que vous la reverrez. Une demi-heure plus tard j'étais auprès de Kitty, dans le salon des Mannering, grisé par la double ivresse du bonheur présent et de l'assurance que je ne serais plus jamais troublé par Sa hideuse vue. Fort de la certitude de ma sécurité recouvrée, je proposai une sortie immédiate, et, de préférence, un temps de galop autour de Jakko. Jamais je ne m'étais senti mieux portant, ni avec un tel trop-plein de vitalité et de pure énergie organique, que dans cet après-midi du 30 avril. Kitty était ravie de la métamorphose opérée dans ma mine, et elle m'en félicita avec sa délicieuse franchise de langage. Tout riants et bavardants, nous quittâmes ensemble la maison Mannering, et partîmes au galop comme autrefois sur la route de Chota Simla. J'avais hâte d'atteindre le réservoir de Sanjowlie et d'y confirmer ma certitude. Les chevaux donnaient tout ce qu'ils pouvaient, mais ils semblaient encore trop lents pour ma hâte. Kitty s'étonna de ma pétulance. « Hé quoi, Jack, s'écria-t-elle enfin, vous avez l'air d'un écolier. Que faites-vous donc ? » Nous étions juste en deçà du couvent, et par pur caprice je faisais faire à mon gallois des bonds et des courbettes au milieu de la route, en l'excitant du bout de ma cravache. Ce que je fais ? répondis-je. Rien, ma chère. Je suis comme ça, voilà tout. Si vous n'aviez rien fait de toute une semaine que de rester en place, vous seriez aussi déchaînée que moi. « Chantant et fredonnant dans ta gaieté en fête, Joyeux de te sentir vivant, Maître de la nature visible, maître de la terre, Maître de tes cinq sens ». Ma citation [7] était à peine sortie de mes lèvres, que nous dépassâmes le tournant au delà du couvent, et quelques mètres plus loin notre vue s'étendit jusqu'à Sanjowlie. Au milieu de la route en palier se tenaient et les livrées noir et blanc, et le rickshaw à panneaux jaunes, et Mme Keith-Wessington. J'arrêtai mon cheval, regardai, me frottai les yeux, et il me semble que je dus dire quelque chose. Lorsque je repris conscience je gisais sur la route, la face contre terre, et Kitty agenouillée se penchait sur moi tout en pleurs. Est-ce qu'il est parti, petite fille ? haletai-je. Les pleurs de Kitty redoublèrent. Est-ce que quoi est parti, mon Jack chéri ? Qu'est-ce que tout cela signifie ? Il doit y avoir un malentendu quelconque, Jack. Un affreux malentendu. » Ses derniers mots me remirent debout affolé dans un délire passager. Oui, il y a un malentendu, répétai-je, un affreux malentendu. Venez Le regarder. J'ai le souvenir confus que j'entraînai Kitty par le poignet jusqu'à l'endroit de la route où Elle se trouvait, et que je la conjurai par pitié de Lui parler, de Lui dire que nous étions fiancés ; que ni la mort ni l'enfer ne viendraient à bout de nous désunir. Kitty seule sait tout ce que j'ajoutai dans le même sens. Par intervalles j'adjurais violemment l'Horreur assise dans le rickshaw d'être témoin de tout ce que je venais de dire, et de me délivrer d'un supplice qui me tuait. Il est probable que tout en discourant je parlai à Kitty de mes relations anciennes avec Mme Wessington, car je la vis écouter attentivement, la face pâle et les yeux flamboyants. Je vous remercie, monsieur Pansay, me dit-elle, cela me suffit tout à fait. Sais, ghora láo [8]. Les sais, impassibles comme le sont toujours les Orientaux, étaient revenus avec les chevaux qu'ils avaient rattrapés, et lorsque Kitty sauta en selle je saisis le bridon, la suppliant de m'écouter jusqu'au bout et de me pardonner. En guise de réponse je reçus un coup de cravache qui me cingla la figure de la bouche à l'oeil, et quelques mots d'adieu que même à cette heure je ne puis rapporter : d'où je conclus, et avec raison, que Kitty savait tout. Je reculai en titubant jusqu'auprès du rickshaw. J'avais le visage entamé et saignant, et le coup de cravache y avait tracé une ecchymose d'un bleu livide. Je n'eus plus la moindre fierté. À cet instant précis, Heatherlegh, qui avait dû nous suivre à distance, Kitty et moi, arriva au galop. Docteur, fis-je en lui montrant mon visage, voici la signature apposée par Mlle Mannering à mon congé définitif... et je vous serai obligé de me verser le lakh promis, dès qu'il vous sera loisible. Malgré ma profonde détresse, la mine de Heatherlegh excita mon rire. J'aurais parié mon honneur professionnel... commença-t-il. Ne dites pas de bêtises, balbutiai-je. J'ai perdu le bonheur de ma vie, et vous feriez mieux de me ramener chez moi. Le rickshaw avait disparu tandis que je parlais. Après quoi je perdis conscience de tout ce qui se passa. Le sommet de Jakko me parut vaciller et onduler comme la cime d'un nuage, puis s'abattre sur moi. Huit jours plus tard, c'est-à-dire le 7 mai, je me retrouvai, faible comme un enfant, dans l'appartement de Heatherlegh. Celui-ci était occupé à m'examiner avec attention de derrière les paperasses de son bureau. Ses premières paroles furent peu encourageantes ; mais j'étais trop bas pour m'en affecter beaucoup. Voici vos lettres, que Mlle Kitty vous a renvoyées. Vous vous écriviez beaucoup, jeunes gens. Voici un papier qui m'a tout l'air de renfermer une bague, sans parler d'un charmant billet du papa Mannering, que j'ai pris la liberté de lire et de brûler. Ce vieux monsieur n'est pas content de vous. Et Kitty ? demandai-je d'une voix sourde. Encore plus fâchée que son père, d'après ce qu'elle dit. À en croire le même indice, vous avez dû laisser échapper bon nombre de singuliers souvenirs, juste avant mon arrivée. Elle dit qu'un homme qui se serait conduit envers une femme comme vous l'avez fait envers Mme Wessington devrait se tuer par simple pitié pour les siens. C'est une petite virago à tête chaude, votre bonne amie. Elle prétend aussi que vous souffriez du D. T. quand cette algarade s'est produite sur la route de Jakko. Elle dit qu'elle veut mourir plutôt que de jamais vous parler encore. Je poussai un soupir et me tournai de l'autre côté. Donc, mon ami, vous avez le choix. Cet engagement doit être rompu, et les Mannering ne veulent pas se montrer trop durs pour vous. Sera-t-il rompu pour cause de D. T. ou pour cause de crises d'épilepsie ? Je regrette de ne pouvoir vous offrir une meilleure alternative, à moins que vous ne préfériez la démence héréditaire. Vous n'avez qu'un mot à dire, et je leur déclarerai que ce sont les crises. Tout Simla est au courant de ce qui s'est passé au Mile des Dames. Allons, je vous donne cinq minutes pour vous décider. Durant ces cinq minutes je crois que je parcourus entièrement les derniers cercles de l'enfer dont l'accès soit permis à l'homme sur cette terre. Et en même temps je me voyais moi-même trébucher parmi les sombres labyrinthes du doute, de la tristesse et du suprême désespoir. Je me demandais, tout comme Heatherlegh se le demandait probablement aussi dans son fauteuil, quelle redoutable solution j'allais adopter. Après quoi je m'entendis lui répondre d'une voix méconnaissable : Ils sont diantrement stricts sur la morale, par ici. Dites-leur : crises, et que je leur baise les mains. À présent, laissez-moi dormir encore un peu. Puis mes deux personnalités se rejoignirent, et ce fut uniquement moi un moi à demi affolé, en proie aux démons qui m'agitai dans mon lit, en revivant minute par minute l'histoire des quatre dernières semaines. Et pourtant je suis à Simla, ne cessais-je de me répéter. Moi, Jack Pansay, je suis à Simla, et il n'y a pas de revenants ici. Il est déraisonnable à cette femme de prétendre qu'il y en a. Pourquoi donc Agnès ne pouvait-elle me laisser tranquille ? Je ne lui ai jamais fait de mal. Ç'aurait pu être aussi bien mon tour que le sien. Avec cette différence que moi je ne serais plus jamais revenu dans le dessein de la tuer, elle. Pourquoi ne peut-on me laisser tranquille tranquille et heureux ? Lors de mon premier réveil, il était plus de midi, et le soleil approchait de l'horizon lorsque je me rendormis, du même sommeil que dort le criminel sur le chevalet de torture, trop épuisé pour sentir encore la douleur. Le lendemain il me fut impossible de quitter le lit. Dans la matinée Heatherlegh m'informa qu'il avait reçu une réponse de M. Mannering, et que grâce à ses bienveillants offices à lui Heatherlegh le récit de ma maladie s'était répandu en long et en large dans Simla, où l'on compatissait beaucoup à mon sort. Et c'est là encore plus que vous ne méritez, conclut-il aimablement, bien que vous ayez, Dieu sait, traversé des affres plutôt dures. N'importe, nous arriverons bien à vous guérir, ô phénomène pervers. Je refusai énergiquement d'être guéri. « Vous ne m'avez manifesté déjà que beaucoup trop de bonté, mon vieux, lui dis-je ; mais je ne crois pas nécessaire de vous importuner plus longtemps ». Au fond je savais que rien de ce que Heatherlegh pourrait faire ne serait capable d'alléger le fardeau qui m'était imposé. Avec cette persuasion il me vint aussi un sentiment de révolte impuissante et désespérée contre l'absurdité de tout cela. Il y avait des quantités d'individus non meilleurs que moi, dont la punition serait en tout cas réservée pour un autre monde. À mon avis c'était une injustice amère et cruelle que de m'avoir désigné moi seul pour un si affreux destin. Un peu plus tard cette imagination fit place à une autre, où il me semblait que le rickshaw et moi nous étions les seules réalités d'un monde illusoire ; Kitty était une ombre, Mannering, Heatherlegh et tous les autres hommes et femmes de ma connaissance étaient également des ombres ; les grandes montagnes grises elles-mêmes, rien que des ombres vaines acharnées à me torturer. Par sautes alternatives je passai et repassai d'une imagination à l'autre durant une semaine fastidieuse. Chaque jour mon corps regagnait de sa vigueur, si bien qu'enfin le miroir de ma chambre à coucher me déclara que j'avais retrouvé ma vie normale et que j'étais une fois de plus comme les autres hommes. Chose assez curieuse, mon visage ne décelait aucune trace de la lutte que je venais de soutenir. Il était pâle, certes, mais aussi inexpressif et banal que précédemment. Je m'attendais à une altération durable, à un signe visible du mal qui me rongeait. Je ne découvris rien. Le 15 mai, à onze heures du matin, je quittai la maison de Heatherlegh, et l'instinct du célibataire me mena droit au club. Là, je vis que chacun connaissait mon histoire selon la version de Heatherlegh, et se montrait, par maladresse, aimable et attentionné plus qu'à l'ordinaire. Malgré cela, je compris que pour le restant de mes jours je n'aurais plus autour de moi de vrais camarades ; et j'enviai très sincèrement les coolies qui riaient sur le Mail au-dessous de moi. Je déjeunai au Club, et à quatre heures m'en allai errer sans but le long du Mail, dans le vague espoir de rencontrer Kitty. Tout près du kiosque à musique, les livrées noir et blanc me rejoignirent, et j'entendis à mon côté la prière bien connue de Mme Wessington. Depuis l'instant où j'étais sorti, je m'attendais à la chose, et son retard seul m'étonnait. Le rickshaw fantôme et moi nous nous avançâmes côte à côte et en silence sur la route de Chota Simla. Devant le bazar, Kitty, accompagnée d'un monsieur, comme elle à cheval, me rattrapa et me dépassa. Sur le moindre signe d'elle, je me serais traîné dans la poussière comme un chien. Mais bien que l'après-midi pluvieux lui en offrît le prétexte, elle ne me fit même pas l'honneur de hâter son allure. Donc, Kitty et son compagnon d'une part, moi et ma fantomatique Lumière-d'Amour de l'autre, nous avançâmes par couples sur le circuit de Jakko. La route ruisselait d'eau ; les pins dégouttaient sur les rochers inférieurs tels les chéneaux d'un toit, et l'air était saturé d'une fine pluie battante. À deux ou trois reprises je me surpris à dire presque à voix haute : « Je suis Jack Pansay en congé à Simla à Simla ! La quotidienne et banale Simla. Je ne dois pas oublier cela... je ne dois pas l'oublier. » Puis j'essayai de me rappeler quelques-uns des propos entendus au club le prix des chevaux d'un tel ou d'un tel, bref, tout ce qui avait trait à l'au jour le jour du monde anglo-indien que je connaissais si bien. Même je me récitai la table de multiplication très vite, pour me bien assurer que je ne perdais pas la raison. Cela me réconforta beaucoup, et cela dut m'empêcher provisoirement d'entendre Mme Wessington. Une fois de plus je gravis avec lassitude la pente du couvent et arrivai sur la route en palier. Ici, Kitty et son compagnon prirent le galop, et me laissèrent seul avec Mme Wessington. « Agnès, lui dis-je, voulez-vous relever la capote et me dire ce que tout cela signifie ? » La capote se rabattit sans bruit, et je me vis face à face avec ma maîtresse morte et enterrée. Elle portait la même toilette que la dernière fois où je l'avais vue ; elle tenait de la main droite le même petit mouchoir, et de la main gauche le même porte-cartes. (Une femme morte depuis huit mois qui tient un porte-cartes !) Je dus me réfugier dans la table de multiplication et poser les deux mains sur le parapet de pierre de la route pour m'assurer que lui au moins était réel. Agnès, repris-je, par pitié dites-moi ce que tout cela signifie ! » Mme Wessington se pencha en avant avec ce geste de la tête vif et original que je connaissais trop bien, et elle parla. Si mon histoire n'avait déjà si follement outrepassé les limites de toute crédulité humaine, je vous présenterais maintenant mes excuses. Mais je sais que personne, non, pas même Kitty, à qui je destine ce récit, comme une sorte de justification de ma conduite, personne ne me croira, et je continue donc. Mme Wessington parla et je marchai auprès d'elle depuis la route de Sanjowlie jusqu'au tournant avant la maison du commandant en chef, comme j'aurais marché aux côtés de n'importe quel rickshaw de femme vivante, absorbé par la conversation. La seconde et la plus torturante de mes imaginations s'était brusquement emparée de moi, et tel le Prince dans le poème de Tennyson, « je semblais me mouvoir parmi un monde de fantômes » [9]. Il y avait eu garden-party chez le commandant en chef, et nous nous joignîmes tous deux à la foule des gens qui s'en retournaient chez eux. Tels que je les voyais alors il me semblait que c'étaient eux les ombres des ombres impalpables et imaginaires qui s'écartaient pour laisser passer le rickshaw de Mme Wessington. Ce que nous dîmes au cours de cet entretien étrange, je ne puis et à vrai dire je n'ose le répéter. En guise de commentaire Heatherlegh aurait remarqué avec un rire bref que je « courtisais une chimère cérébro-oculo-stomacale ». Ce fut une aventure hagarde et pourtant merveilleusement chère à sa façon inexprimable. Était-il possible, me demandais-je, qu'il me fût donné dans cette vie de faire la cour une seconde fois à la femme que j'avais tuée par mes seuls dédains et mes cruautés ? Je rencontrai Kitty regagnant sa maison une ombre parmi les ombres. Si je devais raconter dans leur ordre tous les incidents de la quinzaine suivante, je n'en finirais pas, et j'abuserais de votre patience. Chaque matin et chaque soir le rickshaw fantôme et moi ne manquions pas d'errer ensemble dans Simla. N'importe où j'allais, les livrées noir et blanc me suivaient et me tenaient compagnie jusqu'à mon hôtel ou dès ma sortie. Au théâtre, je les retrouvais parmi la foule glapissante des jhampanies ; après toute une soirée au whist, c'était devant la verandah du Club ; au bal de l'Anniversaire, ils attendaient patiemment ma réapparition ; et de même en plein jour quand j'allais en visite. Avec cette réserve qu'il ne portait pas d'ombre, le rickshaw était sous tous rapports aussi réel d'aspect qu'un autre de bois et de fer. Plus d'une fois même, j'avais dû me retenir d'interpeller un ami lancé au galop, pour l'empêcher d'aller donner dedans. Plus d'une fois, à l'indicible stupeur des passants, j'ai arpenté le Mail plongé dans ma conversation avec Mme Wessington. J'étais sorti et je circulais depuis moins d'une semaine quand j'appris que la théorie des « crises » avait été rejetée au bénéfice de l'aliénation. Néanmoins je ne changeai rien à ma façon de vivre. J'allais en visites, montais à cheval et dînais dehors aussi fréquemment que naguère. J'éprouvais pour la société de mes semblables un désir ignoré jusque-là ; j'avais soif d'être parmi les réalités de la vie ; et à la fois je me sentais vaguement malheureux lorsque je me trouvais séparé trop longtemps de ma fantomatique compagne. Il serait presque impossible de conter mes diverses imaginations depuis le 15 mai jusqu'à ce jour. La présence du rickshaw m'emplissait tour à tour d'horreur, d'aveugle crainte, d'une sorte de plaisir confus, et d'un suprême désespoir. Je n'osais pas quitter Simla, et je savais que mon séjour dans cette ville me tuait. Je savais en outre que c'était mon destin de mourir lentement et un peu chaque jour. Mon seul souhait était de subir ma punition aussi doucement que possible. Tantôt j'aspirais à la vue de Kitty, tantôt je considérais ses flirts outrageux avec mon successeur ou pour mieux dire mes successeurs d'un oeil curieux et ironique. Elle était aussi étrangère à ma vie que moi à la sienne. Le jour, j'errais avec Mme Wessington, presque satisfait. La nuit, je suppliais le ciel de me laisser revoir le monde tel que je l'avais connu. Dominant ces humeurs variables, pesait une morne et engourdissante impression d'étonnement de ce que le visible et l'invisible pussent s'associer si étrangement sur cette terre pour traquer une pauvre âme jusqu'au tombeau.
27 août. Heatherlegh m'a soigné avec une infatigable sollicitude, et hier seulement il m'a déclaré que je devais adresser une demande de congé pour maladie. Une demande pour échapper à la compagnie d'un fantôme ! Une requête au gouvernement pour qu'il veuille bien me permettre de me débarrasser, par un voyage en Angleterre, de cinq esprits et d'un rickshaw immatériel ! La proposition de Heatherlegh faillit me donner une crise nerveuse de rire. Je lui déclarai que j'attendrais tranquillement la fin à Simla ; et je suis sûr que la fin n'est pas éloignée. Croyez-moi, je redoute sa venue plus que je ne saurais le dire, et je me tourmente jour et nuit par mille suppositions quant à mon genre de mort.
Mourrai-je dans mon lit décemment et comme il sied à un gentleman anglais, ou, au cours d'une dernière promenade sur le Mail, mon âme s'arrachera-t-elle de moi pour prendre place à tout jamais aux côtés de cette hideuse apparition ? Dans l'autre monde retournerai-je à mes anciennes amours abolies, ou retrouverai-je Agnès en la maudissant et enchaîné à ses côtés pour toute l'éternité ? Hanterons-nous tous deux jusqu'à la fin des temps les lieux où nous vécûmes ? A mesure que le jour de ma mort approche, l'intense horreur que ressent toute chair à l'égard des esprits échappés du tombeau devient de plus en plus forte. C'est une terrible chose que de descendre prématurément parmi les morts quand on n'a pas accompli la moitié de sa carrière. C'est une chose dix mille fois plus terrible que d'attendre comme je le fais au milieu de vous, je ne sais quelle inimaginable épouvante. Ayez pitié de moi, ne fût-ce que pour mon illusion, car je sais que vous ne croirez jamais ce que j'ai consigné ici. Pourtant, s'il est vrai que jamais quelqu'un fut traqué à mort par les puissances des Ténèbres, c'est bien moi. En toute justice, plaignez-la aussi, elle. Car s'il est vrai que jamais femme fut tuée par un homme, j'ai tué Mme Wessington. Et la dernière partie de mon châtiment est dès maintenant sur moi. |