KIM
Chapitre XV

Table des matières Chapitre précédant
 
Devant un empereur je ne m'effacerais pas —
Je continuerais ma route face à un roi.
Devant la triple couronne [1] je ne m'inclinerais pas —
Mais ceci est bien différent !
Moi, avec les Puissances de l'Air je ne me battrai pas —
Sentinelles, laissez passer !
Abaissez le pont — Il est notre seigneur et roi —
Ce rêveur dont le rêve devient réalité !

Le Siège des fées [2].
À deux cents milles, au nord de Chini, sur le schiste bleu du Ladakh, se trouve Yankling sahib, joyeux vivant, qui guette avec sa longue-vue, sur les crêtes, quelque signe de son traqueur favori — un homme d'Ao-chung. Mais ce renégat, muni d'un fusil Männlicher tout neuf et de deux cents cartouches, est ailleurs, à chasser le daim musqué pour le vendre au marché, et Yankling sahib, à la saison prochaine, apprendra combien il a été malade.

Dans les vallées de Bushahr — les aigles à vue perçante des Himalayas s'éloignent en apercevant son parapluie neuf rayé bleu et blanc — se hâte un Bengali, jadis gras et de bonne mine, maintenant maigre et usé par les intempéries. Il a reçu les remerciements de deux étrangers de distinction, après les avoir pilotés, non sans adresse, jusqu'au tunnel de Mashobra qui conduit à la grande et gaie capitale de l'Inde. Ce ne fut pas sa faute si, enveloppé de brouillards humides, il leur a fait dépasser le bureau du télégraphe et la colonie européenne de Kotgarh. Ce ne fut pas sa faute, mais celle des Dieux, dont il parlait d'une façon si engageante, s'il les a conduits sur la frontière du Nahan, où le rajah de cet État les a pris pour des soldats britanniques déserteurs. Hurree Babu a expliqué quelles étaient, en leur pays, la magnificence et la gloire de ses compagnons, au point d'amener un sourire sur les lèvres du roitelet assoupi. Il l'a expliqué à tous ceux qui l'ont demandé — maintes fois — tout haut — avec variantes. Il a mendié des aliments, trouvé des logements, s'est fait reconnaître pour un habile médecin à l'occasion d'une aine endommagée — un coup comme il arrive d'en recevoir lorsqu'on roule dans l'obscurité en bas d'une pente rocheuse — et s'est en tout montré indispensable. La raison qui motivait sa sympathie était à son honneur. Avec des millions de compagnons de servage, il avait appris à regarder la Russie comme la grande libératrice du Nord. C'était un peureux. Il avait eu peur de ne pouvoir sauver ses illustres maîtres de la colère des paysans excités. Lui-même aurait aussi bien frappé un saint homme ou non, mais... Il était profondément reconnaissant envers le ciel et se réjouissait sincèrement d'avoir fait « son petit possible » pour — à part les bagages perdus — amener l'aventure à bonne issue. Il avait oublié les coups, nié qu'on en eût distribué dans cette invraisemblable première nuit sous les pins. Il ne demandait ni pension ni avance d'honoraires, mais, s'ils l'en jugeaient digne, voudraient-ils bien lui accorder un témoignage écrit ? Cela pourrait plus tard lui être utile si d'autres, leurs amis, venaient au-delà des cols. Il leur demanda de se souvenir de lui au sein de leurs grandeurs futures, car il « reconnaissait tacitement » avoir, lui-même en personne, Mohendro Lai Dutt, M. A. de Calcutta, « rendu à l'État quelque service. »

Ils lui délivrèrent un certificat dans lequel ils louaient sa courtoisie, l'efficacité de son aide et son adresse infaillible comme guide. Il le mit dans sa ceinture et sanglota d'émotion ; ils avaient supporté tant de dangers ensemble. Ils les conduisit en plein midi, par le Mall [3] encombré de Simla, à l'Alliance Bank, où ils voulaient faire établir leur identité. Là, il s'évanouit comme un nuage à l'aurore sur le Jakko.

Regardez-le, trop délicat pour transpirer, trop pressé pour faire la réclame des drogues contenues dans sa petite caisse à bandes de cuivre, en train de faire, homme juste et impeccable, l'ascension de la rampe de Shamlegh. Observez-le, toute babuflerie laissée de côté, en train de fumer, vers midi, sur un lit de camp, pendant qu'une femme, dont la coiffe est cloutée de turquoises, désigne le sud-est par-delà l'herbe rase. Les litières, dit-elle, ne voyagent pas aussi vite qu'un homme seul, mais ses oiseaux devraient être dans les Plaines à l'heure qu'il est. Le saint homme n'avait pas voulu rester, malgré les instances de Lispeth. Le Babu grogne sourdement, ceint ses larges reins, et le voilà de nouveau parti. Il ne se soucie pas de voyager après la tombée du jour, mais ses étapes quotidiennes — il n'y a personne pour les contrôler — étonneraient les gens qui se moquent de sa race. Des villageois bienveillants, qui se rappellent le marchand de drogues de Dacca d'il y a deux mois, lui donnent un abri contre les mauvais esprits des bois. Il rêve aux Dieux bengalis, aux manuels universitaires et à la Royal Society, Londres, Angleterre. À l'aube suivante le parapluie bleu et blanc poursuit sa route, dodelinant.

À la lisière du Doon, Mussoorie loin derrière eux, et, devant eux, les plaines, comme une étendue de poussière d'or, repose une litière usée dans laquelle — toutes les Montagnes le savent — est couché un lama malade qui cherche une Rivière pour se guérir. Les villages en sont presque venus aux coups pour se disputer l'honneur de la porter, car non seulement le lama les a couverts de bénédictions, mais son disciple leur a donné de bon argent — un tiers des prix des sahibs. Elle a fait douze milles par jour, la dooli, comme l'attestent la crasse et le frottement sur les brancards, et par des routes dont usent peu de sahibs. Par-dessus le col de Nilang, en pleine tempête, alors que la poussière de neige chassée par le vent remplissait les moindres plis des draperies du lama ; entre les cornes noires du Raieng [4] où ils entendirent le sifflement des chèvres sauvages à travers les nuages ; tanguant et toute tendue sur le rocher au-dessous ; maintenue entre l'épaule et la joue quand on contournait les courbes affreuses de la Route Taillée sous la Bhagirati ; se balançant et craquant au petit trot soutenu de la descente, dans la vallée des Eaux ; pressée, le long des prés fumants de cette vallée fermée ; hop, hop, là-haut et de nouveau à l'air libre, pour rencontrer les rafales rugissantes au-delà de Kedarnath ; avec les mises à terre de midi, dans l'ombre épaisse et engageante des forêts de chênes, les passages de village à village, dans le frisson de l'aube, quand on peut pardonner aux dévots eux-mêmes de jurer après l'impatience des saints hommes ; ou la lueur des torches, quand les moins timides pensent aux fantômes — la dooli a atteint son dernier relais. Les petites gens de la montagne transpirent dans les bas Sewaliks, où la température a changé et se réunissent autour des prêtres pour recevoir bénédiction et gages.

« Vous vous êtes acquis du mérite, dit le lama. Un mérite plus grand que vous ne le croyez. Et vous allez retourner dans les Montagnes... »

Il soupire.

« Sûrement. Dans les hautes montagnes, aussitôt que possible. »

Le porteur se frotte l'épaule, boit une gorgée d'eau, la recrache, et rajuste sa sandale d'herbe. Kim — il a les traits tirés et las — paie en toutes petites pièces d'argent qu'il prend dans sa ceinture, enlève le sac de provisions, fourre un paquet de toile cirée — ce sont des écrits sacrés — dans son sein, et aide le lama à se mettre sur ses pieds. La paix est rentrée dans les yeux du vieillard, et il ne regarde plus si les montagnes vont s'abattre pour l'écraser, comme il faisait la nuit terrible où ils furent arrêtés par la crue de la rivière.

Les hommes relèvent la dooli et sont bientôt hors de vue parmi les arbres rabougris.

Le lama étend la main vers le rempart des Himalayas.

« Ce n'est pas chez vous, ô Montagnes bénies entre toutes, qu'est tombée la Flèche de Notre Seigneur. Et jamais plus je ne respirerai votre air !

— Mais tu es dix fois plus fort dans ce bon air-ci, dit Kim dont l'âme, à bout de forces, aspirait aux plaines grasses et aimables. C'est ici, ou par ici, que tomba la Flèche, oui. Nous allons marcher tout doucement, peut-être un kos par jour, car la Recherche est sûre. Mais le sac pèse lourd.

— Oui, notre Recherche est sûre. J'ai échappé à une grande tentation. »





Ils ne faisaient jamais maintenant plus de deux milles par jour, et les épaules de Kim en portaient tout le faix — le faix d'un vieillard, le faix du lourd sac de provisions, avec les livres à serrures, le poids des écrits sur son cœur, et les détails du train-train journalier. Il mendiait à l'aurore, étalait des couvertures pour la méditation du lama, soutenait sur ses genoux, durant les grandes chaleurs de l'après-midi, la vieille tête lasse, chassant les mouches au point d'en avoir mal au poignet, mendiait encore le soir, et massait les pieds du lama, qui l'en récompensait par la promesse de la Liberté — aujourd'hui, demain, ou au plus tard, le jour suivant.

« Jamais il n'y eut pareil chela. Je doute parfois qu'Ananda [5] ait servi plus fidèlement Notre Seigneur. Et tu es sahib ? Quand j'étais un homme — il y a longtemps — je l'oubliais. Maintenant je te regarde souvent, et chaque fois je me rappelle que tu es sahib. C'est étrange.

— Tu as dit qu'il n'y a ni noir ni blanc. Pourquoi me tourmentes-tu avec cela. Saint Homme ? Laisse-moi frictionner l'autre pied. Cela me contrarie. Je ne suis pas sahib. Je suis ton chela, et ma tête est lourde à mes épaules.

— Un peu de patience ! Nous atteindrons la Liberté ensemble ! Alors toi et moi, sur l'autre berge de la Rivière, nous jetterons un regard en arrière sur nos existences, comme dans les montagnes nous voyions derrière nous se déployer nos étapes du jour. Peut-être fus-je jadis sahib.

— Il n'y a jamais eu sahib comme toi, je le jure.

— Je suis certain que le Gardien des Images dans la Maison des Merveilles fut, en une vie passée, quelque très sage abbé. Mais ses lunettes elles-mêmes ne font pas que mes yeux voient clair. Il tombe des ombres quand je veux regarder avec attention. Il n'importe — nous connaissons les ruses de la pauvre carcasse stupide — qu'une ombre se change en une autre ombre. Je suis lié par l'illusion du Temps et de l'Espace. Quelle distance aujourd'hui avons-nous parcourue sur nos pieds ?

— Peut-être un demi-kos. »

Les trois quarts d'un mille, et c'était une marche fatigante.

« Un demi-kos. Ah ! j'en ai parcouru dix mille milliers dans le domaine de l'esprit. Comme nous sommes tous enveloppés, emmaillotés, enserrés dans ce monde de choses insensibles ! (Il regarda sa main maigre veinée de bleu, qui trouvait si lourds les grains du rosaire.) Chela, n'as-tu jamais eu le désir de me quitter ? »

Kim pensa au paquet de toile cirée et aux livres dans le sac à provisions. Si quelqu'un de dûment autorisé se présentait pour en prendre livraison, le Grand Jeu, pour ce qu'il s'en souciait, pourrait bien se jouer lui-même. Il était fatigué, se sentait la tête brûlante, et une toux qui venait du ventre le harcelait sans relâche.

« Non, dit-il presque durement. Je ne suis ni un chien ni un serpent pour mordre, quand j'ai appris à aimer.

— Tu es trop tendre pour moi.

— Ni cela non plus. J'ai fait quelque chose sans te consulter. J'ai envoyé un message à la femme de Kulu par cette autre femme qui nous a donné du lait de chèvre ce matin, disant que tu étais un peu faible et avais besoin d'une litière. Je me suis battu en pensée pour ne l'avoir pas fait dès notre entrée dans le Doon. Nous allons rester dans cet endroit jusqu'à l'arrivée de la litière.

— Je suis content. C'est une femme au cœur d'or, comme tu dis, mais une bavarde — un peu bavarde.

— Elle ne t'ennuiera pas. J'ai veillé à cela aussi. Saint Homme, j'ai le cœur très gros de m'être rendu coupable de négligence envers toi. (Un spasme nerveux lui serra la gorge.) Je t'ai fait marcher trop loin ; je n'ai pas toujours ramassé pour toi de la bonne nourriture ; je n'ai pas eu égard à la chaleur ; je t'ai laissé seul pour parler aux gens sur la route... J'ai... j'ai... Haï maï ! Mais je t'aime... et tout est trop tard... Je n'étais qu'un enfant... Oh ! que n'étais-je un homme !... »

Écrasé par l'effort, la fatigue et le poids trop lourd pour son âge, Kim s'abattit en sanglotant aux pieds du lama.

« Que veut dire tout ceci ? dit le vieillard avec douceur. Tu ne t'es jamais écarté de la largeur d'un cheveu de la Voie d'Obéissance. Me négliger ? Enfant, j'ai vécu de ta force comme un vieil arbre vit de la chaux d'un mur neuf. Chaque jour, depuis la descente de Shamlegh, je t'ai volé de la force. Aussi, est-ce pour cela, et non pour avoir commis nul péché que tu es affaibli. C'est le Corps — le Corps imbécile, stupide, qui parle en ce moment. Non pas l'Âme pleine d'assurance. Console-toi ! Connais au moins les démons que tu combats. Ils sont issus de la terre — enfants de l'illusion. Nous irons chez la femme de Kulu. Elle s'acquerra du mérite en nous hébergeant, et surtout en me soignant. Tu courras en liberté jusqu'à ce que la force me revienne. J'avais oublié le Corps stupide. S'il y a le moindre blâme à encourir, c'est à moi qu'il incombe. Mais nous sommes trop près des portes de la délivrance pour peser le blâme. Je pourrais te louer, mais quel besoin ! Dans un instant — un très petit instant — nous nous assoirons à l'abri de tous besoins... »

Et c'est ainsi qu'il choyait et réconfortait Kim à l'aide de sages dictons et de textes graves sur cette bête peu comprise, notre Corps, lequel, tout en n'étant qu'une illusion, cherche à se faire passer pour l'âme, pour l'assombrissement de la Voie et l'immense multiplication des démons inutiles.

« Hai ! Hai ! Parlons de la femme de Kulu. Crois-tu qu'elle demandera encore un charme pour ses petits-fils ? Quand j'étais jeune homme, il y a de cela très longtemps, je fus tourmenté de ces vapeurs, et d'autres, et j'allai trouver un abbé — un très saint homme, et un chercheur de vérité, quoique alors je ne savais pas ce que c'était. Redresse-toi pour écouter, enfant de mon âme. Je racontai mon histoire. Et il me dit : « Chela, sache ceci : il existe maints mensonges de par le monde, et pas mal de menteurs, mais il n'est pas de menteurs comme nos corps, hormis les sensations de nos corps. » Voyant cela, je me consolai, et par grande faveur il toléra que je busse une tasse de thé en sa présence. Tolère que je boive du thé maintenant, car j'ai soif. »

Riant à travers ses larmes, Kim embrassa les pieds du lama, et se mit en devoir de préparer le thé.

« C'est ton corps que tu appuies sur moi, Saint Homme ; mais moi, je m'appuie sur toi pour bien d'autres choses. Ne le sais-tu pas ?

— Il se peut que je l'aie deviné (le lama eut un clignement d'yeux). Il faut changer cela. »

Aussi, quand au milieu des cris de discorde et des piétinements, avec un air bouillant d'importance, arriva en se trémoussant rien moins que le palanquin favori de la Sahiba, envoyé à vingt milles, sous la garde de ce même vieux serviteur Oorya grisonnant, et quand ils atteignirent le désordre habituel de la longue maison blanche irrégulière derrière Saharunpore, le lama prit ses mesures.

« À quoi bon l'avis d'une vieille femme à un vieil homme ? dit gaiement d'une fenêtre haute la Sahiba après les compliments d'usage. Je t'ai dit — je t'ai dit, Saint Homme, d'avoir l'œil sur le chela. L'as-tu fait ? Inutile de répondre. Moi, je sais. Il a été courir après les femmes. Regarde ses yeux — creux et battus — et la ride qui trahit sa fatigue de la racine du nez à la joue ! Il a été passé au crible ! Fi ! Fi ! Et un prêtre, encore ! »

Kim, trop épuisé pour sourire, leva les yeux, secouant la tête en signe de dénégation.

« Ne plaisante pas, dit le lama. Le temps des plaisanteries est passé. Ce ne sont pas de petites affaires qui nous amènent ici. Dans les Montagnes, nous sommes tombés malades, moi de l'âme et lui du corps. Depuis lors j'ai vécu sur sa force — je l'ai rongé.

— Grands enfants tous deux — le jeune et le vieux, dit-elle avec un petit reniflement, tout en se gardant de faire de nouvelles plaisanteries. Puisse l'hospitalité présente vous rétablir. Attendez un peu que je vienne bavarder des bonnes et hautes montagnes. »

Le soir — son gendre était revenu, de sorte qu'elle n'avait pas à faire son inspection autour de la ferme — elle fut tout de suite mise au courant par les explications que lui fournit tout bas le lama. Les deux vieilles gens branlèrent la tête ensemble d'un air de circonspection. Kim avait, en chancelant, gagné une chambre pourvue d'un lit, et se trouvait plongé dans un sommeil lourd. Le lama lui avait défendu aussi bien d'étendre les couvertures que d'aller chercher à manger.

« Je sais — je sais. Qui le sait mieux que moi ? caquetait la vieille. Nous autres qui descendons à la rive des bûchers, nous nous agrippons aux mains de ceux qui remontent de la Rivière de Vie avec de pleines jarres d'eau — oui, des jarres d'eau débordantes. Je me suis montrée injuste envers cet enfant. Il t'a prêté sa force. C'est vrai que les vieux se font des jeunes leur nourriture quotidienne. Il ne nous reste maintenant qu'à le rétablir.

— Tu t'es acquis maintes fois du mérite.

— Mon mérite ? En quoi consiste-t-il ? Parce qu'un vieux paquet d'os aura confectionné quelques plats de curry pour des hommes qui ne demandent pas le nom de la cuisinière ? Maintenant, si cela devait compter pour mon petit-fils...

— Celui qui a eu mal au ventre ?

— Penser que le Saint Homme se souvient de cela ! Il faut que je le dise à sa mère. C'est l'honneur le plus insigne. « Celui qui a eu mal au ventre » — s'est rappelé le Saint Homme. Elle en sera fière.

— Mon chela m'est autant qu'un fils pour celui qui n'a pas reçu la lumière.

— Dis petit-fils, plutôt. Les mères n'ont pas l'expérience de notre âge. Si un enfant crie, elles croient que le ciel va tomber sur la terre. Mais une grand-mère est assez loin à la fois des douleurs de la maternité et du plaisir de l'allaitement pour savoir si un cri n'est que méchanceté pure et simple, ou tout bonnement une crise de mal de ventre. Et, puisque tu parles encore de cela, peut-être ai-je eu tort, la dernière fois que le Saint Homme était ici, de le presser de faire des charmes.

— Ma sœur, dit le lama, se servant de la formule qu'un moine bouddhiste peut parfois employer envers une nonne, si les charmes te font plaisir...

— Ils valent mieux que dix mille médecins.

— Je te le répète, s'ils te font plaisir, moi qui fus abbé de Such-zen, je t'en ferai autant que tu peux en désirer. Je n'ai jamais vu ton visage...

— Cela même, les singes qui volent nos kumquats ne s'en plaignent pas. Hi ! Hi !

— Mais, comme celui qui dort là (il inclina la tête vers la porte fermée de la chambre d'amis, de l'autre côté de la cour d'entrée) l'a dit, tu as un cœur d'or... Et c'est en esprit mon vrai « petit-fils », à moi.

— Bon ! Je suis la vache du Saint Homme [6]. (C'était pur hindouisme, mais le lama n'y prit pas garde.) Je suis vieille. Mon corps a enfanté des fils. Oh ! jadis j'ai pu plaire aux hommes ! Maintenant, je suis capable de les guérir. (Il entendit ses anneaux cliqueter comme si elle relevait ses manches pour agir.) Je vais me charger du jeune garçon, lui faire prendre des médecines et le remplumer, le refaire tout entier. Hai ! Hai ! Nous autres vieilles gens savons encore quelque chose. »

C'est pourquoi lorsque, tout endolori, Kim ouvrit les yeux et voulut aller à la cuisine chercher à manger pour son maître, il trouva autour de lui forte résistance, et, à la porte, une vieille forme voilée, flanquée du serviteur grisonnant, qui lui énuméra toutes les choses qu'il ne devait faire sous aucun prétexte.

« Il ne te faut rien — tu n'auras rien. Quoi ? Une boîte fermant à clef pour y garder des livres saints ? Oh ! c'est une autre affaire. Le ciel me préserve de m'interposer entre un prêtre et ses prières ! On va l'apporter, et tu garderas la clef. »

On poussa le coffre sous son lit, et Kim, avec un grognement de satisfaction, y enferma le pistolet de Mahbub, le paquet de lettres recouvert de toile cirée, et les livres et agendas à serrures. Pour on ne sait quelle absurde raison, le poids de tout cela n'était rien à ses épaules auprès de ce qu'il était pour son pauvre esprit. Il en avait le cou douloureux pendant la nuit.

« Ton mal n'est pas commun aujourd'hui chez la jeunesse : depuis que les jeunes gens ont renoncé à prendre soin de leurs aînés. Le remède, c'est de dormir et de prendre certaines drogues », dit la Sahiba.

Et il fut heureux de s'abandonner au néant qui à demi le menaçait, à demi le caressait.

Elle fit les mélanges dans quelque chambre mystérieuse, qui équivaut en Asie à notre laboratoire — breuvage à odeur de peste et à goût pire encore. Elle resta penchée sur lui jusqu'à ce qu'ils fussent descendus, et s'enquit des moindres détails après qu'ils furent remontés. Elle mit l'interdit sur la cour d'entrée, et le fit respecter au moyen d'un homme d'armes. Il est vrai qu'il avait soixante-dix ans, et que son sabre au fourreau n'allait pas plus loin que la garde, mais il représentait l'autorité de la Sahiba, et chariots chargés, serviteurs bavards, veaux, chiens, poulets, et le reste, faisaient un large détour pour passer par là. Mieux que tout cela, quand le corps fut nettoyé, elle détacha de la masse des parents pauvres qui encombraient l'arrière des bâtiments — les chiens du logis comme on les appelle en ce pays — la veuve d'un cousin versée dans l'art que les Européens, qui n'y connaissent rien, appellent le massage. Et toutes deux, après l'avoir étendu de l'est à l'ouest, afin que les mystérieux courants terrestres qui traversent l'argile de nos corps fussent une aide et non pas un obstacle, l'entreprirent pièce par pièce tout un long après-midi — os par os, muscle par muscle, ligament par ligament, et, pour finir, nerf par nerf. Pétri au point de n'être plus qu'une pâte inconsciente, à demi hypnotisé par l'incessant envolement et rajustement des chudders inquiets qui leur voilaient les yeux, Kim tomba dans un assoupissement de mort — il en eut pour trente-six heures — un sommeil aussi pénétrant que pluie après sécheresse.

Puis elle le nourrit, et la maison bourdonna de ses cris. Elle fit égorger de la volaille ; elle envoya chercher des légumes, au point que le jardinier aux idées lentes, qui était presque aussi vieux qu'elle, en eut des suées ; elle prit épices, lait, et oignons, avec du petit poisson des ruisseaux — il lui fallut sur l'heure des citrons pour les sorbets, des cailles engraissées, puis des foies de volaille en brochette, entremêlés de tranches de gingembre.

« J'ai vu un peu le monde, disait-elle par-dessus les plateaux chargés, et il n'y a de par lui que deux sortes de femmes — celles qui prennent à l'homme sa force et celles qui la lui rendent. Je fus l'une, je suis l'autre. Non, ne joue pas au petit prêtre avec moi... Ce n'était qu'une plaisanterie. Si tu ne comprends pas cela maintenant, tu le comprendras quand tu reprendras la route. Cousine (ceci à la parente pauvre, qui ne se lassait jamais de porter aux nues la charité de sa protectrice), sa peau prend l'éclat de celle d'un cheval qu'on vient d'étriller. Notre travail est assez celui qui consiste à polir les joyaux qu'on jettera à quelque danseuse, eh ? »

Kim se mit sur son séant et sourit. Sa terrible faiblesse l'avait abandonné comme un vieux soulier. La langue lui démangeait de recommencer à dire ce qui lui passait par la tête, alors qu'une semaine auparavant le plus léger mot la lui empâtait comme cendres. La douleur à la nuque (il devait l'avoir attrapée avec le lama) était partie avec les fortes fièvres de la dengue [7] et le mauvais goût dans la bouche. Les deux vieilles femmes, maintenant un peu plus soucieuses de leurs voiles, quoique à peine, gloussaient aussi gaiement que les poules qui étaient entrées en picorant par la porte ouverte.

« Où est mon Saint Homme ? demanda-t-il.

— Écoutez-le ! Ton Saint Homme va bien, dit-elle sèchement. Bien qu'il n'en ait pas, pour le coup, le mérite. Si je savais un charme capable de le rendre sage, je vendrais mes joyaux pour l'acheter. Refuser les bons plats préparés par moi — et s'en aller le ventre vide vagabonder deux nuits dans les champs — et, pour finir, tomber dans une rivière — appelle-t-on cela de la sainteté ? Puis, après m'avoir brisé d'anxiété ce que tu m'as laissé de cœur, il me déclare qu'il s'est acquis du mérite. Oh ! comme tous les hommes se ressemblent ! Non, ce n'est pas cela — il me déclare qu'il est délivré de tout péché. J'aurais pu, moi, le lui dire avant qu'il ne revienne trempé de la tête aux pieds. Maintenant il va bien — il y a une semaine de cela — mais au diable une telle sainteté ! Un bébé de trois ans ferait mieux. Ne te tourmente pas pour le Saint Homme. Il a les deux yeux fixés sur toi tout le temps qu'il n'est pas à patauger dans nos ruisseaux.

— Je ne me rappelle pas l'avoir vu. Je me rappelle que jours et nuits ont passé comme des barres blanches et noires qui s'ouvraient et se refermaient. Je n'étais pas malade, je n'étais que fatigué.

— La léthargie qui vient à son heure quelques douzaines d'années plus tard. Mais c'est bien fini, maintenant.

— Maharanée, commença Kim (mais, averti par le regard qui le fixait, il changea le titre pour celui de pur amour) — Mère, je te dois la vie. Comment te remercier ? Que ta maison soit dix mille fois bénie, ainsi que...

— Que la maison aille au diable ! (Il est impossible de répéter exactement le mot de la vieille dame.) Remercie les Dieux, comme prêtre, si cela te fait plaisir, mais remercie-moi, si tu veux bien, comme un fils. Cieux de là-haut ! Est-ce que je t'ai métamorphosé, remis sur pied, claqué sur la fesse et tortillé les dix doigts de pieds, pour m'entendre jeter des textes à la tête ? Il faut que quelque part une mère t'ait donné le jour pour lui briser le cœur. Comment faisais-tu avec elle — mon fils ?

— Je n'ai pas eu de mère, ma mère, dit Kim. Elle est morte, m'a-t-on dit, après ses couches.

— Haï ! mai ! Alors il n'y a personne pour venir me dire que je lui ai volé son droit... quand tu reprendras la route et que cette maison ne sera plus pour toi qu'un des mille toits pris pour abri, et oublié, après l'envoi d'une légère bénédiction. Cela ne fait rien. Je n'ai pas besoin de bénédiction, mais... mais... (Elle frappa du pied avec impatience à l'intention de la parente pauvre.) Porte les plateaux à la maison. À quoi bon des restes de nourriture dans la chambre, ô femme de mauvais augure ?

— J'ai... j'ai donné en mon temps naissance à un fils, moi aussi ; mais il est mort, gémit derrière le chudder la forme-sœur inclinée. Tu sais qu'il est mort ! Je n'attendais que l'ordre d'enlever le plateau.

— C'est moi qui suis la femme de mauvais augure, pleura la vieille dame sur le ton du repentir. Nous autres qui descendons aux chattris (les grands parasols qui s'élèvent au-dessus des champs de bûchers où les prêtres prélèvent leurs derniers droits) nous nous agrippons ferme aux porteurs des chattis (jarres d'eau — elle voulait parler des jeunes gens pleins de l'orgueil de la vie ; mais le calembour était maladroit). Quand on ne peut pas danser dans la fête, il faut tout de même regarder par la fenêtre, et le rôle de grand-mère absorbe tout le temps d'une femme. Ton maître m'octroie tous les charmes que je désire en ce moment pour le fils aîné de ma fille, en raison — est-ce cela ? — de ce qu'il est délivré de tout péché. Le hakim est très abattu ces jours-ci. Il se met à empoisonner mes serviteurs à défaut de leurs maîtres.

— Quel hakim, mère ?

— Cet homme de Dacca auquel je dois la pilule qui me déchira en trois. Il a surgi comme un chameau égare, il y a une semaine, en jurant que lui et toi étiez de véritables frères là-haut sur la route de Kulu, et en feignant d'être très inquiet de ta santé. Il était fort maigre et mourait de faim, de sorte que je donnai des ordres pour le bourrer aussi — lui et son anxiété.

— Je voudrais le voir, s'il est ici.

— Il mange cinq fois par jour et perce les furoncles de mes valets de ferme pour se garder lui-même d'une apoplexie. Il se montre tellement inquiet de ta santé qu'il ne quitte pas la porte de la cuisine et se bourre de restes. On le trouvera toujours bien. Nous ne nous débarrasserons jamais de lui.

— Envoie-le ici, mère (l'œil de Kim reprit pour un instant toute sa vivacité), et j'essaierai.

— Je vais l'envoyer, mais ce serait un mauvais tour que de le chasser. Il a eu tout au moins le bon sens de repêcher le Saint Homme, en s'acquérant ainsi du mérite, comme le Saint Homme n'a pas dit.

— C'est un hakim très sage. Envoie-le-moi, mère.

— Un prêtre qui fait l'éloge d'un prêtre ! Miracle ! Si c'est un de tes amis (vous vous êtes chamaillés lors de votre dernière rencontre), je vais le traîner ici par le licou et — et lui offrir ensuite un dîner, mon fils... lève-toi pour marcher un peu ! Cette vie au lit n'est bonne qu'à enfanter soixante-dix démons... mon fils ! mon fils ! »

Elle s'en alla, trottinant, soulever une tempête dans les cuisines ; et, presque sur son ombre, entra, en roulant, le Babu, les épaules drapées comme un empereur romain, pourvu de bajoues comme Titus, nu-tête, chaussé de souliers vernis, parfaitement gras, suant la joie et débordant de salutations.

« Pardi ! Mister O'Hara, je suis vraiment ravi de vous voir. Je ferme, n'est-ce pas, la porte ? Quel malheur que vous soyez malade. Êtes-vous très malade ?

— Les papiers — les papiers du kilta. Les cartes et la murasla ! »

Il tendit avec impatience la clef ; car tout ce qu'il désirait du fond de l'âme pour le moment, c'était se débarrasser du butin.

« Vous avez bien raison. C'est la façon correcte d'envisager les choses dans l'administration. Vous avez tout ?

— Tout ce qui était écrit à la main dans le kilta que j'ai pris. J'ai jeté le reste en bas de la montagne. »

Il entendit le grincement de la clef dans la serrure, le bruit que faisait en se déchirant lentement la toile cirée qui avait collé, et un froissement rapide de papiers. L'idée qu'il les avait sous lui pendant tous ces jours de maladie et d'inaction — charge impossible à confier — l'avait ennuyé plus que de raison. Aussi le sang lui fourmilla-t-il par tout le corps lorsque Hurree, dansant comme un jeune éléphant, lui serra de nouveau les mains.

« C'est bien ! C'est très bien ! Mister O'Hara ! Vous avez — ah ! ah ! — ramassé toute la boutique — fond, arrière-fond, cave et grenier. Ils m'ont dit que c'était huit mois de travail à l'eau ! Par Jupiter, comme ils m'ont battu !... (Il chantonna une ligne ou deux de persan de cour, qui est la langue de la diplomatie autorisée.) Mister rajah sahib a mis en plein le pied dedans. Il lui faudra expliquer officiellement comment de par tous les diables il se fait qu'il écrive au tsar des lettres d'amour. Et quant aux cartes, elles sont fort bien faites — et la correspondance compromet trois ou quatre Premiers ministres de par ici. Pardié, sar ! Le Gouvernement britannique va changer l'ordre de succession dans Hilás et Bunár, et nommer de nouveaux héritiers au trône. « Trahison, base principale »... mais vous ne comprenez pas ? Eh ?

— Sont-ils dans tes mains ? » demanda Kim.

C'était tout ce qui le préoccupait.

« Je t'en fiche mon billet qu'ils y sont. (Il cacha tout le butin sur lui, comme seuls savent le faire les Orientaux.) Tout cela va aussi dans les bureaux. La vieille dame croit que je suis ici à demeure, mais je m'en vais avec cela tout droit, illico. M. Lurgan sera fier. Vous êtes officiellement mon subordonné, mais j'introduirai votre nom dans mon rapport. C'est malheureux qu'on ne nous permette pas les rapports écrits. Nous autres, Bengalis, nous excellons dans les sciences exactes. »

Il lui montra la clef et montra la boîte vide.

« Bien. Voilà qui va bien. J'étais très fatigué. Mon Saint Homme malade aussi. Est-ce vrai qu'il est tombé dans...

— Oah ou-ui. Je suis un de ses bons amis, je vous assure. Il se conduisait d'une façon étrange quand je suis arrivé pour vous voir, et je pensais que peut-être il avait les papiers. Je l'ai suivi dans ses méditations, et pour discuter aussi des points d'ethnologie. Vous comprenez qu'aujourd'hui je ne suis qu'un petit personnage en comparaison de tous ses charmes. Pardi ! O'Hara, vous ne savez pas, il est affligé d'une infirmité, il a des attaques. Ou-ui, je vous assure. Cataleptique, en outre, sinon aussi épileptique. Je l'ai trouvé dans cet état sous un arbre in articulo mortem [8], et il s'est relevé pour aller entrer dans une rivière, où, sans moi, il était presque noyé. Je l'en ai retiré.

— Parce que je n'étais pas là ! dit Kim. Il aurait pu mourir.

— Oui, il aurait pu mourir, mais maintenant le voilà bien sec, et il affirme qu'il a passé par une transfiguration. (Le Babu se frappa le front en connaisseur.) J'ai pris note de ses remarques pour la Royal Society — in posse [9]. Il faut que vous vous dépêchiez de vous rétablir pour revenir à Simla et je vous raconterai toute mon histoire chez Lurgan. Ç'a été splendide. Ils avaient le fond de leur culotte complètement déchiré, et le vieux Nahan rajah croyait que c'étaient des soldats européens déserteurs.

— Oh ! les Russes ? Combien de temps sont-ils restés avec toi ?

— L'un d'eux était français. Oh ! des jours et des jours, et encore des jours ! Maintenant, tous les gens de la montagne croient que tous les Russes sont des mendiants. Pardi ! Ils ne possédaient pas une seule chose que je ne leur eusse donnée. Et j'ai raconté aux badauds — oah ! de telles histoires, de telles anecdotes ! Je vous raconterai cela chez le vieux Lurgan, lorsque vous monterez. Nous en ferons — ah ! — une noce ! C'est un fleuron chacun à notre couronne. Ou-ui, et ils m'ont délivré un certificat. C'est le nec plus ultra de la plaisanterie. Si vous les aviez vus à l'Alliance Bank en train de prouver leur identité ! et, remercions le Dieu tout-puissant, que vous ayez pu si bien avoir leurs papiers ! Vous ne riez pas beaucoup, mais vous rirez quand vous serez d'aplomb. Maintenant, je m'en vais tout droit au chemin de fer et m'éclipse. Quand venez-vous ? Nous sommes très fiers de vous, quoique vous nous ayez causé de grandes frayeurs. Et surtout à Mahbub.

— Ah ! Mahbub. Et où est-il ?

— À vendre des chevaux dans le voisinage, cela va sans dire.

— Ici ! Pourquoi ? Ne parle pas si vite. J'ai encore la tête un peu lourde. »

Le Babu baissa le nez d'un air embarrassé.

« Ma foi, vous comprenez, je suis un peureux, et je n'aime pas la responsabilité. Vous étiez malade, vous comprenez, et je ne savais de par tous les diables où étaient les papiers, ni, si je l'avais su, leur nombre. De sorte que, lorsque je suis descendu ici, j'ai glissé un télégramme privé à Mahbub — il était à Meerut, aux courses — pour lui expliquer le cas. Il monte avec ses hommes, se lie avec le lama, puis me traite d'imbécile et se montre fort grossier...

— Mais pourquoi — pourquoi ?

— C'est ce que je me demande. Je me contente de suggérer que si quelqu'un vole les papiers, j'aimerais les voir voler au voleur par quelques braves gens solides, hardis. Vous comprenez qu'ils sont d'une importance capitale et Mahbub Ali ne savait pas où vous étiez.

— Mahbub Ali voler dans la maison de la Sahiba ? Tu es fou, Babu, dit Kim avec indignation.

— Il me fallait les papiers. Supposez qu'elle les eût volés ? Ce n'était qu'une suggestion au point de vue pratique, je pense. Cela ne vous va pas, hein ? »

Kim marqua par la citation d'un proverbe indigène — impossible à répéter — à quel point il désapprouvait la chose.

« Bien ! (Hurree haussa les épaules.) Des goûts et des couleurs ! Mahbub était fâché aussi. Il a vendu des chevaux de tous ces côtés-ci, et il dit que la vieille dame est pukka (tout ce qu'il y a de plus grande dame) et qu'elle ne s'abaisserait pas à de pareilles vilenies. Cela m'est égal. J'ai les papiers, et j'ai été très content de l'appui moral que j'ai tiré de Mahbub. Je vous répète que je suis un peureux ; mais, n'importe, plus je suis peureux, plus je me trouve dans de sacrées impasses. Aussi j'ai été bien content que vous veniez avec moi à Chini, et je suis bien content que Mahbub ait été par ici. La vieille dame est quelquefois fort dure pour moi et mes belles pilules.

— Qu'Allah soit miséricordieux, dit Kim, d'un air réjoui, dressé sur le coude. Quel drôle d'animal cela fait, un Babu ! Et c'est cet homme-là qui a marché seul — s'il a marché — avec des étrangers volés et furieux !

— Oah, ce n'était rien, puisqu'ils avaient fini de me battre ; mais si j'avais perdu les papiers, c'eût été fichtrement sérieux. Mahbub m'a presque battu aussi, et il est allé se lier comme cochons avec le lama. Je m'attacherai dorénavant aux recherches ethnologiques. Maintenant, au revoir, mister O'Hara. En me dépêchant, j'attraperai le train de quatre heures vingt-cinq à Umballa. Nous passerons un bon moment quand nous serons tous à raconter l'histoire là-haut, chez M. Lurgan. Je vais dire officiellement que vous allez mieux. Au revoir, mon cher camarade, et la prochaine fois que vous serez sous le coup d'une émotion, n'employez pas sous le costume du Tibet des expressions mahométanes [10]. »

Il lui serra la main par deux fois — Babu de la tête aux talons — et ouvrit la porte. Lorsque le soleil tomba sur son visage encore triomphant, il reprit son masque d'humble charlatan de Dacca.

« Il les a volés, pensa Kim, oubliant la part que lui-même avait prise au jeu. Il les a mis dedans. Il leur a menti comme un Bengali, ils lui donnent un chit (un certificat), il les tourne en ridicule au péril de sa vie — je ne serais jamais, moi, descendu les rejoindre après les coups de pistolet — et puis il se donne comme peureux... Et c'est vrai que c'est un peureux. Il faut que je retourne dans le monde. »

Tout d'abord ses jambes fléchirent comme de mauvais tuyaux de pipe, et l'air éblouissant de soleil l'étourdit. Il s'accroupit contre le mur blanc, et se mit à remuer dans sa tête les incidents du long voyage de la dooli, les faiblesses du lama, et, maintenant qu'il n'était plus stimulé par la conversation, la bonne somme de pitié que, comme tous les malades, il tenait en réserve à sa propre intention. Son cerveau affaibli se dérobait au monde extérieur, comme un jeune cheval, une fois qu'il a senti la molette, s'efface de côté pour se tenir loin de l'éperon. C'était assez, amplement assez, que le butin du kilta fût hors de ses mains — hors de sa possession. Il essaya de penser au lama — de se demander pourquoi il était tombé dans une rivière, mais la grandeur du monde, aperçue entre les barrières de la cour d'entrée, balayait de côté toute liaison d'idées. Puis il regarda les arbres et l'étendue des champs, avec les huttes aux toits de chaume cachées parmi les récoltes — les regarda avec des yeux absents, incapables de définir la taille, la proportion ni l'usage des choses — il resta les yeux tout grands ouverts pendant une demi-heure de silence. Tout ce temps-là il sentit, quoiqu'il n'eût pu l'exprimer par des mots, que son âme ne s'engrenait pas à ce qui l'entourait — roue sans rapports avec aucun mécanisme, absolument comme la roue paresseuse d'un broyeur à sucre de Beheea, machine à bas prix, qu'on a jetée dans un coin. Les brises le caressaient de leur éventail, les pierrots piaillaient après lui ; par-derrière, les bruits de la maison pleine — disputes, ordres et reproches — frappaient des oreilles sourdes.

« Je suis Kim, Je suis Kim. Et qu'est-ce que Kim ? » répétait et répétait encore son âme.

Il n'avait pas envie de pleurer — ne s'était jamais de sa vie moins senti envie de pleurer — quand tout à coup des larmes faciles et bêtes ruisselèrent le long de son nez, et il sentit avec un déclenchement presque perceptible les roues de son être s'emboîter de nouveau sur le monde extérieur. Les choses qui, un instant auparavant, traversaient le globe de ses yeux sans rien signifier reprirent des proportions convenables. Les routes étaient faites pour y marcher, les maisons pour y vivre, le bétail pour être mené, le sol pour être cultivé, et les hommes et les femmes pour leur parler. Ils étaient tous réels et bien vivants — solidement plantés sur leurs pieds — parfaitement intelligibles — argile de son argile, ni plus ni moins. Il se secoua comme un chien qui a une puce à l'oreille, et s'en alla errer au-delà de la barrière.

« Laissez-le aller, dit la Sahiba, à qui des yeux vigilants rapportaient ce mouvement. J'ai fait mon œuvre. C'est à la Terre-Mère de faire le reste. Quand le Saint Homme reviendra de sa méditation, raconte-lui. »

Sur un petit tertre, à un demi-mille de là, se trouvait un char à bœufs vide, avec un jeune banian derrière lui — un belvédère, eût-on dit, sur des plaines nouvellement labourées ; et Kim sentit ses paupières que l'air baignait de tiédeur, s'alourdir comme il s'en approchait. Le sol était tout en bonne poussière propre — pas en herbe nouvelle qui, vivante, est déjà à moitié route de la mort, mais en poussière d'espoir, qui renferme la semence de toute vie. Il la sentit entre ses orteils, la caressa de la paume de ses mains, et, articulation par articulation, soupirant de volupté, s'étendit de tout son long à l'ombre du char chevillé de bois. Et la Terre-Mère fut aussi fidèle que la Sahiba. Elle l'imprégna de son souffle pour lui rendre l'équilibre qu'il avait perdu en restant si longtemps sur un lit de camp, privé de ses bons courants. Sa tête s'abandonna sur le sein de la mère, et ses mains ouvertes se rendirent à sa force. L'arbre aux multiples racines, au-dessus de lui, et jusqu'au bois mort façonné par la main de l'homme, à côté, savaient ce qu'il cherchait, et lui ne le savait pas. Heure sur heure il s'appesantissait, plus lourd que le sommeil [11].

Vers le soir, quand la poussière du bétail rentrant fit fumer tous les horizons, arrivèrent le lama et Mahbub Ali, tous deux à pied, d'un pas circonspect, car la maison leur avait dit où il était allé.

« Allah ! C'est une véritable folie que de jouer ainsi dans la campagne découverte, murmura le maquignon. Il pourrait se faire tirer dessus cent fois — heureusement que ce n'est pas la frontière.

— Et, dit le lama, répétant une histoire-maintes-fois-contée, jamais il n'y eut pareil chela. Réservé, tendre, sage, ne rechignant sur rien, le cœur gai sur la route, la mémoire toujours présente, instruit, ne mentant pas, courtois. Il est sûr de sa récompense.

— Je connais l'enfant — comme j'ai dit.

— Et il était tout cela ?

— En partie — mais je n'ai pas encore trouvé un charme de Chapeau Rouge pour l'empêcher tout à fait de mentir. Il a été certainement bien dressé.

— La Sahiba est un cœur d'or, dit vivement le lama. Elle le considère comme son fils.

— Hum ! La moitié de Hind semble disposée à en faire autant ! Je voulais seulement m'assurer qu'il n'était rien arrivé de fâcheux à l'enfant, et que l'agent était libre. Comme tu sais, lui et moi étions de vieux amis dès les premiers temps de votre pèlerinage ensemble.

— C'est un lien entre nous. (Le lama s'assit.) Nous touchons à la fin du pèlerinage.

— Ce n'est pas ta faute si le tien n'a point pris fin pour de bon il y a une semaine. J'ai entendu ce que la Sahiba t'a dit quand nous t'avons porté en haut sur le lit de camp. »

Mahbub se mit à rire, et tira sur sa barbe fraîchement teinte.

« J'étais en train de méditer sur d'autres choses en ce moment-là. C'est le hakim de Dacca qui a interrompu mes méditations.

— Autrement (ceci fut dit en pashtu [12] par décence) tu aurais terminé tes méditations sur la pente brûlante de l'Enfer — en mécréant et en idolâtre que tu es malgré toute ta simplicité d'enfant. Mais maintenant, Chapeau Rouge, qu'est-ce que nous allons faire ?

— Cette nuit même (les mots vinrent lentement, vibrants de triomphe), cette nuit même il sera affranchi comme moi de toute souillure de péché — assuré comme je le suis, quand il quittera ce corps, de son Affranchissement de la Roue des Choses. J'ai un signe (il mit la main sur la carte déchirée qu'il portait sur son sein) qui m'indique que je n'ai plus longtemps à vivre ; mais je l'aurai sauvegardé à travers les années. Souviens-t'en, je suis arrivé à la Lumière, comme je te le disais il n'y a que trois nuits.

— Ce doit être vrai, comme disait le prêtre de Tirah quand j'enlevai la femme de son cousin, que je suis un soufi (un libre penseur) ; car je suis assis ici, se dit tout bas Mahbub, en train de m'abreuver d'un blasphème abominable... Je me rappelle l'histoire. Alors, comme cela, il va au Jannatu l'Adn (les jardins d'Éden). Mais comment ? Vas-tu l'égorger ou le noyer dans cette merveilleuse rivière d'où le Babu t'a tiré ?

— Je n'ai été tiré d'aucune rivière, dit le lama simplement. Tu as oublié ce qui est arrivé. Je l'ai trouvée grâce à la Connaissance.

— Ah ! oui. C'est vrai, balbutia Mahbub, partagé entre une haute indignation et une énorme gaieté. J'avais oublié la façon exacte dont les choses se sont passées. Tu l'as trouvée sciemment.

— Et oser dire que je serais capable de prendre la vie est — non pas un péché, mais simple folie. Mon chela m'a aidé à trouver la Rivière. C'est son droit d'être lavé de tout péché — avec moi.

— Oui, il a besoin d'une bonne douche. Mais ensuite, vieux — ensuite ?

— Qu'importe sous tous les cieux ? Il est sûr de Nibban [13] — ayant la lumière — comme je le suis.

— Bonne parole. Je craignais de le voir monter le cheval de Mahomet pour s'envoler.

— Non — il faut qu'il fasse œuvre de maître enseignant.

— Ah ! ah ! Maintenant, je comprends. C'est la bonne allure pour le poulain. C'est certain qu'il doit devenir maître enseignant. L'État en a un besoin quelque peu urgent comme scribe, par exemple.

— On l'a préparé dans ce but. Je me suis acquis du mérite en donnant quelque chose pour lui. Un bienfait ne meurt pas. Il m'a aidé dans ma Recherche. Je l'ai aidé dans la sienne. Juste est la Roue, ô marchand de chevaux du Nord. Qu'il soit un de ceux qui enseignent : qu'il soit scribe — qu'importe ? Il aura toujours à la fin atteint la Liberté. Le reste est illusion.

— Qu'importe ? Quand il me faut l'avoir avec moi au-delà de Balkh dans six mois ! J'arrive avec dix chevaux boiteux et trois hommes solides — grâce à cette poule mouillée de Babu — pour faire partir de force de la maison d'une vieille guenon un gamin malade. Et j'ai l'air de n'être là que pour voir faire monter un jeune sahib dans Allah sait quels cieux idolâtres — par l'entremise d'un vieux Chapeau Rouge. Je passe pourtant moi-même pour un pas trop mauvais joueur du Jeu ! Mais le toqué adore l'enfant ; et je dois être passablement toqué, moi aussi.

— Quelle prière fais-tu ? demanda le lama, comme le rude Pashtu grondait dans la barbe rouge.

— Cela n'a pas d'importance ; mais maintenant que je comprends que l'enfant peut encore, en restant sûr du Paradis, entrer au service du Gouvernement, j'ai l'esprit plus à l'aise. Il faut que j'aille à mes chevaux. Voici la nuit. Ne l'éveille pas. Je ne désire nullement l'entendre t'appeler maître.

— Mais c'est mon disciple. Comment faire autrement ?

— Il me l'a dit. (Mahbub écarta un nuage de mélancolie, et se leva en riant.) Je n'appartiens pas tout à fait à ta foi, Chapeau Rouge — si cela peut t'intéresser.

— Cela n'est rien, dit le lama.

— C'est ce qu'il me semblait. Par conséquent, cela ne te fâchera pas, toi sans péché, frais lavé et de surcroît aux trois quarts noyé, que je t'appelle un brave homme — un très brave homme. Nous venons de causer ensemble quatre ou cinq soirs, et, bien que je ne sois qu'un maquignon, je peux encore, comme on dit, voir plus haut que les oreilles de mon cheval. Oui, je vois bien aussi comme quoi notre Ami de Tout au Monde a commencé par mettre sa main dans la tienne. Traite-le bien, et souffre qu'il retourne au monde pour enseigner, quand tu lui auras... baigné les jambes, si c'est là le régime qui convient au poulain.

— Pourquoi ne pas suivre la Voie toi-même, et ainsi accompagner l'enfant ? »

Mahbub ouvrit les yeux de stupéfaction à la magnifique insolence de la demande, que de l'autre côté de la Frontière il eût payée de plus d'un coup. Puis son âme terrestre en perçut tout le comique.

« Doucement — doucement — un pied à la fois, comme le hongre boiteux franchissant les obstacles d'Umballa. Je peux aller en Paradis plus tard — j'y ai quelques tendances — de grandes aspirations — et je les dois à ta simplicité. Tu n'as jamais menti ?

— Quel besoin ?

— Ô Allah, écoute-le ! « Quel besoin ? » en ce monde qui est le Tien ! Ni jamais fait de mal à un homme ?

— Une fois — avec mon écritoire — avant d'avoir acquis la Sagesse.

— Vraiment ! J'ai meilleure opinion de toi. Tes enseignements sont bons. Tu as détourné du chemin de la lutte un homme que je connais. (Il rit à gorge déployée.) Il était venu ici avec l'intention de commettre un dacoity (vol avec effraction et violence). Oui, de frapper, de voler, de tuer, et d'emporter ce qu'il voulait.

— Une grande sottise !

— Oh ! une honte noire aussi. C'est ce qu'il pensa après t'avoir vu — toi et quelques autres, mâles et femelles. De sorte qu'il y renonça ; et maintenant, il va battre un grand et gras Babu.

— Je ne comprends pas.

— Allah t'en préserve ! Il y a des hommes qui en savent long, Chapeau Rouge. Tu en sais plus long encore. Retiens-le — je crois que tu retiendras... Si l'enfant ne se montre pas bon serviteur, tire-lui les oreilles. »

Et, rajustant sa large ceinture bokhariote, le Pathan s'éloigna d'un air d'importance dans le crépuscule, et le lama descendit de ses nues tout juste pour apercevoir le large dos qui s'éloignait.

« Cette personne manque de courtoisie, et se laisse décevoir par l'ombre des apparences. Mais elle a bien parlé de mon chela, qui est en train d'obtenir sa récompense. Faisons la prière !... Éveille-toi, ô fortuné entre ceux qui sont nés de la femme ! Éveille-toi ! C'est trouvé ! »

Kim remonta des abîmes où il était plongé, et le lama, sans manquer de claquer des doigts pour écarter les mauvais esprits, attendit son bon plaisir et qu'il eût fini de bâiller.

« J'ai dormi cent ans. Où ? — Saint Homme, es-tu ici depuis longtemps ? Je suis sorti pour te chercher, mais (il rit, tout sommeillant encore) je me suis endormi en chemin. Je vais bien maintenant. As-tu mangé ? Allons à la maison. Il y a je ne sais combien de jours que je n'ai pris soin de toi. Et la Sahiba t'a bien nourri ? Qui donc t'a frictionné les jambes ? Et tes faiblesses — le ventre et le cou, et tes bourdonnements d'oreilles ?

— Fini — tout est fini. Ne le sais-tu pas ?

— Je ne sais rien si ce n'est que je ne t'ai pas vu depuis une éternité. Savoir quoi ?

— C'est étrange que la nouvelle ne soit pas allée jusqu'à toi, alors que toutes mes pensées allaient vers toi.

— Je ne peux pas voir ton visage, mais ta voix sonne comme un gong. Est-ce que la Sahiba, avec sa cuisine, a fait de toi un jeune homme ? »

Il regarda là forme aux jambes croisées, qui s'esquissait en noir de jais sur un fond de lumière jaune citron.

Tel est assis le Bodhisat de pierre, dont le regard tombe sur les tourniquets enregistreurs brevetés du Musée de Lahore.

Le lama se tut. À part le cliquetis du rosaire et le clop-clop mourant du pas de Mahbub, le silence doux et enfumé du soir de l'Inde les enveloppait de toutes parts.

« Écoute-moi ! J'apporte des nouvelles.

— Mais, allons... »

La longue main jaune se détendit, réclamant du silence. Kim obéissant ramassa ses pieds sous le bord de sa robe.

« Écoute-moi ! J'apporte des nouvelles ! La Recherche est finie. Vient maintenant la Récompense... C'est ainsi. Quand nous étions dans les Montagnes, j'ai vécu de ta force, jusqu'à ce que la jeune branche plie et se rompe presque. Quand nous sommes sortis des Montagnes, j'étais inquiet pour toi et au sujet d'autres choses que j'avais dans le cœur. La nef de mon âme manquait de direction ; je ne pouvais pas voir dans la Cause des Choses. Aussi te confiai-je entièrement à la vertueuse femme. Je ne pris aucune nourriture. Je ne bus pas d'eau. Pourtant, je ne vis pas la Voie. Ils insistèrent pour me faire manger et crièrent à ma porte fermée. Aussi me retirai-je dans un creux sous un arbre. Je ne pris aucune nourriture. Je ne bus pas d'eau. Je restai assis deux jours et deux nuits à méditer, tâchant d'abstraire mon esprit ; aspirant l'air et le rejetant de la façon requise... La seconde nuit — grande à ce point fût ma récompense — l'Âme sage s'affranchit du Corps imbécile, et s'en alla, libre. C'est à quoi je n'étais jamais encore arrivé, bien que j'en eusse atteint le seuil. Admire, car c'est une merveille !

— Oui, une merveille. Deux jours et deux nuits sans nourriture ! Où était la Sahiba ? se dit Kim tout bas.

— Oui, mon Âme s'en alla, libre, et, planant comme l'aigle, vit qu'il n'y avait ni Teshoo Lama ni aucune autre Âme. Comme une goutte retourne à l'eau, ainsi mon âme retournait à la Grande Âme qui est au-delà de toutes choses. Arrivé à ce point, exalté en contemplation, je vis tout Hind, de Ceylan dans la mer, aux Montagnes, et mes beaux Rochers Colorés de Such-zen ; je vis chaque camp, chaque village, jusqu'au moindre, où nous nous sommes reposés. Je les vis en un temps et en un lieu ; car ils étaient à l'intérieur de mon Âme. Par là je sus que mon Âme avait passé par-dessus l'illusion du Temps, de l'Espace et des Choses. Par là je sus que j'étais libre. Je te vis couché sur ton lit, et je te vis tomber dans la montagne avec l'idolâtre — en un temps, en un lieu, en mon Âme, laquelle, comme je le dis, avait touché à la Grande Âme. Je vis aussi le corps stupide de Teshoo Lama étendu, et le hakim de Dacca agenouillé à côté, lui criant à l'oreille. Puis mon Âme se trouva toute seule, et je ne vis plus rien, car j'étais toutes choses, ayant atteint la Grande Âme. Et je méditai mille milliers d'années, calmement, en parfaite connaissance des Causes de toutes choses. Puis une voix cria : « Qu'est-ce qui arrivera à l'enfant si tu es mort ? » Et je fus secoué de pitié pour toi et je dis : « Je retournerai vers mon chela, de peur qu'il manque la Voie. » Là-dessus, mon Âme, qui est l'Âme de Teshoo Lama, se retira de la Grande Âme au milieu d'efforts, de regrets, de hauts-de-cœur et d'agonies indicibles. Comme l'œuf du poisson, le poisson de l'eau, l'eau du nuage, le nuage de l'air dense, ainsi se détacha, s'élança, se retira, se dégagea l'âme de Teshoo Lama de la Grande Âme. Puis une voix cria ; « La Rivière ! Prends garde à la Rivière ! » Et je jetai un regard sur le monde, lequel était tel que je venais de le voir — en un temps et en un lieu — et je vis distinctement la Rivière de la Flèche à mes pieds. À cette heure-là, mon âme était embarrassée par un mal quelconque dont je n'étais pas entièrement purifié, et qui s'appesantit sur mes bras et s'enroula à ma taille ; mais je l'écartai et m'élançai comme un aigle en mon vol pour trouver le véritable endroit de la Rivière. Je repoussai pour toi monde sur monde. Je vis la Rivière à mes pieds — la Rivière de la Flèche — et, y descendant, ses eaux se refermèrent sur moi ; et voilà que je me retrouvai dans le corps de Teshoo Lama, mais affranchi du péché, tandis que le hakim de Dacca soutenait ma tête au-dessus des eaux de la Rivière. C'est ici ! C'est derrière le bouquet de manguiers qui est ici — oui, ici !

— Allah kerim ! Heureusement que le Babu était par là ! Est-ce que tu as été très mouillé ?

— Pourquoi y prendrais-je garde ? Je me rappelle que le hakim s'intéressa au corps de Teshoo Lama. De ses mains il le hala hors de l'eau sainte ; ensuite arriva ton marchand de chevaux du Nord avec un lit suspendu et des hommes, et ils placèrent le corps sur le lit et le portèrent à la maison de la Sahiba.

— Que dit la Sahiba ?

— Je méditais en ce corps, je n'entendis pas. Ainsi la Recherche est finie. Grâce au mérite que je me suis acquis, la Rivière de la Flèche est ici. Elle a jailli à nos pieds, comme j'ai dit. Je l'ai trouvée. Fils de mon Âme, j'ai arraché mon Âme du Seuil de la Liberté pour t'affranchir de tout péché — comme je suis affranchi, et sans péché. Juste est la Roue ! Certaine est notre délivrance. Viens ! »

Il se croisa les mains sur les genoux, et sourit comme peut le faire un homme qui a conquis le salut pour lui-même et son bien-aimé.




FIN
Table des matières Chapitre précédant
Notes relatives à ce chapitre.

1 Triple couronne : l'expression désigne la tiare du pape. retour

2 Le Siège des fées : l'édition définitive des poèmes comporte deux strophes avant celle-ci. retour

3 Le Mall est la grande rue de Simla. retour

4 Cornes noires du Raieng : il s'agit de rochers surplombant la route, situés à l'est de Simla. retour

5 Ananda : voir note 23 du chapitre I. retour

6 Je suis la vache du Saint Homme : c'est-à-dire, fais avec moi ce qu'il te plaira. retour

7 La dengue est une fièvre virale transmise par un moustique. retour

8 In articulo mortem : à l'article de la mort. Il y a là une faute de la part du Babu qui aurait dû dire in articulo mortis. retour

9 In posse : possiblement. retour

10 Expressions mahométanes : Kim vient de prononcer le nom d'Allah. retour

11 Voir Cendrars : « C'est Kipling qui donne la recette dans Kim. Lorsque Kim descend épuisé des hautes montagnes du Thibet où il a accompagné son maître, le vieux lama possédé de la folie de la Roue, après avoir frotté, lavé, massé, claqué le jeune garçon et l'avoir restauré et revêtu d'une robe neuve, la vieille femme noble qui les a accueillis et leur donne l'hospitalité dans sa grande maison de la plaine envoie Kim se coucher dans le verger en lui recommandant de se faire un trou entre les racines et de s'étendre, et de se recouvrir de terre meuble, et de ne plus bouger, de dormir comme un mort, sur le dos, et de ne pas se retourner ni de s'agiter, mais de bien s'orienter pour bien laisser agir les courants magnétiques et telluriques qui vous compénètrent avec amour de la nuque aux talons pour reformer un être et lui redonner le jour comme si l'on était venu s'abriter et reprendre des forces dans le ventre de sa mère, et au bout de huit jours Kim est debout, frais, rosé, vaillant et prêt à raccompagner son maître dans de nouvelles pérégrinations. Moi, au bout de huit jours, j'étais aussi crevé que le premier jour quand j'étais venu m'échouer à Naples et avais trouvé asile dans le tombeau de Virgile » (Bourlinguer, 1948, rééd. « Folio », Paris, Gallimard, p. 113). retour

12 Pashtu : cette langue indo-européenne est parlée en Afghanistan et au nord du Pakistan. retour

13 Nibban : mot pali pour nirvana. retour
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