KIM![]() Chapitre XIII |
Table des matières |
![]() ![]() ![]() ![]() ![]() |
Qui a rêvé à la Mer la houle méprisante et immense ?
Le frémissement, le trébuchement, l'écart avant que vienne le beaupré qui vers les étoiles s'élance Le saphir parsemé de récifs qui hurle au-dessous des nuages rangés des alizés Des failles imprévues qui révèlent des à-pics et le tonnerre du tourmentin qui lâche ses bordées ? Sa Mer en nulle merveille recommencée sa Mer pourtant la même en chaque merveille Sa Mer qui comble son âme ? C'est ainsi c'est ainsi que les hommes des montagnes rêvent à leurs montagnes [1] ! La Mer et les montagnes. |
« Qui va aux Montagnes va vers sa mère. »
Ils avaient traversé les Sewaliks et le Doon semi-tropical, laissé Mussoorie derrière eux et pris la direction du Nord le long des étroites routes de montagnes. Chaque jour ils entraient plus avant dans le chaos des monts, et chaque jour Kim regardait le lama reprendre une vigueur virile. Dans les terrasses du Doon il s'était appuyé sur l'épaule du jeune homme, toujours prêt à profiter des haltes ménagées sur le bord de la route. Sous la grande rampe qui mène à Mussoorie, il se ramassa tout entier, comme un vieux cheval de chasse devant un talus qu'il se rappelle bien ; et, quand il aurait dû s'effondrer d'épuisement, il se contenta de secouer autour de lui ses longues draperies, s'emplit les poumons d'une double et profonde gorgée de cet air de diamant, et se mit à marcher comme seul le sait faire un homme de la montagne. Kim, élevé, nourri dans la plaine, suait et haletait, à son grand étonnement. « C'est mon pays, dit le lama. Auprès de Such-zen, ceci est plus plat qu'un champ de riz. » Et à coups de reins, fermes et entraînants, il montait de son pas majestueux. Mais ce fût aux roides descentes sur les versants, trois mille pieds en trois heures, qu'il dépassa tout à fait Kim, lequel, à force de se retenir en arrière, se sentait mal au dos, et avait l'orteil presque coupé jusqu'à l'os par le lien d'herbes de sa sandale. À travers l'ombre mouchetée des grandes forêts de déodars, à travers les chênes emplumés et empanachés de fougères, le bouleau, l'yeuse, le rhododendron et le pin, puis sur les versants nus aux gazons brûlés et glissants, et de nouveau dans la fraîcheur des bois, jusqu'à ce que le chêne fît place au bambou et au palmier de la vallée, il avança sans fatigue. Tout en regardant derrière lui dans le crépuscule les chaînes colossales et le ruban étroit et léger de la route par où ils étaient venus, il préparait, avec la généreuse ampleur de vue d'un montagnard, de nouvelles marches pour le lendemain ; ou bien, faisant halte au haut de quelque col élevé qui donnait sur Spiti et Kulu, il étendait la main avec élan vers les cimes neigeuses et l'horizon. À l'aurore, elles flambaient d'un rouge aérien sur le bleu cru, en même temps que Kedarnath et Badrinath rois de ce domaine sauvage recevaient le premier baiser du soleil. Tout le jour elles dormaient sous l'astre comme de l'argent fondu, pour le soir se parer à nouveau de leurs joyaux. D'abord elles soufflèrent sur les voyageurs une haleine tempérée, zéphirs dont suave était la rencontre lorsqu'on faisait l'escalade de quelque gigantesque échine ; mais au bout de quelques jours, à neuf ou dix mille pieds d'altitude, ces brises commencèrent à mordre, et Kim voulut bien permettre à un village de montagnards de s'acquérir du mérite en lui donnant un grossier manteau de laine. Le lama fut doucement surpris de voir quelqu'un trouver à redire aux brises aiguisées qui avaient retranché de ses épaules le poids des années. « Ce ne sont que les Montagnes basses, chela. Il ne fera froid que lorsque nous arriverons aux vraies Montagnes. L'air et l'eau sont bons, et les gens assez dévots, mais la nourriture est bien mauvaise, grogna Kim ; et nous marchons comme si nous étions fous ou Anglais. Il gèle, aussi, la nuit. Un peu, peut-être ; mais juste assez pour faire se réjouir les vieux os au soleil. Il ne faut pas toujours trouver son seul plaisir aux lits mœlleux et aux riches nourritures. Nous pourrions bien au moins suivre la route. » Kim professait tout l'amour d'un habitant des plaines pour le sentier bien battu, d'à peine six pieds de large, qui serpentait parmi les montagnes ; mais le lama, en sa qualité de Tibétain, ne pouvait s'empêcher de prendre des raccourcis qui coupaient par-dessus les contreforts et les corniches des pentes semées de pierres. Comme il l'expliquait à son disciple qui boitait, un homme nourri dans les montagnes vous dira d'avance par où passe une route, et si les nuages bas peuvent être un obstacle pour l'étranger qui veut prendre la traverse, ils ne font pas de différence appréciable aux yeux de l'homme qui en a l'habitude. C'est ainsi qu'après de longues heures de ce qui, dans les pays civilisés, eût passé pour une fort belle ascension, ils franchissaient en haletant un dos-d'âne, côtoyaient de vertigineux éboulements et retombaient à travers la forêt en angle de quarante-cinq degrés, sur la route. Le long de leur sentier s'élevaient les villages du peuple montagnard, huttes de boue et de terre, charpentes par-ci par-là grossièrement taillées à la hache, qui s'accrochaient aux escarpements comme des nids d'hirondelles, se pressaient sur de toutes petites terrasses à moitié route d'une glissade de trois mille pieds, se tassaient dans un coin entre des falaises qui aspiraient et activaient comme des cheminées le moindre souffle errant, ou bien pour épargner les pâturages d'été, se blottissaient sur un col qui, en hiver, devait être enseveli sous dix pieds de neige. Et les gens les gens au teint jaunâtre, huileux, vêtus de bure, aux courtes jambes nues et aux figures presque d'Esquimaux se portaient en foule pour venir adorer. La Plaine aimable et bienveillante avait traité le lama comme un saint homme parmi les saints hommes. Mais la Montagne l'adorait comme quelqu'un qui est dans la confidence de tous les diables. Leur religion était un bouddhisme presque effacé, qui disparaissait sous un culte de la nature aussi fantastique que leurs paysages, aussi travaillé que le terrassement de leurs tout petits champs ; mais ils reconnaissaient le grand chapeau, le rosaire cliquetant, et les textes chinois rares comme une haute autorité ; et sous le chapeau ils respectaient l'homme. « Nous t'avons vu descendre sur les Seins noirs d'Eua [2], dit un Betah, en leur donnant un soir du fromage, du lait aigre et du pain dur comme la pierre. Nous n'en usons guère sauf l'été quand les vaches en train de vêler s'égarent. Il y a parmi ces pierres un vent inattendu qui jette les hommes par terre dans les jours les plus calmes. Mais est-ce que des gens comme vous font attention au Diable d'Eua ! » Alors Kim, qui avait mal dans toutes les fibres de son être, étourdi à force de regarder en bas, les pieds endoloris à force de faire entrer ses orteils dans les crevasses trop petites, prenait cependant plaisir à l'étape du jour un plaisir pareil à celui que prenait aux éloges de ses amis l'élève de Saint-Xavier qui avait gagné la course du quart de mille en terrain plat. Les Montagnes lui faisaient suer le ghi et le suc des bons repas des Plaines ; l'air sec qu'il aspirait en hoquetant au haut des cols cruels raffermissait et développait son thorax ; et les pentes lui renforçaient de nouveaux et solides muscles le mollet et la cuisse. Ils méditaient souvent sur la Roue de Vie et plus encore, comme le disait le lama, depuis qu'ils étaient affranchis de ses visibles tentations. Sauf l'aigle gris et, accidentellement, au loin quelque ours occupé à fouiller et à déraciner au flanc de la montagne, la vision, à l'aurore, d'un léopard tigré en train de dévorer avec fureur une chèvre dans quelque tranquille vallée, et de temps à autre un oiseau au brillant plumage, ils étaient seuls avec les vents et l'herbe chantante au vent. Les femmes des huttes enfumées au-dessus du toit desquelles ils marchaient en descendant des Montagnes étaient aussi peu attrayantes que malpropres, épouses de nombre de maris [3], et affligées de goitres. Les hommes, lorsqu'ils n'étaient pas cultivateurs, étaient bûcherons d'humeur douce et d'une incroyable simplicité. Et pour que n'y manquât pas un entretien conforme, le Destin leur envoya, rencontre inopinée de part et d'autre sur la route, le courtois médecin de Dacca, qui payait sa nourriture en bons onguents pour le goitre et en conseils qui rétablissent la paix entre hommes et femmes. Il semblait connaître ces Montagnes aussi bien qu'il connaissait leurs différents dialectes, et il expliqua au lama la situation du pays vers le Ladakh et le Tibet. Il dit qu'ils pouvaient à n'importe quel moment regagner les Plaines. En attendant, pour ceux qui aiment les montagnes, cette route là-bas pourrait les amuser. Tout cela ne fut pas dit d'un seul coup, mais dans les rencontres du soir, sur la pierre des aires à battre le blé, quand, les malades expédiés, le docteur fumait et le lama prisait, que Kim regardait les toutes petites vaches paître au sommet des maisons, ou laissait son âme courir après son regard à travers les profonds golfes d'azur qui s'ouvraient entre une chaîne et une autre. Et il y avait les entretiens à part, dans les bois ombreux, lorsque le docteur cherchait des plantes et que Kim, en qualité de médecin débutant, devait l'accompagner. « Vous voyez, mister O'Hara, du diable si je sais ce que je ferai quand je trouverai nos amis chasseurs ; mais si vous voulez bien vous tenir toujours en vue de mon parapluie, qui est un beau point de repère pour la topographie cadastrale, je me sentirai beaucoup plus à l'aise. » Kim laissa son regard errer sur cette jungle de pics. « Ce n'est pas là mon pays, hakim. Je crois qu'il serait plus facile de trouver un pou dans une peau d'ours. Oah, ceci est mon fort ! Et je n'ai pas besoin de me presser. Ils étaient à Leh il n'y a pas si longtemps. Ils prétendaient être descendus du Karakorum avec leurs têtes, leurs cornes et tout. J'ai peur seulement qu'ils n'aient renvoyé leurs lettres et les choses compromettantes de Leh en territoire russe. Naturellement, ils vont appuyer autant que possible vers l'Est pour bien faire voir qu'ils n'ont jamais été dans les États de l'Ouest. Vous ne connaissez pas les Montagnes ? (Il traça quelque chose sur la terre à l'aide d'une brindille.) Regardez ! Ils auraient dû venir par Srinagar ou Abbottabad. C'est la route la plus courte en descendant la rivière par Bundji et Astor. Mais ils ont commis quelque canaillerie dans l'Ouest. Aussi (il traça une ligne de gauche à droite), ils s'éloignent le plus qu'ils peuvent vers l'Est pour gagner Leh ah ! c'est là qu'il fait froid ! puis ils continuent de descendre, vous voyez, à Bushahr et dans la vallée de Chini. Cela s'établit d'une façon certaine en procédant par élimination, et aussi en questionnant les gens que je guéris si bien. Nos amis ont passé un certain temps à s'amuser de côté et d'autre et à attirer l'attention. Aussi leur renommée les suit-elle de loin. Vous me verrez tomber sur eux quelque part dans la vallée de Chini. Je vous en prie, ne perdez pas de vue le parapluie. » Celui-ci ondula comme une campanule à la brise dans la descente des vallées et autour des flancs des montagnes, et, en temps voulu, le lama et Kim, qui se dirigeaient au moyen de la boussole, le rattrapaient en train de vendre des onguents et des poudres à la tombée du jour. « Nous sommes venus par telle et telle route ! » Le lama montrait d'un doigt insouciant les crêtes derrière lui, et le parapluie se répandait en compliments. Ils traversèrent, sous le froid clair de lune, un défilé neigeux où le lama, qui taquinait doucement Kim, enfonçait jusqu'aux genoux, comme un chameau de la Bactriane cette espèce de chameaux au poil touffu, élevés dans les neiges, qui viennent au caravansérail du Cachemire. Ils pénétrèrent dans les lits de neige légère, et sur des schistes poudrés de frimas ; là, ils se mirent à l'abri d'un orage dans un camp de Tibétains en train de pousser vers le bas de la montagne de minuscules moutons chargés chacun d'un sac de borax [4]. Ils passèrent sur des mamelons gazonnés, encore mouchetés de neige, puis à travers des forêts, pour retrouver l'herbe de nouveau. Ils avaient beau marcher, Kedarnath et Badrinath ne bougeaient pas ; et ce ne fut qu'après des journées de voyage que Kim, monté sur un pauvre petit tertre de dix mille pieds, put s'apercevoir qu'un des nœuds d'épaule ou une des cornes des deux puissants seigneurs avait oh ! si légèrement changé de silhouette. Enfin ils pénétrèrent dans un monde à l'intérieur d'un monde une vallée interminable où les hautes montagnes n'étaient formées que des débris et du rebut tombé du giron des monts. Là, une journée de marche, semblait-il, ne les faisait pas plus avancer que, dans un cauchemar, le dormeur n'avance de son pas entravé. Ils côtoyaient un épaulement avec peine, des heures durant, et voilà que ce n'était que la bosse perdue d'un contrefort dépendant du massif principal ! Une prairie arrondie se trouvait être, quand ils l'atteignaient, un vaste plateau qui s'étendait loin dans la vallée. Trois jours plus tard, c'était un repli indistinct dans les terres vers le Sud. « Pour sûr, c'est ici qu'habitent les Dieux, dit Kim, frappé par le silence et le va-et-vient consternant des nuages après la pluie. Ce n'est pas un lieu pour les hommes ! Il y a longtemps, longtemps, dit le lama, comme s'il se parlait à lui-même, on demandait au Seigneur si le monde était éternel. L'Excellent ne répondit pas... Quand j'étais à Ceylan, un chercheur éclairé me confirma la chose d'après l'évangile qui est écrit en pali. Il est certain, puisque nous connaissons la voie de l'affranchissement, que la question était inutile, mais ouvre les yeux, et reconnais l'illusion, chela. Voici les vraies Montagnes ! Elles sont comme mes montagnes auprès de Such-zen. Il n'y en a jamais eu de pareilles. » Au-dessus d'eux, encore énormément au-dessus d'eux, la terre se dressait en tours vers la ligne des neiges, où de l'est à l'ouest, sur des centaines de milles, s'arrêtaient, comme sur un mot d'ordre, les hardis bouleaux. Au-dessus toujours, dans un soulèvement d'escarpements et de blocs, les rocs s'efforçaient de hausser leurs têtes par-dessus la buée blanche. Et encore au-dessus, immuables depuis que le monde est monde, tout en changeant au moindre caprice du soleil et du nuage, s'étendait la neige éternelle. Ils pouvaient voir les taches et les flétrissures de sa face, là où l'ouragan et les tourbillons de neige montaient danser. Au-dessous de l'endroit où ils étaient, la forêt glissait au loin, en une nappe de bleu-vert, sur des milles et des milles ; au-dessous de la forêt se trouvait un village avec son éparpillement de champs en terrasses et de pâturages escarpés ; au-dessous du village, ils savaient, quoique pour le moment un orage y hésitât et grondât, qu'un abîme de douze à quinze cents pieds donnait sur la vallée humide où se rassemblent les torrents qui enfantent la jeune Sutluj. Comme d'habitude le lama l'avait conduit par les sentiers de vaches et par les chemins de traverse, loin de la grand-route le long de laquelle Hurree Babu, ce « peureux », avait marché dans l'eau trois jours auparavant sous une tempête que neuf Anglais sur dix auraient laissé passer. Hurree n'avait rien d'un chasseur le bruit d'une détente le faisait changer de couleur mais, comme il l'eût dit lui-même, c'était un « joliment bon traqueur », et ce n'était pas pour rien qu'il avait fouillé l'immense vallée avec une lorgnette de pacotille. En outre, sur le vert, le blanc des toiles de tente usées par les intempéries vous mène loin. Hurree Babu, quand il s'assit sur l'aire à battre de Ziglaur, avait vu d'une distance de vingt milles à vol d'aigle, et de quarante par la route, tout ce qu'il voulait voir c'est-à-dire deux petites taches qui un jour se trouvaient juste au-dessous de la ligne des neiges, et, le suivant, étaient descendues de six pouces peut-être sur le versant. Une fois débarrassé de son attirail et à pied d'œuvre, ses gros mollets nus pouvaient couvrir une distance surprenante, et c'était la raison pour laquelle, pendant que Kim et le lama laissaient passer l'orage à l'abri dans une hutte qui faisait eau de partout, à Ziglaur, un Bengali onctueux et mouillé, mais toujours souriant, qui parlait le meilleur anglais, tout en employant les phrases les plus baroques, était en train de se concilier les faveurs de deux étrangers trempés jusqu'aux os et plutôt perclus de rhumatismes. Il était arrivé, en roulant maints projets sauvages, sur les talons d'un orage, qui avait fendu un pin du haut en bas près de leur camp et si bien convaincu une douzaine ou deux de porteurs de bagage, fortement émus, que le jour n'était pas favorable à la poursuite du voyage, que, d'un commun accord, ils avaient jeté leurs fardeaux à terre et pris le large. C'étaient les sujets d'un rajah de la montagne, qui, selon la coutume, louait leurs services à son propre bénéfice ; et pour ajouter à leurs dégoûts personnels, les sahibs étrangers les avaient déjà menacés de leurs fusils. La plupart d'entre eux connaissaient de longue date fusils et sahibs : c'étaient des traqueurs et des shikarris des vallées du Nord, ardents à la poursuite de l'ours et de la chèvre sauvage ; mais jamais de leur vie ils n'avaient été traités de cette façon. Aussi la forêt les prit-elle dans son sein, et, malgré jurons et clameurs, refusa-t-elle de les rendre. Il n'y eut pas besoin de simuler la folie ni... le Babu avait pensé encore à un autre moyen de s'assurer la bienvenue. Il tordit ses vêtements trempés, mit ses souliers vernis, ouvrit le parapluie bleu et blanc, puis prenant une allure minaudière, et le cœur battant contre les amygdales, se présenta comme « agent de Son Altesse Royale, le rajah de Rampur. Messieurs, que puis-je faire pour votre service, s'il vous plaît ? ». Les messieurs furent ravis. L'un était visiblement français, l'autre russe, mais ils parlaient un anglais qui n'était guère inférieur à celui du Babu. Ils firent appel à ses bons offices. Leurs serviteurs indigènes étaient tombés malades à Leh. Ils avaient continué sans retard, dans leur hâte d'apporter à Simla leurs trophées de chasse, avant que les peaux fussent la proie des vers. Ils étaient munis d'une lettre générale d'introduction (le Babu la salua d'un salaam tout oriental) auprès de tous les personnages officiels. Non, ils n'avaient pas rencontré d'autres équipes de chasseurs en route. Ils faisaient leurs petites affaires tout seuls. Ils avaient quantité de vivres. Leur seul désir était de poursuivre aussitôt que possible. Là-dessus, il découvrit un montagnard dissimulé parmi les arbres, et après trois minutes de conversation et un petit don d'argent (il ne faut pas jouer à l'économie au service de l'État, quoique le cœur de Hurree saignât de ce gaspillage), les onze coolies et les trois aides réapparurent. Le Babu, en cas d'abus de pouvoir, serait au moins pour eux un témoin. « Mon royal maître sera fort ennuyé, mais ces gens n'appartiennent qu'au menu peuple et sont d'une ignorance grossière. Si Vos Honneurs veulent bien fermer les yeux sur une malheureuse affaire, j'en serai fort heureux. Dans un instant la pluie va cesser, et nous allons pouvoir avancer. Vous avez chassé, eh ? Que de prouesses ! » Il sauta lestement d'un kilta à l'autre, sous prétexte d'ajuster chacun des paniers coniques. L'Anglais, en général, ne se montre pas familier avec l'Asiatique, mais il ne frapperait pas en travers du poignet un Babu complaisant qui aurait par hasard fait chavirer un kilta fermé d'un couvercle de toile cirée rouge. D'autre part, il ne presserait pas un Babu de boire, quels que pussent être avec lui ses rapports d'intimité, pas plus qu'il ne l'inviterait à sa table. Les étrangers firent tout cela, et posèrent maintes questions principalement sur les femmes auxquelles Hurree répondait avec autant de gaieté que de naturel. Ils lui offrirent un verre plein d'un liquide blanchâtre ressemblant à du gin, et puis un autre ; et sa gravité ne tarda pas à l'abandonner. Il devint foncièrement traître, et parla en termes d'une indécence flagrante, d'un Gouvernement qui lui avait imposé l'éducation d'un Blanc et avait négligé de lui fournir le salaire d'un Blanc. Il bredouilla des histoires d'oppression et de passe-droit jusqu'à ce que les larmes lui coulassent le long des joues au récit des misères de son pays. Puis il s'éloigna d'un pas incertain, en chantant des chansons du Bengale inférieur, pour aller s'affaisser sur un tronc d'arbre humide. Jamais on ne vit victime si infortunée de la domination anglaise dans l'Inde, plus malencontreusement jetée dans les bras de l'étranger. « Ils sont tous taillés sur le même patron, dit en français un des chasseurs à l'autre. Quand nous atteindrons l'Inde dans le vrai sens du mot, tu verras. Je ne serais pas fâché de rendre visite à son rajah. Là, on pourrait se comprendre. Il est possible qu'il ait entendu parler de nous et qu'il désire nous signifier son bon vouloir. Nous n'avons pas le temps. Il faut que nous soyons à Simla aussi tôt que possible, répondit son compagnon. Pour ma part, je voudrais que nos rapports eussent été envoyés directement de Hilás, ou même de Leh. La poste anglaise est meilleure et plus sûre. Rappelle-toi qu'on nous donne toutes facilités et, nom de Dieu ! qu'ils se donnent aussi à nous ! C'est une idiotie incroyable ! C'est de l'orgueil orgueil qui recevra le châtiment qu'il mérite. Oui ! c'est quelque chose que d'avoir à combattre, dans notre jeu, un camarade du continent. Il y a un risque à le faire, mais, ces gens-là bah ! C'est trop facile. Orgueil rien qu'orgueil, mon ami. Mais à quoi diable sert que Chandernagor soit si près de Calcutta et ainsi de suite, dit Hurree, en ronflant la bouche ouverte sur la mousse détrempée, si je ne peux pas comprendre leur français. Ils parlent si extraordinairement vite ! Il eût été mieux de couper la gorge à ces sales oiseaux-là. » Quand il se représenta, il était torturé par un mal de tête repentant, il exprima avec volubilité sa crainte d'avoir en son ivresse été indiscret. Il aimait le Gouvernement britannique c'était la source de toute prospérité et d'honneur, et son maître, à Rampur, professait la même opinion. Là-dessus, les deux hommes se mirent à se moquer de lui en citant ce qu'il avait dit, jusqu'à ce que, pas à pas, avec des sourires affectés, d'onctueuses grimaces et des œillades d'indicible malice, le pauvre Babu sans plus de défense se trouvât forcé de dire la vérité. Quand plus tard l'histoire fut rapportée à M. Lurgan, celui-ci exprima bien haut son regret de n'avoir pu se trouver à la place des coolies aussi obstinés qu'inattentifs, qui, des tresses d'herbe sur la tête et l'eau formant flaque dans l'empreinte de leurs pas, surveillaient le temps. Tous les sahibs de leur connaissance gens solidement vêtus, revenant joyeusement chaque année aux gorges de leur choix avaient serviteurs, cuisiniers et ordonnances, fort souvent des montagnards. Ces sahibs-ci voyageaient sans suite. En conséquence, c'étaient des sahibs pauvres et ignorants ; car nul sahib de bon sens n'eût écouté les conseils d'un Bengali. Mais le Bengali, surgissant d'on ne sait où, leur avait donné de l'argent et s'arrangeait de leur dialecte. Habitués aux mauvais traitements, bien compréhensibles, de la part des gens de leur propre couleur, ils soupçonnaient un piège quelque part, et se tenaient prêts à détaler si l'occasion s'en offrait. Alors, à travers l'atmosphère fraîchement lavée, toute fumante des délicieuses senteurs de la terre, le Babu ouvrit la route pour descendre les pentes marchant avec orgueil à la tête des coolies, et derrière les étrangers avec humilité. Il roulait des pensées aussi nombreuses que variées, dont les moindres eussent intéressé ses compagnons au-delà de toute expression. Mais c'était un agréable guide, toujours prompt à signaler les beautés du domaine de son royal maître. Il peuplait les montagnes de tout ce qu'ils aimaient à tuer cerf, bouquetin, ou mouflon, et ours dignes des rêves du prophète Élisée [5]. Il parlait botanique et ethnologie avec une inexactitude impeccable, et son stock de légendes locales il avait été, rappelez-vous, agent assermenté de l'État pendant quinze ans était inépuisable. « Décidément, ce garçon-là est un original, dit le plus grand des étrangers. C'est une sorte de mauvais courrier viennois. Il représente en petit l'Inde de transition le monstrueux hybridisme de l'Est et de l'Ouest, répliqua le Russe. C'est nous qui devrions avoir affaire aux Orientaux. Il a perdu son pays et n'en a pas acquis d'autre. Mais il professe la plus parfaite haine pour ses conquérants. Écoutez. Il m'a confié la nuit dernière, etc. » Sous le parapluie rayé Hurree Babu tendait l'oreille et tout son esprit pour suivre le français aux mots pressés, et tenait les yeux fixés sur un kilta plein de cartes et de documents un kilta extra-grand avec un double couvercle de toile cirée rouge. Ce n'était pas qu'il eût envie de rien voler. Il désirait seulement savoir quoi voler, et, incidemment, comment s'en aller une fois l'exploit accompli. Il remercia tous les Dieux de l'Hindoustan, ainsi qu'Herbert Spencer, qu'il restât des choses précieuses à voler. Le second jour la route s'éleva rapidement jusqu'à un mamelon gazonné au-dessus de la forêt ; et c'est là, vers le coucher du soleil, qu'ils tombèrent sur un lama fort âgé selon eux un bonze assis les jambes croisées, et penché sur une carte mystérieuse tendue à l'aide de pierres, qu'il était en train d'expliquer à un jeune homme, évidemment un néophyte, qui, s'il n'était pas lavé, était d'une beauté singulière. Le parapluie rayé avait été aperçu dès la moitié de l'étape, et Kim avait suggéré une halte jusqu'à ce qu'il montât près d'eux. « Ah ! dit Hurree Babu, aussi plein de ressources que le Chat botté. Voilà une curiosité locale éminemment sacrée. Sujet, il est fort probable, de mon royal maître. Qu'est-ce qu'il fait ? Cela semble intéressant. Il est en train d'expliquer une image sainte tout entière faite à la main. » Les deux hommes se tenaient tête nue dans l'éclat d'un soleil d'après-midi déjà bas par-delà les gazons couleur d'or. Les coolies renfrognés, contents de l'arrêt, firent halte et se débarrassèrent de leurs charges. « Regarde ! dit le Français. On dirait un tableau représentant la naissance d'une religion le premier disciple. Est-ce un bouddhiste ? De quelque espèce dégénérée, répondit l'autre. Il n'y a plus de vrais bouddhistes dans les montagnes. Mais regarde les plis de la draperie. Regarde ses yeux comme ils sont insolents ! Pourquoi cet être nous fait-il sentir que nous sommes un peuple si jeune ? (Celui qui parlait frappa avec colère une herbe haute.) Nous n'avons encore laissé nulle part notre empreinte. Nulle part ! Voilà, comprends-tu, ce qui me tracasse. » Il fronça le sourcil devant ce visage placide et le calme monumental de la pose. « Patience. Nous laisserons notre empreinte ensemble, nous et toi, jeune peuple. En attendant, fais son portrait. » Le Babu s'avança en prenant de grands airs ; et, sans mettre dans son attitude toute la déférence qu'il mettait dans ses paroles, il dit, en adressant ses coups d'œil à Kim : « Saint Homme, voici des sahibs. Mes médecines en ont guéri un de la dysenterie, et je m'en vais à Simla veiller à sa complète guérison. Ils voudraient bien voir ton image... Guérir le malade est toujours une bonne chose. Ceci, c'est la route de Vie, dit le lama, la même que je te montrai dans la hutte à Ziglaur quand la pluie tombait. ... Et t'entendre l'expliquer. » Les yeux du lama brillèrent à la perspective d'un auditoire nouveau. « Expliquer la plus Excellente Voie est une bonne chose. Connaissent-ils l'hindi, comme le Gardien des Images ? Un peu, sans doute. » Là-dessus, avec la simplicité d'un enfant pris par un jeu nouveau, le lama rejeta la tête en arrière et commença l'invocation à pleine voix qu'avant d'entrer dans le vif de la doctrine prononce le docteur de la divinité. Les étrangers s'appuyèrent sur leurs alpenstocks pour l'écouter. Kim, s'accroupissant humblement, resta là, à regarder les effets du soleil rouge sur leurs visages et le va-et-vient de leurs ombres allongées sur le sol où elles se confondaient et se partageaient tour à tour. Ils portaient des leggings qui n'étaient pas anglais et de curieuses ceintures serrées qui lui rappelaient confusément les images d'un livre à la bibliothèque de Saint-Xavier : Les Aventures d'un jeune naturaliste au Mexique. Oui, ils ressemblaient beaucoup à l'étonnant M. Sumichrast [6] de ce conte, et fort peu aux « gens dépourvus de scrupules » que s'imaginait Hurree Babu. Les coolies, couleur de terre et muets, étaient ramassés sur eux-mêmes, tout remplis de respect, à quelque vingt ou trente mètres de là, et le Babu, le pan de son pauvre vêtement claquant à la brise glacée, comme un drapeau, se tenait debout avec l'air heureux d'un propriétaire qui couve son bien. « Ce sont eux », murmura Hurree, tandis que le rituel allait son train et que les deux Blancs suivaient les allées et venues de la longue paille se promenant de l'Enfer au Ciel et du Ciel à l'Enfer. « Tous leurs livres sont dans le grand kilta au couvercle rouge livres, rapports et cartes et j'ai vu la lettre d'un roi écrite soit par Hilás, soit par Bunár. Ils en prennent le plus grand soin. Ils n'ont rien envoyé de Hilás ou de Leh. C'est sûr. Qui est avec eux ? Rien que les beegars-coolies (coolies de corvée). Ils n'ont pas de serviteurs. Ils sont tellement obligés au secret qu'ils font eux-mêmes leur cuisine. Mais que dois-je faire ? Attendre et voir ; seulement, s'il m'arrivait malheur, tu saurais où chercher les papiers. Ce serait mieux dans les mains de Mahbub Ali que dans celles d'un Bengali, dit Kim d'un air de mépris. Il y a plus de moyens d'arriver à une femme aimée que d'enfoncer les portes. Voyez ici l'Enfer destiné à l'avarice et à la convoitise. Flanqué d'un côté par le Désir et de l'autre par la Satiété. » Le lama s'échauffait au jeu, et l'un des étrangers en prenait un croquis dans le reste de jour qui s'éteignait. « C'est assez, dit en fin de compte l'homme brusquement. Je ne peux pas le comprendre, mais il me faut cette image. C'est un meilleur artiste que moi. Demande-lui s'il veut la vendre. Il dit « Non, sar », répliqua le Babu. Naturellement, le lama ne se serait pas plus séparé de sa carte au profit d'un voyageur de rencontre qu'un archevêque n'engagerait les vases sacrés d'une cathédrale. Tout le Tibet est plein de reproductions à bon marché de la Roue ; mais le lama était un artiste, aussi bien que chez lui un abbé opulent. « Peut-être dans trois jours, ou quatre, ou dix, si je m'aperçois que le sahib est un Chercheur et un homme qui comprend les choses, lui en dessinerai-je bien moi-même une autre. Mais celle-ci a servi à l'initiation d'un novice. Dis-le-lui, hakim. Il désire l'avoir maintenant contre argent. » Le lama secoua lentement la tête et se mit en devoir de replier la Roue. Le Russe, à côté de lui, ne vit rien de plus qu'un vieillard malpropre qui cherchait à vendre le plus cher possible un morceau de papier sale. Il tira une poignée de roupies et agrippa, moitié pour rire, la carte qui se déchira sous l'étreinte du lama. Un sourd murmure d'horreur s'éleva parmi les coolies dont quelques-uns étaient des hommes de Spiti, et, selon leurs lumières, bons bouddhistes. Le lama se dressa sous l'insulte ; sa main se porta sur sa lourde écritoire de fer, laquelle est l'arme du prêtre, et le Babu fut pris d'une sorte de crise de douleur. « Maintenant, vous voyez vous voyez pourquoi j'avais besoin de témoins. Ce sont gens complètement dépourvus de scrupules. Oh ! sar ! sar ! Il ne faut jamais frapper un saint homme ! Chela ! Il a profané la Parole Écrite. » Il était trop tard. Avant que Kim pût l'en empêcher, le Russe frappa le vieillard en plein visage. L'instant d'après il roulait sur la pente de la montagne avec Kim à la gorge. Le coup avait réveillé dans le sang du jeune homme tous les démons irlandais, et la chute soudaine de son ennemi fit le reste. Le lama tomba sur les genoux à moitié étourdi ; les coolies sous leurs charges s'envolèrent en haut de la montagne aussi vite que les hommes de la plaine courent à travers un champ. Ils venaient d'être témoins d'un sacrilège sans nom, et il fallait se retirer avant que les Dieux et les diables des montagnes se livrassent à leur vengeance. Le Français, tout en cherchant son revolver, courut vers le lama avec la vague idée d'en faire un otage pour son compagnon. Une grêle de pierres coupantes les montagnards visent bien le fit reculer, et un coolie d'Ao-chung entraîna le lama pour le mettre à l'abri. Tout cela était arrivé aussi vite que la nuit sur la montagne. « Ils ont pris les bagages et tous les fusils, glapit le Français, en faisant feu au hasard dans le crépuscule. Tout va bien, sar ! Tout va bien ! Ne tirez pas. Je viens à votre aide. » Et Hurree, roulant au bas de la pente, se jeta à bras-le-corps sur Kim, ravi autant qu'étonné, lequel était en train de cogner contre un caillou la tête de son ennemi hors d'haleine. « Retourne auprès des coolies, lui murmura le Babu à l'oreille. Ils ont les bagages. Les papiers sont dans le kilta au couvercle rouge, mais regarde un peu partout. Prends les papiers, et spécialement la murasla (la lettre du roi). Va ! Voici l'autre homme ! » Kim escalada quatre à quatre la montagne. Une balle de revolver sonna sur une roche à son côté, et il s'aplatit à la façon d'une perdrix. « Si vous tirez, cria Hurree, ils vont descendre et nous anéantir. Je suis venu au secours du gentleman, sar. Tout ceci est extrêmement dangereux. Ma parole ! (Kim était en train de penser ferme en anglais.) Voilà une sacrée impasse, mais je crois que nous sommes en état de légitime défense. » Il chercha dans son sein le cadeau de Mahbub et d'un doigt incertain à part quelques coups d'essai dans le désert de Bikaner, il ne s'était jamais servi du petit pistolet pressa la détente. « Qu'est-ce que je disais, sar ! (Le Babu semblait tout en larmes.) Descendez ici et aidez-moi à le ranimer. Nous sommes tous dans la mélasse, je vous dis. » Les coups de feu s'arrêtèrent. On entendit le bruit de pas trébuchants, et Kim grimpa en hâte dans l'obscurité, jurant comme un chat ou quelqu'un du pays. « Est-ce qu'ils t'ont blessé, chela ? lui cria d'en haut le lama. Non. Et toi ? » Il plongea dans un bouquet de sapins rabougris. « Je n'ai rien. Viens-t'en. Nous allons avec ces gens-là à Shamlegh-sous-les-Neiges. Mais pas avant d'avoir fait justice, cria une voix. J'ai les fusils des sahibs tous les quatre. Descendons. Il a frappé le Saint Homme nous l'avons vu. Notre bétail sera stérile et nos femmes aussi ! Les neiges débouleront sur nous lorsque nous rentrerons à la maison... C'est le comble de nos malheurs ! » Le petit bois de sapins se remplit de la clameur des coolies fous de panique, et capables de tout dans leur terreur. L'homme d'Ao-chung fit claquer avec impatience la culasse de son fusil, et sembla sur le point de descendre. « Attends un peu, Saint Homme ; ils ne peuvent aller loin : attends que je revienne. C'est cette personne-ci qui a été lésée, dit le lama, une main sur son front. C'est justement la raison, fut-il répondu. Si cette personne passe l'éponge, vos mains sont nettes. En outre, vous vous acquérez du mérite par l'obéissance. Attends, et nous irons tous ensemble à Shamlegh », insista l'homme. Un instant, juste le temps qu'il faut pour mettre une cartouche dans le chargeur d'une culasse, le lama hésita. Puis il se dressa et mit un doigt sur l'épaule de l'homme. « As-tu entendu ? Je dis, moi, qu'on ne tuera pas moi qui fus abbé de Such-zen. As-tu la moindre envie de renaître sous la forme d'un rat, ou d'un serpent sous le rebord du toit d'un ver dans le ventre du plus vil des animaux ? As-tu le désir de... » L'homme d'Ao-chung tomba à genoux, car la voix grondait comme un gong du diable tibétain. « Ai ! Ai ! s'écrièrent les hommes de Spiti. Ne nous maudis pas ne le maudis pas. Ce n'était que son zèle. Saint Homme !... Abaisse ton fusil, imbécile ! Colère pour colère ! Mal pour mal ! On ne tuera pas. Que ceux qui frappent les prêtres aillent en esclavage pour leurs propres actes. Juste et sûre est la Roue, qui ne fléchit pas d'un cheveu ! Ils renaîtront maintes fois dans la torture. » Sa tête retomba, et il s'appuya lourdement sur l'épaule de Kim. « J'ai côtoyé un grand mal, chela, murmura-t-il dans le silence de mort sous les sapins. J'ai été tenté de laisser partir la balle : et en vérité, dans le Tibet, une mort lourde et lente eût été leur partage... Il m'a frappé en plein visage... sur la chair... » Il glissa sur le sol, haletant, et Kim put entendre ce cœur surmené cogner à grands coups, et s'arrêter. « Est-ce qu'ils l'ont blessé à mort ? » demanda l'homme d'Ao-chung, tandis que les autres se tenaient debout en silence. Kim, pris d'un effroi mortel, s'agenouilla et se pencha sur le corps. « Non, s'écria-t-il avec passion, ce n'est qu'une faiblesse. (Puis il se souvint qu'il était un Blanc, et que l'équipement d'un Blanc était à son service.) Ouvrez les kiltas ! Les sahibs doivent avoir un remède. Oh ! oh ! Alors je le connais, dit en riant l'homme d'Ao-chung. Je n'ai pas été cinq ans shikarri de Yankling sahib sans connaître ce remède. Moi aussi j'en ai goûté. Tenez ! » Il tira de son sein une bouteille d'eau-de-vie à bon marché telle qu'on en vend à Leh aux explorateurs et en introduisit adroitement quelques gouttes entre les dents du lama. « C'est ainsi que je fis quand Yankling sahib se fit une entorse au-delà d'Astor. Ah ! ah. J'ai déjà regardé dans leurs paniers mais nous en ferons un loyal partage à Shamlegh. Donne-lui-en un peu plus. C'est un bon remède. Mets ta main ! Son cœur va mieux maintenant. Pose sa tête par terre et frotte-lui-en un peu la poitrine. S'il avait attendu tranquillement que j'aie réglé leur compte aux sahibs, ceci ne serait jamais arrivé. Mais il se peut que les sahibs viennent nous donner la chasse ici. Alors, ce ne serait pas mal de leur tirer dessus avec leurs propres fusils, eh ? L'un a déjà son compte, je crois, dit Kim entre ses dents. Je lui ai donné un coup de pied dans l'aine en roulant sur la montagne avec lui. J'aurais voulu le tuer ! Ça va bien d'être brave quand on n'habite pas Rampur, dit quelqu'un dont la hutte se trouvait à quelques milles du palais délabré du rajah. Si nous nous faisons une mauvaise réputation parmi les sahibs, aucun d'eux ne nous emploiera plus comme shikarris. Oh ! mais ce ne sont pas des Angrezi sahibs ni de bons garçons comme Fostum sahib ou Yankiing sahib. Ce sont des étrangers ils ne savent pas parler angrezi comme les sahibs. » Ici le lama toussa et se dressa sur son séant en cherchant à tâtons le rosaire. « On ne tuera pas, murmura-t-il. Juste est la Roue ! Mal pour mal... Non, Saint Homme. Nous sommes tous ici. (L'homme d'Ao-chung lui caressa timidement les pieds.) À moins que tu ne l'ordonnes, on n'égorgera personne. Repose-toi un moment. Nous allons dresser ici un petit camp, et, plus tard, quand la lune se lèvera, nous irons à Shamlegh-sous-les-Neiges. Quand on a reçu un mauvais coup, dit un homme de Spiti sentencieusement, le mieux est de dormir. J'éprouve une sorte d'étourdissement à la nuque, et dedans comme un pincement. Laisse-moi reposer ma tête sur tes genoux, chela. Je suis un vieillard, mais non exempt de passion. Nous devons penser à la Cause des Choses. Donne-lui une couverture. Nous n'osons pas allumer de feu, de peur que les sahibs ne le voient. Il vaudrait mieux aller à Shamlegh. Personne ne nous y suivra. » C'était l'homme de Rampur, un peu nerveux. « J'ai été shikarri de Fostum sahib, et je suis shikarri de Yankling sahib. Je serais avec Yankling sahib à l'heure qu'il est sans cette maudite beegar (la corvée). Que deux hommes montent la garde en dessous avec leurs fusils, de peur que les sahibs ne fassent encore quelque insanité. Quant à moi, je n'abandonnerai pas ce Saint Homme. » Ils s'assirent un peu à l'écart du lama, et, après avoir écouté un moment, se passèrent à la ronde une pipe à eau dont le récipient était une vieille bouteille à cirage Day and Martin [7]. La lueur du charbon rouge qui circulait de main en main, éclairait tous ces yeux étroits et clignotants, ces pommettes chinoises saillantes, et ces gorges de taureau qui se fondaient dans les plis sombres de la bure autour des épaules. Ils ressemblaient aux gnomes d'une mine enchantée à des kobolds [8] de montagne réunis en conclave. Et tandis qu'ils parlaient, le murmure de la fonte des neiges autour d'eux diminuait peu à peu, à mesure que le gel de la nuit arrêtait et immobilisait les ruisselets. « Comme il nous a tenu tête ! dit un homme de Spiti plein d'admiration. Je me rappelle un vieil isard, de l'autre côté de la route de Ladakh, que Dupont sahib manqua, quoiqu'il eût bien épaulé son fusil, il y a sept saisons, et qui se tenait tout à fait comme cela. Dupont sahib était un bon shikarri. Pas aussi bon que Yankiing sahib. (L'homme d'Ao-chung but une lampée à la bouteille d'eau-de-vie, et la passa au voisin.) Maintenant, écoutez-moi à moins qu'un autre prétende en savoir plus. » Le gant ne fut pas relevé. « Nous irons à Shamlegh dès que la lune sera levée. Là, nous partagerons loyalement entre nous le bagage. Je me contente de ce fusil neuf avec toutes ses cartouches. Est-ce qu'il n'y a que pour toi que les ours soient méchants ? dit un camarade en tirant sur la pipe. Non ; mais les poches de musc valent en ce moment six roupies pièce, et tes femmes peuvent prendre la toile des tentes et quelques-uns des ustensiles de cuisine. Nous ferons tout cela à Shamlegh avant l'aube. Puis nous reprendrons chacun notre chemin, sans oublier que nous n'avons jamais vu ces sahibs, ni été à leur service, eux qui peuvent si bien nous accuser d'avoir volé leur bagage. C'est bon pour toi, mais que dira notre rajah ? Qui est-ce qui ira lui en parler ? Ces sahibs, qui ne savent pas notre langue, ou le Babu, qui pour le soin de ses propres affaires nous a donné de l'argent ? Se mettra-t-il à la tête d'une armée contre nous ? Quelle preuve restera-t-il ? Ce dont nous n'aurons pas besoin, nous le jetterons dans le dépotoir de Shamlegh, où nul homme n'a encore mis le pied. Qui y a-t-il à Shamlegh, cet été ? » L'endroit n'était qu'un centre de pâturages composé de trois ou quatre huttes. « La femme de Shamlegh [9]. Elle n'aime pas beaucoup les sahibs, nous le savons. Les autres ne seront pas fâchés de recevoir quelques petits cadeaux ; et il y en a ici pour nous tous. » Il flatta les flancs rebondis du panier le plus proche. « Mais... mais... J'ai dit que ce ne sont pas de vrais sahibs. Toutes leurs peaux et leurs têtes ont été achetées au bazar, à Leh. Je connais bien les marques. Je vous les ai montrées à la dernière marche. C'est vrai. Ce sont toutes peaux et têtes achetées. Il y en a même de mangées aux vers. » C'était un habile argument, et l'homme d'Ao-chung connaissait bien ses compagnons. « Si les choses en viennent au pire, je raconterai tout à Yankling sahib, qui est bon garçon, et il rira. Nous ne faisons de mal à aucun sahib de notre connaissance. Ce sont des gens qui frappent les prêtres. Ils nous ont effrayés. Nous avons fui ! Dieu sait où nous avons laissé tomber le bagage. Pensez-vous que Yankling sahib permettra que la police d'en bas vienne fourrer le nez partout dans la montagne pour venir troubler sa chasse ? Il y a une jolie distance de Simla à Chini, et une plus grande encore de Shamlegh au dépotoir de Shamlegh. Soit, mais j'emporte le grand kilta. Le panier au couvercle rouge que les sahibs empaquetaient eux-mêmes chaque matin. Ça, dit adroitement l'homme de Shamlegh, c'est une preuve que ce sont des sahibs de peu d'importance. Qui a jamais entendu dire que Fostum sahib, ou Yankling sahib, ou même le petit Peel sahib, qui reste debout la nuit à l'affût de l'antilope, dites, qui a jamais entendu dire que ces sahibs soient venus dans les montagnes sans un cuisinier des pays d'en bas, un sommelier et et toutes sortes de gens bien payés, bien dressés et tyranniques, à leur suite ? Comment peuvent-ils nous attirer de l'ennui ? Que veux-tu faire du kilta ? Rien, mais c'est plein de la Parole Écrite des livres et des papiers dans lesquels ils écrivaient, et des instruments étranges comme pour le culte. Le dépotoir de Shamlegh aura tout. C'est vrai ! Mais qu'arrivera-t-il si nous insultons ainsi les Dieux des sahibs ? Je n'aime pas traiter de cette façon la Parole Écrite. Et leurs idoles de cuivre [10] sont hors de ma portée. Ce n'est pas du butin pour de simples gens de la montagne. Le vieux dort encore. Hst ! Nous allons demander à son chela. » L'homme d'Ao-chung but une lampée, et en sa qualité de meneur se gonfla d'importance : « Nous avons ici, murmura-t-il, un kilta dont nous ne connaissons pas la nature. Mais, je la connais », dit Kim d'un air entendu. La respiration du lama indiquait qu'il était plongé dans un sommeil naturel et facile, et Kim venait de méditer sur les derniers mots de Hurree. En sa qualité de joueur du Grand Jeu, il était en ce moment-là disposé à admirer le Babu. « C'est un kilta avec un couvercle rouge, plein des choses les plus extraordinaires, et où il ne faut pas que les imbéciles fourrent le nez. Je le disais bien ; je le disais bien, cria le porteur de cette charge. Penses-tu que cela nous trahira ? Non, si on me le donne. J'en ferai sortir la magie. Autrement il causera beaucoup de mal. Un prêtre prend toujours sa part. » L'eau-de-vie était en train de démoraliser l'homme d'Ao-chung. « Cela m'est égal, répondit Kim, avec toute la ruse de son pays d'origine. Partagez-le-vous, nous verrons bien ce qui arrivera ! Pas moi. Je plaisantais seulement. Donne tes ordres. Il y a plus qu'assez pour nous tous. Nous quitterons Shamlegh à l'aube pour reprendre notre chemin. » Ils passèrent encore une heure à arranger et réarranger leurs petits plans ingénus, tandis que Kim frissonnait de froid et d'orgueil. L'allure que prenait la chose chatouillait à la fois en lui l'Irlandais et l'Oriental. Voici que les envoyés de la redoutable Puissance du Nord, aussi grands, apparemment, dans leur propre pays que Mahbub ou le colonel Creighton, se trouvaient là, soudain, frappés sans espoir. L'un d'eux, il le savait bien dans son for intérieur, serait boiteux quelque temps. Ils avaient fait des promesses à des Rois. Ce soir ils gisaient quelque part au-dessous de lui, sans cartes, sans nourriture, sans tente, sans fusils et, sauf Hurree Babu, sans guides. Et cet écroulement de leur Grand Jeu (Kim se demandait à qui ils en adresseraient le rapport), cette panique dans la nuit, étaient arrivés non pas grâce à la ruse de Hurree ou aux machinations de Kim, mais simplement, admirablement, sans qu'on pût l'éviter, comme la capture de ces fakirs, ces fameux amis de Mahbub, par le jeune et zélé policeman d'Umballa. « Ils sont là et ils n'ont plus rien ; et, ma parole ! ce qu'il fait froid ! Je suis ici avec toutes leurs affaires. Ce qu'ils doivent être furieux ! J'en suis fâché pour Hurree Babu. » Kim aurait pu s'épargner ce mouvement de pitié, car quoique pour le moment le Bengali souffrît cruellement en sa chair, il avait l'âme gonflée de fierté. À un mille plus bas dans la montagne, sur la lisière de la forêt de pins, deux hommes à moitié gelés l'un en proie à de terribles crises de souffrance échangeaient des récriminations en insultant de la façon la plus odieuse le Babu qui semblait affolé de terreur. Ils réclamaient un plan d'action. Il leur expliquait qu'ils devaient s'estimer fort heureux d'être vivants ; que leurs coolies, s'ils n'étaient pas à l'affût, étaient partis pour ne plus revenir ; que le rajah, son maître, était à quatre-vingt-dix milles, et non seulement ne leur prêterait ni argent ni escorte pour gagner Simla, mais les jetterait plutôt sûrement en prison s'il apprenait qu'ils avaient frappé un prêtre. Il s'étendit sur cette faute et ses conséquences au point qu'ils finirent par le prier de vouloir bien changer de sujet. Leur seule ressource, disait-il, était de fuir de village en village sans attirer l'attention, et de gagner ainsi les pays civilisés ; et, pour la centième fois se répandant en larmes, il demanda là-haut aux étoiles pourquoi les « sahibs avaient battu un saint homme ». En dix enjambées Hurree Babu eût été complètement hors de leur atteinte dans l'obscurité bruissante à l'abri du plus prochain village, où il eût trouvé à manger et où les docteurs beaux parleurs étaient rares. Mais il préférait endurer le froid, les douleurs d'entrailles, les insultes et les coups possibles, dans la compagnie de ses honorés maîtres. Tapi contre un tronc d'arbre, il reniflait d'un air plaintif. « Et avez-vous pensé, dit vivement celui des deux voyageurs qui était indemne, au genre de spectacle que nous allons offrir en errant à travers ces montagnes parmi ces aborigènes ? » Hurree Babu, depuis quelques heures, ne pensait guère à autre chose, mais la remarque n'était pas à son adresse. « Nous ne pouvons pas nous en aller courir au hasard ! C'est à peine si je peux marcher, grommela la victime de Kim. Peut-être le saint homme se montrera-t-il miséricordieux en sa grandeur d'âme, sar, autrement... Je me promets un plaisir tout particulier à décharger mon revolver dans le corps de ce jeune bonze la prochaine fois que nous le rencontrerons », fut-il répondu de façon peu chrétienne. « Revolvers ! Vengeance ! Bonzes ! » Hurree s'aplatit plus encore contre le sol. La guerre reprenait alors. « N'avez-vous donc aucun égard pour notre perte ? Les bagages ! Les bagages ! (Il pouvait entendre celui qui parlait, danser littéralement sur le gazon.) Tout ce que nous portions ! Tout ce que nous avions mis en sûreté ! Nos gains ! Le travail de huit mois ! Savez-vous ce que cela veut dire ? « Pour sûr, c'est nous qui devrions avoir affaire aux Orientaux ! » Ah ! je vous retiens. » Ils se mirent à parler en plusieurs langues, et Hurree sourit. Kim était avec les kiltas, et dans les kiltas se trouvaient huit mois de bonne diplomatie. Il n'y avait aucun moyen de communiquer avec le garçon, mais on pouvait se fier à lui. Quant au reste, il lui était facile d'organiser le voyage à travers les Himalayas de telle sorte que Hilás, Bunár et quatre cents milles de routes de montagne racontassent l'histoire pendant une génération. Les hommes qui ne savent pas être maîtres de leurs coolies sont peu respectés dans les montagnes, et le montagnard a le sens de la plaisanterie fort aiguisé. « J'en serais moi-même l'auteur, pensait Hurree, que cela ne pourrait être mieux, et, pardi ! maintenant que j'y pense, il va de soi que c'est moi qui ai tout arrangé. Comme j'ai été prompt ! J'y pensais justement en descendant quatre à quatre la montagne. L'outrage était un accident, mais personne autre que moi ah n'en pourrait avoir tiré tout ce profit. Considérez l'effet moral sur ces populations ignorantes ! Plus de traités plus de papiers plus le moindre document écrit et moi pour leur servir d'interprète. Ah ! comme je rirai avec le colonel ! Je voudrais bien aussi avoir leurs papiers ; mais on ne peut être simultanément à deux endroits différents. C'est un axiome. » |
Table des matières |
![]() ![]() ![]() ![]() ![]() |
Table des matières |
![]() ![]() ![]() ![]() ![]() |