Multiples Inventions
(Many Inventions, 1893)

Table des matières
Dans le Rukh1
In the Rukh

Parmi les rouages des services publics que met en action le gouvernement de l'Inde, il n'en est pas de plus important que le département des Bois et Forêts. Le soin du reboisement de toute l'Inde est entre ses mains... où y sera quand le gouvernement aura l'argent nécessaire. Ses agents luttent contre les torrents de sable nomades et les dunes mouvantes, leur clayonnant les flancs, les endiguant de face, les chevillant de la base au sommet à l'aide d'herbe tenace et de branches de pins en fuseaux, suivant les règles de Nancy. Ils répondent de toutes les futaies dans les forêts domaniales de l'Himalaya, aussi bien que des versants dénudés que les moussons creusent de sillons à sec et de ravins à vif, et dont chaque blessure crie comme une bouche tous les maux de l'incurie.

Ils sacrifient à leurs expériences des armées d'arbres étrangers, et cajolent l'eucalyptus pour lui faire prendre racine et voir peut-être tarir la fièvre des Canaux. En plaine, leur principal devoir est de veiller à ce que les ceintures de pare-feu, dans les réserves forestières, restent déblayées, afin que, la sécheresse venue et le bétail affamé, on puisse ouvrir toutes grandes ces réserves aux troupeaux des villageois et leur permettre à eux-mêmes de ramasser le bois mort. Ils étêtent et ils élaguent pour alimenter les piles de combustible le long des lignes de chemins de fer qui ne brûlent pas de charbon ; ils supputent le rendement de leurs plantations à cinq décimales près ; ce sont les médecins et les sages-femmes des colossales forêts de teck en Haute-Birmanie, des caoutchoucs dans les Jungles de l'Est, et des noix de galle au Sud ; et ils sont toujours entravés par le manque de fonds. Mais, comme son métier appelle un agent des forêts loin des routes frayées et des cantonnements réguliers, il s'avise de plus de choses que n'en enseigne l'art seul du forestier ; il apprend à connaître le peuple et le régime de ta Jungle, lui qui rencontre le tigre, l'ours, le léopard, le chien sauvage, et tous les cerfs, non pas une fois ou deux après des jours de battue, mais à chaque pas au cours de ses travaux. Il passe beaucoup de temps en selle ou sous la tente — ami des jeunes plants, compagnon de rudes rangers2 et de traqueurs velus — jusqu'à ce que les bois, qui témoignent de ses soins, le marquent en retour à leur ressemblance, et qu'il cesse de chanter les gaillardises françaises apprises à Nancy, pour devenir silencieux parmi les choses silencieuses des sous-bois.

Gisborne, des Bois et Forêts, était depuis quatre ans dans le service. Tout d'abord, il l'aima sans compréhension, pour le plaisir des courses à cheval au grand air et de l'autorité nouvelle. Puis, il se mit à le haïr furieusement, prêt à donner une année de traitement pour un mois de société, telle que l'Inde en peut procurer. Cette crise passée, la forêt le reprit, et il se trouva satisfait de la servir, d'allonger et d'élargir ses pare-feu, d'observer la buée vert tendre que font contre les feuillages plus anciens les jeunes semis, de draguer les ruisseaux obstrués, de suivre et de soutenir le dernier élan de la forêt lorsqu'elle succombait, puis mourait parmi l'herbe longue où le sanglier gîte. Quelque jour sans brise, on mettait le feu à cette herbe, et, par centaines, les animaux qui vivaient là débouchaient devant les flammes toutes pâles dans le plein midi. Plus tard, on voyait la forêt gagner peu à peu sur le sol noirci, avancer en ligne de plants bien rangés, et Gisborne, à cette vue, était content. Son bungalow, un cottage de deux chambres, couvert de chaume et aux murs blanchis, s'élevait à une extrémité du grand rukh qu'il commandait. Un jardin, il n'y prétendait pas, car le rukh refluait jusqu'à sa porte, déferlait en un bouquet de bambous, et, de la verandah, on y pénétrait à cheval, en plein cœur, sans besoin de voiture.

Abdul Gafur, son gras sommelier, le servait à table lorsqu'il restait à la maison, et passait le reste du temps à bavarder avec la petite troupe de serviteurs indigènes dont les huttes se trouvaient derrière le bungalow. Il avait deux grooms, un cuisinier, un porteur d'eau, un balayeur, et c'était tout. Gisborne nettoyait lui-même ses fusils, et n'avait pas de chien. Les chiens effarouchent le gibier ; or, il plaisait à cet homme de pouvoir à coup sûr indiquer où les sujets de son empire viendraient boire au lever de la lune, manger avant l'aube, et reposer dans la chaleur du jour. Les rangers et les gardes forestiers habitaient de petites huttes dans le rukh, ne paraissant que si l'un d'eux avait été blessé par la chute d'un arbre ou par une bête sauvage. Gisborhe était bien seul.

Au printemps, la brousse poussait quelques feuilles nouvelles, mais restait sèche, immobile, non effleurée encore par le doigt de l'année, attendant la pluie. Seulement, en ce temps-là, dans l'obscurité des nuits tranquilles, montaient plus d'appels et de rugissements : tumulte de bataille royale entre tigres, meuglement de daim arrogant, ou rabot continu de vieux sanglier en train d'aiguiser ses défenses contre une souche. À cette époque Gisborne mettait tout à fait de côté le fusil dont il se servait peu, car, pour lui, c'était péché de tuer. En été, pendant les chaleurs furieuses de mai, le rukh dansait dans le rayonnement du sol, et Gisborne épiait la première volute de fumée dénonçant un incendie en forêt. Puis, arrivaient les pluies avec un rugissement, le rukh disparaissait sous les couches successives de chaude brume, et les larges feuilles résonnaient tout le long de la nuit, comme des tambours, sous les grosses gouttes ; puis on entendait un bruit d'eau courante et de verdure juteuse crépitant où le vent la courbait, et les éclairs tissaient des motifs derrière l'épaisse natte du feuillage. Alors, dans le soleil de nouveau déchaîné, le rukh se dressait, ses flancs tièdes fumant vers le ciel frais lavé. Enfin, avec la chaleur et le froid sec, tout redevenait uniforme, couleur de peau de tigre.

Ainsi Gisborne apprenait à connaître son rukh et se sentait très heureux. Son traitement lui arrivait chaque mois, mais il avait très peu besoin d'argent. Les billets de banque s'accumulaient dans le tiroir où il gardait les lettres de chez lui et son sertisseur à cartouches. S'il en tirait quelque chose, c'était pour faire un achat aux jardins botaniques de Calcutta, ou pour donner à la veuve d'un ranger, à l'occasion de la mort de son mari, quelque petite somme dont le gouvernement de l'Inde n'eût jamais sanctionné la dette.

Payer était bon, mais il fallait une revanche aussi, il la prenait quand il pouvait. Une nuit entre beaucoup d'autres, un coureur vint, haletant et soufflant, lui apporter la nouvelle qu'un garde forestier gisait mort près du courant de Kanye, un côté de la tête enfoncé comme une coquille d'œuf. Gisborne sortit dès l'aube, à la recherche du meurtrier. Il n'y a que les voyageurs, et par-ci par-là quelques jeunes militaires, qui soient renommés dans le monde comme de grands chasseurs. Les agents des forêts considèrent leur shikar3 comme faisant partie du travail quotidien et personne n'en entend parler. Gisborne se rendit à pied au lieu du meurtre : la veuve se lamentait près du corps étendu sur un cadre, tandis que deux ou trois hommes examinaient des empreintes sur la terre moite.

— C'est le Rouge, dit l'un d'eux. Je pensais bien que le moment viendrait où il s'en prendrait à l'homme, quoiqu'il y ait sûrement assez de gibier même pour lui. Il a dû faire ceci par pure diablerie.

— Le Rouge habite dans les rochers derrière les arbres, dit Gisborne, qui connaissait le tigre soupçonné.

— Plus maintenant, Sahib, plus maintenant. Il va courir et massacre ici et là. Rappelez-vous le premier meurtre en vaut toujours trois. Notre sang les met en folie. Il est peut-être derrière nous au moment même où nous parlons.

— Il est peut-être allé à la hutte prochaine, dit un autre. C'est seulement à quatre koss. Wallah ! qui est celui-ci ?

Gisborne se retourna en même temps que les autres. Un homme descendait le lit desséché du courant, nu, à un pagne près, mais couronné d'une guirlande de fleurs à calices renversés du convolvulus blanc. Il avançait si légèrement sur les petits galets que Gisborne lui-même habitué au pied muet des traqueurs tressaillit.

— Le tigre qui a tué, commença-t-il sans autre forme de salut, est allé boire et il dort maintenant sous un rocher derrière cette colline.

Sa voix était claire, avec une sonorité de cloche absolument différente du ton pleurard habituel aux natifs, et son visage, lorsqu'il le leva dans le plein soleil, aurait pu être aussi bien celui d'un archange égaré dans les bois. La veuve cessa ses lamentations sur le cadavre et ouvrit de grands yeux sur l'étranger, puis se replongea dans son devoir de deuil avec un redoublement de violence.

— Montrerai-je au Sahib ? dit-il simplement.

— Si tu es sûr..., commença Gisborne.

— Tout à fait sûr. Je l'ai vu, il n'y a pas une heure... le chien. Son temps n'est pas venu de manger de la chair d'homme. Il a encore une douzaine de dents saines dans sa gueule malfaisante.

Les hommes agenouillés sur les empreintes de pas s'esquivèrent tranquillement de peur que Gisborne ne leur demandât d'aller avec lui, et le jeune homme eut un petit rire à part lui-même.

— Viens, Sahib, cria-t-il.

Et il tourna sur ses talons, montrant la route à son compagnon.

— Pas si vite. Je ne peux marcher à ce pas, dit l'homme blanc. Arrêtons-nous là. Ton visage est nouveau pour moi.

— Il se peut. Je suis nouveau venu dans cette forêt.

— De quel village ?

— Je suis sans village. Je viens de là-bas.

Il jeta son bras vers le nord.

— Un nomade, alors ?

— Non, Sahib. Je suis un homme sans caste et, par conséquent, sans père.

— Comment les hommes t'appellent-ils ?

— Mowgli, Sahib. Et comment s'appelle le Sahib ?

— Je suis le garde de ce rukh... Gisborne est mon nom.

— Comment ? Fait-on le compte des arbres et des brins d'herbe par ici ?

— Parfaitement ; de peur que des vagabonds comme toi n'y mettent le feu.

— Moi ! Je ne ferais pas de mal à la jungle, pour rien au monde. C'est ma maison.

Il se tourna vers Gisborne avec un sourire irrésistible, et leva une main en signe d'avertissement.

— Maintenant, Sahib, il nous faut aller un peu doucement. Inutile d'éveiller le chien, quoiqu'il dorme assez profondément. Peut-être serait-il mieux que j'aille en avant tout seul, et que je le rabatte sous le vent du Sahib.

— Allah ! Depuis quand les hommes nus mènent-ils les tigres de droite et de gauche comme des bœufs ? dit Gisborne, stupéfait de tant d'audace.

L'autre se reprit à rire doucement :

— Non ? Eh bien, viens avec moi tirer sur lui à ta mode avec le grand rifle anglais.

Gisborne s'engagea sur les pas de son guide, et glissa, rampa, grimpa, se courba, essuya les tourments sans nombre d'une approche d'affût dans la jungle. Il était pourpre et dégouttait de sueur, quand Mowgli le pria enfin de lever la tête et de regarder par-dessus un rocher bleu, calciné, près d'un tout petit étang de montagne. Au bord de l'eau, le tigre, étendu et vautré, nettoyait à coups de langue nonchalants son jarret et une patte de devant énormes. Il était vieux, les dents jaunes, et passablement galeux, mais dans ce cadre et au plein soleil, assez imposant encore.

Gisborne ne s'embarrassait pas de faux scrupules de sport là où il s'agissait d'un mangeur d'hommes. Vermine bonne à tuer, aussitôt que possible. Il attendit d'avoir repris haleine, appuya le rifle sur le roc, et siffla. La tête de la brute se tourna lentement, à vingt pieds à peine de la gueule du fusil, et Gisborne planta ses deux balles, tranquillement, tout à son affaire, l'une derrière l'épaule et l'autre un peu au-dessous de l'œil. À cette portée, les os massifs ne formaient pas un rempart contre l'action déchirante des balles.

— La peau, en tout cas, ne vaut pas qu'on la garde, dit-il, tandis que la fumée se dissipait, et que la bête gisait battant des pattes et râlant, en proie aux affres de l'agonie.

— La mort d'un chien pour un chien, dit tranquillement Mowgli. C'est vrai, il n'y a rien dans cette charogne qu'il vaille la peine d'emporter.

— Les moustaches. Tu ne prends pas les moustaches ? dit Gisborne, qui savait le prix que les rangers attachent à ces choses.

— Moi ? suis-je un shikarri de jungle pouilleux pour racler un mufle de tigre ? Qu'il reste là. Voici venir ses amis déjà.

Un milan qui s'abattait poussa un sifflement aigu au-dessus de leurs têtes, tandis que Gisborne expulsait d'un coup sec les cartouches vides et s'essuyait le visage.

— Et si tu n'es pas un shikarri, où as-tu pris cette connaissance du tigre ? dit-il. Nul traqueur n'aurait pu mieux faire.

— Je hais tous les tigres, dit Mowgli brièvement. Que le Sahib me donne son fusil à porter. Arré, c'est un beau fusil. Et où va le Sahib maintenant ?

— À ma maison.

— Puis-je venir ? Je n'ai pas encore vu le dedans d'une maison d'homme blanc.

Gisborne retourna à son bungalow ; Mowgli marchait à grands pas silencieux devant lui, sa peau bronzée reluisant au soleil.

Il regarda avec curiosité la verandah et les deux chaises qui s'y trouvaient, toucha d'un doigt soupçonneux les stores de bambou fendu, et entra, en jetant les yeux sans cesse derrière lui. Gisborne, à cause du soleil, détacha un store. Celui-ci cliqueta en tombant, mais il n'avait pas touché les dalles de la verandah que Mowgli avait sauté dehors d'un bond et se tenait, la poitrine battante, à l'air libre.

— C'est une trappe, dit-il vivement.

Gisborne se mit à rire.

— Les hommes blancs ne prennent point d'hommes au piège... Vraiment, tu es tout à fait de la jungle.

— Je vois, dit Mowgli. Cela n'a ni ressort ni pente. Je... n'ai jamais, avant aujourd'hui, vu ces choses de près.

Il entra sur la pointe du pied et ouvrit de grands yeux sur l'ameublement des deux chambres. Abdul Gafur, qui mettait la table pour le lunch, le regarda avec un profond dégoût.

— Tant d'affaire pour manger, et autant pour vous coucher après avoir mangé ! dit Mow-gli en souriant. Nous faisons mieux dans la jungle... C'est merveilleux... Il y a ici beaucoup de richesses. Est-ce que le Sahib ne craint pas d'être volé ? Je n'ai jamais vu de choses aussi merveilleuses...

Il considérait un plat de cuivre de Bénarès, couvert de poussière, sur une étagère boiteuse.

— Il n'y aurait qu'un bandit de jungle pour venir voler ici, dit Abdul Gafur, en posant bruyamment une assiette.

Mowgli ouvrit tout grand les yeux et fixa le musulman à barbiche blanche.

— Dans mon pays, quand les chèvres bêlent trop haut, nous leur coupons la gorge, rétorqua-t-il gaiement. Mais n'aie pas peur, toi. Je m'en vais.

Il tourna sur les talons et disparut dans le rukh. Gisborne le suivit d'un rire qui s'éteignit en léger soupir. Il n'y avait pas grand-chose en dehors de son travail régulier pour intéresser le forestier, et ce fils de la forêt qui semblait connaître les tigres comme d'autres connaissent les chiens aurait fait diversion.

— C'est un gars tout à fait étonnant, pensait Gisborne : il ressemble aux illustrations du dictionnaire classique. J'aurais aimé en faire mon porteur de fusil. Ce n'est pas drôle de shikarrer tout seul, et ce garçon-là ferait un parfait shikarri. Je me demande qui diable ce peut bien être.

Ce soir-là, il resta assis dans la verandah, sous les étoiles, à fumer et s'étonnant encore. Une couronne de fumée s'éleva du foyer de sa pipe. Comme elle se dissipait, il eut conscience de la présence de Mowgli assis les bras croisés au bord de la verandah. Un fantôme n'aurait pas flotté jusque-là plus silencieusement. Gisborne tressauta et laissa tomber sa pipe.

— Il n'y a pas un homme à qui parler par ici dans le rukh, dit Mowgli ; c'est pourquoi je suis venu.

Il ramassa la pipe et la rendit à Gisborne.

— Ah ! dit Gisborne après une longue pause, quelles nouvelles du rukh ? As-tu trouvé un autre tigre ?

— Le nilghai change de pâturage pour la nouvelle lune selon sa coutume. Les sangliers mangent maintenant près de la rivière Kanye, parce qu'ils ne veulent pas manger avec les nilghais et un léopard a tué une des laies dans l'herbe longue en amont de la rivière. Je ne sais rien de plus.

— Et comment sais-tu tout cela ? dit Gisborne.

Et il se pencha pour mieux voir les yeux qui brillaient à la lueur des étoiles.

— Comment ne le saurais-je pas ? Le nilghai a ses usages et ses coutumes, et un enfant sait que le sanglier ne veut pas manger avec lui.

— Je ne sais pas cela, moi, dit Gisborne.

— Tck ! Tck ! Et tu as la charge... à ce que me disent les hommes des huttes... la charge de tout ce rukh !

Il riait en lui-même.

— Tu as beau jeu pour causer et faire des contes de nourrice, répliqua Gisborne, piqué par ce rire, et prétendre que ceci ou cela se passe dans le rukh. Personne ne peut te contredire.

— Pour la carcasse de la laie, je t'en montrerai les os demain, répliqua Mowgli absolument impassible. Pour ce qui est du nilghai, si le Sahib reste assis bien tranquille à cette place, je lui en rabattrai un ici, et, en écoutant les bruits soigneusement, le Sahib pourra dire d'où ce nilghai a été rabattu.

— Mowgli, la jungle t'a rendu fou, dit Gisborne. Qui a jamais pu rabattre un nilghai ?

— Reste tranquille — reste assis tranquille, alors. J'y vais.

— Mon Dieu, cet homme est une ombre ! dit Gisborne.

Car Mowgli s'était fondu dans l'obscurité sans le plus léger bruit de pas. Le rukh s'étalait en grands plis de velours sous le miroitement incertain d'une poussière d'étoiles — si calme que la moindre brise errante parmi les cimes s'exhalait comme un souffle d'enfant paisiblement endormi. Abdul Gafur, dans la cui-sine, remuait des assiettes.

— Reste tranquille, là-dedans ! cria Gisborne.

Et il se recueillit pour écouter, à la manière d'un homme habitué au calme de la brousse. C'avait été sa coutume, afin de conserver dans l'isolement son respect de lui-même, de s'habiller chaque soir pour dîner, et sa respiration faisait craquer le plastron empesé de sa chemise ; il changea un peu de position sur le côté. Alors, le tabac de sa pipe légèrement encrassée commença à ronronner : il jeta la pipe loin de lui. Maintenant, sauf la brise du soir dans le rukh, tout était muet.

À une distance inconcevable, et traînant à travers les ténèbres immesurées, monta l'écho faible, mourant, d'un hurlement de loup. Puis ce fut de nouveau le silence, un silence qui sembla durer de longues heures. À la fin, au moment où ses jambes, au-dessous des genoux, avaient perdu toute sensibilité, Gisborne perçut quelque chose qui pouvait passer pour un bruit de branches cassées au loin dans les broussailles. Il en douta encore, jusqu'à ce que le bruit se répétât, une fois, puis une autre encore.

— Cela vient de l'ouest, murmura-t-il ; il y a là quelque chose sur pied.

Le bruit augmenta — fracas sur fracas, ruée sur ruée, accompagné du grognement épais du nilghai serré de près, volant dans sa terreur panique, sans prendre garde à sa route.

Une ombre émergea pesamment d'entre les troncs d'arbres, fit demi-tour, puis face de nouveau en grognant, et, avec un éclat de sabots sur le sol nu, bondit presque à portée de main. C'était un nilghai mâle, dégouttant de rosée — traînant à son garrot un débris de liane, et ses yeux étincelaient aux lumières de la maison. L'animal s'arrêta net à la vue de l'homme, puis s'enfuit le long de la lisière du rukh jusqu'à ce qu'il s'effaçât dans l'obscurité. La première pensée qui vint à l'esprit confondu de Gisborne, ce fut l'inconvenance qu'il y avait à traîner ainsi dehors, pour le donner en spectacle, le gros taureau bleu du rukh — à le mettre à toutes ses allures cette nuit-là, cette nuit qui aurait dû être sienne.

Puis comme il s'était levé, les yeux encore écarquillés, une voix douce dit à son oreille :

— Il est venu du haut de la rivière où il menait la harde. Il est venu de l'ouest. Le Sahib croit-il maintenant, ou lui amènerai-je le troupeau à compter ? Le Sahib a la charge de ce rukh.

Mowgli avait repris sa place sur la verandah, le souffle à peine accéléré. Gisborne, bouche bée, le regardait.

— Comment cela s'est-il accompli ? dit-il.

— Le Sahib a vu. Le taureau a été mené... comme on mène un buffle. Ho ! ho ! Il aura une jolie histoire à raconter en revenant au troupeau.

— C'est un tour nouveau pour moi. Mais tu peux donc courir aussi vite que le nilghai ?

— Le Sahib a vu. Si le Sahib a, n'importe quand, besoin d'en savoir plus long sur les mouvements du gibier, moi, Mowgli, je suis ici. C'est un bon rukh et j'y resterai.

— Reste alors, et si tu as jamais besoin d'un repas, mes domestiques te le donneront.

— Oui, vraiment, j'aime la nourriture cuite, répondit Mowgli. Personne ne peut dire que je ne mange pas de chair bouillie ou rôtie aussi bien qu'un autre homme. Je viendrai pour ce repas. Maintenant, de mon côté, je promets que le Sahib dormira en sûreté la nuit dans sa maison, et que nul voleur ne s'y introduira pour en emporter ses tant riches trésors.

La conversation se termina d'elle-même par le brusque départ de Mowgli. Gisborne resta longtemps assis à fumer, et le résultat de ses réflexions fut qu'il avait enfin trouvé en Mowgli le ranger rêvé et le garde idéal que lui et le département cherchaient depuis toujours.

— Il faut, de quelque façon, que je le fasse entrer au service du gouvernement. Un homme qui peut rabattre le nilghai en connaît plus sur le rukh que cinquante autres. C'est un véritable miracle... un lusus naturæ4... Mais garde forestier il sera... s'il peut seulement se fixer en un lieu pour de bon, dit Gisborne.

L'opinion d'Abdul Gafur était moins favorable. Il confia à Gisborne, au moment du coucher, que les étrangers qui venaient de Dieu sait où étaient plus qu'apparemment des voleurs de profession, et que, pour lui personnellement, il n'approuvait guère ces hors caste dévêtus, à qui manquait la manière convenable dont on s'adresse aux Blancs. Gisborne se mit à rire et le pria de regagner ses quartiers. Abdul Gafur opéra sa retraite en grommelant. Plus tard, dans la nuit, il trouva l'occasion de se lever et de battre sa fille âgée de treize ans. Personne ne sut la cause de la querelle, mais Gisborne entendit les pleurs.

Les jours suivants, Mowgli alla et vint comme une ombre. Il s'était installé, lui et son ménage de sauvage, tout près du bungalow mais sur la lisière du rukh où Gisborne, en sortant sous la verandah pour prendre l'air frais, l'apercevait quelquefois assis au clair de lune, le front sur les genoux, ou couché tout du long sur la courbe d'une branche et l'enlaçant étroitement comme ferait une bête de la nuit. De là Mowgli lui adressait un salut et lui souhaitait bon sommeil, ou bien, descendant de l'arbre, brodait des histoires prodigieuses sur les us et coutumes des bêtes du rukh. Une fois, il s'aventura dans les écuries, et on le trouva en train de contempler les chevaux avec un vif intérêt.

— Voilà une preuve certaine, déclara formellement Abdul Gafur, que l'un de ces jours il en volera un. Pourquoi, s'il habite aux alentours de cette maison, ne prend-il pas quelque emploi honnête ? Mais non, il préfère vagabonder de haut en bas, comme un chameau perdu, tournant la tête aux imbéciles et faisant bâiller les mâchoires des insensés aux récits de sa folie.

En conséquence, Abdul Gafur, lorsqu'il rencontrait Mowgli, lui donnait rudement des ordres, lui commandant de chercher de l'eau ou de plumer les poulets, et Mowgli obéissait avec son rire d'insouciance.

— Il n'a pas de caste, disait Abdul Gafur. Il fait n'importe quoi. Veillez-y, Sahib, afin qu'il n'en fasse pas trop. Un serpent est un serpent, et un gipsy de la jungle est voleur jusqu'au der-nier souffle.

— En ce cas, tais-toi, répondait Gisborne. Je te permets de corriger ton monde chez toi, pourvu que tu ne fasses pas trop de bruit, parce que je connais tes us et coutumes. Ma coutume, à moi, tu ne la connais pas. Sans doute, l'homme est un peu fou.

— Très peu fou, à vrai dire, répliqua Abdul Gafur. Mais nous verrons ce qu'il adviendra de tout cela.

Peu de temps après, ses affaires appelèrent Gisborne dans le rukh pour trois jours. Abdul Gafur, vieux et lourd, fut laissé à la maison. Il n'appréciait pas le couchage dans les huttes de rangers, et il était enclin à lever, au nom de son maître, des contributions de grain, d'huile et de lait sur des gens peu capables de fournir telles largesses.

Gisborne partit à cheval, un matin dès l'aube, un peu contrarié de ne pas trouver sous la verandah son homme des bois prêt à l'accompagner. Il l'aimait — il aimait sa force, sa prestesse, le silence de son pas, et son sourire toujours prêt à s'épanouir, son ignorance de toutes formes de cérémonies et de saluts, le charme enfantin des histoires (Gisborne y croyait maintenant) qu'il racontait sur les faits et gestes du gibier dans le rukh. Au bout d'une heure de chevauchée dans les verdures, Gisborne entendit un frou-frou derrière lui : c'était Mowgli qui trottait à hauteur de son étrier.
— Nous avons devant nous trois jours de travail dans les nouveaux arbres, dit Gisborne.

— Bon, dit Mowgli, c'est toujours une excellente chose de prendre soin des jeunes arbres. Ils font du couvert pour plus tard quand les bêtes les laissent tranquilles. Il faut que nous détournions encore les sangliers.

— Encore ? Comment ! sourit Gisborne.

— Oui ! ils fouillaient et bêchaient parmi les jeunes sal la nuit dernière, et je les ai chassés. C'est pourquoi je n'étais pas sous la verandah ce matin. Il ne faut pas que les sangliers viennent du tout de ce côté du rukh. Il nous faut les garder en aval de la source de la rivière Kanye.

— Un homme capable de mener les nuages en troupeau pourrait faire cela ; mais, Mowgli, si, comme tu le dis, tu es berger du rukh sans gain ni profit...

— C'est le rukh du Sahib, dit Mowgli en levant les yeux avec vivacité.

Gisborne remercia d'un signe de tête et continua :

— Ne vaudrait-il pas mieux travailler contre rémunération du gouvernement ? Il y a une pension à la fin de longs services.

— J'y ai songé, dit Mowgli, mais les rangers vivent dans des huttes aux portes closes, et tout cela ressemble trop pour moi à une trappe. Pourtant, je pense...

— Pense bien alors, et tu me diras plus tard. Nous resterons ici pour déjeuner.

Gisborne descendit de cheval, tira des sacs d'arçon cousus à domicile son déjeuner du matin, et constata qu'il ferait chaud ce jour-là sur le rukh. Mowgli était couché près de lui dans l'herbe, les yeux grands ouverts au ciel.

Un instant après, il murmura nonchalamment :

— Sahib, a-t-on ordre, au bungalow, de sortir aujourd'hui la jument blanche ?

— Non, elle est grosse et vieille, et elle boite un peu par-dessus le marché. Pourquoi ?

— On la monte en ce moment, et pas doucement, sur la route qui mène à la ligne de chemin de fer.

— Bah, c'est à deux koss d'ici. Tu entends un pivert.

Mowgli leva l'avant-bras pour garer ses yeux du soleil.

— La route revient avec une grande courbe à partir du bungalow. Il y à un koss, au plus, à vol de milan, et le son vole comme les oiseaux. Allons-nous voir ?

— Quelle folie ! Courir un koss par ce soleil pour voir un bruit dans la forêt.

— Non, le poney est bien le poney du Sahib. Je voulais seulement l'amener ici. Si ce n'est pas le poney du Sahib, peu importe. Si c'est lui, le Sahib peut faire ce qu'il veut. On le mène dur certainement.

— Et comment veux-tu l'amener ici, fou que tu es ?

— Le Sahib a-t-il oublié ? Par le chemin du nilghai, pas un autre.

— Debout, alors, et cours si tu montres tant de zèle.

— Oh ! inutile de courir !

Il étendit la main pour demander le silence, et, toujours couché sur le dos, poussa trois appels à voix haute — avec un cri gargouillant et sourd tout nouveau pour Gisborne.

— Elle va venir, dit-il enfin. Attendons à l'ombre.

Les longs cils s'abaissèrent sur les yeux sauvages ; Mowgli commençait à sommeiller dans le silence du matin. Gisborne attendait patiemment ; Mowgli était sûrement fou, mais jamais agent des Forêts, dans sa solitude, n'aurait pu souhaiter compagnon plus intéressant.

— Ho ! Ho ! dit languissamment Mowgli, les yeux toujours clos. Il est tombé. Eh bien, la jument arrivera d'abord, l'homme après.

Puis il bâilla tandis que le poney de Gisborne hennissait. Trois minutes plus tard, la jument blanche, sellée, bridée, mais sans cavalier, faisait irruption dans la percée où ils reposaient, et courait à son camarade.

— Elle n'a pas très chaud, dit Mowgli. C'est que, par cette chaleur, la sueur vient aisément. Tout à l'heure, nous allons voir son cavalier, car un homme va plus lentement qu'un cheval... surtout si par hasard il est gros et vieux.

— Allah ! C'est l'oeuvre du diable, s'écria Gisborne, en sautant sur ses pieds, car il venait d'entendre un hurlement dans la jungle.

— N'aie pas peur, Sahib. Il n'aura pas de mal. Lui aussi dira que c'est le diable. Ah ! Écoute ! Qu'est-ce que cela ?

C'était la voix d'Abdul Gafur, au paroxysme de l'effroi, criant à des choses inconnues de l'épargner, lui et ses cheveux gris.

— Non, je ne peux pas faire un pas de plus, disait-il. Je suis vieux, et j'ai perdu mon turban. Arré ! Arré ! Mais j'avancerai. Oui, je me dépêcherai. Je courrai ! Oh, démons de l'enfer, je suis un musulman !

La brousse s'ouvrit et vomit Abdul Gafur sans turban, sans souliers, la ceinture défaite, de la boue et de l'herbe plein ses poings fermés, et le visage pourpre. Il vit Gisborne, hurla de nouveau et se précipita, exténué et tremblant, à ses pieds. Mowgli le considérait avec un sourire suave.

— Ceci n'est plus une plaisanterie, dit sévèrement Gisborne. L'homme va peut-être en mourir, Mowgli.

— Il ne mourra pas. Il a seulement peur. Il n'avait pas besoin d'aller se promener.

Abdul Gafur gémit et se releva, tremblant de tous ses membres.

— C'est de la sorcellerie... sorcellerie et magie noire ! dit-il au milieu des sanglots en fourrageant avec sa main dans sa poitrine. C'est mon péché qui m'a valu d'être fouetté à travers les bois par les démons. Tout est fini. Je me repens. Prenez-les, Sahib !

Il tendit un rouleau de papier sali.

— Que veut dire ceci, Abdul Gafur ? demanda Gisborne, devinant déjà ce qui arrivait.

— Mets-moi en prison... Les billets sont tous là... mais enferme-moi bien, que les démons ne puissent me suivre. J'ai péché contre le Sahib et le sel que j'ai mangé ; et, sans ces maudits démons des bois, j'aurais pu acheter de la terre au loin et vivre en paix tous mes jours.

Il frappa le sol du front en un transport de désespoir et d'humiliation. Gisborne tournait et retournait le rouleau de billets. C'était son traitement accumulé des neuf derniers mois... le rouleau qui se trouvait dans le tiroir avec les lettres et le sertisseur. Mowgli contemplait Abdul Gafur, riant tout bas en lui-même.

— Il est inutile de me remettre sur le cheval.

Je rentrerai lentement avec le Sahib, et alors, il pourra m'envoyer sous bonne garde à la prison. Le gouvernement donne plusieurs années pour ce crime, dit le butler d'un air sombre.

La solitude dans le rukh modifie bien des idées sur bien des choses. Gisborne dévisagea Abdul Gafur. Il se rappelait que c'était un bon serviteur, qu'il faudrait rompre dès le début un autre butler aux habitudes de la maison, et que ce serait pour le moins un nouveau visage et une nouvelle voix.

— Écoute, Abdul Gafur, dit-il. Tu as commis un grand crime, et entièrement perdu ton izzat5 et ta réputation. Mais je pense que cela t'est venu tout d'un coup.

— Allah ! Je n'avais jamais convoité les billets auparavant. Le Mauvais m'a pris à la gorge pendant que je les regardais.

— Cela aussi je puis le croire. Retourne donc chez moi, et, quand je rentrerai, j'enverrai un courrier porter les billets à la banque et il ne sera plus question de cette affaire. Tu es trop vieux pour la prison. Et puis, les tiens sont innocents.

Pour toute réponse Abdul Gafur sanglota entre les bottes de cuir de vache de Gisborne.

— Pas de renvoi, alors ? dit-il dans un hoquet.

— Nous verrons. Cela dépendra de ta conduite lorsque nous serons de retour. Remonte sur ta jument et rentre doucement.

— Mais les démons ? La brousse est pleine de démons.

— Ne t'en occupe pas, mon père. Ils ne te feront plus de mal, à moins, il est vrai, que tu n'obéisses pas aux ordres du Sahib, dit Mowgli. Alors, peut-être qu'ils te reconduiront par la route du nilghai.

La mâchoire inférieure d'Abdul Gafur tomba, tandis qu'il rajustait sa ceinture, et il ouvrit de grands yeux en regardant Mowgli.

— Est-ce que ce sont ses diables à lui ? Ses diables ! Moi qui avais eu la pensée de revenir et de rejeter le blâme sur ce sorcier !

— C'était bien pensé, Huzrut, mais avant de faire une trappe, il faut d'abord considérer la taille du gibier qu'on veut y prendre. Tout à l'heure je pensai seulement qu'un homme avait pris un des chevaux du Sahib. Je ne savais pas que son dessein était de me faire passer pour un voleur aux yeux du Sahib, sans cela mes diables t'auraient halé jusqu'ici par la jambe. Il est trop tard maintenant.

Mowgli interrogea du regard Gisborne, mais Abdul Gafur se hâta cahin-caha vers la jument, se hissa sur son dos et s'enfuit, tandis que derrière lui les sentiers des bois renvoyaient en écho le fracas des branches.

— Cela s'est bien passé, dit Mowgli. Mais il retombera encore à moins qu'il ne tienne la crinière.

— Maintenant, c'est le moment de me dire ce que tout cela signifie, dit Gisborne avec quelque sévérité. Qu'est-ce que ces histoires de diables ? comment mène-t-on des hommes du haut en bas du rukh comme du bétail ? réponds.

— Le Sahib est-il mécontent parce que je lui ai sauvé son argent ?

— Non, mais il y a dans tout ce manège quelque chose qui me déplaît.

— Très bien. Si je me levais maintenant, en trois bonds je serais dans le rukh, où personne, pas même le Sahib, ne pourrait me trouver jusqu'à ce qu'il me plût. Comme je n'ai pas l'intention de le faire, de même je n'ai pas l'intention de parler. Un peu de patience, Sahib, et quelque jour je te montrerai tout, car, si tu le veux, quelque jour nous courrons le chevreuil ensemble. Il n'y a pas la moindre diablerie dans l'affaire. Seulement... je connais le rukh comme un homme la cuisine de sa maison.

Mowgli parlait comme il l'aurait fait à un enfant impatient. Gisborne, déconfit, perplexe, et fortement contrarié, ne disait rien, mais fixait le sol et réfléchissait. Lorsqu'il releva les yeux l'homme des bois n'était plus là.

— Il n'est pas bien pour des amis d'être fâchés, dit une voix calme, du fond d'un fourré. Attends jusqu'au soir, Sahib, lorsque l'air fraîchira.

Ainsi abandonné à lui-même, semé, en quelque sorte, au cœur du rukh, Gisborne jura, puis se mit à rire, remonta sur son poney et continua sa route. Il visita la hutte d'un ranger, jeta un coup d'œil sur deux nouvelles plantations, laissa quelques ordres au sujet d'une pièce de gazon sec à flamber, et se dirigea vers un lieu de campement de son choix, un amas de roches .éclatées recouvertes d'un toit primitif de branches et de feuillages, à peu de distance des bords de la rivière Kanye.

C'était le crépuscule lorsqu'il arriva en vue de sa retraite, et le rukh s'éveillait à la vie silencieuse et vorace de la nuit. Un feu de camp vacillait sur le monticule et la brise apportait l'odeur d'un excellent dîner.

— Hum, dit Gisborne, ceci, en tout cas, vaut mieux que la viande froide. Maintenant, le seul homme qui puisse, en quelque probabilité, se trouver ici, c'est Muller, et, officiellement, il devrait être à inspecter le rukh de Changamanga. Je suppose que c'est pour cela qu'il est sur mon terrain.

Le gigantesque Allemand qui était le chef des Bois et Forets de toute l'Inde, le premier ranger de la Birmanie à Bombay, avait l'habitude de voleter à la manière des chauves-souris, sans avertir, d'un lieu à l'autre, et de sortir de terre juste à l'endroit où on l'attendait le moins. Il tenait pour principe que les visites imprévues, la découverte d'une négligence dans le service et une réprimande verbale à un subordonné valaient infiniment mieux que de longs échanges de correspondance pouvant aboutir à une réprimande écrite et officielle — propre à desservir, des années après, un agent des Forêts dans ses notes. Comme il l'expliquait :

— Si che ne fais que barler à mes garçons comme une bonne pâte d'oncle, ils tisent ; « Ce n'était que ce sacré fieux Muller », et ils vont mieux la brochaine fois. Mais si mon lourdaud de clerc, il égrit et tit que l'inspecteur chénéral Muller ne beut gomprendre et est vort ennuyé, cela ne vait pas bien, barce que che ne suis bas là, et, ensuite, le gredin qui fientra abrès moi, il beut tire aux meilleurs de mes garçons : « Faites attention, fous avez été savonné par mon brédécesseur. » Che fous tis que leurs grandes avvaires de cuivre à leur guépi ne font pas bousser leurs arpres.

À ce moment, la grosse voix de Muller sortait de l'obscurité en arrière du feu, tandis qu'il se penchait sur l'épaule de son cuisinier favori :

— Bas dant de sauce, fils de Bélial ! La Worcester sauce est un gondiment et non bas un fluide... Ah ! Gisborne fous arrivez pour un pien maufais tîner. Où est fotre camp ?

Et il s'avança pour lui serrer la main.

— C'est moi qui suis mon camp. Monsieur, dit Gisborne. Je ne savais pas que vous étiez par ici.

Muller examina la bonne tournure du jeune homme.

— Pien ! C'est très pien ! Un geval et quelque jose de froid à manger. Quand ch'étais cheune, c'est ainsi que che faisais mon camp. Auchourd'hui, fous allez tîner avec moi. Che suis allé au quartier chénéral pour gombléter mon rabbort du mois dernier. Che l'ai écrit à moitié... Ho ! ho !... et le reste, che l'ai laissé à mes secrétaires, et che suis tenu me promener. Le gouvernement est fou avec ses rabborts. Che l'ai dit au vice-roi à Simla.

Gisborne étouffa un rire, il se rappelait les nombreuses histoires qu'on racontait au sujet des conflits de Muller avec le gouvernement suprême. C'était l'enfant terrible privilégié de tous les bureaux, car il n'avait pas d'égal comme agent des Forêts.

— Si che vous trouve, Gisborne, assis dans fotre bungalow à couver des rabborts sur les blantations au lieu d'y passer à cheval, che vous transférerai au milieu du désert de Bikaneer bour le reboiser. Che suis malade de rabborts et du babier qu'on mâche au lieu de faire sa pesogne.

— Il n'y a pas grand danger de me voir gâcher mon temps sur mes comptes rendus annuels. Je les hais autant que vous faites, Monsieur.

La conversation, là-dessus, passa aux affaires professionnelles, Muller avait des questions à poser, et Gisborne des ordres et des avis à recevoir, jusqu'au moment où le dîner fut prêt. C'était le repas le plus civilisé que Gisborne eût depuis des mois. Pour le plus simple des approvisionnements, nulle distance n'était considérée comme une excuse dans le travail de cuisinier de Muller, et ce repas, servi en plein désert, débuta par des petits poissons d'eau douce « à la diable » et finit avec du café et du cognac.

— Ah ! dit à la fin Muller avec un soupir de satisfaction, comme il allumait un cheroot6 en se renversant dans sa vieille chaise de camp usée. Quand che fais des rabborts, che suis libre penseur et athée, mais ici, dans le rukh, che suis plus que chrétien. Che suis baïen aussi.

Il roula voluptueusement le bout du cheroot sur sa langue, laissa tomber ses mains sur ses genoux, et fixa son regard devant lui, au cœur obscur et mouvant du rukh plein de bruits furtifs : brindilles cassées qui craquaient comme le feu, derrière lui, soupir et bruissement de branche courbée par la chaleur, qui se détend dans la nuit fraîche ; incessant murmure du courant de Kanye ; le tout sur la basse continue qui s'élevait des plateaux aux gazons populeux, là-bas, hors de vue derrière un pli des montagnes. Il tira une lourde bouffée de fumée et commença à réciter du Heine.

— Oui, c'est très pon. Très pon. Oui, che fais des miracles, et, par Dieu, ils réussissent. Che me rabbelle l'époque où il n'y avait bas de rukh seulement à hauteur du genou, d'ici aux labours, et, pendant la sécheresse, le bétail, du haut en bas, manchait des os de bétail mort. Maintenant, les arbres sont refenus. Ils ont été blantés par un libre penseur, qui connaît au chuste les gauses qui produisent les effets. Mais, les arpres, ils avaient le culte de leurs anciens dieux — et les dieux chrétiens hurlent très fort. Ils ne pourraient pas fivre dans le rukh, Gisborne.

Une ombre bougea dans une percée — bougea, fit un pas en avant et entra dans la zone de clarté que jetaient les étoiles.

— Ch'ai dit frai. Chut ! C'est Faunus en personne fenu pour foir l'inspecteur chénéral. Himmel, c'est le Dieu ! Regardez !

C'était Mowgli, avec sa couronne de fleurs blanches, qui marchait, une branche à demi écorcée à la main, Mowgli, très méfiant du feu et prêt à reprendre d'un bond le fourré à la moindre alerte.

— C'est un de mes amis, dit Gisborne. Il me cherche. Ohé, Mowgli !

Avant que Muller eût pu ouvrir la bouche, l'homme était aux côtés de Gisborne, et s'écriait :

— J'ai eu tort de m'en aller. J'ai eu tort, mais je ne savais pas que la femelle de celui que tu as tué près de cette rivière veillait à ta recherche. Autrement, je ne serais pas parti. Elle a suivi ta trace depuis l'autre lisière, Sahib.

— Il est un peu fou, dit Gisborne, et il parle de toutes les bêtes de par ici comme s'il était un de leurs amis.

— Sans doute. Sans doute. Si Faunus ne savait pas, qui donc saurait ? dit gravement Muller. Que dit-il à brobos de tigres — ce Dieu qui fous connaît si pien ?

Gisborne ralluma son cheroot, et il n'avait pas fini l'histoire de Mowgli et de ses exploits, que le cigare brûlait au ras de sa moustache. Muller écouta sans interrompre.

— Ce n'est bas de la folie, dit-il enfin, lorsque Gisborne eut raconté le rabattage d'Abdul Gafur, ce n'est bas de la folie du tout.

— Qu'est-ce donc alors ? Il m'a quitté dans un mouvement d'humeur, ce matin, parce que je lui demandais de me dire comment il avait fait. J'imagine que le gaillard est possédé d'une manière ou d'une autre.

— Non, ce n'est bas de la bossession, mais c'est fort étonnant. Ordinairement, ils meurent cheunes ces chens-là. Et fous dites que fotre foleur de domestique n'a bas dit ce qui avait fait emballer son poney. Et quant au nilghai, naturellement il ne pouvait barler.

— Non, mais. Dieu me confonde, il n'y avait rien. J'écoutais et je peux distinguer les uns des autres la plupart des bruits. Le taureau comme l'homme arrivèrent tout simplement la tête première — fous de terreur.

Pour toute réponse, Muller regarda Mowgli du haut en bas, de la tête aux pieds, puis lui fit signe de venir plus près de lui. Mowgli s'avança comme un daim sur une piste suspecte.

— Il n'y a pas de danger, dit Muller dans le langage du pays. Étends un bras.

Il fit courir sa main de l'épaule jusqu'au coude qu'il tâta, et fit de la tête un signe affirmatif.

— C'est bien ce que je pensais. Maintenant, le genou.

Gisborne le vit tâter la rotule et sourire. Deux ou trois cicatrices blanches, juste au-dessus du cou-de-pied, fixèrent son attention.

— Ceci t'arriva quand tu étais très jeune ? dit-il.

— Oui, répondit Mowgli avec un sourire. Ce sont des souvenirs d'amitié des petits.

Puis à Gisborne, par-dessus son épaule :

— Ce Sahib sait tout. Qui est-il ?

— Cela viendra après, mon ami. Et maintenant où sont-ils, eux ? dit Muller.

Mowgli promena la main en cercle autour de sa tête.

— Vraiment ! et tu peux rabattre le nilghai ? Ainsi ! Voilà ma jument dans ses piquets ; peux-tu la faire venir à moi sans l'effrayer ?

— Si je peux faire venir la jument du Sahib sans l'effrayer, répéta Mowgli en élevant un peu la voix au-dessus de son ton normal. Quoi de plus facile, si on délie ses entraves ?

— Enlevez les piquets de devant et de derrière, cria Muller au groom.

Ils étaient à peine arrachés que la jument, une grande bête d'Australie, à robe noire, jeta la tête en l'air et dressa les oreilles.

— Prends garde ! Je ne tiens pas à la voir filer dans le rukh, dit Muller.

Mowgli se tenait face à la flambée du feu — exactement pareil de pose et de ressemblance à ce dieu grec qu'on décrit si prodigalement dans les livres. La jument poussa un petit hennissement, leva une jambe de derrière, sentit les entraves lâches, et s'en vint rapidement vers son maître sur la poitrine duquel elle laissa tomber sa tête. Elle suait légèrement.

— Elle est venue de son plein gré. Mes chevaux font cela, s'écria Gisborne.

— Regardez si elle transpire, dit Mowgli.

Gisborne promena sa main sur le flanc moite.

— C'est assez, dit Muller.

— C'est assez, répéta Mowgli.

Et un rocher, derrière lui, renvoya le mot.

— Inquiétant, n'est-ce pas ? dit Gisborne.

— Non, étonnant seulement — tout à fait étonnant. Et bourtant, fous ne savez bas, Gisborne ?

— J'avoue que non.

— Alors, che ne fous dirai bas. Il dit qu'un chour il fous montrera ce que c'est. Ce serait gruel de ma part de le dire. Mais, qu'il ne soit bas mort, che n'y comprends rien... Maintenant, écoute, toi.

Muller se retourna vers Mowgli et reprit le langage indigène :

— Je suis le chef de tous les rukhs du pays de l'Inde et d'autres encore par-delà l'Eau Noire. Je ne sais pas combien d'hommes j'ai sous mes ordres... peut-être cinq mille, peut-être dix. Voici ton affaire : ne plus vagabonder en tous sens ni ramener les bêtes du haut en bas du rukh par jeu ou parade, mais prendre du service sous mes ordres, à moi qui suis le gouvernement pour ce qui concerne les Bois et Forêts, et habiter ce rukh comme garde forestier ; chasser les chèvres des villageois lorsqu'il n'y a pas d'ordre de les laisser paître dans le rukh ; les admettre lorsqu'il y a un ordre ; tenir en respect, comme tu sais faire, le sanglier et le nilghai lorsqu'ils deviennent trop nombreux ; dire au Sahib Gisborne quand et dans quel sens les tigres se déplacent, et le gibier qu'il y a en forêt ; et prévenir, sans jamais y manquer, de tout incendie dans le rukh, car tu peux avertir plus promptement qu'aucun autre. Pour ce travail tu recevras, chaque mois, un paiement en argent, et, à la fin, lorsque tu auras femme, bétail et, peut-être, enfants, une pension. Que réponds-tu ?

— C'est justement ce que je..., commença Gisborne.

— Mon Sahib m'a parlé, ce matin, d'un service de cette sorte. J'ai examiné l'affaire toute la journée en marchant, et voici ma réponse toute prête : Je servirai pourvu que ce soit dans ce rukh et non pas dans un autre, avec Gisborne Sahib et non pas avec d'autres.

— Il en sera ainsi. Dans une semaine arrivera l'ordre écrit qui engage l'honneur du gouvernement au sujet de la pension. Après cela, tu élèveras ta hutte à l'endroit que Gisborne Sahib te désignera.

— J'étais sur le point de vous en parler, dit Gisborne.

— Che n'avais bas besoin qu'on me tise rien une fois que j'ai vu l'homme. Il n'y aura chamais un garde forestier gomme lui. C'est un miracle. Che fous le dis, Gisborne, fous le verrez un chour. Écoutez, savez-fous qu'il est frère de sang avec chacune des bêtes du rukh !

— Je me sentirais soulagé si je pouvais le comprendre.

— Cela fiendra. Et che peux bien fous dire qu'une fois seulement dans mon service, il y a de cela trente ans, ch'ai rencontré un garçon qui afait gommencé gomme a gommencé cet homme. Et il mourut. Parfois fous entendez barler d'eux dans les rabborts de recensement, mais ils meurent tous. Cet homme-ci a vécu, et c'est un anachronisme, car il date d'afant l'âge de fer, et même l'âge de pierre. Pensez-y, il est aux gommencements de l'histoire de l'homme... Adam au Jardin, et il ne nous manque à cette heure qu'une Ève ! Non ! Il est plus vieux que ce conte de bonne femme, chuste gomme le rukh est plus vieux que les dieux. Gisborne, che suis un baïen maintenant, une fois pour toutes.

Le reste de la longue soirée, Muller le passa assis à fumer et fumer encore, et à fixer obstinément les ténèbres, les lèvres remuées par d'innombrables citations, et le visage empreint d'émerveillement sans bornes. Puis il gagna sa tente, mais pour en ressortir bientôt dans son majestueux costume de nuit rose, et les derniers mots que Gisborne l'entendit adresser au rukh, à travers le calme profond de minuit, furent ceux-ci, débités avec une grande emphase :

Nous changeons, on nous pare, on nous drape...
C'est toi le noble, le nu, l'antique ;
Libidine fut ta mère et Briape,
Ton bère, ô cheune Grec deux fois Dieu.

— Maintenant, che sais bien que, baïen ou chrétien, che ne gonnaîtrai chamais tout à fait l'intérieur du rukh.






Minuit. Une semaine plus tard dans le bungalow. Abdul Gafur, la face grise comme cendre de rage, se tient au pied du lit de Gisborne et le supplie à voix basse de s'éveiller.

— Debout, Sahib, bégaie-t-il. Debout et prends ton fusil. On m'a volé mon honneur. Debout et tue avant que personne voie.

Le visage du vieillard avait subi un tel changement que Gisborne demeurait stupide, les yeux attachés sur lui.

— C'était donc pour cela, que ce vagabond de jungle m'aidait à polir la table du Sahib, à tirer de l'eau et à plumer les poulets. Ils sont partis ensemble malgré toutes mes corrections et maintenant, assis au milieu de ses diables, il traîne son âme à l'enfer. Debout, Sahib, et viens avec moi !

Il poussa un fusil dans les mains à peine éveillées de Gisborne, et le tira presque de la chambre sur la verandah.

— Ils sont là dans le rukh, à une portée de fusil à peine de la maison. Viens tout doucement avec moi.

— Mais qu'est-ce que c'est ? De quoi s'agit-il, Abdul ?

— De Mowgli et de ses diables. Et aussi de ma fille, dit Abdul Gafur.

Gisborne siffla et suivit son guide. Ce n'était pas pour rien, il le savait, qu'Abdul Gafur avait battu sa fille les nuits précédentes, ni pour rien que Mowgli aidait aux soins de la maison un homme que, par sa propre industrie, quel qu'en fût le secret, il avait convaincu de vol. En outre l'amour, en forêt, va vite.

On entendait le soupir d'une flûte dans le rukh, pareil au chant de quelque divinité vagabonde des bois, et, plus distinct à mesure qu'ils approchaient, un murmure de paroles. Le sentier aboutissait à une petite clairière en demi-lune fermée moitié par les hautes herbes, moitié par les arbres. Au centre, sur un tronc d'arbre tombé, le dos tourné à ceux qui l'épiaient et le bras passé au cou de la fille d'Abdul Gafur, était assis Mowgli couronné de fleurs nouvelles, jouant d'une flûte de bambou grossier, tandis qu'au son de cette musique, quatre loups énormes dansaient solennellement sur leurs pattes de derrière.

— Ce sont ses diables, murmura Abdul Gafur.

Il serrait une poignée de cartouches dans sa main. Les bêtes, à la fin d'une longue note ténue qui tremblait, retombèrent à quatre pattes et ne bougèrent plus, leurs yeux verts fixement dardés sur la jeune fille.

— Regarde, disait Mowgli, en mettant de côté la flûte. Y a-t-il en tout ceci le moindre sujet de frayeur ? Je t'ai dit, petit cœur vaillant, qu'il n'y en avait aucun et tu me crois. Ton père a déclaré — oh, si tu avais pu voir ton père mené par le chemin du nilghai ! — ton père a déclaré que c'étaient des diables, et, par Allah, qui est ton Dieu, je ne m'étonne pas qu'il l'ait cru.

La jeune fille eut un petit rire comme un gazouillement, et Gisborne entendit Abdul Gafur faire grincer ce qui lui restait de dents. Ce n'était plus du tout l'enfant dont Gisborne avait entrevu parfois la moitié d'un œil furtif sous son voile comme elle glissait muette à travers le compound7, mais une autre — une femme épanouie en une nuit, comme en une heure de chaleur humide on voit l'orchidée fleurir.

— Mais ce sont mes camarades de jeu et mes frères, les fils de la même mère qui me donnait à téter, comme je te le disais derrière la cuisine, continuait Mowgli. Les fils du père qui se couchait entre moi et le froid à la bouche de la caverne lorsque j'étais un petit enfant tout nu. Regarde...

Un loup leva sa gorge grise en couvrant de bave le genou de Mowgli.

— Mon frère sait que je parle de lui ! Oui, quand j'étais petit, ce louveteau-là se roulait avec moi dans la poussière.

— Mais tu as dit que tu étais homme de naissance, roucoula la jeune fille en se nichant tout contre la robuste épaule. Tu es né homme ?
— Je l'ai dit ! Non, je sais seulement que je suis homme parce que mon cœur est dans ta main, petite fille.

La tête de la jeune fille roula sous le menton de Mowgli. Gisborne contint d'un geste Abdul Gafur que l'étrangeté de la scène n'impressionnait pas le moins du monde.

— Mais je n'en fus pas moins un loup parmi les loups, jusqu'au jour où ceux de la jungle me dirent de m'en aller parce que j'étais un homme.

— Qui te dit de t'en aller ? Ce n'est pas là un vrai langage d'homme.

— Les bêtes elles-mêmes. Petite, tu n'en croirais jamais tes oreilles, mais il en fut ainsi. Les bêtes de la jungle m'invitèrent à m'en aller, mais ces quatre-là me suivirent parce que j'étais leur frère. Alors, je devins gardeur de bétail parmi les hommes, et j'appris leur langage. Ho ! Ho ! Les troupeaux payèrent redevance à mes frères, jusqu'à ce qu'une nuit, une femme, une vieille femme, ma bien-aimée, me vit jouer avec eux dans les récoltes. On déclara que j'étais possédé, et on me chassa de ce village avec des bâtons et des pierres, et les quatre vinrent avec moi en cachette, et non plus ouvertement. C'était dans ce temps-là que j'appris à manger de la viande cuite et à parler hardiment. De village en village, j'allai, cœur de mon cœur, tantôt gardeur de bétail, tantôt berger de buffles, tantôt traqueur de gibier, mais jamais un homme n'a osé lever deux fois le doigt contre moi.

Il se pencha pour flatter une des têtes.

— Toi aussi, aime-les. Il n'y a en eux ni mal ni magie. Vois, ils te connaissent.

— Les bois sont remplis de toutes sortes de diables, dit la jeune fille avec un frisson.

— Mensonge. Mensonge bon pour des enfants, répondit Mowgli avec assurance. J'ai couché dehors dans la rosée sous les étoiles comme en pleine nuit noire, et je sais bien. La jungle est ma maison. Un homme craint-il les poutres de son toit, ou une femme l'âtre de son mari ? Penche-toi et caresse-les.

— Ce sont des chiens, ils sont impurs, murmura-t-elle, comme elle s'inclinait en détournant la tête.

— Le fruit mangé, on se rappelle la loi, dit amèrement Abdul Gafur. Quel besoin d'attendre, Sahib ? Tue !

— Silence, toi. Sachons ce qui est arrivé, dit Gisborne.

— Voilà qui est bien fait, dit Mowgli, passant de nouveau son bras autour de la jeune fille. Chiens ou non, ils m'ont accompagné à travers mille villages.

— Ahi, et où était ton cœur, alors ? Dans mille villages. Tu as vu mille filles. Moi... qui ne suis... qui ne suis plus fille, ai-je ton cœur encore ?

— Par quoi jurerais-je ? Par Allah, dont tu parles ?

— Non, par la vie qui est en toi, et cela me suffit bien. Où était ton cœur en ce temps-là ?

Mowgli eut un petit rire :

— Dans mon ventre, car j'étais jeune et j'avais toujours faim. C'est ainsi que j'appris à traquer et à chasser, expédiant et appelant mes frères de droite et de gauche, comme un roi commande ses armées. Et c'est pourquoi j'ai pu mener le nilghai à ce jeune fou de Sahib et la grosse jument au gros Sahib lorsqu'ils ont mis mon pouvoir en doute. Il eût été aussi facile de mener les hommes eux-mêmes. En ce moment — le ton de sa voix s'éleva un peu — en ce moment même, je sais que derrière moi se tiennent ton père et Gisborne Sahib. Non, ne te sauve pas, car dix hommes ensemble n'oseraient avancer. Nous souvenant que ton père t'a battue plus d'une fois, faut-il donner le mot et le mener de nouveau en cercles à travers le rukh ?

Un loup se dressa, en montrant les dents. Gisborne sentit Abdul Gafur trembler contre lui. L'instant d'après sa place était vide, et le gros homme volait par la clairière.

— Il ne reste que Gisborne Sahib, dit Mowgli, sans se retourner encore, mais j'ai mangé le pain de Gisborne Sahib, et bientôt je serai à son service, et mes frères seront ses serviteurs pour rabattre le gibier et porter les nouvelles. Cache-toi dans l'herbe.

La jeune fille s'enfuit, l'herbe haute se referma sur elle et le loup de garde qui la suivait, et Mowgli, se retournant avec ses trois familiers, fit face à Gisborne comme l'agent des Forêts s'avançait.

— Voilà toute la magie, dit-il en désignant les trois loups. Le gros Sahib savait que, nous autres, qui sommes élevés parmi les loups, nous courons sur nos coudes et sur nos genoux pendant une saison. En tâtant mes bras et mes jambes, il s'est aperçu de la vérité que tu ne savais pas. Est-ce si étonnant, Sahib ?

— Oui, vraiment, tout cela est plus étonnant que de la magie. Ce sont donc ceux-ci qui ont mené le nilghai ?

— Oui, comme ils mèneraient Iblis si je leur en donnais l'ordre. Ce sont mes yeux et mes pieds, à moi.

— Veille, ce jour-là, à ce qu'Iblis ne porte pas un fusil à deux coups. Ils ont encore quelque chose à apprendre, tes diables, car ils se tiennent l'un derrière l'autre, de sorte que deux coups les tueraient tous trois.

— Oui, mais ils savent qu'ils seront tes serviteurs dès que je serai garde forestier.

— Garde ou non, Mowgli, tu as causé une grande honte à Abdul Gafur. Tu as déshonoré sa maison et noirci sa face.

— Quant à cela, elle était noire déjà le jour où il prit ton argent, et plus noire encore depuis qu'il t'a murmuré dans l'oreille, il y a un instant, de tuer un homme nu. Je parlerai moi-même à Abdul Gafur, car je suis un homme au service du gouvernement, avec une pension. Il fera le mariage selon le rite qu'il voudra, ou bien il lui faudra courir une fois de plus. Je lui parlerai à l'aube. Quant au reste, le Sahib a sa maison, et, ici, c'est la mienne. Il est temps de retourner dormir, Sahib.

Mowgli tourna sur ses talons et disparut dans l'herbe, laissant Gisborne seul. L'avis du dieu sylvestre n'était pas à mépriser, et Gisborne retourna au bungalow où Abdul Gafur, torturé de rage et de frayeur, délirait sous la verandah.

— Paix, paix, dit Gisborne, en le secouant, car il semblait sur le point d'avoir un coup de sang. Muller Sahib a fait de l'homme un garde forestier, et, comme tu le sais, il a une pension à la fin de cet emploi, et c'est le service du gouvernement.

— C'est un homme sans caste... un mlech... un chien parmi les chiens, un mangeur de charogne ! Quelle est la pension qui peut payer cela ?

— Allah le sait ; et, tu l'as entendu, le mal est fait. Veux-tu l'étaler aux yeux de tous les autres domestiques ? Fais le shadi promptement, et ta fille le fera musulman. Il a très bonne tournure. Peux-tu t'étonner qu'après tes corrections elle soit allée à lui ?

— A-t-il dit qu'il me donnerait la chasse avec ses bêtes ?

— Il m'a semblé que oui. Si c'est un sorcier, c'en est un au moins fort redoutable.

Abdul Gafur réfléchit quelques instants, puis céda et se mit à hurler, oubliant qu'il était musulman :

— Tu es brahmane. Je suis ta vache. Arrange l'affaire, et sauve mon honneur, si on peut le sauver !

Une seconde fois, alors, Gisborne plongea dans le rukh et appela Mowgli. La réponse arriva d'en haut et sur un ton qui n'avait rien de soumis.

— Parle doucement, dit Gisborne, en levant les yeux. Il est encore temps de t'enlever ta place et de te chasser avec tes loups. Il faut que la fille réintègre la maison de son père ce soir. Demain aura lieu le shadi, selon la loi musulmane, et alors tu pourras l'emmener. Amène-la à Abdul Gafur.

— J'entends bien.

Il y eut un murmure de deux voix en conférence, parmi le feuillage.

— Oui, nous allons obéir... pour la dernière fois.






Une année plus tard, Muller et Gisborne chevauchaient à travers le rukh, en causant affaires de service. Ils en sortirent parmi les rochers, près du ruisseau de Kanye, Muller un peu en avant. À l'ombre d'un fourré d'épines, se vautrait un bébé brun tout nu, et, dans les fougères derrière lui, épiait la tête d'un loup gris. Gisborne n'eut que le temps de relever brusquement le fusil de Muller, et la balle fila en crépitant à travers les branches supérieures.

— Êtes-vous fou ? tonna Muller. Regardez !

— Je vois, dit Gisborne tranquillement. La mère est quelque part près d'ici. Vous allez réveiller tout le clan, par Jupiter !

Les buissons s'écartèrent une fois encore, et une femme dévoilée ramassa vivement l'enfant.

— Qui a tiré, Sahib ? cria-t-elle à Gisborne.

— Ce Sahib-ci. Il ne s'est pas rappelé que c'étaient les gens de ton homme.

— Pas rappelé ? Mais, après tout, cela peut être. Nous, qui vivons avec eux, oublions tout à fait qu'ils ne sont pas des nôtres. Mowgli est en aval à prendre du poisson. Le Sahib désire-t-il le voir ? Sortez, vous autres sans façons. Sortez des buissons, et venez saluer les Sahibs.

Les yeux de Muller s'arrondissaient de plus en plus. Il désenfourcha sa jument qui ruait et mit pied à terre, tandis que la jungle livrait issue à quatre loups qui vinrent ramper aux pieds de Gisborne. La mère restait debout, berçant l'enfant et les repoussant lorsqu'ils effleuraient ses pieds nus.

— Vous aviez parfaitement raison au sujet de Mowgli, dit Gisborne. Je voulais vous le dire, mais je me suis tellement habitué à ces gars-là dans ces derniers douze mois que cela m'est sorti de l'esprit.

— Oh ! ne vous excusez pas, dit Muller. Ce n'est rien. Gott in Himmel ! Et che fais des miracles... et ils aboudissent bar-dessus le marché !



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