La tâche quotidienne
(The Day's Work, 1898)

Table des matières
 
En famine
Deuxième partie
William the Conqueror

Ce fut un travail de forçat, bien qu'il voyageât la nuit et campât le jour ; mais si loin que s'étendît sa vue, il n'y avait pas un homme auquel Scott pût donner le nom de maître. Il était aussi libre que Jimmy Hawkins — plus libre, en fait, puisque le gouvernement tenait le chef de la famine, bien et dûment en laisse au bout d'un fil de télégraphe, et, si Jimmy eût jamais pris les télégrammes au sérieux, la mortalité de cette famine-là eût dépassé de beaucoup le pourcentage effectif.

Au bout de quelques jours de marche à ce train de tortue, Scott se rendit compte de la grandeur de cette Inde qu'il servait et s'en émerveilla. Les charrettes, on le sait, étaient chargées de froment, de millet, d'orge, bons grains nourriciers n'ayant besoin que de passer sous la meule. Mais les gens auxquels il apportait la substance de vie étaient des mangeurs de riz. Ils savaient décortiquer le riz dans leurs mortiers, mais ils ne connaissaient rien aux lourdes meules du Nord et moins encore à la nourriture que les Blancs charroyaient si péniblement. Ils réclamaient à grands cris du riz — le riz brut dont ils avaient l'habitude — et, en découvrant qu'il n'y en avait pas, ils s'écartaient en pleurant des flancs de la charrette. À quoi bon ces dures graines étrangères qui leur obstruaient le gosier ? Ils mourraient. Et beaucoup sur place et sur l'heure tinrent parole. D'autres prenaient leur ration et troquaient assez de millet pour nourrir un homme pendant une semaine contre quelques poignées de riz gâté mis en réserve par de moins malheureux. Quelques-uns mirent leur part dans des mortiers à riz, la broyèrent et en firent une pâte, en ajoutant de l'eau ; mais c'était la minorité. Scott savait vaguement que beaucoup de gens de l'Inde du Sud mangent généralement du riz, mais il avait passé tout le temps de son service dans une province à grain, avait rarement vu du riz, en herbe ou en épi et, par-dessus tout, n'aurait jamais pu croire que, en temps de disette mortelle, des hommes aimeraient mieux mourir à portée de main de l'abondance que de toucher un aliment qu'ils ne connaissaient pas. En vain les interprètes interprétaient-ils ; en vain les deux policemen montraient-ils par une vigoureuse pantomime ce qu'il fallait faire. Les affamés retournaient en se traînant à leurs écorces, leurs arbres, leurs vers, leurs feuilles et leur argile, laissant les sacs ouverts intacts. Mais parfois les femmes déposaient leurs fantômes d'enfants aux pieds de Scott, avec un regard par-dessus l'épaule comme elles s'éloignaient en chancelant.

Faiz Ullah le tenait pour certain : c'était la volonté de Dieu que ces étrangers mourussent, et il ne restait en conséquence qu'à donner des ordres pour brûler les morts. Néanmoins il n'y avait aucune raison pour que le sahib manquât de ressources, et Faiz Ullah, vieux routier d'expérience, avait recueilli quelques chèvres maigres et les avait ajoutées au convoi. Afin qu'elles pussent donner du lait pour le repas du matin, il les nourrissait avec le bon grain rejeté par ces imbéciles : « Oui, disait Faiz Ullah, si le sahib le jugeait bon, on pourrait donner un peu de lait à quelques-uns des bébés ! » mais, comme le sahib le savait bien, les bébés coûtaient peu, et, pour sa propre part, Faiz Ullah professait qu'il n'y avait pas d'ordres du gouvernement en ce qui concerne les bébés. Scott parla avec force à Faiz Ullah et aux deux policemen, et leur ordonna de capturer des chèvres partout où ils en pourraient trouver. Ce dont ils s'acquittèrent avec joie, car c'était une récréation, et beaucoup de chèvres sans maître furent amenées au camp. Une fois nourries, les pauvres bêtes suivaient les charrettes assez volontiers, et quelques jours de bonne chère — la même dont le manque coûtait la vie à des êtres humains — leur redonnaient du lait.

— Mais je ne suis pas chevrier, dit Faiz Ullah. C'est contraire à mon izzat (mon honneur).

— Quand nous repasserons la rivière Bias, nous reparlerons d'izzat, répondit Scott. Jusque-là, toi et les policemen, vous balayerez le camp si je vous en donne l'ordre.

— Ainsi donc sera-t-il fait, grommela Faiz Ullah, si le sahib le désire.

Et il montra la façon de traire une chèvre à Scott debout près de lui.

— Maintenant, nous leur donnerons à manger, dit Scott, à manger trois fois par jour.

Et il se baissa pour traire, non sans se donner une horrible crampe.

L'établissement de relations assidues entre une turbulente mère de chevreaux et un bébé agonisant ne s'obtient qu'au prix de toutes sortes d'épreuves. Mais les bébés survivaient. Matin, après-midi et soir. Scott les retirait solennellement, un à un, de leur nid de sacs de café sous la bâche des charrettes. Dans le nombre beaucoup pouvaient tout juste respirer, et on versait le lait goutte à goutte dans leurs bouches sans dents, avec les arrêts nécessaires lorsqu'ils étouffaient. Chaque matin, aussi, les chèvres avaient leur repas, et comme, sans berger, elles traînaient à l'arrière et que les indigènes, en somme, n'étaient que des gens à gages, Scott dut renoncer au cheval et cheminer dès lors, lentement, à la tête de ses troupeaux, en réglant son allure au gré de leurs caprices. Tout cela était suffisamment absurde, et il en sentait le ridicule jusqu'à la souffrance, mais, au moins, il sauvait des existences, et, quand les femmes s'aperçurent que leurs enfants ne mouraient pas, elles tâchèrent de manger un peu de la provende étrangère et suivirent derrière les charrettes, bénissant le maître des chèvres.

— Il suffit de donner aux femmes une raison de vivre, se disait Scott en éternuant dans la poussière d'une centaine de petits pieds, et elles tiendront malgré tout. Mais ceci enfonce le lait concentré de William. Je ne m'en relèverai jamais, tout de même.

Il atteignit très lentement le lieu de sa destination, y trouva un navire de riz arrivé de Birmanie avec d'amples provisions disponibles ; il y trouva également un Anglais surmené préposé à la garde du hangar, et, les charrettes rechargées, se mit en devoir de couvrir à nouveau la route déjà parcourue. Il laissa quelques-uns des enfants et la moitié de ses chèvres au hangar de la famine. Il n'en fut pas remercié par l'Anglais, qui avait déjà trop de bébés perdus dont il ne savait que faire. Le dos de Scott s'était assoupli maintenant à force de se courber, et il continua d'exercer son ministère au bord de la route, sans préjudice des distributions de riz. Il vit croître le chiffre de ses bébés et de ses chèvres ; mais à présent quelques-uns des petits portaient des chiffons ou des verroteries autour des poignets et du cou.

— Cela, disait l'interprète, comme si Scott ne le savait pas, signifie que leurs mères comptent, le cas échéant, les récupérer officiellement.

— Le plus tôt sera le mieux, dit Scott.

Mais, en même temps, il constatait, avec l'orgueil du propriétaire, la promptitude dont tel ou tel petit ramasawmy1 reprenait chair, comme un bantam2. Les charrettes de riz vides, il mit le cap sur le camp de Hawkins et prit le train en tâchant de faire coïncider son arrivée avec l'heure du dîner, car depuis longtemps il n'avait mangé sur une nappe. Nulle envie ne le tenait d'opérer une entrée théâtrale, mais un caprice du soleil couchant voulut que, son casque enlevé pour ne rien perdre de la brise du soir, les rayons obliques vinssent frapper son front et l'empêcher de voir ce qui se trouvait devant lui, au moment où quelqu'un, debout à l'entrée de la tente, contemplait, avec des yeux méconnaissables, un homme, beau comme Pâris, jeune dieu nimbé d'or, qui s'avançait lentement en tête de ses troupeaux, tandis qu'à hauteur de ses genoux, couraient de petits Cupidons tout nus. Mais elle se mit à rire — William, en blouse couleur d'ardoise, se mit à rire aux larmes jusqu'au moment où Scott, faisant la meilleure contenance possible, commanda halte à ses armées et lui enjoignit d'admirer le Kindergarten. Spectacle peu convenable en vérité, mais les bienséances étaient loin, on les avait laissées là-bas, depuis des siècles, avec le thé de la station d'Amritzar, à quinze cents milles dans le Nord.

— Ils s'annoncent très bien, dit William. Nous n'en avons ici que vingt-cinq en ce moment. Les femmes commencent à les ramener.

— Avez-vous donc charge des bébés ?

— Oui, Mrs Jim et moi. Nous n'avons pas pensé aux chèvres, cependant. Nous avons essayé le lait condensé coupé d'eau.

— En avez-vous perdu ?

— Plus que je n'ose y penser, dit William avec un frisson. Et vous ?

Scott ne dit rien. Il se rappelait nombre de petits enterrements le long de la route ; nombre de mères qui avaient pleuré en ne retrouvant pas les enfants qu'elles avaient confiés aux soins du gouvernement.

Puis Hawkins sortit, un rasoir à la main, sur lequel Scott jeta un regard d'envie, car il portait une barbe qui lui faisait horreur. Et quand ils s'assirent pour dîner, sous la tente, il raconta son histoire en quelques mots, comme il eût fait un rapport officiel. Mrs Jim reniflait de temps en temps, et Jim opinait du bonnet judicieusement ; mais les yeux gris de William regardaient franchement le visage frais rasé, et c'était à elle que Scott semblait s'adresser.

— Bon, cela, pour la province assistée ! dit William, le menton dans la main, en se penchant parmi les verres. Ses joues se creusaient, et la cicatrice du front s'accusait davantage, mais le cou toujours bien cambré surgissait, en sa rondeur de colonne, des fronces de la blouse qui constituait la toilette du soir aux termes de l'étiquette du camp.

— C'était horriblement ridicule par moments, disait Scott. Vous comprenez que je ne m'y connaissais pas beaucoup en matière d'allaitement ou de bébés. Ils me blagueront à mort, si l'histoire en arrive jusqu'au Nord.

— Laissez-les faire, dit William avec hauteur. Nous avons tous peiné comme des coolies depuis notre arrivée. Je le sais bien pour Jack.

Ceci à l'adresse de Hawkins, et le gros homme sourit débonnairement.

— Votre frère est un officier de premier ordre, William, dit-il, et je lui ai fait l'honneur de le traiter comme il le mérite. Rappelez-vous que c'est moi qui rédige les rapports confidentiels.

— Alors, il faut dire que William vaut son pesant d'or, dit Mrs Jim. Je ne sais pas ce que nous aurions fait sans elle.

Elle posa sa main sur celle de William, toute durcie à force de tenir des rênes, et William la caressa doucement. Jim rayonnait sur toute la compagnie. Les choses marchaient bien en son univers. Trois de ses auxiliaires parmi les plus incompétents étaient morts, et de plus capables occupaient leurs places. Chaque jour maintenant rapprochait la saison des pluies. On était venu à bout de la famine dans cinq des districts sur huit, et, en somme, la mortalité n'avait pas été trop grande, toutes proportions gardées. Il inspectait Scott de la tête aux pieds, comme un ogre une proie, jubilant à constater la dureté de ses muscles que l'entraînement avait faits d'acier.

— À peine s'il s'est tassé un brin, murmurait Jim, mais il peut faire encore l'ouvrage de deux hommes.

Il se rendit compte à ce moment que Mrs Jim lui télégraphiait par signes quelque chose, et, suivant le code du ménage, c'était :

— Pas de doute. Regardez-les !

Il regarda, il écouta.

William disait seulement :

— Que voulez-vous faire d'un pays ou l'on prononce bhistee (porteur d'eau) tunnicutch ?

Et Scott ne répondait pas autre chose que :

— Je serai rudement content de rentrer au club. Je vous retiens une valse pour le bal de Noël, n'est-ce pas ?

— Il y a encore loin d'ici au Lawrence Hall, dit Jim. Il faut se coucher de bonne heure, Scott. Chariots de riz à la clef demain ; on devra commencer le chargement à cinq heures.

— Vous n'allez pas même donner à M. Scott un jour de repos ?

— Demanderais pas mieux, Lizzie, mais pas moyen, j'ai peur. Tant qu'il tiendra debout, il faut l'employer.

— Eh bien ! j'aurais eu au moins une soirée à l'européenne... Par Jupiter, j'allais oublier ! Qu'est-ce que je fais de mes gosses ?

— Laissez-les ici, dit William, c'est nous que cela regarde ; ici, avec autant de chèvres que vous pouvez. Il faut que j'apprenne à traire maintenant.

— Si vous vous souciez de vous lever tôt demain, je vous montrerai. J'aurai à traire en tout cas. À propos, la moitié des petits ont des verroteries ou des machines au cou. Il faudra faire attention à ne pas les enlever, pour le cas où les mères reparaîtraient.

— Vous oubliez que j'ai l'habitude, depuis le temps que je suis ici.

— J'espère, pour l'amour de Dieu, que vous n'en faites pas trop.

Scott ne surveillait pas le ton de sa voix.

— J'aurai soin d'elle, dit Mrs Jim, télégraphiant des messages de cent mots à la minute.

Elle confisqua William, tandis que Jim donnait à Scott ses ordres pour la nouvelle campagne. Il était très tard — presque neuf heures.

— Jim, vous êtes une brute, dit sa femme cette nuit-là.

Et le chef de la famine pouffa.

— Pas le moins du monde, ma chère. Je me rappelle avoir établi le premier cadastre de Jandiala pour les beaux yeux d'une jeune personne en crinoline, et elle avait une taille, alors, Lizzie, à prendre entre les doigts. Je n'ai jamais fait si bonne besogne depuis. Lui, il va travailler comme un démon.

— Mais vous auriez dû lui donner un jour.

— Et laisser la chose éclater maintenant ? Non, ma chère ; c'est leur meilleur temps.

— Je parie — les amours ! — que ni l'un ni l'autre ne se doute de ce qui se passe. Est-ce beau ! Est-ce adorable !

— Elle va se lever à trois heures du matin pour apprendre à traire ; le bon Dieu la bénisse ! Hélas ! pourquoi faut-il vieillir et prendre du ventre !

— C'est une perle. Elle a fait plus de travail sous ma direction...

— Votre direction ! Le lendemain de son arrivée elle dirigeait tout et vous étiez en sous-ordre, où vous êtes encore. Elle vous mène presque aussi bien que vous me menez, moi.

— Eh bien ! oui, justement, et c'est pourquoi je l'aime. Elle est droite comme un homme — comme son frère.

— Son frère est plus mou qu'elle. Il vient toujours me demander des ordres ; mais il est franc du collier, et un vrai bourreau de travail.

J'avoue que j'ai un faible pour William, et si j'avais une fille...

Le colloque s'arrêta court. Là-bas, dans le pays du Derajas, il y avait une tombe d'enfant, vieille déjà de vingt années, et ni Jim ni sa femme n'en reparlaient jamais.

— Tout de même, vous êtes responsable, ajouta Jim, après un moment de silence.

— Dieu les bénisse, dit Mrs Jim qui s'endormait.

Les étoiles n'avaient pas commencé de pâlir lorsque Scott, qui couchait dans une charrette vide, s'éveilla et se mit en silence à la besogne ; il semblait inhumain d'éveiller à cette heure Faiz Ullah et l'interprète. Courbé, la tête près du sol, il n'entendit pas venir William. Il l'aperçut soudain debout à ses côtés dans sa vieille amazone roussâtre, les yeux encore lourds de sommeil et une tasse de thé avec une rôtie dans les mains. Il y avait par terre un bébé qui piaulait, couché sur un morceau de couverture, et un enfant de six ans risquait un œil par-dessus l'épaule de Scott.

— Allons, petit vaurien, dit Scott, comment diable veux-tu avoir ta part si tu ne restes pas tranquille ?

Une main blanche et fraîche maintint le marmot, qui s'étrangla incontinent dès que le lait pénétra en gargouillant dans la bouche.

— Bonjour, dit le chevrier. Vous n'avez pas idée de ce que ces petits bonshommes peuvent gigoter.

— Oh ! oui, je le sais.

Elle ne parlait pas haut, à cause de la terre qui dormait encore.

— Seulement, moi, je me sers d'une cuiller ou d'un petit linge. Les vôtres sont plus gros que les miens... Et vous avez fait ce métier-là tous les jours, par deux fois ?

Sa voix s'éteignit presque.

— Oui, c'était absurde. Maintenant, à votre tour, essayez, dit-il, en faisant place à la jeune fille. Prenez garde ! Une chèvre, ce n'est pas une vache.

La chèvre protestait contre l'amateur, et il y eut lutte au cours de laquelle Scott ramassa vivement le bébé. Puis tout fut à recommencer, et William riait gaiement, mais tout bas.

Elle finit toutefois par allaiter deux bébés, plus un troisième.

— Tètent-ils assez bien, les petits monstres ! dit Scott. C'est moi qui leur ai appris.

Ils s'affairaient, très absorbés, quand, soudain, il fit grand jour, et, avant qu'ils en eussent conscience, le camp, réveillé, bruissait autour d'eux encore à genoux au milieu des chèvres, trahis par le matin, l'un et l'autre rouges jusqu'à la racine des cheveux. Il n'y avait personne pourtant sur toute la rondeur de ce monde qui roulait au même instant hors du seuil des ténèbres, qui n'eût pu entendre et voir tout ce qui s'était passé entre eux.

— Oh ! dit William avec embarras, en ramassant d'un geste prompt le thé et la rôtie. J'avais préparé cela pour vous. C'est glacé maintenant. Je pensais que vous n'auriez probablement rien de prêt si tôt. Il vaut mieux ne pas le boire. C'est... c'est glacé.

— Comme c'est aimable à vous. Je vous assure, le thé est tout à fait à point. Vous me gâtez, vraiment. Je vous laisse donc, à vous et à Mrs Jim, mes chevreaux et mes chèvres, et, naturellement, pour ce qui est de traire, n'importe qui, dans le camp, vous apprendra.

— Sans doute, dit William.

Sur quoi elle devint de plus en plus rouge et de plus en plus digne, comme elle retournait à grands pas vers sa tente, en s'éventant énergiquement avec la soucoupe.

On entendit des lamentations aiguës dans le camp lorsque les plus âgés des enfants virent s'éloigner sans eux leur père nourricier. Faiz Ullah se départît de sa morgue jusqu'à plaisanter avec les policemen, et Scott devint pourpre de honte parce que Hawkins, déjà en selle, se tordait.

Un enfant s'échappa des mains de Mrs Jim, et, courant comme un lapin, vint se cramponner à la botte de Scott, tandis que William le poursuivait à grands pas désinvoltes.

— Je n'irai pas... je n'irai pas ! criait l'enfant à tue-tête, en nouant ses pieds autour de la cheville de Scott. Ils vont me tuer ici. Je ne connais pas ces gens.

— Je dis, prononça Scott en mauvais tamil, je dis qu'elle ne te fera pas de mal. Va avec elle, tu seras bien nourri.

— Viens, dit William hors d'haleine, en jetant un regard courroucé à Scott qui restait là piteusement, et, de fait, cloué sur place.

— Retournez, dit Scott à William d'un ton bref. Je vais vous renvoyer le petit dans une minute.

Ce ton d'autorité produisit son effet, mais non pas exactement comme Scott y avait compté. Le gamin détendit son étreinte et dit avec gravité :

— Je ne savais pas que la femme était à toi. J'y vais.

Il cria alors à ses camarades, personnages de trois, quatre et cinq ans, dont la bande attendait, avant de détaler, le résultat de la tentative :

— Retournez manger. C'est la femme de notre homme. Elle obéira à ses ordres.

Jim s'affala sur sa selle. Faiz Ullah et les deux policemen sourirent, et les ordres de Scott aux charretiers tombèrent dru comme grêle.

— Telle est la coutume des sahibs quand on dit la vérité en leur présence, déclara Faiz Ullah. Voici venir le temps où il me faudra chercher un autre service. Les jeunes femmes, surtout celles qui parlent notre langue et connaissent les usages de la police, donnent grand mal aux honnêtes serviteurs en ce qui concerne les comptes de la semaine.

L'opinion de William, on n'en sut rien, mais quand son frère, dix jours plus tard, vint au camp chercher des ordres et entendit raconter les exploits de Scott, il dit en riant :

— Eh bien, c'est une affaire réglée. On l'appellera Bakri Scott jusqu'à la fin de ses jours (Bakri, en langage indigène du Nord, veut dire une chèvre). Quelle farce ! J'aurais donné un mois de traitement pour le voir nourrir ses bébés de famine. J'en ai nourri moi-même quelques-uns avec du conjee (eau de riz). Mais ça, rien de plus simple.

— C'est absolument dégoûtant, dit sa sœur, les yeux comme deux braises. Un homme fait une chose... une chose comme cela... et votre seule idée à vous autres, c'est de lui donner un surnom absurde ; après quoi vous riez et vous trouvez ça drôle.

— Ah ! dit Mrs Jim sympathiquement. En tout cas, ce n'est pas à vous de parler, William. Vous avez baptisé la petite miss Demby : la Caille, l'hiver dernier, vous vous rappelez bien. L'Inde est le pays des surnoms.

—C'est différent, répliqua William. Il ne s'agit que d'une femme et elle n'a jamais rien fait au monde que de marcher comme une caille, on ne peut pas dire le contraire. Mais ce n'est pas juste de se moquer d'un homme.

— Cela lui est bien égal, à Scott, dit Martyn. On ne peut pas le faire monter, le vieux Scotty. Il y a huit ans que j'essaye, et vous ne le connaissez que depuis trois. Quelle mine a-t-il ?

— Il a très bonne mine, dit William.

Et elle s'éloigna, le rose aux joues.

— Bakri Scott, voyez-vous cela ?

Puis elle rit tout bas, car elle connaissait le pays de son service.

— Mais ce sera Bakri tout de même.

Et elle répéta le mot lentement à voix basse plusieurs fois, plus tendre à chaque murmure.

En regagnant par chemin de fer le théâtre de ses fonctions, Martyn divulgua le sobriquet à la ronde parmi ses camarades, de sorte qu'il parvint un jour aux oreilles de Scott, cependant qu'il menait ses charrettes sur le sentier de la guerre. Les indigènes le prirent pour quelque titre honorifique anglais, et les rouliers s'en servirent en toute simplicité jusqu'au jour où Faiz Ullah, mal disposé pour les bavards étrangers, fit mine de les assommer.

Il restait fort peu de temps pour traire à présent, sauf dans les camps importants où Jim avait développé l'idée de Scott et entretenait de grands troupeaux sur les grains inutiles du Nord. Il était entré assez de riz dans les huit districts pour assurer la vie des gens, à condition d'en hâter la distribution, office pour lequel personne ne valait ce grand gaillard d'ingénieur des canaux qui ne perdait jamais son sang-froid, ne donnait jamais un ordre inutile et ne discutait jamais une fois l'ordre donné. Scott poussait de l'avant, ménageant ses bêtes, lavant chaque jour les garrots à vif, crainte de temps perdu en route ; il s'annonçait avec son riz aux petits hangars de famine, déchargeait et rentrait à vide, à marches forcées, la nuit, au centre de distribution le plus proche pour trouver l'invariable télégramme de Hawkins : « Recommencez. » Et il recommençait de nouveau et sans cesse, tandis que Jim Hawkins, à cinquante milles de là, suivait sur une grande carte la trace de ses roues dont le réseau comme un gril couvrait les provinces punies. D'autres s'en tirèrent bien — Hawkins attesta dans son rapport définitif que tous s'en étaient bien tirés, — mais Scott devait les dépasser encore, car il avait toujours par devers lui de bonnes roupies sonnantes ; il payait sur place les réparations à ses charrettes et faisait face à toutes sortes d'extras imprévus, comptant à demi en être remboursé plus tard. En théorie, le gouvernement aurait dû payer le moindre fer, la moindre clavette, la plus humble main-d'œuvre employée au chargement ; mais l'État règle ses dettes sans se presser, et des commis intelligents et zélés se livrent à de longues écritures pour contester une dépense non autorisée de huit annas. Celui qui tient au succès de son œuvre doit entamer son actif personnel en argent ou autres choses, au gré des besoins.

— Je vous l'ai dit qu'il travaillerait, dit Jim à sa femme, au bout de six semaines. Il a eu la charge, à lui tout seul, de deux mille hommes là-haut dans le Nord, au canal de Mosuhl, pendant un an, et il donne moins d'ennui que le jeune Martyn avec ses dix agents ; de plus, je suis moralement certain — seulement le gouvernement ne reconnaît pas les obligations morales — qu'il a dépensé la moitié de son traitement à graisser ses roues. Que dites-vous de ceci. Lizzie, pour une semaine de travail ? Quarante milles en deux jours avec douze charrettes, une halte de deux jours à construire un hangar de famine pour le jeune Rogers. (Rogers aurait dû le construire lui-même, l'idiot !) Puis quarante milles pour revenir, en chargeant en route six charrettes, sans oublier des distributions toute la journée du dimanche. Puis, le soir, il me lance une lettre demi-officielle de vingt pages, à cet effet que les gens parmi lesquels il se trouve pourraient être « employés avec avantage à des travaux de secours », et laissant entendre qu'il les a mis à la réparation de quelque vieux réservoir en ruines par lui découvert, afin d'avoir une bonne réserve d'eau à l'époque des pluies. Il pense qu'il peut relever la digue en quinze jours. Regardez ses dessins en marge — est-ce assez clair, est-ce assez bien ? Je savais qu'il était pukka3, mais je ne savais pas qu'il était aussi pukka que cela !

— Il faut que je montre ceci à William, dit Mrs Jim. La petite s'éreinte à soigner ses bébés.

— Pas plus que vous, ma chère. Allons, deux mois encore, et nous serons hors de passe. Je suis fâché qu'il ne soit pas en mon pouvoir de vous recommander pour une V.C.4.

William veilla tard dans sa tente, cette nuit-là, à lire page par page la nette écriture du rapport, à caresser les esquisses des réparations proposées pour le réservoir, et à froncer les sourcils sur les colonnes de chiffres où s'estimait le débit d'eau probable.

— Et il trouve le temps de faire tout ceci, s'attendrit-elle, et... Eh bien, moi aussi j'étais là. J'ai sauvé un ou deux bébés.

Pour la vingtième fois lui réapparut une vision de dieu dans la poussière d'or, après quoi elle se réveilla, reposée, pour gaver à nouveau de répugnants enfants noirs, par vingtaines, gnomes sans pères, ramassés au bord des routes, les os perçant la peau, terribles et couverts de plaies.

Scott ne fut pas autorisé à interrompre son travail de charrois, mais, sa lettre dûment communiquée au gouvernement, il eut la consolation, assez commune dans l'Inde, d'apprendre qu'un autre récoltait où il avait semé. Nouvelle occasion de profitable discipline morale.

— Il est beaucoup trop bon pour les canaux, dit Jimmy. Il vaut mieux que cela. N'importe qui peut surveiller des coolies. Ne vous fâchez pas, William : il peut, lui — mais j'ai besoin de ma perle de meneurs de bœufs, et je l'ai transféré au district de Khanda, où il aura tout à recommencer. Il doit être en route maintenant.

— Non, ce n'est pas un coolie, dit William rageusement. Il ne devait être soumis qu'au travail réglementaire.

— C'est le meilleur homme de son service, ce qui n'est pas peu dire, et puisqu'il faut employer des rasoirs pour couper des meules de moulin, eh bien, je préfère la meilleure coutellerie.

— Le moment n'approche-t-il pas où nous devrions le revoir ? dit Mrs Jim. Je suis sûre que le pauvre garçon n'a pas eu un repas convenable depuis un mois. Il s'assoit sans doute sur sa charrette et mange des sardines avec les doigts.

— Tout en son temps, ma chère. Le devoir avant les convenances, — n'était-ce pas M. Chucks qui disait cela ?

— Non, c'était Midshipman Easy, dit William en riant. Je me demande quelquefois l'effet que cela fera, un bal, entendre une musique, ou bien coucher sous un toit pour la première fois. Je ne peux pas croire, pour ma part, que j'aie jamais porté une robe de bal de ma vie.

— Minute, dit Mrs Jim, qui réfléchissait. S'il va à Khanda, il passe à cinq milles de nous. Naturellement il poussera jusqu'ici.

— Oh ! non, il ne fera pas cela, dit William.

— Qu'est-ce que vous en savez, chère ?

— Cela le distrairait de son travail. Il n'aura pas le temps.

— Il le prendra, dit Mrs Jim, avec un clignement d'œil.

— Cela dépend de lui. C'est à son choix. Il n'y a absolument aucune raison pour qu'il ne vienne pas, s'il le juge à propos, dit Jim.

— Il ne le jugera point à propos, répliqua William, sans émotion ni chagrin. Ce ne serait pas lui s'il faisait cela.

— On arrive certainement à connaître assez bien les gens en des temps comme ceux-ci, dit Jim, avec calme.

Mais le visage de William ne perdit rien de sa sérénité coutumière, et, tout comme elle l'avait prophétisé, Scott ne parut point.

Les pluies tombèrent enfin, tardives mais pesantes ; la terre sèche, couturée, se changea en boue rouge, et les domestiques tuèrent des serpents dans le camp où tout le monde demeura bouclé pour une quinzaine par le mauvais temps — tout le monde, sauf Hawkins, qui montait à cheval et pataugeait tout réjoui dans les flaques. Alors, le gouvernement décréta des distributions de semences à la population, ainsi que des avances d'argent pour l'achat d'autre bétail, et les Blancs firent double besogne à cause de ce nouveau service, tandis que William sautait de brique en brique posée sur la boue piétinée, droguait ses nourrissons de potions réchauffantes qui leur faisaient se frotter leurs petits ventres ronds, et que les chèvres laitières prospéraient à vue d'œil, grasses d'herbe drue.

Pas un mot de Scott du fond de son district de Khanda, là-bas dans le Sud-Est, sauf son rapport télégraphique réglementaire à Hawkins. Les chemins primitifs de la contrée avaient disparu ; ses charretiers étaient à moitié mutinés ; un des policemen prêtés par Martyn venait de mourir du choléra, et Scott prenait trente grains de quinine par jour contre la fièvre, inévitable quand on travaille dur sous la pluie continue. Mais ce n'étaient pas là choses qu'il jugeât nécessaire de noter dans ses rapports. Comme d'habitude, il rayonnait d'une base d'approvisionnement sur la ligne de chemin de fer pour couvrir un cercle de quinze milles, et, comme les pleines charges étaient impossibles, il s'en tenait à des quarts de charge, d'où nécessité de peiner quatre fois plus dur. En effet, il ne voulait pas courir les risques d'une épidémie certaine, aussitôt devenue impossible à maîtriser, s'il avait réuni les villageois par milliers aux hangars de secours. Il en coûtait moins de prendre des bœufs du gouvernement et de les claquer à la peine, quitte à les laisser aux corbeaux dans les fondrières du bord des routes.

C'est alors que huit années de vie régulière et de bon entraînement font connaître leur prix, malgré que la tête vous sonne comme une cloche à force de quinine, et que, debout, le sol vous vacille sous les pieds, ou, couché, sous le lit où l'on dort. Que Hawkins eût jugé convenable d'en faire un conducteur de bœufs, c'était, pensait-il, absolument l'affaire de Hawkins. Il y avait, dans le Nord, des gens qui sauraient ce qu'il avait fait ; des gens avec trente ans de services dans son propre département, pour dire que ça n'était pas « si mauvais » et, surtout, infiniment au-dessus de tous les gens et de tous les grades, il y avait William au fort de la mêlée, qui approuverait parce qu'elle comprenait. Il avait obtenu de son esprit un dressage qui le liait à la routine mécanique de chaque jour, bien que sa propre voix sonnât étrangement à ses propres oreilles, et que ses mains, quand il écrivait, lui apparussent grosses comme des oreillers ou petites comme des pois au bout des poignets. Cette endurance, un beau soir, portait son corps jusqu'au télégraphe à la station du chemin de fer, et lui dictait un télégramme pour Hawkins l'informant que le district de Khanda était, selon l'expéditeur, hors de danger maintenant et qu'il attendait « de nouveaux ordres ».

Le télégraphiste, un homme de Madras, ne se loua qu'à demi de recevoir sur le dos un grand corps maigre d'homme évanoui, non tant à cause du poids qu'à cause des injures et des coups que Faiz Ullah lui prodigua en trouvant le corps roulé sous un banc. Faiz Ullah prit alors couvertures, couvre-pieds et édredons, tant qu'il lui en tomba sous la main, et, se couchant dessous, aux côtés de son maître, il lui lia les bras avec une corde de tente, lui entonna un horrible bouillon d'herbes, délégua un policeman pour le boxer quand il voulut tenter de fuir l'intolérable chaleur des couvertures, et ferma la porte du télégraphe, pour éloigner les curieux, pendant deux nuits et un jour ; en conséquence, à l'arrivée d'une machine libre le long de la ligne et aux coups de pied de Hawkins dans la porte, Scott le salua d'une voix faible, mais normale, et Faiz Ullah, s'effaçant, prit tout sur lui.

— Pendant deux nuits, Fils du Ciel, il a été pagal5, dit Faiz Ullah. Regarde mon nez, et considère l'œil du policeman. Il nous a battus de ses mains liées ; mais nous nous sommes assis dessus, Fils du Ciel, et, bien que ses paroles fussent tez6, nous l'avons fait suer. Fils du Ciel, on n'a jamais vu une telle suée ! Il est maintenant plus faible qu'un enfant ; mais la fièvre est sortie de lui, par la grâce de Dieu. Il ne reste que mon nez et l'œil du constable. Sahib, faut-il demander congé, parce que mon sahib m'a battu ?

Et Faiz Ullah posa avec sollicitude une main maigre sur la poitrine de Scott afin de s'assurer que la fièvre était bien partie, avant de sortir pour ouvrir des conserves de bouillon et décourager tels insolents qui oseraient rire de son nez enflé.

— Le district va bien, murmura Scott. Rien n'a souffert. Vous avez eu mon télégramme ? Je serai d'aplomb dans une semaine. Comprends pas comment cela a pu arriver. Je serai sur pied dans quelques jours.

— Vous allez venir au camp avec nous, dit Hawkins.

— Mais, c'est que... mais...

— C'est tout fini, sauf le bruit. Nous n'aurons plus besoin de vous. Vrai, sur l'honneur. Martyn s'en va dans quelques semaines ; Arbuthnot est déjà reparti ; Ellys et Clay mettent la dernière main à une nouvelle ligne d'alimentation que le gouvernement a construite comme ouvrage de secours. Morten est mort — c'est un du Bengale, au fait ; vous ne deviez pas le connaître. Ma parole, vous et Wil... miss Martyn... semblez vous en être tirés comme personne.

— Oh ! comment va-t-elle ?

Sa voix, mal assurée, tremblait :

— Elle semblait en excellente forme quand je l'ai quittée. Les missions catholiques adoptent les bébés non réclamés pour en faire de petits curés ; la mission de Bâle en prend quelques-uns et les mères emmènent le reste. Il faut entendre hurler les petits mécréants quand on les éloigne de William. Elle a l'air un peu sur les boulets, mais nous en sommes tous là. Maintenant, quand pensez-vous être capable de bouger ?

— Je ne veux pas venir au camp dans cet état. Non, je ne veux pas, répliqua-t-il avec humeur.

— Oui, vous avez plutôt une tête. Mais, d'après ce que j'ai cru entendre là-bas, il m'a semblé qu'on serait content de vous voir en n'importe quel état. Si vous voulez, je vais surveiller votre travail ici pendant deux jours et vous pouvez vous rabibocher pendant que Faiz Ullah vous soigne.

Scott marchait déjà en se tenant aux murs quand Hawkins eut terminé son inspection, et il rougit jusqu'aux yeux quand Jim, parlant de son travail, déclara que « ce n'était pas mal », et avoua, de plus, qu'il avait considéré Scott comme son bras droit pendant toute la famine, et qu'il se sentait le devoir de le proclamer officiellement.

Ils revinrent donc par voie ferrée jusqu'au vieux camp ; mais il n'y avait plus de foule alentour, les longs feux, dans les tranchées, étaient retombés sur leurs cendres noircies, et les hangars de famine apparaissaient presque vides.

— Vous voyez ! dit Jim. Il n'y a plus guère à faire pour nous. Autant monter là-bas voir ma femme. On a dressé une tente pour vous. Le dîner est à sept heures. Je vous retrouverai à ce moment-là.

Avançant au pas, Faiz Ullah à hauteur d'étrier, Scott arriva sur William, toujours en amazone de calicot brun, assise à l'entrée de la tente salle à manger, les mains sur les genoux, blanche comme cendre, maigre, épuisée, les cheveux ternes. Il ne semblait pas qu'il y eût de Mrs Jim à l'horizon, et tout ce que William put dire fut :

— Ma parole, vous avez l'air mal en train.

— Oui, un soupçon de fièvre. Mais, vous-même, vous n'avez pas très bonne mine.

— Oh ! je vais assez bien. Nous en sommes venus à bout. Je pense que vous le savez ?

Scott fit signe que oui.

— Nous serons tous de retour dans quelques semaines. Hawkins me l'a dit.

— Avant Noël, d'après Mrs Jim. Ne serez-vous pas content de rentrer ? Il me semble déjà sentir la fumée de bois.

William gonfla les narines.

— Nous arriverons à temps pour tous les galas de Noël. Je ne suppose pas que tout de même le gouvernement du Punjab serait assez ignoble pour transférer Jack avant la nouvelle année ?

— On dirait qu'il y a des siècles... le Punjab et tout le reste, n'est-ce pas ? Êtes-vous contente d'être venue ?

— Maintenant que tout est fini, oui. Ç'a été horrible. Vous savez qu'il nous a fallu rester là les bras croisés, et Sir Jim était souvent absent.

— Les bras croisés ! Et les chèvres à traire ! Comment ça a-t-il marché !

— Tant bien que mal après votre leçon.

Puis la conversation cessa, rompue comme par un choc perceptible.

Et toujours pas de Mrs Jim.

— Cela me rappelle que je vous dois cinquante roupies pour le lait concentré. Je pensais que vous reviendriez peut-être par ici quand vous avez été transféré dans le district de Khanda, et que je pourrais vous payer alors ; mais vous n'êtes pas revenu.

— J'ai passé à cinq milles du camp. C'était au milieu d'une marche, voyez-vous, les charrettes se démolissaient toutes les cinq minutes, et je n'ai pu les mener à destination qu'à près de dix heures cette nuit-là. Mais j'avais rudement envie de venir. Vous le saviez bien, n'est-ce pas ?

— Oui, il me semble que je savais, dit William, ses yeux francs dans les siens.

Elle n'était plus pâle à présent.

— Avez-vous compris ?

— Pourquoi vous n'avez pas poussé jusqu'ici ? Naturellement j'ai compris.

— Pourquoi ?

— Parce que vous ne pouviez pas, cela va de soi. Cela au moins, j'en étais sûre.

— Est-ce que vous auriez été contente ?

— Si vous étiez venu — mais j'étais sûre que vous ne viendriez pas —, mais si vous étiez venu, oui, très contente. Vous le savez.

— Dieu merci, je ne suis pas venu ! Oh ! ce n'est pas l'envie qui m'en a manqué ! Je n'osais pas me risquer à marcher en avant des charrettes, parce que je les faisais obliquer par ici, croiriez-vous ?

— Je savais que vous ne viendriez pas, dit William satisfaite. Voici vos cinquante roupies.

Scott se pencha et baisa la main qui tenait les billets graisseux. L'autre main lui caressa les cheveux d'un geste gauche, mais très tendre.

— Et vous, vous saviez aussi, n'est-ce pas ? dit William, d'une voix changée.

— Non, sur l'honneur, je ne savais pas. Je n'avais pas le... l'audace de m'attendre à rien de semblable, sauf... dites-moi, est-ce que vous vous promeniez quelque part à cheval le jour ou je passai par Khanda ?

William fit oui de la tête, avec un sourire d'ange surpris en flagrant délit d'innocence.

— Alors, c'est bien votre amazone que j'ai vue comme un point dans le...

— Bouquet de palmiers sur la route charretière du Sud. J'ai reconnu votre casque comme vous sortiez du nullah7, près du temple — juste ce qu'il fallait pour m'assurer que vous alliez bien. Ça vous fâche ?

Cette fois, ce n'est plus la main que baisa Scott, car ils étaient dans l'ombre de la tente, et, comme les genoux de William tremblaient sous elle, elle dut s'asseoir sur la chaise la plus proche où elle se mit à pleurer longuement, des larmes heureuses, la tête appuyée sur les bras, et lorsque Scott crut bon de la consoler, elle n'avait besoin de rien de semblable. Après quoi elle courut à sa propre tente, et Scott sortit au grand jour en souriant d'un large sourire idiot. Mais, quand Faiz Ullah lui apporta à boire, il s'aperçut qu'il lui fallait d'une main soutenir l'autre, sans quoi le bon whisky et soda se fût répandu à terre.

Il y a fièvres et fièvres.

Mais ce qui fut pis — bien pis — ce fut, au dîner, la conversation tendue, les regards qui s'évitent, jusqu'à ce que les serviteurs se fussent retirés, et le comble arriva quand Mrs Jim, qui retenait ses larmes depuis la soupe inclusivement, embrassa Scott et William et qu'on but toute une bouteille de Champagne, chaud, parce qu'il n'y avait pas de glace, et que Scott et William restèrent assis à l'extérieur de la tente, au clair des étoiles, jusqu'à ce que Mrs Jim les fît rentrer par crainte de fièvre et d'un nouvel accès.

C'est à propos de ces choses et de quelques autres que William déclara :

— C'est odieux d'être fiancés, parce que, voilà, on n'a aucune position officielle. Il nous faut remercier le ciel d'avoir des masses de choses à faire.

— Des choses à faire ! dit Jim, quand ces paroles lui furent rapportées. Ils ne sont plus bons à rien ni l'un ni l'autre. Je ne peux pas tirer de Scott cinq heures de travail par jour. Il est tout le temps dans les nuages.

— Oh ! mais ils sont si beaux tous deux à regarder, Jim. Cela me brisera le cœur de les voir partir. Est-ce que vous ne pouvez pas faire quelque chose pour lui ?

— J'ai donné au gouvernement l'impression — du moins, j'espère l'avoir donnée — qu'il a dirigé en personne toutes les opérations de la famine. Mais tout ce qu'il désire, c'est d'être employé aux travaux du canal de Luni, et William ne vaut pas mieux. Les avez-vous jamais entendus parler de barrages, de radiers, et de pertes d'eau ? C'est leur façon de faire du sentiment, je suppose.

Mrs Jim sourit avec indulgence.

— Ah ça, c'est dans les intervalles — Dieu les bénisse !

Ainsi, l'Amour courait par le camp, au grand jour, sans entraves, tandis que les hommes ramassaient et serraient avec soin les morceaux de la Famine des Huit Districts...



Le matin apportait le frisson pénétrant des décembres du Nord, les fumées horizontales des petits feux de bois, les tamaris poudreux et bleuâtres, les dômes de tombes en ruines et toute la senteur des plaines blanches de l'Inde septentrionale, comme le train roulait sur le pont du Sutlej, long d'un mille. William enveloppée d'un poshteen — jaquette de peau de mouton brodée de soie, garnie d'astrakan grossier — regardait au-dehors, les yeux humides et les narines dilatées de joie. C'était fini du Sud des pagodes et des palmiers, du Sud hindou, trop peuplé d'hommes. Voici ce pays qu'elle connaissait et qu'elle aimait, tandis que devant elle s'ouvrait la bonne vie qu'elle savait comprendre, parmi les gens de sa caste et de son cœur.

On cueillait maintenant à presque chaque station des hommes et des femmes arrivant pour la semaine de Noël, avec des raquettes, des faisceaux de maillets de polo, des bats pour le cricket jalousement chéris et meurtris à l'usage, des fox-terriers et des selles.

Le plus grand nombre portaient des jaquettes comme celle de William, car il ne faut pas plus badiner avec le froid du Nord qu'avec ses chaleurs. Et William, au milieu d'eux, se sentait une des leurs, William, les mains enfoncées dans ses poches, son col relevé par-dessus les oreilles, frappant du pied les quais en marchant de long en large pour se réchauffer, faisant des visites d'un compartiment à l'autre, et recueillant partout des félicitations. Scott, relégué avec les célibataires, tout au bout du train, se faisait blaguer sans pitié sur ses aptitudes de nourrice et de trayeur de chèvres, mais de temps en temps il remontait en flânant vers la portière de William, et murmurait :

— C'est assez bon, n'est-ce pas ?

Et William de répondre avec des soupirs de ravissement :

— Assez bon, oui, certes !

Il faisait bon entendre les noms francs et sonores des villes familières : Umballa, Ludianah, Philour, Jullundur ; ils retentissaient à leurs oreilles comme les cloches des noces prochaines, et William plaignit dans toute la sincérité de son âme les étrangers et les gens d'ailleurs — les visiteurs, les touristes ou ceux qui débutaient seulement dans le service du pays.

Ce fut un merveilleux retour, et, lorsque les célibataires donnèrent le bal de Noël, William joua officieusement, pourrait-on dire, le rôle d'invitée de marque et de distinction parmi des hôtes parfaitement à même de faire admirablement les choses au gré de leurs amis. Elle dansa presque toute la soirée avec Scott, et, le reste du temps, ils se tinrent assis dans la grande galerie sombre qui dominait le superbe parquet en bois de teck, où étincelaient les uniformes, cliquetaient les éperons, où les robes fraîches et les quatre cents danseurs tournaient à faire claquer et bomber au vent de leur tourbillon les étendards drapés sur les colonnes. Aux alentours de minuit, une demi-douzaine d'hommes qui ne dansaient pas, s'en vinrent du club pour jouer aux « Waits »8.

Dans la galerie, William fredonnait l'air et battait du pied la mesure :

Cherche bien mes pas, mon page,
Mets-y hardiment les tiens,
Pour que l'haleine sauvage
De l'hiver te glace moins !

— Oh, j'espère qu'ils vont nous en chanter un autre ! Est-ce assez joli, montant ainsi de l'ombre... Regardez... regardez en bas. Voilà Mrs Gregory qui s'essuie les yeux !

— On se croirait au pays, chez nous presque, dit Scott. Je me rappelle...

— Chut ! Écoutez, cher.

Et cela recommença :

Les bergers gardaient leurs troupeaux la nuit...

— Ah... h... h ! frissonna William, en se serrant contre Scott.

Tous assis sur la terre,
L'Ange du Seigneur descendit
Dans une gloire de lumière :
Ne craignez point, dit-il (ils tremblaient tous
De mâle peur à ce mystère),
Car je viens grand'liesse annoncer à tous
Les peuples de la terre.

Cette fois, ce fut à William de s'essuyer les yeux.





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