KIM![]() Chapitre XIV |
Table des matières |
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Au lever de la lune les coolies se mirent en route avec circonspection. Le lama, que le sommeil et l'eau-de-vie avaient remis sur pied, n'eut besoin que de l'épaule de Kim pour le soutenir et il s'avança, silencieux, de son grand pas rapide. Ils marchèrent une heure durant sur l'herbe semée de pierres, contournèrent le contrefort d'une falaise, et grimpèrent dans un pays nouveau, entièrement fermé aux regards, de la vallée de Chini. Un immense pâturage se déployait en forme d'éventail jusqu'à la neige vive. À sa base, se trouvait une demi-acre peut-être de terrain plat, sur lequel s'élevaient quelques huttes faites de fumier et de troncs d'arbres. Derrière ces huttes car, à la mode de la montagne elles étaient perchées au bord du monde le sol s'ouvrait soudain en un abîme de deux mille pieds sur le dépotoir de Shamlegh, où âme qui vive ne mit jamais le pied.
Les hommes ne parlèrent pas du partage du butin tant qu'ils n'eurent pas vu le lama couché dans la meilleure chambre de l'endroit, et Kim en train de lui masser les pieds, selon l'usage mahométan. « Nous allons t'envoyer à manger, dit l'homme d'Ao-chung, ainsi que le kilta au couvercle rouge. À l'aube il ne restera plus de preuves, quelles qu'elles soient. S'il y a la moindre chose inutile dans le kilta tu vois ! » Il brandit le doigt par la fenêtre ouverte sur l'espace que remplissait le clair de lune reflété par les neiges et lança une bouteille de whisky vide. « Pas besoin d'écouter si elle tombe. C'est le bout du monde », dit-il. Et il s'éloigna, la tête haute. Le lama regarda dans le vide, les deux mains sur l'appui de la fenêtre, avec des yeux où passaient des lueurs d'opale jaune. De l'abîme énorme se dressaient devant lui des pics blancs implorant le clair de lune. Le reste n'était que l'obscurité de l'espace interstellaire. « Voici, dit-il lentement, voici donc mes Montagnes. C'est ici que l'homme devrait demeurer, au-dessus du monde, loin des plaisirs, à examiner de grands problèmes. Oui, s'il a un chela pour lui préparer son thé, pour lui plier une couverture sous la tête, et pour chasser les vaches en train de vêler. » Une lampe fumeuse brûlait dans une niche, éclipsée par le clair de lune ; à ces lumières mêlées, se baissant sur le sac de vivres et les tasses, Kim allait et venait comme un grand fantôme. « Aïe ! Quoique mon sang ait eu le temps de s'apaiser, ma tête bat encore comme un tambour, et j'ai comme une corde autour de la nuque. Pas étonnant. C'était un rude coup. Puisse celui qui l'a donné... Mais si moi-même ne m'étais pas abandonné à la colère, il n'y aurait pas eu de mal. Quel mal ? Tu as sauvé les sahibs d'une mort qu'ils méritaient cent fois. La leçon n'est pas bien apprise, chela. (Le lama vint s'étendre sur une couverture pliée, tandis que Kim continuait sa besogne de chaque soir.) Le coup n'a été qu'une ombre [3] de plus. Le mal en lui-même mes jambes se fatiguent à vue d'œil ces jours-ci ! a rencontré le mal en moi colère, rage, désir de rendre le mal. Tout cela a fermenté dans mon sang, fait naître le trouble dans mon cœur, et a bourdonné dans mes oreilles. (Ici prenant la tasse brûlante que lui tendait Kim, il but son thé bouillant selon toutes les formes du cérémonial.) Si j'avais été de sens rassis, ce mauvais coup n'aurait fait de mal qu'à mon corps balafre ou meurtrissure ce qui est illusion. Mais mon esprit, alors, n'était pas suffisamment détaché, car le désir m'envahit sur-le-champ de laisser les hommes de Spiti tuer. Qu'auraient été mille coups auprès de mon âme déchirée et tordue dans le combat qu'elle soutint contre ce désir ? Je n'obtins le calme que lorsque j'eus répété les grâces (il voulait dire les Béatitudes bouddhistes). Mais le mal implanté en moi par cette négligence d'un instant arrive à sa fin. Juste est la Roue, qui ne s'écarte pas d'un cheveu ! Retiens la leçon, chela. C'est trop fort pour moi, murmura Kim. Je suis encore tout secoué. Je suis content d'avoir fait du mal à l'homme. J'ai senti ça en dormant sur tes genoux, dans le bois. Mes rêves en ont été troublés le mal qui était dans ton âme passant dans la mienne. D'autre part, pourtant (il détacha son rosaire), je me suis acquis du mérite en sauvant deux vies les vies de ceux qui m'ont offensé. Maintenant, il me faut regarder dans la Cause des Choses. La nef de mon âme vacille. Dors pour reprendre des forces. C'est le plus sage. Je médite : il en est plus besoin que tu ne crois. » Jusqu'à l'aube, au cours des longues heures, alors que le clair de lune pâlissait sur les grands pics, et que ce qui avait été ténèbres bouclées là-bas sur les flancs des montagnes lointaines se révélait une forêt d'un vert tendre, le lama regarda fixement le mur. De temps en temps il gémissait. De l'autre côté de la porte fermée à la barre, où le bétail dérouté venait réclamer son ancienne étable, Shamlegh et les coolies se livraient au pillage et à l'orgie. L'homme d'Ao-chung était à leur tête, et une fois qu'ils eurent ouvert les boîtes de conserve des sahibs et les eurent trouvées fort bonnes, ils n'osèrent plus revenir en arrière. Le dépotoir de Shamlegh eut le rebut. Lorsque Kim, après une nuit de mauvais rêves, sortit à pas de loup dans le froid du matin pour se brosser les dents, une femme au teint blanc, coiffée d'un réseau de turquoises, le tira à l'écart. « Les autres sont partis. Ils t'ont laissé ce kilta, comme ils te l'avaient promis. Je n'aime pas les sahibs, mais tu vas en retour nous accorder un charme. Nous ne voudrions pas que ce cet accident vaille au petit Shamlegh une mauvaise réputation. Je suis la femme de Shamlegh. » Elle l'examina d'un œil hardi, brillant, différent du coup d'œil furtif des montagnardes. « Assurément. Mais cela demande à être fait en secret. » Elle souleva le lourd kilta comme un jouet, et le lança dans sa propre hutte. « Sors et barre la porte. Que personne n'approche jusqu'à ce que ce soit fini. Mais ensuite nous pourrons causer ? » Kim vida le kilta sur le plancher ce fût une cascade d'instruments d'arpentage, de livres, de notes journalières, de lettres, de cartes et de correspondance indigène singulièrement parfumée. Tout au fond se trouvait un sac brodé, qui enveloppait un document scellé, doré, enluminé, tel que les Rois s'en envoient entre eux. Kim retint son souffle de plaisir, et passa en revue la situation, en se plaçant du point de vue d'un sahib. « Les livres, je n'en ai que faire. En outre, ce sont des logarithmes pour la topographie, je suppose. (Il les mit de côté.) Les lettres, je ne les comprends pas, mais le colonel Creighton les comprendra. Il faut les garder toutes. Les cartes ils dessinent les cartes mieux que moi cela va sans dire. Toutes les lettres indigènes oh, oh ! en particulier la murasla. (Il renifla le sac brodé.) Cela doit venir de Hilás et de Bunár, et Hurree Babu a dit vrai. Ma parole ! C'est un beau coup de filet. Je voudrais que Hurree sache... Le reste doit aller par la fenêtre. » Il fit jouer entre ses doigts une superbe boussole et le bout brillant d'un théodolite. Mais, après tout, un sahib ne pouvait vraiment pas voler, et c'étaient choses qui plus tard pouvaient être d'une évidence gênante. Il réunit les moindres bribes de manuscrit, les cartes et les lettres indigènes. Cela fit un paquet plat et flexible. Quant aux trois livres à solides reliures cadenassées, ainsi que cinq portefeuilles usés, il les mit à part. « Les lettres et la murasla, il faut que je les porte dans mes vêtements et sous ma ceinture, et les livres écrits à la main, que je les mette dans le sac aux provisions. Cela va être bien lourd. Non. Je ne crois pas qu'il y ait autre chose. Si oui, les coolies l'ont jeté en bas du khud, de sorte que... tout va bien. Vous, maintenant, vous allez les rejoindre. » Il refit le kilta avec tout ce qu'il voulait détruire, et le souleva sur l'appui de la fenêtre. À mille pieds au-dessous gisait un long banc de brume nonchalante aux contours arrondis, que n'avait pas encore touché le soleil du matin. À mille autres pieds plus bas, c'était une forêt de pins séculaires. Il en voyait les cimes vertes, tel un lit de mousse quand un tourbillon de vent amincissait le nuage. « Non ! Je ne crois pas que personne aille courir après vous ! » Dans les tours qu'il faisait sur lui-même en tombant, le panier vomit son contenu. Le théodolite alla frapper sur une saillie de rocher et il éclata comme une bombe ; les livres, encriers, boîtes à peintures, boussoles et règles prirent, l'espace de quelques secondes, l'apparence d'un essaim d'abeilles. Puis, s'évanouirent. Et, bien que Kim, penché presque à mi-corps en dehors de la fenêtre, tendît sa jeune oreille, nul son ne remonta du gouffre. « Cinq cents mille roupies ne suffiraient pas pour les acheter, pensa-t-il, avec chagrin. C'est un vrai gaspillage, mais j'ai tout le reste tout ce qu'ils ont fait j'espère. Maintenant, comment diable correspondre avec Hurree Babu, et que diable vais-je faire ? Et mon vieil ami qui est malade. Il faut que j'enveloppe les lettres dans de la toile cirée. C'est la première chose à faire autrement, elles seraient mouillées de sueur... Et je suis tout seul ! » Il en fit un paquet bien propre, prenant soin de rabattre les coins de la toile cirée, raide et collante, car sa vie errante l'avait rendu aussi méticuleux qu'un vieux chasseur en ce qui concerne les précautions de la route. Puis, avec deux fois plus de soin, il emballa les livres au fond du sac à provisions. La femme frappa à la porte. « Mais tu n'as pas fait de charme, dit-elle, en regardant de tous côtés. Pas besoin. » La nécessité de laisser entendre un petit murmure de paroles avait complètement échappé à Kim. La femme se mit à rire de la façon la plus irrévérencieuse devant sa confusion. « Non pour toi. Tu peux jeter un sort d'un simple clignement d'œil. Mais pense à nous, pauvres gens, quand tu seras parti ! Ils étaient tous trop ivres la nuit dernière, pour écouter une femme. Tu n'es pas ivre, toi ? Je suis un prêtre. » Kim avait repris possession de lui-même, et la femme étant rien moins que dépourvue d'attraits, il pensait que le mieux était de s'en tenir à son emploi. « Je les ai avertis que les sahibs vont être en colère, qu'ils vont faire une enquête et adresser un rapport au rajah. Il y a aussi le Babu avec eux. Les commis ont la langue longue. Est-ce là tout ce qui t'inquiète ? » Kim vit son plan tout tracé, et il sourit de son air engageant. « Pas tout, dit la femme, en tendant une main brune et rude chargée de turquoises serties d'argent. Je peux terminer cela dans l'instant, continua-t-il rapidement. Le Babu n'est autre que le hakim tu as entendu parler de lui qui errait dans les montagnes du côté de Ziglaur. Je le connais. Il parlera contre récompense. Les sahibs ne sont pas capables de distinguer un montagnard d'un autre, mais les Babus ont des yeux pour reconnaître les hommes et les femmes. Porte-lui un mot de ma part. Il n'y a rien que je ne fasse pour toi. » Il accepta le compliment avec calme, comme le doivent faire les hommes dans les pays où ce sont les femmes qui font les premières avances, déchira une feuille d'un calepin, et, à l'aide d'un crayon ineffaçable breveté, écrivit en grossière écriture shikast celle qu'emploient les mauvais garnements pour écrire des saletés sur les murs : « J'ai tout ce qu'ils ont écrit : leurs dessins du pays et beaucoup de lettres. Spécialement la murasla. Dis-moi ce qu'il faut faire. Je suis à Shamlegh-sous-les-Neiges. Le vieil homme est malade. » « Porte-lui ceci, qui lui fermera pour de bon la bouche. Il ne peut être allé loin. Bien sûr. Ils sont encore dans la forêt, de l'autre côté du contrefort. Nos enfants sont allés les épier quand le jour a paru, et ont crié les nouvelles de leurs mouvements. » Kim laissa voir son étonnement ; mais, au bord du pâturage où paissent les moutons, flottait un cri aigu, un trille de vautour. Quelque enfant, en train de garder du bétail, l'avait repris à quelque frère ou quelque sœur sur l'autre côté de la rampe qui commandait la vallée de Chini. « Mes maris sont au-dehors, là-bas, en train de ramasser du bois. » Elle tira de son sein une poignée de noix [4], en fendit une proprement, et se mit à la manger. Kim affecta la plus complète ignorance. « Est-ce que tu ne connais pas le sens de la noix prêtre ? » dit-elle d'un air prude. Et elle lui tendit les moitiés de coquille. « C'est une bonne idée. (Il glissa rapidement entre elles le morceau de papier.) As-tu un peu de cire pour les refermer sur cette lettre ? » La femme soupira tout haut, et Kim se sentit attendri. « Il n'y aura pas de paiement tant que le service n'aura pas été rendu. Porte ceci au Babu, et dis que c'est le Fils du Charme qui l'envoie. Oui ! Vraiment ! Vraiment ! Je dirai que c'est un magicien qui ressemble à un sahib. Non, Fils de Charme ; et demande-lui s'il y a une réponse. Mais s'il fait quelque proposition grossière ? J'ai j'ai peur. » Kim se mit à rire. « Il est, je n'en doute pas, aussi fatigué qu'affamé. Les Montagnes font de tristes compagnons de lit. Hai, ma (il avait le mot Mère sur le bout de la langue, mais le changea en Sœur) tu es femme sage et avisée. Tous les villages savent maintenant ce qui est arrivé aux sahibs hein ? Oui-da. La nouvelle en était à Ziglaur vers minuit, et demain elle sera à Kotgarh. Les villages sont à la fois effrayés et furieux. Il n'y a pas de quoi. Dis aux villages de donner à manger aux sahibs et de les laisser passer en paix. Il faut que nous les éloignions tranquillement de nos vallées. Voler est une chose tuer, une autre. Le Babu comprendra, et il ne surviendra pas de plaintes dans l'avenir. Sois prompte. Il faut que je prenne soin de mon maître quand il va s'éveiller. Soit. Après le service tu l'as dit ? vient la récompense. Je suis la Femme de Shamlegh, et je relève du rajah. Je ne suis pas une vulgaire porteuse de nourrissons. Shamlegh est tien : sabot, corne et peau, lait et beurre. Prends ou laisse. » Elle se tourna résolument vers la montagne, ses colliers d'argent cliquetaient sur sa large poitrine, pour aller rencontrer le soleil du matin à cinq cents pieds au-dessus d'eux. Cette fois Kim pensa en indigène, tout en enduisant de cire les bords de la toile qui enveloppait les paquets. « Comment un homme peut-il suivre la Voie ou le Grand Jeu quand il est éternellement poursuivi par les femmes ? Il y a eu cette fille à Akrola du Gué, et il y a eu la femme du laveur de vaisselle derrière le colombier sans compter les autres et maintenant celle-ci ! Quand j'étais un enfant, c'était bon, mais maintenant que je suis un homme, il faut que cela finisse et qu'elles me traitent en homme. Des noix, vraiment ! Oh, oh ! dans les plaines ce sont des amandes ! » Il sortit pour lever un impôt sur le village non pas avec la sébile du mendiant, qui pouvait aller pour le pays d'en bas, mais à la manière d'un prince. La population d'été de Shamlegh ne comprend que trois familles quatre femmes et huit ou neuf hommes. Elles étaient toutes repues de viande de conserve et de boissons mélangées depuis la quinine ammoniaquée jusqu'à la vodka blanche car elles avaient pris leur belle part dans le butin de la nuit précédente. Les gentilles tentes européennes étaient dépecées et partagées depuis longtemps, et il y avait déjà partout des casseroles en aluminium breveté. Mais ces gens considéraient la présence du lama comme une parfaite sauvegarde contre toutes conséquences, et avec la plus parfaite impénitence ils apportèrent à Kim de ce qu'ils avaient de mieux jusqu'à une bolée de chang la bière d'orge qui vient du côté de Ladakh. Puis ils se dégourdirent au soleil, assis les jambes pendantes sur d'insondables abîmes, à bavarder, rire et fumer. Ils jugeaient l'Inde et son gouvernement du seul point de vue de leur expérience des sahibs errants qui les avaient employés, eux et leurs amis, comme shikarris. Kim entendit des histoires de coups de feu manqués sur le bouquetin, l'antilope ou le mouflon par des sahibs enterrés depuis vingt ans chaque détail mis en lumière aussi clairement que le fin bout des branches à la cime des arbres par un éclair fulgurant. Ils lui parlèrent de leurs maladies, et, chose plus importante, des maladies de leur minuscule bétail au pied sûr, d'excursions qui allaient jusqu'à Kotgarh, où habitent les missionnaires étrangers, et même au-delà, jusqu'à la merveilleuse Simla, où les rues sont pavées d'argent et où n'importe qui, écoutez bien, peut prendre du service auprès des sahibs qui se promènent en charrette à deux roues et jettent l'or à la pelle. Tout à coup, grave, et paraissant à cent lieues de là, le lama, la démarche lourde, se joignit à ce caquetage sous les larmiers, et on lui fit large place. L'air raréfié le reposa, et il s'assit au bord des précipices avec les meilleurs d'entre eux, s'amusant, quand la conversation languissait, à lancer des cailloux dans le vide. À trente milles plus loin, à vol d'oiseau, s'étendait la chaîne voisine, couturée, sillonnée, grêlée de petites taches de broussailles des forêts, chacune d'un jour de marche obscure. Derrière le village, la montagne de Shamlegh elle-même coupait toute espèce de vue du côté du sud. C'était comme si l'on fût assis dans un nid d'hirondelles sous les rebords des toits du monde. De temps en temps le lama étendait la main, et, avec l'aide qu'on lui soufflait à mi-voix, montrait la route de Spiti et du nord, de l'autre côté de la Parungla. « Là-bas, où les montagnes s'entassent le plus, se trouve De-ch'en (il voulait dire Han-lé), le grand Monastère. C'est s'Tag-stan-ras-ch'en qui l'a bâti, et on raconte de lui cette histoire... » Sur quoi il racontait. Récit fantastique, compilation d'enchantements et de miracles, qui tenait tout Shamlegh bouche bée. Se tournant un peu vers l'Ouest, il fouilla du regard les vertes montagnes de Kulu, cherchant Kailung sous les glaciers. « C'est là que j'arrivai jadis, au temps jadis. J'arrivai de Leh, de l'autre côté du Baralachi. Oui, oui ; nous savons, dirent les gens de Shamlegh, qui savent ce que c'est que les marches lointaines. Et j'ai dormi deux nuits sous le toit des prêtres de Kailung. Ce sont mes montagnes de prédilection ! Ombres bénies par-dessus toutes les ombres ! C'est là que mes yeux s'ouvrirent sur ce monde ; là qu'ils s'ouvrirent à ce monde ; là que je trouvai la Lumière ; et là que je ceignis mes reins pour ma Recherche. C'est des Montagnes que je suis venu des hautes Montagnes et des vents vigoureux. Oh ! juste est la Roue ! » Il les bénit en détail les grands glaciers, les rocs dénudés, les moraines entassées et le schiste écroulé ; et, l'un après l'autre, le plateau aride, le lac salé caché aux regards, la haute futaie séculaire et la fertile vallée où l'eau se précipite, il les bénit comme un homme mourant bénit les siens, et Kim s'émerveilla de son ardeur. « Oui oui. Nul endroit ne vaut nos Montagnes », dirent les gens de Shamlegh. Et ils en vinrent à s'étonner qu'un homme pût vivre dans ces terribles Plaines brûlantes, où le bétail prend la taille des éléphants et est impropre à labourer sur un versant de montagne ; où les villages se touchent, leur avait-on dit, sur des centaines de milles ; où les gens s'en allaient voler en bandes, et où, pour finir, la police emportait ce que les voleurs avaient épargné. Ainsi se passa la calme matinée, vers la fin de laquelle reparut au bas du pâturage escarpé la messagère de Kim, aussi reposée que lorsqu'elle partit. « J'ai envoyé un mot au hakim, expliqua Kim au lama, pendant qu'elle faisait une révérence. Il s'est joint aux idolâtres ? Non, je me rappelle qu'il a opéré sur l'un d'eux une guérison. Il s'est acquis du mérite, quoique le malade guéri ait employé sa force au mal. Juste est la Roue ! Qu'y a-t-il au sujet du hakim ? Je craignais que tu ne fusses meurtri et et je savais que c'était un homme habile. » Kim prit la coquille de noix enduite de cire, et lut en anglais au revers de sa note : « Reçu votre honorée. Ne peux pas quitter à présent mes compagnons actuels, et vais les emmener à Simla. Après quoi, espère vous rejoindre. Inopportun suivre des gentlemen furieux. Reprenez la route par laquelle vous êtes venus, et vous rejoindrai. Grandement satisfait à propos correspondance due à mes prévisions. » « Il dit, Saint Homme, qu'il échappera aux idolâtres et reviendra vers nous. Attendrons-nous alors quelque temps à Shamlegh ? » Le lama jeta un long regard d'amour sur les montagnes, et secoua la tête. « Cela ne se peut, chela. De toutes les fibres de mon être je le désire, mais c'est chose défendue. J'ai vu la Cause des Choses. Pourquoi ? Lorsque les Montagnes, de jour en jour, t'ont rendu la force ? Rappelle-toi que nous étions faibles et tombions en défaillance, là, au-dessous, dans le Doon. Je ne suis devenu fort que pour le mal et l'oubli. Sur les versants des montagnes je me suis montré querelleur et fanfaron. (Kim réprima un sourire.) Juste et parfaite est la Roue, sans s'écarter d'un cheveu. Quand j'étais un homme il y a longtemps je fis un pèlerinage à Guru Ch'wan parmi les peupliers (il brandit le doigt dans la direction de Bhotan) où l'on garde le Cheval Sacré. Silence ! Taisez-vous tous ! dit tout Shamlegh en rang. Il parle de Jam-lin-nin-k'or, le Cheval qui Peut Faire le Tour du Monde en Un Jour [5]. C'est à mon chela que je parle, dit le lama sur un ton de doux reproche. » Et ils se dissipèrent comme le givre au rebord des toits du sud un matin. « En ce temps-là, ce n'était pas la vérité que je cherchais, mais les entretiens de la doctrine. Rien qu'illusion ! Je bus la bière et mangeai le pain de Guru Ch'wan. Le jour suivant, quelqu'un dit : « Nous allons nous battre contre Sangor Gutok au bas de la vallée pour savoir (remarque une fois de plus comme la Convoitise est liée à la Fureur !) quel sera l'abbé qui fera la loi dans la vallée et aura le profit des prières qu'on imprime à Sangor Gutok. » J'y allai, et nous combattîmes tout un jour. Mais comment, Saint Homme ? Avec nos longues écritoires, comme j'aurais pu le montrer... Je dis donc que nous combattîmes sous les peupliers, les deux abbés et tous les moines, et que l'un d'eux m'ouvrit le front jusqu'à l'os. Regarde ! (Il tira son bonnet en arrière et montra une cicatrice aux rides argentées.) Juste et parfaite est la Roue ! Hier, la cicatrice m'a démangé, et, cinquante années après, je me suis rappelé à quoi je la devais et les traits de celui à qui je la devais ; tout en restant encore un peu dans l'illusion. Suivit ce que tu as vu dispute et sottise. Juste est la Roue ! Le coup de l'idolâtre porta sur la cicatrice. Alors, je fus secoué jusqu'en mon âme ; mon âme s'assombrit et la nef de mon âme se balança sur les eaux d'illusion. Et ce n'est qu'en arrivant à Shamlegh que je pus méditer sur la Cause des Choses, ou remonter aux racines du Mal. J'ai passé toute une longue nuit d'efforts. Mais, Saint Homme, tu es innocent de tout mal. Puissé-je me sacrifier pour toi ! » Le chagrin du vieillard désolait naturellement Kim, auquel échappa inconsciemment la phrase de Mahbub Ali. « À l'aurore, poursuivit plus gravement le lama, tandis que le rosaire tout prêt cliquetait entre les phrases lentes, arriva la lumière. C'est ici... je suis un vieillard... élevé dans les Montagnes, nourri dans les Montagnes, destiné à ne jamais m'asseoir parmi mes Montagnes. J'ai voyagé trois ans à travers Hind, mais est-il une terre plus forte que la Terre-Mère ? De là-bas au-dessous, mon corps, mon stupide corps, soupirait après les Montagnes et la neige des Montagnes. Je l'ai dit, et c'est vrai, ma Recherche est sûre. De sorte que, en quittant la maison de la femme de Kulu, j'ai pris le chemin des Montagnes, plus que confiant en moi-même. Il n'y va pas de la faute du hakim. Il m'a poursuivant le Désir prédit que les Montagnes me rendraient fort. Elles m'ont fortifié pour faire le mal, pour oublier ma Recherche. J'ai pris plaisir à la vie et à la soif de vie. J'ai désiré de forts versants à grimper. Je me suis mis en quête de les trouver. J'ai mesuré la force de mon corps, qui est le mal, aux hautes montagnes. J'ai fait de toi un objet de risée quand ta respiration est devenue courte sous Jamnotri. J'ai plaisanté quand tu n'osais te risquer sur la neige du col. Mais où est le mal ? C'est vrai que j'avais peur. C'était juste. Je ne suis pas montagnard ; et j'aimais chez toi ce renouveau de force. Plus d'une fois, je me rappelle (il appuya sa joue d'un air douloureux sur sa main), j'ai recherché ta louange et celle du hakim pour la simple force de mes jambes. Le mal s'est ainsi ajouté au mal, jusqu'à ce que la coupe fût pleine. Juste est la Roue ! Tout Hind, trois années durant, m'a comblé d'honneurs. Depuis la Fontaine de Sagesse dans la Maison des Merveilles jusqu'à (il sourit) un petit enfant en train de jouer près d'un gros canon le monde a préparé ma route. Et pourquoi ? Parce que nous t'aimions. Ne fais pas attention, ce n'est que la fièvre du coup que tu as reçu. Moi-même je suis encore malade et tout ébranlé. Non ! C'était que je me trouvais sur la Voie aussi bien accordé dans l'intérêt de la Loi que le sont des si-nen (cymbales). Je me suis départi de cette condition. L'accord fut brisé : suivit le châtiment. Dans mes propres montagnes, au bord de mon propre pays, au lieu même de mon mauvais désir, arrive le soufflet ici ! (Il se toucha le sourcil.) Comme on bat un novice lorsqu'il place mal les coupes, ainsi ai-je été battu, moi qui fus abbé de Such-zen. Pas un mot, remarque bien, rien qu'un coup, chela. Mais les sahibs ne te connaissaient pas, Saint Homme. Nous étions de force égale. L'Ignorance et la Convoitise ont rencontré sur la route l'Ignorance et la Convoitise, et elles ont engendré la Colère. Le coup a été pour moi, qui ne vaux guère mieux qu'un yack égaré, le signe que ma place n'est pas ici. Qui peut lire la Cause d'un acte est à mi-chemin de la Liberté ! « Retourne sur le sentier », dit le coup. « Les Montagnes ne sont pas pour toi. Tu ne peux à la fois choisir la Liberté et te faire l'esclave du plaisir de vivre. » Si nous n'avions pas rencontré ce Russe trois fois maudit ! Notre Seigneur lui-même ne peut pas faire tourner la Roue en arrière. Et grâce au mérite que je me suis acquis je remporte encore un autre signe. (Il mit la main dans son sein et en tira la Roue de Vie.) Regarde ! Après avoir médité, j'ai considéré ceci. L'idolâtre n'en a laissé d'intact que la largeur de mon ongle. Je vois. Autant donc vaut l'espérance de vie en ce corps. J'ai mis chacun de mes jours au service de la Roue. Mais sans le mérite que je me suis acquis en te guidant sur la Voie, je me serais vu ajouter une autre vie avant de trouver ma Rivière. Est-ce clair, chela ? » Kim fixa les yeux sur la carte brutalement défigurée. La déchirure courait en diagonale de gauche à droite de la Onzième Maison [6], où le Désir donne naissance à l'Enfant (telle que les Tibétains la dessinent) en passant par le monde humain et le monde animal, jusqu'à la Cinquième Maison la Maison vide des Sens. La logique était sans réplique. « Avant que notre Seigneur arrivât à la lumière (le lama replia le tout avec vénération), il fut tenté. Moi aussi j'ai été tenté, mais c'est fini. La Flèche est tombée dans les Plaines non pas dans les Monts. En conséquence, que faisons-nous ici ? Attendrons-nous au moins le hakim ? Je sais la longueur de ma vie en ce corps. Qu'est-ce qu'un hakim peut faire ? Mais tu es tout malade et tout secoué. Tu ne peux pas marcher. Comment puis-je être malade si je vois la Liberté ? » Il se redressa sur ses pieds en vacillant. « Maintenant il faut que j'aille au village chercher de quoi manger. Oh, la fatigante Route ! » Kim sentit que lui aussi avait besoin de repos. « C'est légitime. Mangeons, et allons-nous-en. La Flèche est tombée dans les Plaines... mais j'ai cédé au Désir. Apprête-toi, chela. » Kim retourna vers la femme à la coiffure de turquoises, qui avait passé son temps à jeter paresseusement des pierres par-dessus la falaise. Elle sourit d'un air plein de bonté. « Je l'ai trouvé le Babu comme un buffle égaré dans un champ de blé ; il s'ébrouait et éternuait de froid. Il avait tellement faim qu'il oublia sa dignité jusqu'à me donner de doux noms. Les sahibs n'ont plus rien. (Elle projeta la paume de sa main vide.) L'un d'eux a très mal au ventre. Ton ouvrage ? » Kim, l'œil brillant, fit un signe affirmatif. « J'ai parlé au Bengali d'abord et ensuite aux gens d'un village tout près de là. On donnera aux sahibs la nourriture dont ils ont besoin on ne leur demandera pas d'argent. Le butin est déjà distribué. Ce Babu adresse aux sahibs des discours menteurs. Pourquoi ne les quitte-t-il pas ? À cause de son grand cœur. Il n'y a jamais eu encore de Bengali qui en eût un plus gros qu'une noix sèche. Mais cela ne fait rien... maintenant, pour ce qui est des noix. Après le service vient la récompense. J'ai dit que le village est tien. C'est ce qui m'embarrasse, commença Kim. Tout à l'heure j'avais formé des projets charmants qui... (nul besoin d'achever le détail des compliments de circonstance. Il soupira profondément...) Mais mon maître, guidé par une vision... Peuh ! que peuvent voir des yeux âgés, qu'une sébile de mendiant bien pleine ? ... quitte ce village pour retourner dans les Plaines. Prie-le de rester. » Kim secoua la tête. « Je connais mon Saint Homme, et sa fureur s'il était contrarié, répondit-il d'un air entendu. Ses malédictions ébranlent les Montagnes. Dommage qu'elles ne lui épargnent pas les coups à la tête ! J'ai entendu dire que tu étais l'homme au cœur de tigre qui a frappé le sahib. Laisse-le rêver encore un peu. Reste ! Femme de la Montagne, dit Kim, avec une austérité qui ne parvenait pas à durcir l'ovale de son jeune visage, ces choses-là sont trop élevées pour toi. Que les Dieux nous soient propices ! Depuis quand hommes et femmes sont-ils autres que hommes et femmes ? Un prêtre est un prêtre. Il déclare qu'il veut partir sur l'heure. Je suis son chela, et je pars avec lui. Il nous faut à manger pour la Route. C'est un hôte que tous les villages reçoivent avec honneur, mais (il acheva par une véritable grimace de gamin) la nourriture, ici, est bonne. Donne-m'en. Et si je ne t'en donne pas ? Je suis la femme de ce village. Alors, je te maudis un peu pas beaucoup, mais assez pour que tu t'en souviennes. » Il ne put réprimer un sourire. « Tu m'as déjà maudite, par ta façon de baisser les cils et de lever le menton. Des malédictions ? Pourquoi irais-je me soucier de simples paroles ? (Elle referma nerveusement les mains sur son sein...) Mais je ne voudrais pas que tu partes fâché, en pensant mal de moi une ramasseuse d'herbe et de bouses de vaches de Shamlegh, quoiqu'une femme aisée. Je ne pense rien, dit Kim, sinon que je suis fâché de m'en aller, car je suis très fatigué, et qu'il nous faut à manger. Voici le sac. » La femme s'en empara avec colère. « J'étais une sotte, dit-elle. Qui est ta femme dans les Plaines ? Blonde ou brune ? Je fus blonde, jadis. Tu ris ? Jadis, il y a longtemps, si tu veux m'en croire, un sahib jeta sur moi un regard de faveur. Jadis, il y a longtemps, je portai des vêtements européens là-bas à la Maison des Missions. (Elle brandit le doigt dans la direction de Kotgarh.) Jadis, il y a longtemps, je fus Kér-é-ti-enne et parlai anglais comme les sahibs le parlent. Oui. Mon sahib disait qu'il reviendrait et qu'il m'épouserait oui, m'épouserait. Il partit j'avais pris soin de lui quand il avait été malade et ne revint jamais. Alors je m'aperçus que les Dieux des Kérétiens mentaient, et je retournai parmi les miens... Jamais depuis je n'ai arrêté mes yeux sur un sahib. Ne ris pas de moi. La crise est passée, petit prêtre. Ta figure, ta démarche, ta façon de parler m'ont rappelé mon sahib, bien que tu ne sois qu'un mendiant vagabond que je gratifie de mes dons. Me maudire ? Tu ne peux pas plus maudire que bénir ! (Elle mit ses mains sur ses hanches et se mit à rire amèrement.) Tes Dieux ne sont que mensonges ; tes œuvres, que mensonges ; tes paroles, que mensonges. Il n'y a pas de Dieux sous toute la surface du ciel. Je le sais... Mais un instant j'ai cru que c'était mon sahib de retour, et il était mon Dieu. Oui, jadis, je faisais de la musique sur un pianno dans la Maison des Missions à Kotgarh. Maintenant je fais des aumônes aux prêtres qui sont païens. » Elle conclut sur ce mot anglais, et noua l'ouverture du sac jusqu'au bord. « Je t'attends, chela », dit le lama, en s'appuyant au montant de la porte. La femme inspecta le grand corps du haut en bas. « Lui, marcher ! Il est incapable de faire la moitié d'un mille. Où irait cette vieille carcasse ? » Là-dessus Kim, déjà rendu perplexe par l'affaissement du lama, et prévoyant le poids du sac perdit franchement patience. « Qu'est-ce que cela te fait, où il va, femme de mauvais augure ? Rien mais à toi quelque chose, prêtre à figure de sahib. Vas-tu le porter sur tes épaules ? Je m'en vais dans les Plaines. Nul ne doit mettre obstacle à mon retour. J'ai lutté avec mon âme jusqu'à ce que je n'aie plus de force. Ce corps stupide est épuisé, et nous sommes loin des Plaines. Regardez-moi cela ! dit-elle simplement. (Et elle s'effaça pour permettre à Kim de contempler sa propre et suprême détresse.) Maudis-moi. Peut-être cela lui rendra-t-il de la force. Fais un charme ! Conjure ton grand Dieu. Tu es un prêtre. » Elle s'en alla. Le lama s'était accroupi mollement, en continuant de se tenir au montant de la porte. On ne saurait assommer un vieillard et le voir revenir à lui en une nuit comme un jeune garçon. La faiblesse le courbait jusqu'à terre, mais ses yeux, qu'il attachait sur Kim, étaient pleins de vie et de supplication. « Tout va bien, dit Kim. C'est la rareté de l'air qui t'affaiblit. Dans un moment nous allons partir ! C'est le mal de montagne. Moi aussi j'ai l'estomac un peu malade. » Il s'agenouilla et essaya de le consoler à l'aide de pauvres paroles qui lui venaient aux lèvres. Alors la femme revint, avec plus d'aplomb que jamais. « Tes Dieux sont inutiles, hein ? Essaie des miens. Je suis, moi, la Femme de Shamlegh. » Elle appela d'une voix rauque, et voici que sortirent d'un parc à vaches ses deux maris et trois autres hommes avec une dooli, la primitive litière indigène des Montagnes, dont on se sert pour transporter les malades et pour faire des visites d'État. « Ce bétail (elle ne daigna pas jeter sur eux un regard) est à toi pour aussi longtemps que tu en auras besoin. Mais nous n'allons pas prendre la route de Simla. Nous n'allons pas approcher des sahibs, s'écria le premier mari. Ils ne s'enfuiront pas comme les autres, ni ne voleront les bagages. Il y en a deux que je connais comme des hommes débiles. Tenez-vous au brancard d'arrière, Sonoo et Taree. (Ils obéirent promptement.) Plus bas maintenant, et hissez dedans ce saint homme. Je veillerai au village et à vos vertueuses femmes jusqu'à votre retour. Quand sera-ce ? Demande aux prêtres. Ne m'ennuie pas. Place le sac de provisions au pied, l'équilibre est meilleur. Oh ! Saint Homme, tes Montagnes sont plus aimables que nos Plaines ! s'écria Kim soulagé, tandis que le lama gagnait en chancelant la litière. C'est un vrai lit de roi un lieu d'honneur et d'aise. Nous le devons à... Une femme de mauvais augure. J'ai besoin autant de tes bénédictions que de tes malédictions. C'est mon ordre et non le tien. Levez et en route ! Attends ! As-tu de l'argent pour le voyage ? » Elle fit signe à Kim de venir dans sa hutte, et se pencha sur une cassette anglaise toute bossuée qu'elle gardait sous sa couche. « Je n'ai besoin de rien, dit Kim, irrité quand il aurait dû être reconnaissant. Je suis déjà assez rudement chargé de faveurs. » Elle leva les yeux avec un sourire curieux et lui posa la main sur l'épaule : « Au moins, remercie-moi. J'ai une figure odieuse et je suis montagnarde, mais, comme tu le dis si bien, je me suis acquis du mérite. Te ferai-je voir comment les sahibs remercient ? » Et ses yeux durs s'adoucirent. « Je ne suis qu'un prêtre vagabond, dit Kim, dont les yeux s'allumèrent en réponse. Tu n'as besoin ni de mes bénédictions ni de mes malédictions. Non. Rien qu'un petit moment tu peux rejoindre la dooli en dix enjambées si tu étais un sahib, faut-il te montrer ce que tu ferais ? Et si je devinais, pourtant ? » dit Kim. Et lui entourant la taille de son bras, il la baisa sur la joue, ajoutant en anglais : « Mille remerciements, ma chère. » Le baiser, en pratique, est inconnu chez les Asiatiques, ce qui fut peut-être la raison pour laquelle elle se rejeta en arrière, les yeux grands ouverts et les traits apeurés. « La prochaine fois, continua Kim, il ne faudra pas vous montrer aussi sûre de vos prêtres païens. Maintenant, au revoir. » (Il tendit la main à l'anglaise.) Elle la prit machinalement. « Au revoir, ma chère. « Au revoir, et et (elle était en train de se rappeler un à un ses mots anglais) vous reviendrez ? Au revoir et Dieu te protège. » Une demi-heure plus tard, et comme la litière grimpait au milieu des craquements et des cahots le sentier de montagne qui part de Shamlegh dans la direction sud-est, Kim vit à la porte de la hutte une forme minuscule qui agitait un lambeau blanc. « Elle s'est acquis du mérite plus que tous les autres, dit le lama. Car mettre un homme sur le chemin de la Liberté est presque aussi grand que si elle-même l'avait trouvée. Hum ! fit Kim pensivement en réfléchissant à ce qui s'était passé. Il se peut que, moi aussi, je me sois acquis du mérite... En tout cas, elle ne m'a pas traité en enfant. » Il rajusta le devant de sa robe où reposait le paquet plat des documents et des cartes, assujettit le précieux sac de provisions aux pieds du lama, posa sa main sur le bord de la litière, et s'appliqua à descendre à la lente allure des maris grommelants. « Eux aussi s'acquièrent du mérite, dit le lama, au bout de trois milles. En outre, on les paiera en argent », dit Kim. La femme de Shamlegh le lui avait donné ; et il n'était que convenable, raisonnait-il, que ses hommes le gagnassent en retour. |
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