Multiples Inventions
(Many Inventions, 1893)

Table des matières
La légion perdue
The Lost Legion

Quand éclata l'insurrection de 1857, aux Indes, et quelque temps avant le siège de Delhi, un régiment indigène de cavalerie irrégulière tenait garnison à Peshawer, sur la frontière. Ce régiment attrapa ce que John Lawrence1 appelait en ce temps « la manie courante », et aurait fait cause commune avec les mutins si on lui en eût laissé le loisir. L'occasion ne vint jamais. Comme le régiment dévalait vers le Sud, il fut rejeté par les restes d'un corps anglais dans les monts d'Afghanistan, et là, les hommes des tribus nouvellement soumises se jetèrent sur lui comme des loups sur des cerfs. Traqué par convoitise de ses armes et de ses accoutrements, de mont en mont, de ravins en ravins, par les lits à sec des rivières, autour des éperons escarpés, il disparut comme l'eau bue par le sable, ce régiment rebelle et sans chefs. La seule trace qui subsiste aujourd'hui de son existence est une liste d'appel nominale, calligraphiée soigneusement en ronde, au-dessus du contre-seing d'un officier qui s'intitulait : « adjudant-major au ci-devant... de cavalerie irrégulière. » Le papier est jauni par les années et la crasse, mais on peut lire encore au dos une note au crayon de John Lawrence à cet effet : « S'assurer que les deux officiers indigènes demeurés loyaux ne soient pas dépouillés de leurs biens. — J.L. » Sur six cent cinquante sabres, deux seulement tinrent bon, et John Lawrence, parmi toutes les souffrances des premiers mois de l'insurrection, trouva le temps de penser à leurs mérites.

Il y a plus de trente ans de cela : les montagnards qui, par-delà les frontières afghanes franchies par ce régiment, aidèrent à l'anéantir, sont maintenant des vieillards. Parfois une barbe grise conte son rôle dans le massacre. « Ils vinrent, dit-il, de l'autre côté de la frontière, très fiers, nous sommant de nous lever afin de tuer les Anglais, et de descendre au sac de Delhi. Mais nous, que venaient de vaincre ces mêmes Anglais, les connaissions pour plus hardis qu'il ne sied, et pensions bien que le gouvernement ne se soucierait guère de ces chiens de bas pays. C'est pourquoi, ce régiment hindoustani, nous l'accueillîmes avec des paroles de miel, nous tenant à la même place, jusqu'au moment où les tuniques rouges arrivèrent derrière lui, très chauds et très irrités. Alors ce régiment s'enfonça un peu plus avant dans nos vallées, pour éviter la colère des Anglais, et nous, nous demeurâmes sur leur flanc, guettant du revers des montagnes, jusqu'au jour où nous fûmes certains que leur route était perdue derrière eux. Nous descendîmes alors, car nous désirions leurs habits, et leurs brides, et leurs armes, et leurs bottes, plus spécialement leurs bottes. Il y eut grande tuerie, faite à loisir. » À ce moment, le vieux se frotte le nez, secoue ses longues boucles vipérines, passe sa langue sur ses lèvres barbues, et ricane en découvrant les chicots jaunes de ses gencives.

« Oui, nous les tuâmes parce que nous voulions leurs hardes, et nous savions que leurs vies avaient été vouées à Dieu à cause de leur crime. Le crime de trahison envers le sel qu'ils avaient mangé. Ils chevauchèrent au hasard à travers les vallées, bronchant et vacillant sur leurs selles, et hurlant pour demander quartier. Nous les rabattîmes lentement, comme un bétail, jusqu'à ce qu'ils fussent tous rassemblés en un seul lieu, la large vallée à fond plat de Sheor-Kôt. Beaucoup étaient morts faute d'eau, mais il en restait un grand nombre encore, et ils ne pouvaient plus tenir contre nous. Nous entrâmes parmi eux, les jetant bas de nos mains par deux à la fois, et nos fils, ceux-là même qui étaient novices au sabre, les achevaient. Ma part de butin fut telle ou telle, tant de fusils, tant de selles. Les fusils étaient bons en ce temps-là. Aujourd'hui, nous volons les « rifles » du gouvernement et faisons fi des canons lisses. Oui, sans nul doute, nous effaçâmes ce régiment de la face du monde, et le souvenir même du meurtre est en train de mourir. Mais on dit... »

Ici l'histoire, abruptement, tourne court, et il devient impossible de découvrir ce qu'on dit de l'autre côté de la frontière. Les Afghans ont toujours été une race peu expansive, et ils aiment infiniment mieux faire le mal que rien dire. Ils resteront tranquilles et pacifiques pendant des mois, puis un soir, sans un mot préalable, ils donneront l'assaut à un poste de police, couperont la gorge à un agent ou deux, chargeront dans les rues d'un village, emporteront trois ou quatre femmes et battront en retraite dans les rouges lueurs du chaume incendié, poussant chèvres et bestiaux devant eux vers la désolation de leurs montagnes natales.

Le gouvernement de l'Inde devenait presque larmoyant en ces occasions. Il disait d'abord : « De grâce, soyez sages, et nous pardonnerons. » La tribu impliquée dans le récent désordre élevait comme un seul homme son pouce à son nez, et répondait malhonnêtement. Alors le gouvernement disait : « Ne feriez-vous pas mieux de payer un peu d'argent pour les quelques cadavres que vous avez laissés derrière vous l'autre nuit ? » À ce point des négociations, la tribu temporisait, à renfort de mensonges ou de crâneries, et quelques-uns des jeunes gens, simplement pour montrer leur mépris de l'autorité, attaquaient un autre poste de police ou fusillaient les murs en torchis de quelque redoute de frontière, et parfois, avec de la chance, arrivaient à tuer un vrai officier anglais. Alors le gouvernement disait : « Je vous ferai observer que si vous persistez pour de bon dans cette ligne de conduite vous aurez à en souffrir. » Si la tribu connaissait exactement l'état des choses dans l'Inde, elle faisait des excuses ou se montrait insolente, selon qu'elle savait le gouvernement occupé d'autres soins, ou capable de prêter toute son attention à leurs propres ébats. Quelques-unes des tribus savaient, à un cadavre près, jusqu'où on pouvait aller. D'autres s'excitaient, perdaient la tête et disaient au gouvernement : Venez-y. Avec douleur et larmes, un œil sur le contribuable d'Angleterre, toujours prêt à regarder ces exercices sous le jour d'annexions brutales, le gouvernement préparait une coûteuse petite brigade expéditionnaire, avec quelques canons, et envoyait le tout dans la montagne à l'effet de chasser la méchante tribu des vallées où pousse le blé vers les sommets où il n'y a rien à manger. La tribu prenait la campagne en masse, de gaieté de cœur, sûre qu'on ne toucherait pas à leurs femmes, que les blessés seraient soignés au lieu d'être mutilés, et que, aussitôt vide, le sac à blé de chaque homme, ils pourraient se rendre et palabrer avec le général anglais tout comme un ennemi sérieux. Plus tard, des années plus tard, ils payaient le prix du sang au gouvernement, à petites sommes, et racontaient à leurs enfants comment ils avaient massacré les Tuniques-Rouges par milliers. Le seul ennui de ces sortes de pique-niques guerriers, c'était le faible qu'avaient les Tuniques-Rouges pour faire sauter avec solennité et au moyen de poudre à canon les tours et les casemates. Les tribus s'accordaient à trouver le procédé mesquin.

Parmi les chefs importants des tribus les moins considérables, — petits clans qui connaissaient à un penny près ce qu'il en coûtait pour mobiliser des troupes blanches à leur intention — commandait un prêtre-bandit-capitaine, que nous appellerons le Mullah de Gulla-Kutta. Son enthousiasme pour le meurtre de frontière, au point de vue art, atteignait presque à quelque chose d'auguste. Il abattait un coureur postal par pure fantaisie, ou bombardait de coups de feu un fort de boue, aux heures où il savait que nos hommes avaient besoin de sommeil. À ses moments de loisir, il allait en tournée chez ses voisins, et tâchait de fomenter chez les autres tribus quelque diablerie. En outre, il tenait une sorte d'hôtel pour ses collègues en brigandage, et cela, dans son propre village, au fond d'une vallée du nom de Bersund. Tout assassin qui se respectait, le long de ce secteur de frontière, était certain de gîter à Bersund qui passait pour une retraite extrêmement sûre. Le seul accès qui s'y ouvrît traversait une gorge étroite facile à convertir en trappe mortelle dans l'espace de cinq minutes. De hautes montagnes l'entouraient, réputées inaccessibles pour tout autre qu'un montagnard de naissance. Et là, le Mullah de Gulla-Kutta vivait en grand état, chef d'une colonie de huttes de boue et de pierres ; et, dans chaque hutte de boue, pendait quelque parcelle d'uniforme rouge ou de butin pillé sur des morts. Le gouvernement souhaitait particulièrement la prise de ce personnage et l'invita même de manière formelle, un jour, à sortir pour se faire pendre à cause de quelques-uns des meurtres où il avait directement participé. Il répondit :

— Je ne suis qu'à vingt milles, à vol de corbeau, de votre frontière. Venez me chercher.

— Nous viendrons quelque jour, dit le gouvernement, et pendu vous serez.

Le Mullah de Gulla-Kutta n'y pensa plus. Il savait que la patience du gouvernement était longue comme un jour d'été, mais il ne se rendait pas compte que son bras avait la longueur d'une nuit d'hiver. Des mois après, la frontière en paix, l'Inde entière tranquille, le gouvernement de l'Inde se retourna dans son sommeil, et se souvint du Mullah de Gulla-Kutta et de ses treize brigands. L'envoi du moindre régiment — que les dépêches eussent interprété comme guerre — aurait été tout à fait impolitique. L'époque exigeait célérité, silence, et, par-dessus tout, absence d'effusion de sang.

Il faut savoir que tout le long de la frontière nord-ouest de l'Inde, se répartit une force de quelque trente mille cavaliers ou fantassins dont le devoir est, sans bruit ni ostentation, de servir de bergers aux tribus d'en face. Ils montent, ils descendent, d'un petit poste désolé à un autre, prêts à marcher dix minutes après l'ordre, toujours à demi engagés dans quelque difficulté quelque part le long de la ligne monotone, ils ont la vie aussi dure que les muscles, et les journaux ne parlent jamais d'eux. C'est parmi cette troupe que le gouvernement choisit ses hommes.

Un soir, en une de ces stations où les patrouilles de nuit à cheval font feu pour demander le mot, et où l'avoine roule en grandes vagues bleu-vert sous nos froides lunes du Nord, les officiers jouaient au billard dans le club aux murs de boue, quand vint l'ordre de s'apprêter sur-le-champ pour un exercice de nuit.

Ils grognèrent et allèrent faire lever leurs hommes : une centaine de troupiers anglais, environ deux cents Goorkhas2 et cent cavaliers de la plus belle cavalerie indigène du monde.

Une fois sur le terrain de manœuvre, il leur fut expliqué à voix basse qu'ils eussent à marcher tout de suite par la montagne sur Bersund. Les troupes anglaises devaient se porter de manière à garnir le pied des montagnes qui flanquaient la vallée ; les Goorkhas commanderaient la gorge et le défilé-trappe, et la cavalerie accomplirait un grand mouvement tournant pour gagner les revers du cirque montagneux d'où, s'il surgissait quelque difficulté, elle pourrait charger les hommes du Mullah. Mais des ordres stricts enjoignaient d'agir sans bataille et sans bruit. Il fallait revenir au matin, munitions intactes, avec, fermant la marche, le Mullah et ses treize bandits garrottés. En cas de réussite, personne n'aurait connaissance ou souci de leur besogne ; mais un échec signifierait probablement une petite campagne de frontière, où le Mullah de Gulla-Kutta se poserait en chef populaire contre l'agression brutale d'une puissance supérieure, au lieu du vulgaire assassin qu'il était.

Puis se fit un silence, rompu seulement par le cliquetis des aiguilles aimantées et le bruit sec des boîtiers de montres refermés, tandis que les têtes de colonnes comparaient les distances et fixaient l'heure du rendez-vous. Cinq minutes après, le champ de manœuvres était vide ; les tuniques vertes des Goorkhas et les manteaux des troupiers anglais s'étaient fondus dans les ténèbres, et la cavalerie prenait le petit galop face à la bruine aveuglante qui commençait.

On verra plus loin ce que firent les Goorkhas et les Anglais. Le gros de l'ouvrage incombait aux chevaux, car il leur fallait pousser avant et se frayer leur route à l'écart des habitations.

Beaucoup de soldats appartenaient à cette région du pays, et se montraient tout prêts et dispos à combattre les gens de leur sang ; de plus beaucoup des officiers avaient fait auparavant, pour leur compte, des excursions sans caractère officiel dans ces montagnes. Ils franchirent la frontière, trouvèrent un lit de torrent desséché, le remontèrent au galop, mirent pied à terre en suivant une gorge pierreuse, risquèrent le passage d'une colline basse sous le couvert de l'obscurité, en longèrent une seconde, marquant profondément de traces de sabots un champ labouré, se frayèrent à tâtons un chemin le long d'un autre ruisseau, escaladèrent au trot la crête d'un éperon en priant Dieu qu'on n'entendît pas les chevaux s'ébrouer, peinant ainsi sous la pluie et les ténèbres, jusqu'à ce que Bersund et son cratère de sommets fussent demeurés légèrement en arrière et sur la gauche. Il était temps d'opérer le changement de direction. La montée qui commandait le revers de Bersund était roide ; ils firent halte pour souffler dans un large vallon nivelé au pied de la hauteur. C'est-à-dire, les hommes agirent sur les rênes, mais les chevaux, malgré leur fatigue, refusèrent de s'arrêter.

On entendit des paroles peu chrétiennes, plus malsonnantes encore d'être proférées à voix basse ; et les selles crièrent dans l'obscurité comme les chevaux pointaient.

Un sous-lieutenant, à la queue d'un des escadrons, se tourna en selle et dit très doucement :

— Carter, pour l'amour de Dieu, qu'est-ce que vous fichez à l'arrière ? Faites allonger le pas, voyons.

Il n'y eut pas de réponse, mais un troupier parla :

— Carter Sahib est devant, par ici. Il n'y a rien derrière nous.

— Il y a quelque chose, dit le lieutenant. L'escadron se marche sur la queue.

À cet instant, le major commandant le détachement descendit le long de la colonne en jurant doucement et réclamant la vie du lieutenant Halley — l'officier qui venait de parler.

— Faites attention à votre arrière-garde, dit le major. Vous avez des lascars d'enfer qui se sont perdus. Ils sont à la tête de l'escadron, et vous êtes, vous, plusieurs espèces d'idiots.

— Faut-il rassembler mes hommes ? dit le lieutenant maussadement, car il était transi d'humidité et de froid.

— Les rassembler ! dit le major, mais à la cravache, nom d'un chien ! Vous les semez dans toutes les directions. Il y a une troupe derrière vous en ce moment même.

— C'est bien ce que je pense, dit le lieutenant avec calme, mais j'ai tous mes hommes ici. Sir. Vous feriez mieux de voir Carter.

— Carter Sahib envoie ses salaams, et demande pourquoi le régiment s'arrête, dit un troupier au lieutenant Halley.

— Mais, pour Dieu, où est Carter ? dit le major.

— En avant avec son peloton, répondit-on.

— Nous marchons en rond alors, ou sommes-nous au centre d'une sacrée brigade ? dit le major.

Le silence s'était établi tout le long de la colonne. Les bêtes demeuraient immobiles, mais, à travers les rafales de pluie fine, les hommes entendaient les pieds de chevaux nombreux en marche sur les pierres du sol.

— On nous suit, dit Halley.

— Ils n'ont pas de chevaux par ici. Et puis ils auraient tiré déjà, dit le major. C'est... ce sont des poneys du village.

— En ce cas, il y a longtemps que nos chevaux auraient henni et gâté l'attaque. Il doit y avoir une demi-heure qu'ils sont sur nous, dit le lieutenant.

— Bizarre qu'on ne sente pas les chevaux, dit le major en mouillant son doigt et s'en frottant le nez comme il reniflait le vent.

— Eh bien, c'est un faux départ, dit le lieutenant en secouant l'eau de sa capote. Qu'allons-nous faire. Sir ?

— Continuer, dit le major. Nous écoperons cette nuit.

La colonne fit quelques pas en avant, avec précaution. Puis un juron sonna, un bouquet d'étincelles bleues jaillit, tandis que des sabots ferrés grinçaient sur des pierrailles, et un homme culbuta avec un cliquetis d'équipement capable de réveiller les morts.

— Là, ça y est, dit le lieutenant Halley. L'éveil donné à tout le versant de la montagne, et tout le versant à grimper sous feu plongeant. Voilà ce que c'est que de vouloir faire de la besogne d'oiseau de nuit.

Le troupier tremblant se ramassa et tâcha d'expliquer comme quoi son cheval avait buté sur un de ces petits cairns de pierres sèches qu'on élève à l'endroit où un homme a été assassiné. Il n'y avait pas besoin de chercher de raisons. Le grand cheval australien du major fut le suivant à broncher, et la colonne fit halte au milieu d'une apparence de véritable cimetière tout en petits cairns, chacun de deux pieds de haut. L'histoire n'a pas enregistré les manoeuvres de l'escadron à ce moment. Les hommes dirent plus tard que cela faisait l'effet d'un quadrille à cheval, sans répétition et sans musique ; mais enfin, les chevaux, rompant les rangs et démêlant chacun sa route, se dégagèrent d'entre les cairns jusqu'à ce que l'escadron, reformé homme par homme, s'arrêtât à quelques mètres plus haut sur le talus de la montée. Alors, suivant le lieutenant Halley, se passa une autre scène très analogue à celle que nous venons de décrire. Le major et Carter affirmaient avec insistance que tous les hommes n'avaient pas joint les rangs et qu'il restait en arrière des traînards empêtrés et cliquetant parmi les cairns des anciens morts. Le lieutenant Halley rassembla de nouveau son peloton et se résigna à attendre.

Dans la suite, il me dit :

— Je ne savais guère ce qui se passait et ne m'en souciais pas davantage. Le bruit de la chute du cavalier eût suffi à donner l'éveil à la moitié du pays, et j'aurais engagé ma parole que nous avions aux talons un régiment sur pied de guerre, lequel de son côté faisait assez de bruit pour réveiller tout l'Afghanistan. Je ne bronchais pas, mais rien n'arriva.

Le plus énigmatique de cette nuit laborieuse, c'était le silence sur le flanc de la colline. Tout le monde savait que le Mullah de Gulla-Kutta avait ses huttes d'avant-poste sur le revers de la colline, et le major n'avait pas encore retrouvé son calme à force de jurer, que chacun s'attendait à voir ouvrir le feu aux veilleurs postés à cette place. Rien d'inusité ne survenant, ils se dirent que les rafales de la pluie avaient étouffé la rumeur des chevaux, et en remercièrent la Providence. En fin de compte, le major se convainquit premièrement que personne n'était demeuré en arrière parmi les cairns, et en second lieu qu'il n'était pas pris de dos par un corps considérable de grosse cavalerie. L'humeur des hommes se gâtait, les chevaux blancs d'écume refusaient de tenir en place, et tous comme chacun imploraient la venue du jour.

Ils se mirent à escalader le versant, chaque homme guidant sa monture avec précaution. Ils n'avaient pas couvert les premières pentes, les martingales commençaient à peine à se tendre, que derrière eux un orage éclata. Le tonnerre roulant à travers les collines basses devait noyer tout bruit moindre que celui du canon. Le premier éclair fit apparaître la paroi nue du versant, la crête du roc découpée en bleu d'acier sur le ciel noir, les hachures obliques de la pluie, et, à quelques mètres sur leur flanc gauche, une tour de guet afghane, à deux étages, en pierre, où l'on pénétrait au moyen d'une échelle par l'étage supérieur. L'échelle était remontée, un homme, armé d'un fusil, se penchait par la fenêtre. La nuit et le tonnerre retombèrent en une seconde, et, dans l'accalmie qui survint, une voix, du haut de la tour de guet, cria :

— Qui va là ?

Les cavaliers se tinrent cois, mais chaque homme serra sa carabine et s'arrêta au flanc de son cheval. De nouveau la voix héla :

— Qui va là ?

Puis, plus haut :

— O frères, donnez l'alarme !

Pas un homme de tous ces cavaliers qui n'eût préféré mourir botté plutôt que demander quartier ; mais le fait est qu'en réponse au second appel s'éleva une longue plainte :

— Marf karo ! Marf karo !

Ce qui signifie : Ayez pitié ! Ayez pitié !

Cela venait du régiment qui grimpait.

Muets d'étonnement, les cavaliers s'arrêtèrent jusqu'à ce que chaque solide troupier eût pris le temps de murmurer à son voisin :

— Mir Khan, était-ce ta voix ? Abdullah, c'est toi qui as appelé ?

Le lieutenant Halley, debout à côté de son cheval d'armes, attendait. Tant qu'il n'y avait pas de fusillade, cela lui suffisait. Un autre éclair montra les chevaux qui encensaient, les flancs haletants, les hommes à côté, leurs yeux blancs hors de l'orbite, et la tour de pierre à gauche. Cette fois, aucune tête n'apparaissait à la fenêtre et le lourd volet ferré où eût ricoché une balle était clos.

— En avant, dit le major. Arrivons en haut, au moins.

L'escadron s'ébranla péniblement, les chevaux fouaillant, les hommes pendus aux rênes, parmi des pierres roulantes et des volées d'étincelles. Le lieutenant Halley déclare qu'il n'a jamais de sa vie entendu un escadron faire tant de bruit. Ils grimpaient, disait-il, comme si chaque cheval avait eu huit jambes et un cheval de renfort derrière lui. Même alors cependant, aucun son ne monta de la tour de guet, et les hommes s'arrêtèrent essoufflés sur la crête qui dominait le trou de ténèbres au fond duquel se tassait le village de Bersund. On donna de l'aisance aux sangles, aux gourmettes, on ajusta les selles, et les hommes se tapirent parmi les rochers. Quoi qu'il pût arriver maintenant, en ce cas d'attaque, ils y répondraient d'en haut.

Le tonnerre cessa et la pluie en même temps. Puis l'épaisse et molle ténèbre d'une nuit d'hiver aux heures qui précèdent l'aube les ensevelit tous. Sauf un bruit de cascade en bas dans le ravin, tout fut silence.

Ils entendirent le volet de la tour de guet soudain repoussé faire un bruit métallique, et la voix du guetteur appela :

— Oh ! Hafiz Ullah !

Les échos reprirent l'appel : La-la-la ! Et une réponse arriva d'une autre tour cachée par la courbe du rocher :

— Qu'y a-t-il, Shahbaz Khan ?

Shahbaz Khan répondit sur le ton clair et haut perché du montagnard :

— As-tu vu ?

La voix reprit :

— Oui. Dieu nous délivre des mauvais esprits !

Il y eut une pause, puis :

— Hafiz Ullah, je suis seul. Viens près de moi !

— Shahbaz Khan, je suis seul aussi ; mais je n'ose pas quitter mon poste.

— C'est un mensonge. Tu as peur.

Suivit une pause plus longue, et ensuite :

— J'ai peur. Tais-toi. Ils sont encore au-dessous de nous. Prie Dieu et dors.

Les soldats écoutaient, stupéfaits. Ils ne pouvaient comprendre ce qui, à la terre et aux cailloux près, pouvait bien se trouver au-dessous des tours de guet.

Shahbaz Khan appela de nouveau :

— Ils sont au-dessous de nous. Je les vois. Pour l'amour de Dieu, viens ici à moi, Hafiz Ullah ! Mon père en a tué dix. Viens !

Hafiz Ullah répondit à voix très haute :

— Le mien était innocent. Entendez, hommes de la nuit, ni mon père ni mon sang ne prirent part à ce crime. Porte ta propre peine, Shahbaz Khan.

— Oh ! quelqu'un devrait faire taire ces deux braillards. Ils s'égosillent comme des coqs là-haut, dit le lieutenant Halley, grelottant sous son rocher.

Il venait à peine de se tourner afin d'offrir à la pluie une partie sèche de sa personne, qu'un Afghan barbu, chevelu, malodorant, escalada la montée et vint tomber dans ses bras. Halley s'assit dessus et lui enfonça dans le gosier tout ce qu'il put y faire tenir de sa garde de sabre.

— Si tu cries, je te tue, dit-il avec bonne humeur.

L'homme tremblait d'une terreur indicible. Par terre, le corps secoué de tressaillements, il grognait sourdement. Quand Halley retira d'entre ses dents la garde du sabre, il resta incapable d'articuler un son, mais se cramponna au bras d'Halley en le tâtant du coude au poignet.

— Le Rissala3, le Rissala mort, souffla-t-il enfin. Il est en bas.

— Non, le Rissala, le très vivant Rissala. Il est en haut, dit Halley, en défaisant le licol de son cheval et en attachant les mains de l'homme. Pourquoi, vous autres dans vos tours, avez-vous été assez bêtes pour nous laisser passer ?

— La vallée est pleine des morts, dit l'Afghan. Mieux vaut tomber dans les mains des Anglais que dans les mains des morts. Ils vont et viennent là-bas au-dessous. Je les ai vus dans les éclairs.

Il recouvra son sang-froid au bout d'un instant, et, tout bas, à cause du revolver de Halley qu'il sentait au creux de l'estomac :

— Qu'est ceci ? Il n'y a point de guerre entre nous à présent, et le Mullah me tuera pour ne pas vous avoir vus passer.

— Ne t'inquiète pas, dit Halley. C'est nous qui venons tuer le Mullah, si Dieu veut. Ses dents sont devenues trop longues. Nul mal ne t'adviendra à moins que le jour ne fasse reconnaître ta tête pour une que réclame la potence à cause de crimes accomplis. Mais quelle est cette histoire de régiment mort ?

— Je ne tue que de mon côté de la frontière, dit l'homme, soulagé d'un poids considérable. Le régiment mort est au-dessous. Vos hommes ont dû passer au travers en venant ici. Il y a quatre cents morts sur leurs chevaux qui butent, parmi leurs propres tombes, sur les petits tas de pierres — tous des morts, que nous avons égorgés.

— Peste, dit Halley. Voilà qui explique mes malédictions à Carter et celles du major. Quatre cents sabres, eh ? Rien d'étonnant, en ce cas, si nous avons cru que la troupe comptait quelques hommes d'extra. Kurruk Shah, chuchota-t-il à une barbe grise d'officier indigène couché à quelques pieds de lui, as-tu entendu parler d'un Rissala mort dans ces montagnes ?

— Assurément, dit Kurruk Shah en étouffant un ricanement féroce. Sinon, pourquoi aurais-je, moi qui ai servi la Reine pendant vingt-sept ans et tué plus d'un de ces chiens de montagne, pourquoi aurais-je demandé quartier tout haut, quand les éclairs nous ont révélés aux tours de guet ? Dans ma jeunesse, j'ai vu la tuerie dans la vallée du Sheor-Kôt, là, à nos pieds, et je connais l'histoire qui s'est formée plus tard à ce sujet. Mais comment des fantômes d'infidèles prévaudraient-ils contre nous qui sommes de la Foi ? Serrez un peu plus les mains de ce chien, Sahib. Un Afghan, c'est comme une anguille.

— Mais un Rissala mort, dit Halley en donnant une secousse au poing de son captif. C'est un conte absurde, Kurruk Shah. Les morts sont morts. Tiens-toi tranquille, sag4.

L'Afghan se tortillait.

— Les morts sont morts, et c'est pourquoi ils errent la nuit. À quoi bon discourir ? Nous sommes des hommes, nous avons des oreilles et des yeux. On peut aussi bien les voir que les entendre au bas de la montée, dit Kurruk Shah avec calme.

Halley écarquilla les yeux et tendit l'oreille longtemps, attentivement. La vallée était pleine de bruits étouffés, comme il arrive à toute vallée, la nuit ; mais, si Halley en vit ou en entendit plus qu'il ne semblait naturel, lui seul pourrait le dire et il aime mieux ne pas aborder ce sujet-là.

Enfin, juste avant l'aurore, une fusée verte monta du versant opposé de la vallée de Bersund, à l'entrée de la gorge. Les Goorkhas étaient en position. Un feu rouge, brûlé par l'infanterie à droite et à gauche, lui répondit, tandis que la cavalerie faisait flamber un signal blanc. Les Afghans en hiver dorment tard, et il faisait grand jour que les hommes du Mullah de Gulla-Kutta commençaient à peine à sortir de leurs huttes, engourdis et se frottant les yeux. Ils virent des hommes vêtus d'uniformes verts, rouges et jaunes, appuyés sur leurs armes, élégamment disposés tout autour du cratère où gisait le village de Bersund, en un cordon qu'un loup même n'eût pu rompre.

Ils se frottèrent les yeux plus fort encore en voyant un jeune homme à figure rose — pas même un militaire, mais représentant les pouvoirs politiques — descendre la pente d'un pas léger, accompagné de deux estafettes, frapper à la porte de la maison de Mullah de Gulla-Kutta, et le prier tranquillement de se donner la peine de sortir et de se faire ficeler pour plus de sécurité dans le transport. Le même jeune homme continua parmi les huttes, touchant successivement du bout de sa canne un bandit après l'autre ; et chacun, désigné, on le garrottait à mesure, ses yeux toujours fixés sans lueur d'espoir sur les hauteurs environnantes couronnées de soldats anglais qui, d'un œil blasé, suivaient du sommet les péripéties.

Seul, le Mullah tâcha de le prendre de haut. à renfort de gros mots et d'imprécations, jusqu'à ce qu'un soldat qui lui liait les mains lui dît :

— Ta bouche ! pourquoi n'es-tu pas sorti quand on te l'a dit au lieu de nous faire poser toute la nuit ? Tiens, tu ne vaux pas mon balayeur de chambre, espèce de vieux escogriffe. Ouste !

Une demi-heure plus tard, les troupes étaient parties, emmenant le Mullah et ses treize amis. Les villageois ébahis contemplaient avec mélancolie un tas de mousquets brisés et de lattes rompues, et se demandaient avec stupeur comment ils avaient bien pu si mal calculer l'indulgence du gouvernement des Indes.

Ce fut une très jolie petite affaire, très proprement menée, et l'on fit parvenir aux gens qui s'en étaient mêlés des remerciements officieux.

Il me semble néanmoins qu'une bonne part du crédit en revienne également à un autre régiment dont le nom n'apparut pas dans l'ordre du jour de la brigade et dont l'existence même court grand danger d'être oubliée.




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