Trois troupiers
(Soldiers Three : Soldiers Three, 1888)

Table des matières
Un solide chenapan
The Solid Muldoon

Avez-vous vu John Malone, avec son beau chapeau tout neuf ? — L'avez-vous vu marcher ainsi qu'un grand aristocrate ? — Drapeaux et bannières flottaient au vent, et chacun déployait du chic dans l'habillement. Mais le plus beau de toute la compagnie, c'était maître John Malone.
John Malone.

Il venait d'y avoir un splendide combat de chiens dans le ravin par derrière les cibles de tir au fusil, entre Jock1, appartenant à Learoyd, et Blue-Rot2, à Ortheris... l'un et l'autre mâtinés de limiers Rampur3, qui ne sont pour ainsi dire que côtes et dents. Ce combat avait duré vingt minutes d'une joie délirante, au bout desquelles Blue-Rot s'affaissa, et Ortheris versa trois roupies à Learoyd. Nous avions tous très soif. Les combats de chiens sont des spectacles très altérants, tout indépendamment des cris qu'on y pousse, car les Rampurs se battent sur quasi un hectare de terrain. Plus tard, quand le bruit des bouchons métalliques cliquetant contre les cols des bouteilles de bière se fut apaisé, la conversation dévia des combats de chiens pour passer aux combats humains de toutes sortes. Les humains ressemblent sur certains points au cerf. Tout récit de combat semble éveiller en leurs cœurs une sorte de démon, et ils brament l'un contre l'autre, exactement comme des dix-cors qui se défient. On constate ce fait même chez des hommes qui se considèrent comme supérieurs à de simples soldats de la ligne : cela démontre l'influence purificatrice de la civilisation et l'avance du progrès.

Un récit en appelait un autre, avec un nouvel accompagnement de bière. Les yeux rêveurs de Learoyd eux-mêmes semblèrent s'illuminer ; il accoucha d'une longue histoire dans laquelle une excursion à la crique de Malham, une fille de Pateley Briggs, un chef d'équipe, lui-même, et une paire de sabots, se mêlaient en un enchevêtrement argotique.

— C'est ainsi que je lui entaillai le crâne depuis le menton jusqu'aux cheveux, et qu'il dut s'aliter pour environ un mois, termina Learoyd pensif.

Mulvaney, qui était allongé sur le sol, parut sortir d'un rêve, et agita ses pieds en l'air.

— Tu es un homme, Learoyd, dit-il d'un ton de critique, mais tu n'as combattu qu'avec des hommes, et c'est là un fait quotidien ; mais moi j'ai résisté à un fantôme, et ça, ce n'était pas un fait quotidien.

— Non ? dit Ortheris, en lui lançant un bouchon. Tu me donneras l'adresse de la maison... avec tes faits. Est-elle plus grande que l'ordinaire ?

— C'est la vérité vraie ! répondit Mulvaney, en allongeant un bras démesuré et attrapant Ortheris par le collet. Qu'en dis-tu à présent, mon gars ? Une autre fois, en croiras-tu la parole du Seigneur qui sort de ma bouche ?

Et il le secoua pour appuyer sa question.

— Eh bien non, ça n'est pas sûr, dit Ortheris qui d'un geste subtil attrapa au vol la pipe de Mulvaney et la tint à. bout de bras. Si tu ne me lâches pas je la flanque dans le fossé.

— Brigand de païen ! C'est la seule bouffarde à laquelle j'aie jamais tenu. Ne la brutalise pas, ou c'est toi que je flanque dans le fossé. Si cette pipe venait à casser... Oh ! rendez-la-moi, monsieur !

Ortheris m'avait remis en main le trésor. C'était une pipe en terre d'un culottage absolument parfait, aussi brillante que la bille noire de « poule4 ». Je la pris avec respect, mais je tins bon.

— Est-ce que vous me raconterez l'histoire de votre combat avec le fantôme, si je vous la rends ? dis-je.

— C'est l'histoire qui vous inquiète ? Bien sûr que je vous la raconterai. Ç'a toujours été mon intention. Mais j'y arrivais à ma manière, comme disait Popp Doggle quand on l'a trouvé en train d'essayer d'introduire la gargousse par la gueule du canon. Ortheris, je lâche tout !

Il laissa aller le petit Londonien, reprit sa pipe, la bourra, et ses yeux pétillèrent. Je ne connais personne qui ait des yeux plus éloquents.

— Vous ai-je jamais dit, commença-t-il, que j'étais jadis un diable d'homme ?

— Tu nous l'a dit, prononça Learoyd avec une gravité puérile qui fit éclater de rire Ortheris, car Mulvaney était sans cesse à nous rabâcher ses hauts mérites de jadis.

— Vous ai-je jamais dit, continua imperturbablement Mulvaney, que j'étais autrefois plus diable encore que je ne le suis maintenant ?

— Sainte Vierge ! ce n'est pas possible ? fit Ortheris.

— Quand j'étais caporal... on m'a cassé par la suite... mais, je le répète, quand j'étais caporal, j'étais un diable d'homme.

Il resta silencieux près d'une minute, l'œil étincelant, à fouiller dans ses vieux souvenirs. Il mordit le tuyau de sa pipe et se jeta à corps perdu dans son récit.

— Bah ! C'était le beau temps, alors. Me voici vieux à cette heure : ma peau s'en va par lambeaux, les tours de garde m'ont rabattu mon orgueil, et puis je suis un homme marié. Mais j'ai joui de mon temps, et rien ne peut m'en ôter le souvenir ! O mon temps passé, où, entre le réveil et l'extinction des feux, je donnais un coup de pied dans chacun des dix commandements, soufflais la mousse de ma chope, m'essuyais la moustache d'un revers de main, et dormais par là-dessus, tranquille comme un petit enfant ! Mais c'est fini... c'est fini, et plus jamais ça ne reviendra pour moi, quand bien même je prierais pendant sept dimanches de suite. Y avait-il quelqu'un dans mon vieux régiment capable de toucher au caporal Térence Mulvaney quand ledit caporal était parti pour la galanterie ? Je ne l'ai jamais rencontré, en tout cas. Toute femme autre qu'une sorcière était digne de mes hommages, dans ce temps-là, et tout homme était mon meilleur ami... ou bien je m'étais mesuré avec lui et je savais lequel de nous deux était le plus fort.

« Quand j'étais caporal, je n'aurais pas changé avec le colonel... non, pas même avec le général en chef. Je voulais être sergent. Il n'y avait rien que je ne voulais pas être. Sainte Mère du Ciel, regardez-moi ! Qu'est-ce que je suis à présent ?

« Nous étions cantonnés dans une grande garnison... ce n'est pas la peine de dire les noms, car cela pourrait donner mauvaise réputation à la caserne... et dans mon idée à moi j'étais empereur du monde, et une ou deux femmes pensaient de même. On ne peut guère le leur reprocher. Nous étions là depuis un an, lorsque Bragin, le sergent-major de la compagnie E, vint à prendre femme. C'était la femme de chambre d'une grande dame de la garnison. Elle est morte maintenant, Annie Bragin... il y a de cela sept... neuf ans, et Bragin est remarié. Mais quand Bragin la présenta à la société du cantonnement, c'était une jolie femme. Elle avait des yeux du même brun que l'aile d'un papillon quand le soleil donne dessus, et une taille pas plus grosse que mon bras, et pour obtenir un baiser de sa gentille petite bouche rose, j'aurais traversé toute l'Asie hérissée de baïonnettes. Et ses cheveux étaient aussi longs que la queue du cheval de bataille du colonel, — excusez ma liberté de citer cette bête et Annie Bragin dans la même phrase, — mais ils étaient tissus d'or et il y eut un temps où j'aurais préféré à des diamants une boucle de ces cheveux-là. Aucune jolie femme, à ma connaissance, et j'en ai rencontré beaucoup, n'était digne de prendre le pas sur Annie Bragin.

« Je la vis pour la première fois à la chapelle catholique, où mes yeux furetaient partout comme d'habitude pour voir ce qu'il y avait à voir. « Toi, tu es trop belle pour Bragin, mon amour, que je me dis en moi-même, mais c'est une erreur que je puis rectifier, ou je ne m'appelle plus Térence Mulvaney. »

« Mais croyez-m'en sur parole, toi Ortheris et toi Learoyd, et ne faites pas comme moi ! Méfiez-vous du quartier des ménages. Il n'en sort jamais rien de bon, et il y a toujours une chance pour qu'on vous trouve la face dans la poussière, et un long piquet planté dans le derrière de votre crâne, et vos mains jouant de la clarinette sur le seuil de la maison d'autrui. C'est ainsi qu'il y a six ans nous avons trouvé O'Hara, qui fut tué par Rafferty, et qui avait marché à la mort avec ses cheveux pommadés, en sifflotant Larry O'Rourke entre ses dents. Méfiez-vous du quartier des ménages, que je vous dis, et ne faites pas comme moi. C'est malsain, c'est dangereux, et c'est tout ce qu'on voudra de mauvais, mais... ô mon âme, c'est délicieux tant que ça dure !

« J'étais toujours à rôder par là quand Bragin était de service et moi pas, mais sans jamais obtenir d'Annie un mot plus doux que l'ordinaire. « C'est la perversité du sexe », que je me disais en moi-même, et je relevais mon képi un peu plus en casseur et je redressais le torse — j'avais un torse de tambour-major de ce temps-là — et je m'éloignais comme si je m'en moquais, sous les rires de toutes les femmes du quartier des ménages. J'étais persuadé — comme la plupart des gamins, je pense — que je n'avais qu'à lever mon petit doigt pour voir toutes les femmes tomber à mes pieds. J'avais des raisons de le croire... jusqu'au jour où je rencontrai Annie Bragin.

« Il arriva plusieurs fois, quand je trôlais dans le noir, qu'un homme passa à côté de moi sans faire plus de bruit qu'un chat. « C'est bizarre, que je me dis, car je suis, ou devrais être, le seul homme de ces côtés. À quelle diablerie peut bien se livrer Annie ? » Puis je me traite de scélérat pour penser de telles choses ; mais je les pensais tout de même. Et cela, notez bien, c'est le propre de l'homme.

« Un soir je demande à Annie :

« — Madame Bragin, soit dit sans vous offenser, qui est ce caporal (je n'avais pu distinguer sa figure, mais j'avais vu les galons), qui est donc ce caporal qui arrive toujours quand je m'en vais ?

« — Sainte Mère de Dieu ! qu'elle dit, en devenant aussi blanche que mon ceinturon ; vous aussi vous l'avez vu ?

« — Si je l'ai vu ! que je dis ; bien sûr que je l'ai vu. Si vous vouliez que je ne le voie pas (nous étions debout à causer dans le noir, devant la véranda du logement de Bragin) vous auriez bien fait de me dire de fermer les yeux. Si je ne me trompe, le voici qui arrive.

« Et, pas de doute, le caporal s'avançait vers nous, la tête baissée comme s'il avait eu honte de se laisser voir.

« — Bonne nuit, madame Bragin, que je dis, très froidement, ce n'est pas à moi de me mêler de vos amours ; mais vous pourriez arranger certaines choses avec plus de pudeur. Je m'en vais à la cantine, que je dis.

« Je fis demi-tour et m'éloignai, me jurant de donner à cet individu une râclée qui l'empêcherait pour un mois et une semaine de rôder autour du quartier des ménages. Je n'avais pas fait dix pas qu'Annie se pend à mon bras. Elle tremblait de tout son corps.

— Restez avec moi, monsieur Mulvaney, qu'elle dit ; vous êtes en chair et en os, vous, au moins... n'est-ce pas ?

« — Je le suis tout à fait, que je dis, sentant ma colère s'en aller tout d'un coup. Ai-je besoin que vous me le demandiez deux fois, Annie ?

Là-dessus je glissai mon bras autour de sa taille, car, pardieu, je m'imaginais qu'elle s'était rendue à discrétion et qu'elle m'accordait les honneurs de la guerre.

« — Mais vous devenez fou ? qu'elle dit, en se dressant sur la pointe de ses chers petits pieds. Quand votre bouche d'impertinent est encore humide du lait de votre mère ! Lâchez ! qu'elle dit.

« — Vous ne venez pas de me dire à l'instant même que j'étais en chair et en os ? que je dis. Je n'ai pas changé depuis, que je dis.

« Et je laisse mon bras où il était.

« — Gardez vos bras pour vous, qu'elle dit, les yeux étincelants.

« — Sûr, c'est assez naturel à l'homme, que je dis.

« Et je laisse mon bras où il était.

« — Naturel ou pas, qu'elle dit, enlevez votre bras, ou je le dis à Bragin, et il changera l'aspect naturel de votre tête. Pour qui me prenez-vous ? qu'elle dit.

« — Pour une femme, que je dis  : la plus jolie de la caserne.

« — Une femme mariée, qu'elle dit la plus honnête de la ville.

« Là-dessus je laissai retomber mon bras, reculai de deux pas, et saluai, car je voyais qu'elle le pensait comme elle le disait. »

J'interrompis Mulvaney :

— Voilà un savoir précieux. Je connais des gens qui paieraient cher une certitude de ce genre. À quoi pouviez-vous le reconnaître ? demandai-je dans l'intérêt de la science.

— Vous n'avez qu'à regarder la main, dit Mulvaney ; si elle tient sa main fermée, le pouce en travers des doigts, tirez-lui votre révérence. Vous ne feriez que vous rendre ridicule en restant. Mais si elle laisse sa main ouverte sur ses genoux, ou si vous voyez qu'elle tâche de la serrer et qu'elle ne peut pas... allez-y ! On peut encore la raisonner.

« Eh bien, comme je venais de vous le dire, je reculai, la saluai et fis mine de m'éloigner.

« Restez avec moi, qu'elle dit. Regardez ! Le voilà qui revient.

« Elle désignait la véranda. Par une suprême audace, le caporal sortait du logement de Bragin.

« — Voilà cinq soirs de suite qu'il fait cela, que me dit Annie Bragin. Oh ! que vais-je devenir ?

« — Il ne recommencera plus, que je dis.

« Je me sentais devenir fou. Garez-vous de l'homme qui a été un peu contrarié en amour, tant que sa fièvre n'est pas tombée. Il s'emporte comme une bête fauve.

« J'allai droit à l'homme de la véranda, décidé, aussi sûr que je suis ici, à lui ôter la vie. Il se glissa au dehors.

« — Qu'est-ce que tu as donc à batifoler par ici, hé, résidu de ruisseau ? que je lui dis poliment, pour le mettre sur ses gardes, car je ne voulais pas le prendre en traître.

« Sans lever le front, il me dit, tout triste et mélancolique, comme s'il pensait que je le plaindrais :

« — Je ne peux pas la trouver, qu'il dit.

« — Ma parole, que je dis, tu as vécu trop longtemps... à venir chercher ainsi dans le logement d'une honnête ménagère ! Lève la tête, espèce de voleur glacé de la Genèse, que je dis, et tu recevras tout ce que tu désires et plus encore !

« Mais il ne la leva pas, et je lui envoyai un direct au-dessus du sourcil, à l'endroit où commencent les poils.

« — Voilà qui te fera ton affaire, que je dis.

« Mais ce fut la mienne, au contraire, que cela faillit faire. Je mis dans ce coup toute la force de mon corps, mais je ne rencontrai absolument rien que le vide, et je faillis me démancher l'épaule. Le caporal n'était plus là, et Annie Bragin, qui nous regardait de la véranda, se met à trépigner et à se comporter comme un poulet auquel le petit tambour est en train de tordre le cou. Je m'en retournai auprès d'elle, car une femme en vie, et surtout une femme comme Annie Bragin, vaut plus que toute une esplanade remplie de spectres. C'était la première fois que je voyais une femme s'évanouir, et je restai là comme un veau assommé, lui demandant si elle était morte, et la priant, pour l'amour de moi et pour l'amour de son mari et pour l'amour de la Vierge, de rouvrir ses chers yeux, et m'injuriant de tous les noms possibles sous la calotte des cieux pour l'avoir poursuivie de mon misérable amour, alors que j'aurais dû la protéger de ce caporal qui avait perdu son matricule.

« Je ne sais plus quelles bêtises je lui débitai, mais je n'étais pas égaré au point de ne pas entendre un pas qui s'approchait sur la poussière, au dehors. C'était Bragin qui rentrait. Je bondis à l'autre bout de la véranda et pris un air de Sainte-Nitouche. Mais Mme Quinn, c'est-à-dire la femme du maréchal des logis chef, avait raconté à Bragin que je tournais autour d'Annie.

« — Je ne suis pas content de vous, monsieur Mulvaney, que me dit Bragin, en débouclant son ceinturon, car il venait d'être de service.

« — Je suis désolé de l'apprendre, que je lui dis, comprenant qu'il savait quelque chose. Et pourquoi ça, sergent ? que je dis.

« — Venez dehors, qu'il dit, et je vous montrerai pourquoi.

« — Je veux bien, que je dis ; mais je ne suis pas encore dégoûté de mes galons et je ne tiens pas à les perdre. Dites-moi d'abord avec qui je vais sortir ?

« C'était un homme intelligent et droit. Il vit où je voulais en venir.

« — Avec le mari d'Annie Bragin, qu'il dit.

« Il aurait dû comprendre que si je lui demandais cette faveur, c'était que je ne lui avais pas fait de tort.

« Nous nous en allâmes par derrière l'arsenal, et là je m'alignai avec lui. Tout ce que je pus faire pendant dix minutes ce fut de l'empêcher de se tuer contre mes poings. Il était fou comme un chien enragé... il écumait littéralement de fureur ; mais il ne me valait pas, ni comme portée, ni comme science, ni pour rien d'autre.

« — Allons, mon brave, voulez-vous entendre raison, à présent ? que je dis quand il commença à s'essouffler.

« — Jamais, tant que j'y verrai, qu'il dit.

« Là-dessus je lui envoie mes deux poings l'un après l'autre, en plein à travers la garde basse qu'il avait apprise étant petit, et ses paupières se rabattirent sur ses joues comme les ailes d'un corbeau malade.

« — Voyons, mon brave, voulez-vous entendre raison à présent ?

« — Jamais, tant que je pourrai parler, qu'il dit en titubant, aveugle comme un soliveau.

« Cela me répugnait, mais je revins sur lui, et lui posai dans le côté de la mâchoire un crochet qui la déplaça d'un demi-pied sur la gauche.

« — Voulez-vous entendre raison, à présent ? que je dis ; si ça continue je vais me fâcher, et je pourrais vous faire du mal.

« — Jamais, tant que je tiendrai debout, qu'il murmure du coin de la bouche.

« J'achevai donc et l'abattis... aveugle, muet et malade, et lui remis du coup la mâchoire en place.

« — Vous êtes un vieil imbécile, maître Bragin, que je dis.

« — Et vous un jeune suborneur, qu'il dit, et vous m'avez brisé le cœur, à vous deux, Annie et vous !

« Alors, sans se relever, il se met à pleurer comme un gosse. Jamais je ne m'étais senti aussi triste. C'est une chose affreuse que de voir pleurer un homme adulte.

« — Je vais vous jurer sur la croix ! que je dis.

« — Je n'ai que faire de vos serments, qu'il dit.

« — Retournez à votre logis, que je dis, et si vous ne croyez pas les vivants, pardieu, vous vous en rapporterez peut-être au mort, que je dis.

« Je le relevai et le ramenai à son logis.

« — Madame Bragin, que je dis, voici quelqu'un que vous pouvez guérir plus vite que moi.

« — Vous m'avez fait honte devant ma femme, qu'il pleurniche.

« — Moi ? que je dis. À voir la mine de Mme Bragin, je pense plutôt que je vais attraper un abatage pire que celui que je vous ai donné.

« Et en effet ! Annie Bragin était éperdue d'indignation. Il n'y eut pas un nom qu'une femme honnête puisse employer qu'elle ne m'adressa pas. Dans la salle de rapports, j'ai déjà vu mon colonel se promener pendant quinze minutes autour de moi tel un ivrogne autour d'un tonneau, parce que je m'étais conduit à la botte comme un fou en rupture de camisole ; mais tout ce que j'ai jamais entendu de plus rude de lui n'était que du petit-lait en comparaison de ce qu'Annie me dégoisa. Et cela, notez bien, c'est le propre des femmes.

« Quand elle s'arrêta faute d'haleine, et tandis qu'elle se penchait sur son mari, je dis :

« — Tout cela est très vrai, et je suis aussi scélérat que vous êtes honnête femme, mais voulez-vous lui raconter le service que je vous ai rendu ?

« Comme je finissais de parler, voici qu'Annie Bragin se met à piailler : le caporal s'approchait de la véranda. La lune était levée et nous distinguions ses traits.

« — Je ne peux pas la trouver, que dit le caporal.

« Et il s'évanouit comme la flamme d'une bougie qu'on souffle.

« — Que les saints nous préservent du mal ! dit Bragin en se signant ; c'est là Flahy du Tyrone.

« — Qui était-ce ? que je dis ; je tiens à le savoir, car il m'a donné pas mal de fil à retordre aujourd'hui.

« Bragin nous raconta l'histoire de Flahy. Trois ans plus tôt, ce caporal avait perdu sa femme du choléra dans ce quartier même, et il en était devenu fou. Il revenait, bien qu'on l'eût enterré, pour chercher après elle.

« — Eh bien, que je dis à Bragin, chaque soir depuis cinq jours, il a filé du purgatoire pour tenir compagnie à Mme Bragin. Vous pouvez dire à Mme Quinn, en la remerciant de ma part, car je sais qu'elle vous a fait des contes et que vous l'avez crue, qu'elle devrait connaître la différence entre un homme et un fantôme. Elle a eu trois maris, que je dis, et vous avez une femme trop bonne pour vous. Malgré cela vous la laissez persécuter par des fantômes et... et toutes sortes de mauvais esprits. On ne m'y reprendra plus désormais à venir causer par politesse avec la femme de quelqu'un. Bonne nuit à tous les deux, que je dis.

« Et là-dessus je m'en allai, après avoir lutté avec femme, homme et diable, le tout en l'espace d'une heure. Par la même occasion je donnai au Père Victor une roupie pour dire une messe pour l'âme de Flahy que j'avais peut-être incommodé en lui flanquant mon poing dans son individu.

— Votre conception de la politesse me paraît un peu large, Mulvaney, lui dis-je.

— C'est votre point de vue, monsieur, dit Mulvaney calmement. Annie Bragin n'avait jamais eu de bontés pour moi. Malgré cela je ne voulais rien laisser derrière moi dont Bragin pût s'emparer pour se fâcher contre elle... alors qu'un simple mot pouvait tout éclaircir. Il n'est rien de tel que de parler franc. — Ortheris, espèce de teigne, fais-moi voir un peu cette bouteille, car j'ai la gorge sèche comme quand je me croyais prêt à obtenir un baiser d'Annie Bragin. Et il y a de cela quatorze ans !... Eah ! Cork est une ville sous le ciel bleu... et les temps ne sont plus... les temps ne sont plus...





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