La tâche quotidienne
(The Day's Work, 1898)

Table des matières
En famine
Première partie
William the Conqueror

— Officiellement déclarée ?

— Les journaux conviennent déjà de disette locale rigoureuse et on organise des ateliers de secours dans un ou deux districts.

— Ça y est. Elle sera déclarée aussitôt le service assuré, hommes et matériel roulant. M'étonnerait pas que ça vaille la Grande Famine.

— Impossible, dit Scott, en se tournant un peu sur le fauteuil de rotin. On a des récoltes à quinze annas dans le Nord, sans compter Bombay et le Bengale qui en annoncent à ne savoir qu'en faire. On enrayera tant qu'on la tiendra en main. Ça restera local.

Martyn prit le Pioneer sur la table, lut une fois de plus les télégrammes et posa ses pieds sur les accoudoirs. Dans le soir torride, sombre, suffocant, pesait l'odeur du Mail, fraîchement arrosé. Mortes, les fleurs, dans le jardin du club, se dressaient toutes noires sur leurs tiges ; le petit bassin aux lotus ne montrait plus qu'un rond de boue cuite, et les tamaris blanchis disparaissaient sous des couches de poussière amoncelée. La plupart des hommes flânaient autour du kiosque dans le jardin public — de la véranda du club on pouvait entendre la musique de la police indigène marteler des valses périmées — d'autres stationnaient sur le terrain de polo ou entre les murs du jeu de paume plus chaud qu'un four de campagne. Une demi-douzaine de grooms, accroupis à la tête de leurs poneys, attendaient le retour des maîtres. De temps à autre un cavalier pénétrait au pas dans l'enclos du club et se dirigeait à une allure fainéante vers les baraquements crépis à la chaux qui attenaient au bâtiment principal. C'étaient, assurait-on, des chambres. Des hommes y habitaient, qui rencontraient chaque soir, à dîner, inéluctablement, les mêmes visages, et prolongeaient leur travail de bureau jusqu'à la dernière minute dans l'espoir d'abréger une si lugubre compagnie.

— Qu'est-ce que vous faites ? demanda Martyn, en bâillant. Si on prenait un bain avant dîner ?

— L'eau est chaude, dit Scott. J'ai tâté de la piscine aujourd'hui.

— Une partie de billard... en cinquante ?

— Il fait en ce moment 40° dans le hall. Restez tranquille. C'est abominable, tant d'énergie.

Un chameau tout grognant arriva en tanguant sous le porche, tandis que son cavalier, plaque au bras et ceinturon au flanc, fouillait dans un sac de cuir.

— Kubber — Karags — Ki — Yektraaa, annonça l'homme d'un ton pleurard, en tendant l'édition supplémentaire du journal, feuillet imprimé d'un côté seulement, à l'encre humide encore.

On l'épingla sur la planche garnie de drap vert, entre les avis de poneys à vendre et de terriers perdus.

Martyn se leva nonchalamment, lut et siffla.

— Déclarée, cria-t-il. Un, deux, trois — huit districts soumis aux règlements du Code de Famine ek dum1. C'est Jimmy Hawkins qui dirige.

— Bonne affaire ! dit Scott, marquant pour la première fois un intérêt quelconque. Dans le doute, prenez un Punjabi. J'ai travaillé sous les ordres de Jimmy en débarquant aux Indes, et il appartenait au Punjab. Il a plus de bundobust2 que beaucoup de gens.

— Jimmy est Jubilee Knight3 à présent, dit Martyn. C'était un bon type, tout de même, bien que ce soit un modèle de civilian4 à tous crins, et qu'on l'ait transféré à la Présidence Arriérée5. De quels noms de malheur jouissent ces districts de Madras — rien que des ungas, ou rungas, ou pillays, ou polliums.

Un dog-cart fit halte et un homme entra en s'épongeant le crâne. C'était le directeur du seul journal quotidien édité dans la capitale d'une province de 25 millions d'indigènes, plus quelques centaines de Blancs, et, comme son état-major se limitait à lui-même et un auxiliaire, ses heures de bureau variaient de dix à vingt par jour.

— Eh ! Raines, vous qui savez tout, dit Martyn, en l'arrêtant. Comment va tourner cette « disette » de là-bas ?

— Personne ne sait encore. Il arrive en ce moment, par téléphone, un message aussi long que votre bras. J'ai laissé le petit pour rédiger. Le gouvernement de Madras reconnaît qu'il n'en peut pas venir à bout tout seul. On a dû laisser carte blanche à Jimmy pour le choix des hommes dont il a besoin. Arbuthnot a été avisé de se tenir prêt.

— Arbuthnot le Blaireau ?

— Le type de Peshawer. Oui, et le Pi6 transmet qu'Ellis et Clay ont déjà été appelés du Nord-Ouest, et qu'ils ont pris, en outre, une demi-douzaine de gens à Bombay. C'est une famine pukka7 ; du moins, c'en a l'air.

— Ils sont plus près du théâtre des opérations que nous autres ; mais si on entame le personnel du Punjab, à cette date, ça veut dire plus de grabuge qu'on n'en découvre à l'œil nu, dit Martyn.

— Ici aujourd'hui, parti demain. Je ne suis pas venu ici pour prendre racine, dit Scott, en posant un roman de Marryat, et se mettant debout. Martyn, votre sœur vous attend.

Un cheval gris, sans race, piaffait et pointait au bord de la véranda où la lumière d'une lampe à pétrole montrait une amazone de calicot brun et un visage exsangue sous un feutre gris.

— Voilà, dit Martyn. Je suis prêt. Vous feriez mieux de venir dîner avec nous si vous n'avez rien à faire, Scott. William, y a-t-il à dîner à la maison ?

— Je vais d'abord aller voir ! fut la réponse de l'amazone. Vous pouvez l'amener en voiture, à huit heures, n'oubliez pas.

Scott se dirigea sans hâte vers sa chambre et revêtit la tenue de soirée de la saison et du pays : toile blanche immaculée de la tête aux pieds, et large cummerbund8 de soie. Le dîner chez les Martyn constituait une amélioration indéniable à l'ordinaire de gigot de chèvre, de poulet coriace et d'entrées de conserves du club. Mais c'était grand dommage que Martyn n'eût pas les moyens d'envoyer sa sœur à la montagne, pendant la saison chaude. Comme surintendant de police de district en activité, Martyn touchait le traitement magnifique de six cents roupies d'argent déprécié par mois, et son petit bungalow de quatre chambres ne le démentait pas. On voyait sur les planchers houleux les inévitables tapis à raies bleues et blanches qu'on fabrique dans les prisons ; les inévitables phulkaris9 d'Amritzar, semés de disques de verre, se drapaient sur des clous enfoncés à même la chaux écaillée des murs ; contre ceux-ci boitait l'inévitable demi-douzaine de chaises dépareillées, ramassées à des ventes après décès, et les inévitables traînées noires tachaient le plâtre à l'endroit où la sangle de cuir du punka perçait la paroi. Tout semblait déballé de la veille pour être réemballé le lendemain. Pas une porte dans la maison qui fût d'aplomb sur ses gonds. Des nids de guêpes bouchaient les petites fenêtres à quinze pieds au-dessus du sol et les lézards faisaient la chasse aux mouches entre les poutres du toit-plafond. Mais tout cela faisait partie de la vie de Scott. Ainsi vivaient les gens de revenu égal, et, dans un pays où le traitement, l'âge et la position de chacun sont imprimés dans un livre que tout le monde peut lire, que sert de feindre en paroles ou en actions ? Scott comptait huit années d'emploi dans le service de l'irrigation et touchait huit cents roupies par mois, avec promesse que, s'il servait avec dévouement l'État pendant quelque vingt-deux ans de plus, il pourrait se retirer avec une pension de quatre cents roupies environ par mois. Sa vie active, écoulée pour la plus grande part sous la tente ou dans des gîtes provisoires où un homme peut tout juste dormir, manger et écrire des lettres, se bornait à l'ouverture et à la surveillance des canaux d'irrigation, au maniement de deux ou trois mille ouvriers de toutes castes et de toutes croyances, et au paiement de fortes sommes d'argent monnayé. Il venait, ce printemps-là, de terminer, non sans honneur, la dernière section du grand canal de Mosuhl, et — bien à contrecœur, car il détestait la besogne de bureau — on l'avait envoyé là présider pendant la saison chaude au travail des comptes et allocations de son département, titulaire unique d'un sous-bureau-étuve au chef-lieu de la province. Martyn savait cela ; William, sa sœur, le savait aussi, et tout le monde le savait de même.

Scott savait également, aussi bien que tout le reste de l'univers, que miss Martyn, arrivée dans l'Inde quatre années auparavant, pour tenir la maison de son frère, lequel, et chacun pareillement le savait, avait emprunté l'argent de son passage, aurait dû, d'avis unanime, être mariée depuis longtemps. Bien loin de là elle avait refusé successivement une demi-douzaine environ de sous-lieutenants, un fonctionnaire civil, son aîné de vingt ans, un major, et quelqu'un du service médical de l'Inde. Cela aussi se connaissait de notoriété publique. Elle était « restée en plaine trois étés », comme on dit, parce que son frère, endetté, ne pouvait suffire à la dépense de l'envoyer même à une station de montagne bon marché. Partant, elle avait le teint blanc d'ivoire, et, au milieu du front, une grande cicatrice argentée, de la taille d'un shilling — la marque d'un bouton de Delhi, qu'on appelle ailleurs « datte de Bagdad ». Cela provient de l'eau impure et ronge lentement la chair jusqu'au moment où c'est à point pour qu'on le brûle à l'eau-forte.

William ne s'en était pas moins amusée énormément pendant ces quatre années. Elle avait failli se noyer deux fois en passant une rivière à cheval ; un autre jour son chameau s'était emballé ; elle avait assisté à une attaque de nuit dirigée par des voleurs sur le camp de son frère et vu rendre la justice au moyen de longues verges, en plein air, sous les arbres ; elle savait parler l'urdu et même le punjabi courant avec une facilité d'élocution que ses aînés lui enviaient ; elle avait entièrement rompu avec l'habitude d'écrire à ses tantes en Angleterre, ou de couper les pages des revues anglaises ; traversé une très mauvaise année de choléra et vu des choses impossibles à raconter ; puis couronné ses expériences par six semaines de fièvre typhoïde, durant lesquelles on lui avait rasé la tête ; et elle n'en comptait pas moins célébrer son vingt-troisième anniversaire ce septembre-là. Les tantes apparemment n'auraient guère approuvé une jeune fille qui ne se posait jamais à terre si une monture était à portée de voix ; qui se rendait à cheval au bal, un châle jeté sur ses jupes ; qui portait les cheveux courts et frisés tout autour de la tête ; qui répondait indifféremment au nom de William the Conqueror ou de Bill, dont le langage se parait des fleurs du dialecte indigène, capable de tenir un rôle dans une représentation d'amateurs, de jouer du banjo, de gouverner huit domestiques et deux chevaux, leurs comptes et leurs maladies, et de fixer un homme lentement, délibérément, entre les yeux — voire après une déclaration reçue et un « non » répondu.

« J'aime les hommes qui font des choses », avait-elle dit en confidence à un membre de l'instruction publique, qui enseignait à des fils de drapiers et de teinturiers les beautés de l'Excursion de Wordsworth dans des aide-mémoire annotés, et, lorsqu'il devint poétique, William lui expliqua qu'elle « ne comprenait pas beaucoup la poésie ; ça lui donnait mal à la tête », de sorte qu'un cœur brisé de plus vint chercher refuge au club. Mais toute la faute en était à William. Elle aimait par-dessus tout entendre les gens parler de leur besogne, et c'est le moyen, fatalement, de mettre un homme à vos pieds.

Scott la connaissait plus ou moins depuis trois ans environ, la rencontrant, en règle générale, sous la tente, aux époques ou son camp et celui du frère de William se confondaient pour un jour à la lisière du Désert Indien. Il avait dansé plusieurs fois avec elle aux grandes réunions de Noël, quand il arrivait cinq cents Blancs au moins dans la station, et il avait toujours gardé le plus grand respect pour ses qualités de maîtresse de maison et l'excellence de ses menus.

Elle avait plus l'air garçon que jamais ce soir-là, après le repas, assise, un pied replie sous elle, sur le cuir du sofa de camp, à rouler des cigarettes pour son frère, le front bas tout froncé sous les boucles brunes, tandis qu'elle tripotait les papiers légers. Son menton arrondi s'avançait une fois le tabac en place, et d'un geste aussi franc qu'un écolier qui jette un caillou, elle lançait l'objet termine à travers la chambre, à Martyn, qui l'attrapait d'une seule main tout en continuant sa conversation avec Scott. Ils ne parlaient que « boutique », canaux et police de canaux, méfaits de villageois qui volaient plus d'eau qu'ils n'en avaient payé, et, méfaits plus graves, d'agents indigènes de connivence ; de villages transplantés en bloc sur des terrains frais irrigués, et de la lutte prochaine avec le désert, dans le Sud, quand les fonds provinciaux permettraient l'ouverture du système protecteur des canaux de Luni, dès longtemps à l'étude — Et Scott exprimait ouvertement son grand désir d'être placé dans tel secteur particulier de l'entreprise où il connaissait le pays et les gens.

Martyn soupirait après un poste au pied des contreforts de l'Himalaya, et parlait sans fard de ses chefs, tandis que William roulait des cigarettes et ne disait rien, mais souriait gravement à son frère, contente de le voir heureux.

À dix heures, on amena le cheval de Scott devant la porte, et la soirée prit fin.

Les lumières des deux bungalows sans étage, où l'on imprimait la feuille quotidienne, brillaient de l'autre côté de la route. Il était trop tôt pour essayer de dormir, et Scott, en flânant, entra chez le directeur. Raines, nu jusqu'à la ceinture, comme un canonnier à sa pièce, était vautré sur une chaise longue, attendant les télégrammes de la nuit. Il avait pour principe qu'un homme qui ne reste pas à son travail toute la journée et une grande partie de la nuit s'expose à la fièvre ; aussi mangeait-il et dormait-il au milieu de ses liasses.

— Pourriez-vous nous aider ? dit-il d'un air endormi. Je n'avais pas l'intention de vous déranger.

— De quoi s'agit-il ? Je viens de dîner chez les Martyn.

— De la famine, cela va sans dire. On demande Martyn aussi. Ils prennent du monde où ils peuvent. Je viens d'écrire un mot au club. Je voudrais savoir si vous pourriez nous envoyer du Sud une lettre par semaine, de deux à trois colonnes. Rien de sensationnel, n'est-ce pas, des faits tout simples, ce qui arrive, des noms, et ainsi de suite. Nos conditions ordinaires — dix roupies la colonne.

— Fâché, mais ce n'est pas dans mes cordes, répondit Scott en fixant d'un œil atone la carte de l'Inde sur le mur. C'est dur pour Martyn, très dur. Je me demande ce qu'il fera de sa sœur. Je me demande ce que diable ils feront de moi. Je n'ai aucune expérience de la famine. C'est la première nouvelle que j'apprends. Suis-je désigné vraiment ?

— Ça, oui. Voici la dépêche. On vous mettra aux ateliers de secours, poursuivit Raines, avec une horde de Madrassis qui mourront comme des mouches, un pharmacien indigène et une demi-pinte d'extrait anticholérique à partager entre dix mille. Voilà ce que c'est que d'être disponible pour le moment. On dirait qu'on a pris tous les hommes qui ne font pas de besogne pour deux. Hawkins en tient évidemment pour les Punjabis. Ça vaudra tout ce qu'on a vu de plus vilain depuis dix ans.

— Bah ! tout ça rentre dans la tâche du jour, pire guignon ! Je suppose que je recevrai l'ordre officiel demain. C'est heureux que je sois passé par ici. Je ferais mieux d'aller faire mes paquets tout de suite. Qui me remplace, — savez-vous ?

Raines feuilleta un monceau de télégrammes.

— Mac Evan, dit-il, de Murree.

Scott eut un petit rire.

— Il se croyait au frais pour tout l'été. Il en fera une maladie. Eh bien ! ça ne sert à rien de causer. Bonsoir.

Deux heures plus tard, Scott, la conscience nette, se couchait pour prendre quelque repos sur un lit de sangle dans une chambre nue. Deux vieilles malles pour transport à dos de bœuf, une gourde en cuir, une boîte à glace en fer-blanc et sa selle préférée cousue dans de la toile à sac s'empilaient à la porte, et le reçu du secrétaire du club pour sa note du dernier mois se froissait sous son oreiller. L'ordre de départ arriva au matin, accompagné d'un télégramme officieux de sir James Hawkins, qui n'oubliait pas les bons serviteurs, le priant de se transporter en toute hâte en quelque endroit au nom imprononçable, à quinze cents milles dans le Sud, car la famine était cruelle dans le pays, et l'on avait besoin d'hommes blancs.

Un jeune homme rose et grassouillet arriva au moment le plus torride de l'après-midi, en gémissant un peu sur la destinée et les famines qui ne laissent jamais à personne trois mois de tranquillité. C'était le successeur de Scott — autre cran du mécanisme, mû automatiquement derrière son pareil dont les services, aux termes de l'avis officiel, « étaient mis à la disposition du gouvernement de Madras pour service de famine, jusqu'à nouvel ordre ». Scott lui remit les fonds dont il avait la charge, lui montra le coin le plus frais du bureau, le mit en garde contre les excès de zèle, et, à la tombée du crépuscule, quitta le club en voiture de louage, avec son fidèle serviteur personnel, Faiz Ullah, et un monceau de colis en désordre sur le haut, pour prendre la malle du Sud à la gare, édifice imposant par ses meurtrières et bastions. La chaleur, réverbérée par l'épais mur de briques, le frappa au visage comme une serviette chaude, et il songea qu'il avait devant lui cinq nuits et quatre jours au moins de voyage. Faiz Ullah, fait aux hasards du service, plongea dans la foule sur le quai de pierre, tandis que Scott, un cheroot10 noir entre les dents, attendait que son compartiment fût en état. Une douzaine de policemen indigènes, avec leurs fusils et leurs sacs, jouaient des épaules dans la cohue de fermiers Punjabis, d'ouvriers Sikhs et de colporteurs Afridis aux cheveux gras, escortant en grande pompe l'uniforme de Martyn dans sa boîte, ses bouteilles d'eau, sa boîte à glace et sa literie roulée. Ils virent la main levée de Faiz Ullah et gouvernèrent dans sa direction.

— Mon sahib et ton sahib, dit Faiz Ullah à l'homme de Martyn, vont voyager ensemble. Toi et moi, ô frère, nous allons nous assurer les places de serviteurs les plus voisines, et à cause de l'autorité de nos maîtres personne n'osera nous déranger.

Quand Faiz Ullah vint l'avertir que tout était prêt, Scott s'installa sans veston et sans souliers sur la large banquette de cuir rembourrée. La chaleur, sous la voûte de fer de la station, dépassait quarante degrés. Au dernier moment Martyn entra, ruisselant de sueur.

— Ne jurez pas, dit Scott nonchalamment ; il est trop tard pour changer de voiture, et nous partagerons la place.

— Qu'est-ce que vous faites ici ? dit le policeman.

— Prêté au gouvernement de Madras, comme vous. Par Jupiter ! c'est une sacrée nuit. Est-ce que vous emmenez quelques-uns de vos hommes ?

— Une douzaine. Je pense qu'il me faudra surveiller des distributions de secours. Savais pas que vous aviez reçu des ordres aussi.

— Je n'ai appris la nouvelle qu'en vous quittant la nuit dernière. C'est Raines qui l'a reçue le premier. Mes ordres sont arrivés ce matin. Mac Evan m'a relevé à quatre heures et je suis parti tout de suite. Je ne serais pas étonné que ce fût une bonne chose, — cette famine, — si nous en sortons vivants.

— Jimmy devrait nous employer ensemble, dit Martyn.

Puis, après une pause :

— Ma sœur est ici.

— Bon, ça, dit Scott cordialement. Elle changera à Umballa, je suppose, pour remonter sur Simla. Chez qui va-t-elle là-bas ?

— No-on ; voilà justement l'ennui. Elle descend avec moi.

Scott se mit tout droit sur son séant, sous la lampe à huile, comme le train passait en cahotant devant la station de Taru-Tarau.

— Quoi ! vous ne me ferez pas croire que vous ne pouviez pas...

— Oh ! j'aurais bien réuni assez d'argent, de façon ou d'autre.

— Vous pouviez vous adresser à moi, pour commencer, dit Scott avec raideur ; nous ne sommes pas tout à fait des étrangers, je pense.

— Voyons, ce n'est pas la peine de vous gendarmer. J'aurais pu, oui, mais vous ne connaissez pas ma sœur. J'ai passé la journée à lui expliquer, à l'exhorter, supplier, commander et tout le tremblement — pas décoléré depuis sept heures ce matin, et ce n'est pas fini — mais elle n'a rien voulu entendre en fait de compromis. Une femme a le droit de voyager avec son mari, si elle veut, et William déclare qu'elle est sur le même pied. Que voulez-vous, nous avons toujours vécu ensemble, plus ou moins, depuis la mort des nôtres. Ce n'est pas comme une sœur ordinaire.

— Toutes les sœurs dont j'ai jamais entendu parler seraient restées où elles se trouvaient bien.

— Elle a l'intelligence d'un homme, le diable m'emporte, continua Martyn. Elle a tout réglé, dissous le train de maison, congédié les gens à ma barbe, pendant que je la sermonnais, et réglé tous les subchiz11 en trois heures : domestiques, chevaux et tout. Je n'ai reçu mes ordres qu'à neuf heures.

— Cela ne fera pas plaisir à Jimmy Hawkins, dit Scott. Ce n'est pas la place d'une femme qu'une famine.

— Mrs Jim — lady Jim, veux-je dire — campe avec lui. En tout cas, elle dit qu'elle s'occupera de ma sœur. William lui a télégraphié sous sa propre responsabilité en demandant si elle pouvait venir, et m'a coupé mes arguments sous le pied en me montrant la réponse.

Scott rit tout haut.

— Si elle est capable de cela, elle peut se garder toute seule, et avec Mrs Jim aucun mal ne lui arrivera. Il n'y a pas beaucoup de sœurs ou de femmes qui braveraient une famine de gaieté de cœur. Ce n'est pas comme si elle ignorait ce que cela signifie. Elle a fait tout le choléra de Jalao, l'an dernier.

Le train fit halte à Amritzar, et Scott se dirigea vers le compartiment des dames, immédiatement derrière leur voiture. William, une casquette de drap sur ses boucles, fit un petit signe d'affabilité.

— Venez prendre du thé, dit-elle. C'est la meilleure chose du monde contre l'apoplexie de chaleur.

— Ai-je l'air menacé d'une attaque ?

— On ne sait jamais, dit William avec sagesse. Il vaut toujours mieux être prêt.

Elle avait disposé ses affaires avec une rouerie de vétéran. Une gourde, recouverte de feutre, pendait contre le volet levé, dans le courant d'air d'une des fenêtres ; un service à thé, en porcelaine russe, emballé dans un panier ouaté, attendait tout prêt sur la banquette, et, au-dessus, une lampe de voyage, à esprit-de-vin, s'encastrait dans la boiserie.

William leur servit généreusement, dans de grandes tasses, du thé chaud, qui empêche les veines du cou d'enfler mal à propos dans les nuits de chaleur. C'était un trait caractéristique de la jeune fille que, son plan d'action une fois dressé, elle n'ajoutait pas de plus amples commentaires. L'habitude de vivre parmi des hommes surchargés de besogne, avec très peu de temps pour s'en tirer, lui avait enseigné l'art et l'opportunité de s'effacer comme de se débrouiller elle-même. Pas un mot, pas un geste d'elle qui parût insinuer qu'elle se considérât au cours du voyage comme un objet d'utilité, de confort ou d'ornement ; elle continuait à s'activer avec sérénité, remettant sans bruit les tasses à leur place une fois le thé avalé, puis fit des cigarettes pour ses hôtes.

— À cette heure-ci, la nuit dernière, dit Scott, nous ne nous attendions pas — euh... à ce genre de chose, hein ?

— J'ai appris à m'attendre à tout, dit William. Vous savez, dans notre service, nous vivons à portée et merci du télégraphe ; mais, certainement, ceci devrait être une bonne chose pour nous tous, au point de vue service, si nous vivons.

— Cela bouleverse les travaux en cours dans notre province, répliqua Scott avec une égale gravité. Je comptais être affecté aux ouvrages de protection de Luni cet hiver, mais on ne sait pas le temps que la famine va nous prendre.

— Jusqu'en octobre au plus tard, je pense, dit Martyn. Tout sera fini alors, d'une manière ou d'une autre.

— Et nous en voilà pour une semaine presque à rouler, dit William. Serons-nous assez sales en arrivant !

Pendant une nuit et un jour, le paysage leur demeura familier ; pendant une autre nuit et un autre jour, longeant la lisière du grand Désert Indien sur une ligne à voie étroite, ils se souvinrent qu'au temps de leur apprentissage, ils étaient venus de Bombay par cette route. Puis la langue dans laquelle les stations affichaient leurs noms changea, et ils s'engagèrent, toujours vers le sud, dans une terre étrangère, où les senteurs mêmes étaient nouvelles. Beaucoup de trains interminables et lourdement chargés de grains descendaient devant eux, et ils pouvaient sentir de loin la main de Jimmy Hawkins. Ils durent attendre dans des garages improvisés, bloqués par des processions de trucs vides en route vers le nord ; on attela leur wagon à des trains de marchandises qui rampaient avec lenteur et les jetaient à minuit le diable sait où ; ce qui était sûr, c'est qu'il faisait une chaleur furieuse, et ils marchaient de long en large parmi des sacs, et des chiens hurlaient.

Puis ils arrivèrent dans une Inde plus étrangère à leurs yeux que pour un Anglais d'Angleterre — l'Inde plate, rouge, des palmiers, des lataniers et du riz, l'Inde des livres d'images, de Little Henry and his Bearer — toute morte et sèche dans une chaleur de four. L'incessant mouvement des voyageurs tant au nord qu'à l'ouest, ils l'avaient laissé loin, très loin derrière eux. Ici, les gens se traînaient le long de la voie, tenant leurs petits dans leurs bras, et parfois on laissait en arrière un truc chargé, tandis qu'alentour, par-dessous, des grappes d'hommes et de femmes se pressaient comme des fourmis sur du miel répandu. Une fois, à la tombée du jour, ils virent sur une plaine poudreuse un régiment de petits hommes bruns, chacun portant un corps sur son épaule, et quand le train s'arrêta pour laisser passer encore un autre wagon, ils s'aperçurent que ces fardeaux n'étaient pas des cadavres, mais seulement des affamés ramassés au flanc de leurs bœufs morts par un corps de troupes irrégulières. Maintenant, ils rencontraient plus souvent des hommes blancs, un ici, deux là, leurs tentes dressées tout contre la ligne, qui venaient armés d'ordres écrits et de mots irrités, afin de faire dételer un truc.

Trop occupés pour donner plus qu'un signe de tête à Scott et à Martyn, ils dévisageaient avec curiosité William, qui ne pouvait rien que faire du thé et regarder ses camarades repousser l'assaut des squelettes vivants et gémissants, les jetant de côté par trois à la fois, en tas, découplant de leurs propres mains les trucs aux grandes marques à la craie ; ou prenant des reçus que leur tendaient d'autres hommes blancs exténués, les yeux caves, qui parlaient un argot différent du leur.

Ils épuisèrent la glace, puis le soda, puis le thé ; car ils restèrent en route six jours et sept nuits, et cela leur parut sept fois sept ans.

Enfin, par une aube aride et chaude, en un pays de mort éclairé par de longs feux rouges, des feux de traverses de chemin de fer sur lesquels on brûlait des cadavres, ils arrivèrent à destination et furent reçus par Jim Hawkins, le chef de la famine, non rasé, non lavé, mais de bonne humeur et maître incontesté de la situation.

Martyn, ordonna-t-il sur-le-champ, vivrait sur les trains jusqu'à nouvel ordre, retournerait avec les trucs vides, les remplissant à mesure d'affamés qu'il déposerait en un camp de famine établi sur la limite des huit districts. Puis il réunirait des vivres, reviendrait, et ses agents garderaient les wagons chargés de grain, tout en ramassant en route des gens qu'ils laisseraient dans un camp à cent milles au sud. Scott — Hawkins était très heureux de revoir Scott — allait prendre, sur l'heure même, la charge d'un convoi de chariots à bœufs et se diriger au sud, en laissant des vivres en route, jusqu'à un autre camp de famine, loin de la voie ferrée, où il laisserait ses affamés — il ne manquerait pas d'affamés sur le parcours — et attendrait des ordres télégraphiques. De façon générale, Scott, dans les plus petites choses, agirait à sa guise et pour le mieux.

William se mordit les lèvres. Il n'y avait personne, dans le vaste monde, de plus cher pour elle que son frère unique, mais les ordres donnés à Martyn ne lui laissaient aucune marge. Elle débarqua, masquée de poussière de la tête aux pieds, une ride en fer à cheval au front, creusée là à force de songer pendant la dernière semaine, mais aussi maîtresse d'elle-même que jamais. Mrs Jim (qu'on aurait dû appeler lady Jim, sauf que personne ne pensait à lui donner son vrai titre) prit possession de la jeune fille avec un petit ouf.

— Oh ! je suis si contente de vous voir ici, dit-elle à demi sanglotante. Vous ne devriez pas y être naturellement, mais il n'y a pas d'autre femme dans le pays et il faut nous entraider, vous savez, et nous avons tous les pauvres gens et les petits bébés qu'ils vendent.

— J'en ai vu quelques-uns, dit William.

— N'est-ce pas affreux ? J'en ai acheté vingt ; ils sont dans notre camp, mais ne voulez-vous pas manger quelque chose d'abord ? Nous avons de la besogne pour dix par ici, et voilà un cheval pour vous. Oh ! je suis si heureuse que vous soyez venue ! Vous êtes une Punjabi aussi, vous savez.

— Du calme, Lizzie, dit Hawkins par-dessus son épaule. Nous prendrons soin de vous, miss Martyn. Fâché de ne pouvoir vous inviter à déjeuner, Martyn. Il vous faudra manger en route. Laissez deux de vos hommes pour aider Scott. Ces pauvres diables ne tiennent pas debout pour charger les charrettes. Saunders (ceci au mécanicien, à moitié endormi dans le tender), en arrière et débarrassez-vous de ces voitures vides là. Vous avez la voie libre jusqu'à Anundrapillay ; vous trouverez des ordres plus au nord. Scott, chargez vos charrettes avec ce qu'il y a dans ce truc et partez aussitôt que possible. L'Eurasien en chemise rose vous servira d'interprète et de guide. Vous trouverez un pharmacien quelconque attaché au joug de la seconde charrette. Il a essayé de filer, il faudra le surveiller. Lizzie, emmenez miss Martyn en voiture au camp, et dites-leur de m'envoyer le cheval alezan.

Scott, avec Faiz Ullah et deux policemen, s'affairait déjà autour des charrettes, les acculant au truc et déverrouillant sans bruit les planches d'arrière, tandis que les autres y jetaient les sacs de millet et de blé. Hawkins le surveilla le temps qu'il fallut pour remplir une charrette.

— Voilà un garçon sérieux, dit-il. Si tout va bien, je le ferai trimer ferme.

Dans l'idée de Jim Hawkins, c'était là l'éloge le plus haut qu'un être humain pût faire d'un autre.

Une heure plus tard, Scott se mettait en route, entre le pharmacien qui le menaçait des rigueurs de la loi pour l'avoir, lui, membre du service médical secondaire, forcé et lié contre sa volonté et toutes les lois qui régissent la liberté d'un sujet, et l'Eurasien en chemise rose qui demandait la permission d'aller voir sa mère mourante comme par hasard à quelque trois milles de là : « Rien qu'une très courte permission, et je reviendrai sur-le-champ, Monsieur... » Les deux agents de police, armés de bâtons, formaient l'arrière-garde, et Faiz Ullah, le mépris du Mahométan, pour tout Hindou et tout étranger, empreint sur chaque ligne de sa face, expliquait aux conducteurs que si Scott Sahib était un homme qu'il fallait craindre à quatre pattes, il voyait en lui, Faiz Ullah, l'Autorité en personne.

Le convoi, dans un bruit de roues grinçantes, dépassa le camp de Hawkins — trois tentes couvertes de bâches sous un bouquet d'arbres morts ; derrière, s'élevait le hangar de famine, où une foule de désespérés agitaient les bras autour des marmites.

— J'aurais donné beaucoup pour que William ne s'en mêlat pas, dit Scott en lui-même, après un coup d'œil. Nous aurons le choléra, sûr et réglé, quand viendront les pluies.

Mais William semblait avoir adopté les exigences du code de famine, qui, une fois la famine déclarée, prennent le pas sur la marche des lois ordinaires. Scott la vit au milieu d'un attroupement de femmes en pleurs, vêtue d'une amazone de calicot et son chapeau de feutre gris bleuté orné d'un puggaree12 d'or.

— J'ai besoin de cinquante roupies, s'il vous plaît. J'ai oublié de demander à Jack avant son départ. Pouvez-vous me les prêter ? C'est afin d'acheter du lait concentré pour les bébés, dit-elle.

Scott tira l'argent de sa ceinture et le lui tendit sans un mot.

— Pour l'amour de Dieu, soyez prudente, dit-il.

— Oh ! ça ira bien. Nous devrions recevoir le lait dans deux jours. À propos, je suis chargée de vous dire de prendre un des chevaux de Sir Jim. C'est l'ordre. Il y a ici un Cabuli gris qui, je pense, serait tout à fait votre genre ; aussi j'ai dit que vous le prendriez. Ai-je bien fait ?

— Mille fois trop bonne. Ce n'est guère le cas de parler de genre, ni l'un ni l'autre, j'en ai peur.

Scott portait un costume de chasse en toile déteinte par l'injure des saisons, tout blanc aux coutures et légèrement élimé aux poignets. William le considéra, pensive, de son casque en moelle de sureau à ses demi-bottes graissées.

— Je vous trouve très bien, comme cela. Êtes-vous sûr d'avoir tout ce qu'il vous faut : quinine, chlorodine, et ainsi de suite ?

— Oui, je pense, dit Scott en palpant trois ou quatre de ses poches à cartouches, tandis qu'on amenait le cheval.

Il l'enfourcha et prit la gauche de son convoi.

— Au revoir ! lui cria-t-il.

— Au revoir, et bonne chance ! dit William. Merci bien pour l'argent.

Elle fit demi-tour sur son talon éperonné et disparut sous la tente, tandis que les charrettes avançaient, passés les hangars des meurt-de-faim, passées les lignes ronflantes des feux aux grasses fumées, en route vers la géhenne calcinée du Sud.





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