Multiples Inventions
(Many Inventions, 1893)

Table des matières
Un congrès des puissances
A Conference of the Powers

La chambre était bleue de la fumée de trois pipes et d'un cigare. La saison des congés avait commencé dans l'Inde, et comme primeurs, de ce côté de l'eau, elle donnait « Tick » Boileau, du 45ème de Cavalerie Bengali, qui vint me voir, après trois ans d'absence, pour recauser de vieux souvenirs. Le destin, qui fait toujours bien les choses, nous envoya par le même escalier, dans le courant de la même heure, l'Enfant, frais débarqué de Haute-Birmanie, lequel, en mettant avec Boileau le nez à une fenêtre, vit passer dans la rue un certain Nevin, récemment officier dans un régiment de Gurkhas, qui avait fait l'expédition de la Montagne Noire. Ils lui hurlèrent de monter, et toute la rue connut qu'ils désiraient le voir monter en effet. Il monta, et dans ma chambre le Pandemonium s'ensuivit, attendu que nous nous étions rejoints des bouts de l'Univers, que trois d'entre nous étaient en vacances, qu'aucun de nous n'avait vingt-cinq ans, et que toutes les joies de Londres entier attendaient notre bon plaisir.

Boileau prit l'unique autre chaise ; l'Enfant, par droit de corpulence, le sofa ; et Nevin, petit homme, s'assit les jambes croisées au sommet de la bibliothèque tournante ; après quoi nous dîmes tous : « Qui l'eût pensé ! » et « Que faites-vous ici ? » jusqu'au moment où, les sujets spéculatifs épuisés, la conversation tomba sur l'inévitable « boutique ». Boileau, tout plein de son grand projet, cherchait à se faire nommer attaché militaire à Saint-Pétersbourg ; Nevin fondait des espérances sur l'École d'État-Major, et l'Enfant avait remué ciel, terre et les Horse Guards pour obtenir un brevet dans l'armée d'Egypte.

— À quoi ça sert ? dit Nevin, en faisant tourner la bibliothèque.

— Oh, des flottes ! Turellement, si l'on vous colle dans un régiment de Fellahs, vous êtes vendu : mais si on vous nomme dans un corps soudanais, vous voilà comme un coq en pâte. Ce sont des combattants de première classe — et réfléchissez un peu à la situation de choix qu'aura l'Egypte au prochain branle-bas.

C'était mettre le feu aux poudres. Nous commençâmes tous de pied ferme à résoudre la question d'Asie Centrale, jetant les corps d'armée de Helmund au Kashmir avec une témérité plus russe que nature. Chacun des jeunes gens esquissait lui-même une campagne pour son compte, et lorsque nous eûmes réglé chaque détail de la suprême bataille, tué tous nos officiers supérieurs, manoeuvré chacun notre division et quasi déchiré l'atlas en deux à force de tentatives pour expliquer nos théories, Boileau éprouva le besoin d'élever sa voix au-dessus de la clameur pour crier : « De toutes façons, ce sera un branle-bas d'Enfer ! » sur un diapason tel qu'il alla porter la conviction jusqu'aux profondeurs de l'escalier.

Entra sur ces entrefaites, invisible dans la fumée, Guillaume le Taciturne.

— Un Mossieu pour vous voir, Monsieur, dit-il.

Et il disparut, laissant à sa place M. Eustache Cleever en personne. Guillaume aurait introduit le Dragon de Wantley1 avec une égale indifférence pour la société présente.

— Je... je vous demande pardon. Je ne savais pas qu'il y avait du monde... Je...

Mais il eût été messéant de laisser partir M. Cleever : c'était un grand homme.

Les garçons restèrent chacun à leur place, car le moindre mouvement aurait obstrué la petite pièce. Seulement, à la vue de ses cheveux gris, ils se levèrent, et quand l'Enfant eut saisi le nom, il dit :

— Êtes-vous... est-ce vous qui avez écrit le livre intitulé : Comme c'était au commencement ?

M. Cleever reconnut avoir écrit le livre.

— Alors... alors, je ne sais comment vous remercier, Monsieur, dit l'Enfant en devenant tout rose. J'ai été élevé dans le pays que vous décrivez — tous les miens y habitent ; et j'ai lu le livre alors que je campais sur le Hlinedatalone ; je reconnaissais chaque branche, chaque pierre, ainsi que le dialecte ; et, par Jupiter ! c'était à se croire à la maison et qu'on entendait les paysans. Nevin, vous connaissez Comme c'était au commencement ? Ti... Boileau l'a lu aussi.

M. Cleever a goûté autant de louanges en public ou particulier qu'un homme en peut absorber sans péril, il me sembla pourtant que l'admiration qui débordait des yeux de l'Enfant et le léger mouvement qui se produisit dans la petite assistance l'avaient touché vraiment en un point sensible.

— Voulez-vous prendre le sofa ? dit l'Enfant. Je vais m'asseoir sur la chaise de Boileau, et...

Ici il crut devoir m'inciter d'un coup d'œil à remplir mes devoirs d'hôte ; mais j'observais le visage du romancier. Cleever n'avait pas la moindre velléité de s'en aller et il s'installa sur le sofa.

Suivant le précepte élémentaire et primordial de l'Armée d'après lequel : « tous biens sont communs sauf l'argent, et quant à cela vous n'avez qu'à demander au premier venu », l'Enfant offrit du tabac et à boire. C'était le moins qu'il pût faire ; mais nul comble de flatterie n'eût exprimé la moitié autant d'estime et de respect que ce simple : « Vous direz assez, Monsieur... » de l'Enfant, en penchant le goulot sur le bord du grand verre.

Cleever dit « assez », et plus encore, car il parlait d'or quand il s'en souciait, et, là, en plein « culte de héros », il demeurait sans ombre de pensée d'amour-propre. Les jeunes gens le questionnèrent sur la naissance de son livre, et si c'était dur à écrire, sur la façon dont les idées lui venaient, et il répondit en toute simplicité, comme on l'interrogeait. Ses gros yeux étincelaient, ses longues mains maigres fourrageaient dans sa barbe grise qu'il tiraillait au fur et à mesure qu'il s'animait davantage. Il abandonna petit à petit le vibrato spécial dans l'attaque des voyelles longues, l'indéfinissable « euh » qui ponctue le langage du mandarinat, et le choix élégant des mots, pour les « ows », les « ois », accentués d'abondance, et, pour qui le connaissait du moins, un véritable débridage de parler courant. Il n'arrivait pas à comprendre tout à fait ces adolescents si respectueusement suspendus à ses lèvres. La marque des jugulaires, ligne blanche dans le hâle des pommettes et du menton, ces jeunes yeux assurés plissés aux coins des paupières à force de trop regarder à travers la clarté de fournaise d'un soleil à blanc, ce souffle calme et mesuré et ce parler singulier, bref, cassant, alerte, semblaient l'intriguer également. Il avait puissance de créer des hommes et des femmes et de les envoyer aux confins de la terre, pour enchanter ou consoler ; il connais-sait chaque aspect des champs et savait l'interpréter aux cités, et il connaissait les coeurs d'un grand nombre de ses pareils à la ville comme aux champs. Mais, en quarante années, il ne s'était pas trouvé pour de bon en contact avec l'objet qu'on appelle un « Subalterne de la Ligne ». Il le dit aux garçons à sa manière.

— Sans doute, comment auriez-vous pu ? dit l'Enfant. Vous... Vous êtes tout à fait différent, c'est évident, Monsieur ?

L'Enfant exprimait ses idées plutôt dans l'intonation que dans les mots. Mais Cleever comprit le compliment.

— Nous ne sommes que des Subs2, dit Nevin, et ce n'est guère là le genre d'hommes que vous avez occasion de rencontrer dans votre vie, je suppose.

— C'est vrai, dit Cleever, je ne vis guère que parmi des hommes qui écrivent, qui peignent, qui sculptent, et ainsi de suite. Nous avons nos sujets à nous de conversation ou d'intérêt, et le monde extérieur ne nous inquiète pas beaucoup.

— Ça doit être rudement amusant, dit Boileau à tout hasard. Nous avons notre boutique à nous aussi, mais elle n'est pas moitié aussi intéressante que la vôtre, naturellement. Vous connaissez tous les hommes qui ont jamais fait quelque chose, et nous ne sommes occupés qu'à traîner nos guêtres d'un pays à l'autre et sans rien faire du tout.

— C'est un fainéant de métier que l'Armée pour peu qu'on l'y aide, dit Nevin. Quand il n'y a rien à faire, il n'y a rien à faire, et on reste en plan.

— Ou on tâche de se faire nommer quelque part aux premières loges pour le prochain spectacle, dit l'Enfant avec un petit rire.

— Quant à moi, dit Cleever à mi-voix, l'idée seule de la guerre me semble si étrangère et si antinaturelle, si essentiellement vulgaire, oserai-je dire, que je puis à peine apprécier vos sensations. Bien que, sans doute, tout changement par contraste avec la vie de garnison doive paraître une bénédiction.

Comme beaucoup d'Anglais qui restent chez eux, Cleever croyait que la phrase de gazette qu'il citait là englobait tous les devoirs de cette Armée dont les fatigues le mettaient à même de jouir en paix d'une vie aux multiples manifestations. L'observation n'était pas heureuse, car Boileau arrivait de la Frontière, l'Enfant avait pris le sentier de la guerre depuis environ dix-huit mois, et ce petit homme rouge de Nevin, deux mois auparavant, couchait à la belle étoile et au péril de ses jours. Mais aucun d'eux ne tenta une explication, jusqu'au moment où j'aventurai la remarque qu'ils avaient tous vu du service et n'étaient pas habitués à flâner. Cleever s'assimila lentement l'idée.

— Vu du service ? dit-il.

Puis, comme un enfant pourrait questionner :

— Dites-moi. Dites-moi tout ce que vous savez sur tout.

— Comment l'entendez-vous ? demanda l'Enfant ravi de se voir directement interpellé par le grand homme.

— Bonté divine ! Comment vous expliquer, si vous ne voyez pas. Tout d'abord quel âge avez-vous ?

— Vingt-trois ans en juillet prochain, répliqua promptement l'Enfant.

Cleever questionna les autres du regard.

— J'en ai vingt-quatre, dit Nevin.

— Et moi vingt-deux, dit Boileau.

— Et vous avez tous vu du service ?

— Nous avons tous roulé un brin, Monsieur. Mais c'est l'Enfant le vétéran blanchi dans les combats. Il a travaillé deux ans en Haute-Birmanie, dit Nevin.

— Quand vous parlez de travail, que voulez-vous dire, êtres extraordinaires ?

— Explique, l'Enfant, dit Nevin.

— Oh, cela revient à tenir généralement les choses en ordre, à courir de côté et d'autre après les petits dalcus — ce sont des dacoits3 — et ainsi de suite. Il n'y a rien à expliquer.

— Faites parler ce jeune Léviathan, dit Cleever avec impatience, par-dessus son verre.

— Comment peut-il parler ? dis-je. Il a fait l'ouvrage. Les deux ne vont pas ensemble. Voyons, l'Enfant, on t'enjoint de laïuser.

— À propos de quoi ? je vais essayer.

— Raconte un daur. Tu as été à des tas, dit Nevin.

— Pour Dieu, qu'est-ce que cela veut dire ? Est-ce que l'Armée a un langage à elle ?

L'Enfant devint très rouge. Il avait peur qu'on se moquât de lui, et horreur de discourir devant des gens qui n'étaient pas du métier : mais c'était l'auteur de Comme c'était au commencement qui attendait.

— Tout cela est si nouveau pour moi, plaida Cleever, et... et vous disiez que mon livre vous avait plu.

Un appel direct de la sorte, l'Enfant pouvait le comprendre, et il commença d'un air plutôt troublé avec un luxe d'argot produit de sa timidité.

— Arrêtez-moi, Monsieur, si je dis quelque chose que vous ne puissiez suivre. Six mois environ avant de partir de Birmanie, en congé, j'étais sur le Hlinedatalone, en haut près des États de Shan, avec soixante Tommies — des simples soldats — et un autre subalterne d'une année plus âgé que moi. L'affaire de Birmanie a été une guerre pour subalternes, et nos forces étaient divisées en petits paquets, tous trottant à travers le pays et tâchant de faire tenir les dacoits tranquilles. C'était le beau temps des dacoits, vous savez — ils remplissaient des femmes de pétrole avant d'y mettre le feu, brûlaient les villages et crucifiaient les gens.

L'étonnement s'accrut dans les yeux de Eustache Cleever. Il ne pouvait s'imaginer que la croix existât encore sous aucune forme.
— Avez-vous jamais vu un crucifiement ? dit-il.

— Non, naturellement. Ne l'aurais pas laissé faire si je l'avais vu : mais j'ai vu les cadavres. Les dacoits avaient un truc pour abandonner au fil de la rivière sur un radeau le corps crucifié, rien que pour montrer qu'ils portaient beau toujours et qu'ils étaient contents. Oui, voilà l'espèce de gens auxquels j'avais affaire.

— Seul ? dit Cleever.

Il pouvait se figurer la solitude de l'âme — lui mieux que personne — mais il ne s'était jamais éloigné matériellement à dix milles de ses semblables.

— J'avais mes hommes, mais pour le reste j'étais autant dire seul. Le poste le plus rapproché qui pût me donner des ordres était à quinze milles ; nous nous servions de l'héliographe, et ils employaient la même voie pour nous donner des ordres — trop d'ordres.

— Qui était votre C. O.4 ? dit Boileau.

— Bounderby — le Major, Pukka5 Bounderby ; plus bounder6 que pukka. Il s'est fait refroidir du côté de Bhamo, l'année dernière. Balle ou coupe-coupe, dit l'Enfant.

— Que signifient ces intermèdes en langue étrangère ? me demanda Cleever.

— Des renseignements professionnels — une sorte de langage comme celui des pilotes du Mississipi, répondis-je. Il n'aimait pas son major, qui a péri de mort violente. Continue, l'Enfant.

— Beaucoup, beaucoup trop d'ordres. On ne pouvait pas emmener les Tommies pour un daur — cela veut dire expédition — de deux jours, sans se faire enlever pour n'avoir pas demandé la permission. Et tout le pays grouillait de dacoits. J'avais l'habitude d'envoyer des espions, et d'agir d'après leurs informations. Aussitôt qu'un homme venait m'annoncer une bande au gîte, je prenais trente hommes, de quoi boulotter, et j'allais les chercher, pendant que l'autre subalterne restait vachard au camp.

— Restait ! Pardonnez-moi, mais comment restait-il ? demanda Cleever.

— Restait vachard — restait tranquille, avec les autres trente hommes. Quand je revenais, il emmenait sa moitié d'hommes, et c'était son tour de prendre du bon temps.

— Qui était-ce ? demanda Boileau.

— Carter-Deecey, des Aurungabadis. Un bon garçon, mais trop zubberdusty et bokhar quatre jours sur sept. Il est claqué aussi. N'interromps pas un homme qui parle.

Cleever me jeta un regard désespéré.

— L'autre subalterne, traduisis-je promptement, venait d'un régiment indigène, et se montrait arrogant d'attitude. Il souffrit beaucoup de la fièvre du pays, et il est mort maintenant. Continue, l'Enfant.

— Au bout d'un moment, nous eûmes des ennuis sous prétexte que nous faisions marcher les hommes à propos de rien : alors je consignais mon signaleur pour l'empêcher de déchiffrer les ordres à l'hélio. Puis je partais en laissant un message à expédier une heure après que j'avais quitté le camp, quelque chose comme ceci : « Reçu avis important ; pars dans une heure sauf contre-ordre. » Si le contre-ordre arrivait, cela ne faisait pas grand-chose. Je jurais à mon retour que la montre du C. O. n'allait pas, ou n'importe quoi. Les Tommies se tordaient, et — oh ! oui, il y avait un Tommy qui était le barde du détachement. Il mettait en vers tout ce qui arrivait.

— Quelle sorte de vers ? demanda Cleever.

— Des vers superbes ; et les Tommies les chantaient. Il y avait une chanson avec chœur, qui disait quelque chose comme ceci :

Ici l'Enfant prit le pur accent de la romance de chambrée :

Theebaw, the Burma King, did a very foolish thing,
When 'e mustered 'ostile forces in ar-rai,
'E little thought that we, from far across the sea,
Would send our armies up to
Mandalai7 !

— Oh, superbe ! dit Cleever. Et si merveilleusement direct ! La conception du barde régimentaire est nouvelle pour moi ; mais, en fait, c'est fort naturel.

— Il était rudement populaire auprès des hommes, dit l'Enfant. Il les couchait en rimes dès qu'ils avaient fait la moindre chose. C'était un grand barde. Il avait une élégie toujours prête lorsque nous cueillions un Boh — c'est un chef de dacoits.

— Comment le cueilliez-vous ? demanda Cleever.

— Oh ! nous lui cassions la tête s'il ne voulait pas se rendre.

— Vous ! Vous avez cassé la tête à un homme ?

Il y eut un rire simultané, vite réprimé, de la part des trois garçons, et dans l'esprit de leur interlocuteur germa soudain la conviction qu'une des expériences de la vie, refusée à lui qui pesait les âmes des hommes, était commune à ces trois jeunes seigneurs d'engageante apparence. Il se tourna du côté de Nevin, qui avait regrimpé au sommet de la bibliothèque et s'était assis les jambes croisées comme auparavant.

— Et vous aussi ?

— Il me semble, dit Nevin suavement. Dans la Montagne Noire. Il était en train de rouler des rochers sur mon peloton, et gâtait notre alignement. Je pris le fusil d'un homme, et descendis l'autre au second coup.

— Bonté divine ! Et qu'avez-vous ressenti après ?

— Soif. J'avais envie d'une pipe aussi.

Cleever regarda Boileau — le plus jeune. Sûrement ses mains étaient pures de sang. Boileau secoua la tête et se mit à rire.

— Continue, Enfant, dit-il.

— Et vous aussi ? dit Cleever.

— J'imagine. Il s'agissait d'abattre ou d'être abattu ; aussi j'abattis. Oh, un seul ! Je ne pouvais faire plus, Monsieur.

Cleever parut sur le point de poser une foule de questions, mais l'Enfant continua, emporté par le flot de sa narration.

— Oui, on finit par nous traiter de jeunes galopins indisciplinés, et on nous interdit formellement d'emmener à l'avenir les Tommies sans ordres. Je n'en fus pas fâché, parce que le Tommy est une sorte de créature tellement exigeante. Il veut vivre comme s'il était tout le temps à la caserne. Je m'en tirais avec de la volaille et du blé bouilli, mais mes Tommies réclamaient leur livre de viande fraîche, leur demi-once de ceci, leur demi-once de l'autre chose, et venaient me raser pour une carotte de tabac quand nous étions à trois jours dans la jungle. Je disais : « Je peux vous avoir du tabac de Birmanie, mais je ne tiens pas de cantine dans ma manche. » Ils ne voulaient rien savoir. Le diable les confonde, il leur fallait toutes les délicatesses de saison.

— Vous étiez seul lorsque vous aviez affaire à ces hommes ? demanda Cleever, en scrutant le visage de l'Enfant, la paume de la main en abat-jour.

De nouvelles notions l'assaillaient, dont il semblait troublé.

— Naturellement, à moins que vous ne comptiez les moustiques. Ils étaient presque aussi gros que les hommes. Lorsque, ensuite, il me fallut lézarder à mon tour, je me mis à chercher quelque chose à faire ; et nous étions grands copains avec un homme appelé Hicksey de la Police, le meilleur garçon que la terre ait jamais porté, un homme de premier ordre.

Cleever applaudit de la tête. Il savait apprécier l'enthousiasme.

— Hicksey et moi nous étions amis comme voleurs. Il avait une poignée d'hommes de police birmane à cheval — des lapins, armés d'une épée et d'une carabine Snider. Ils montaient des poneys birmans trapus, avec des étriers de ficelle, des selles en drap rouge, et des têtières rouges en cordon de sonnette. Hicksey avait l'habitude de m'en prêter six ou huit quand je le lui demandais — de petits diables débrouillards, fins comme l'ambre. Mais ils en racontaient trop long à leurs femmes, et tous mes plans s'éventaient, jusqu'au jour où j'appris à donner de faux ordres de marche la nuit, et à mener les hommes à un autre village le matin. Alors, nous pincions le bon daku avant son premier déjeuner, ce qui le navrait considérablement. C'est un pays affreux, ces bords du Hlinedatalone ; jungles de bambous partout, avec des sentiers tortueux dans les quatre pieds de large. Le daku connaissait tous les sentiers, et nous canardait quand nous débouchions à un coude ; mais la police montée connaissait les sentiers aussi bien que les dakus, et nous filions dare-dare jusqu'au bout. Une fois, nous tombâmes dessus, et les hommes sur les poneys prirent l'avantage sur les hommes à pied. Nous tenions tout le pays absolument tranquille, à dix milles à la ronde, au bout d'un mois à peu près. Puis, Hicksey, moi et l'officier civil, nous prîmes Boh Na-ghee. Ça fut chouette !

— Je crois que je commence à comprendre un peu, dit Cleever. C'était pour vous un plaisir d'administrer et de combattre.

— Je vous crois ! Il n'y a rien de plus agréable qu'une petite expédition réussie, quand on voit ses plans tourner à souhait, et que ses arrangements sont teek — corrects, vous savez, et le tout subchiz — je veux dire, quand tout s'arrange comme des formules au tableau noir. Hicksey savait tout le nécessaire sur le Boh. Ce Boh avait brûlé des villages, assassiné des gens de droite et de gauche, égorgé des convois du Gouvernement, et le reste. Il lézardait dans un village à quinze milles de là, en attendant d'avoir réuni une bande fraîche. Nous arrangeâmes de prendre trente hommes de police montée et le déloger avant qu'il pût piller nos villages nouvellement pacifiés. À la dernière minute, le représentant civil de ce coin-là du globe s'imagina d'assister à l'opération.

— Qui était-ce ? dit Nevin.

— Il s'appelait Dennis, répondit l'Enfant d'une voix lente. Et nous n'en dirons pas davantage. Il vaut plus cher maintenant qu'alors.

— Mais quel âge avait le Pouvoir civil ? demanda Cleever. La situation se développe.

— Il avait à peu près vingt-six ans, et il était extrêmement calé. Il savait un tas de choses, mais je ne crois pas qu'il eût assez de plomb dans la tête pour la chasse aux dacoits. Nous partîmes dans la soirée pour le village du Boh Na-ghee, où nous arrivâmes juste avant le lever du jour, sans avoir donné l'éveil. Dennis était venu armé jusqu'aux dents — deux revolvers, une carabine, et une masse de choses. Nous causions avec Hicksey à propos des postes à donner aux hommes, et voilà Dennis qui coince son poney entre nous deux et se met à dire : « Que faut-il faire ? Dites-moi ce qu'il faut faire, vous autres. » Nous n'y prenions pas garde ; mais son poney essaya de me mordre à la jambe, et je répondis : « Fiche-nous le camp un brin, ma vieille, jusqu'à ce que nous ayons organisé l'attaque. » Il restait là à pousser, à tripoter ses rênes et ses revolvers, en disant : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Oh, mon Dieu ! Que pensez-vous que j'aie de mieux à faire ? » Le bonhomme avait la frousse, une frousse du diable, et ses dents claquaient.

— Je sympathise avec le Pouvoir civil, dit Cleever. Continuez, jeune Clive.

— Le plus drôle, c'est qu'il était censé être notre supérieur. Hicksey le regarda entre les yeux, et lui dit de s'attacher à mon groupe. Un sale tour que Hicksey me jouait là. Le type continua de pousser et de nous embêter, au lieu de demander des hommes et de prendre position, tant que je me mis en colère. Les carabines commençaient à pétarder à l'autre bout du village. Alors, je dis : « Pour l'amour de Dieu, restez tranquille et asseyez-vous où vous êtes ! Si vous voyez quelqu'un sortir du village, tirez dessus. » Je savais qu'il aurait manqué une meule de foin à un mètre.

Là-dessus, je fis passer, tant bien que mal, le mur du jardin — les palissades, vous savez — à mes hommes, et la partie commença. Hicksey avait trouvé le Boh au lit sous sa moustiquaire, et avait fait un saut de mouton dessus.

— Un saut de mouton ! dit Cleever. Est-ce aussi de la guerre, cela ?

— Oui, dit l'Enfant, tout à fait échauffé maintenant. Est-ce que vous ne savez pas comment on fait un saut de mouton sur la tête d'un type, au collège, quand il ronfle dans le dortoir ? Le Boh dormait dans un véritable lit d'épées et de pistolets, et Hicksey descendit, comme Zazel, à travers le filet ; le filet s'emberlificota avec les pistolets, le Boh et Hicksey, et ils roulèrent tous ensemble sur le plancher. Je riais à m'asseoir, et Hicksey jurait après moi parce que je ne l'aidais pas ; de sorte que je le laissai s'en tirer tout seul, et j'entrai dans le village. Nos hommes sabraient, tiraillaient dans toutes les directions, les dacoits de même ; et, au beau milieu du chabanais, quelque âne mit le feu à une maison, et il nous fallut débarrasser le terrain. Je happe le daku le plus proche et cours à la palissade en le poussant devant moi. Il se tortille, m'échappe, et bondit de l'autre côté. Je le suis ; mais j'avais une jambe d'un côté de la palissade et une jambe de l'autre, quand je m'aperçois que le daku était tombé en plein sur la tête de Dennis. Cet autre n'avait pas bougé de l'endroit où je l'avais laissé. Ils roulèrent ensemble sur le sol, et la carabine de Dennis partit et faillit me tuer. Le daku se ramassa et s'enfuit, Dennis fit siffler sa carabine derrière lui, l'atteignit à la nuque, et le jeta bas, étourdi du coup. Jamais vu rien de plus drôle de votre vie. Je restai accroché, plié en deux au sommet de la palissade, hurlant de rire. Mais Dennis se mit à pleurer comme tout : « Oh, j'ai tué un homme, disait-il. J'ai tué un homme, et je ne connaîtrai plus une heure de paix dans mon existence ! Est-il mort ? Grand Dieu, j'ai tué un homme ! » Je descendis : « Ne faites pas la bête », lui dis-je : mais il continuait à crier : « Est-il mort ? » Je lui aurais mis mon pied quelque part. Le daku n'avait été qu'estourbi par la carabine. Il revint à lui au bout d'un moment, et je dis : « Avez-vous beaucoup de mal ? » Il gémit et répondit : « Non. » Il s'était coupaillé toute la poitrine en grimpant à la palissade. « L'homme blanc n'a pas fait cela, dit-il, c'est moi qui l'ai fait, et j'ai jeté l'homme blanc par terre. » Bien d'un Birman, n'est-ce pas ? Mais Dennis ne voulait toujours pas se consoler. Il dit : « Bandez-lui ses blessures. Il va perdre tout son sang. Oh ! il va perdre tout son sang ! — Bandez-les vous-même, dis-je, si vous avez si peur. — Je ne pourrais pas le toucher, dit Dennis, mais voici ma chemise. » Il enleva sa chemise, et reglissa ses bretelles sur ses épaules nues. Je fendis la chemise, et pansai le dacoit, comme un professionnel. Il ricanait tout le temps en regardant Dennis, dont le havresac était par terre, bondé de sandwiches. Sale glouton ! J'en pris quelques-uns, et en offris à Dennis. « Comment pourrais-je manger ? dit-il. Comment pouvez-vous me demander de manger ? Vous avez en ce moment son sang sur les mains, et vous mangez mes sandwiches ! — Parfait, répondis-je ; je vais les donner au daku. » Ce que je fis, et voilà le petit gars très content qui se met à gobelotter sans barguigner.

Cleever posa sa main sur la table d'un coup qui fit danser les verres vides.

— C'est de L'Art ! dit-il. Du procédé, patent, flagrant ! Vous n'allez pas me dire que c'est arrivé comme cela sur le moment ?

Les pupilles des yeux de l'Enfant se réduisirent à la dimension de deux pointes d'épingles.

— Je vous demande pardon, dit-il d'un ton sec et délibéré, mais je raconte la chose telle qu'elle se passa.

Cleever le regarda un instant :

— C'est entièrement ma faute, dit-il, j'aurais dû savoir. Je vous en prie, continuez.

— Hicksey sortit de ce qui restait du village avec ses prisonniers de guerre et ses captifs, tous proprement ficelés. Boh Na-ghee venait d'abord, et l'un des habitants du village, dès qu'il trouva le vieux brigand sans défense, se mit tranquillement à lui allonger des coups de pied. Le Boh, tant qu'il put, les reçut sans broncher ; à la fin, il gémit, et nous nous aperçûmes de ce qui se passait. Hicksey attacha le villageois, et lui donna une demi-douzaine de coups de bambou, quelque chose de soigné, pour lui rappeler qu'il faut laisser les prisonniers tranquilles. Si vous aviez vu le vieux Boh rigoler, alors ! Oh ! Mais Hicksey était furieux contre tout le monde. Il avait reçu au coude une estafilade qui lui avait pincé le « petit-juif », et il était enragé que je ne l'eusse pas aidé contre le Boh et la moustiquaire. Il me fallut lui expliquer que je ne pouvais rien faire. Si vous les aviez vus empêtrés tous les deux par terre, comme un cocon gigotant, vous auriez ri pendant une semaine. Hicksey jura que le seul homme possible, parmi ses connaissances, était le Boh, et, tout le long de la route jusqu'au camp, il causa avec le Boh, tandis que le Boh se plaignait de courbatures dans les os. Une fois rentrés et un bain pris, le Boh voulut savoir quand on allait le pendre. Hicksey lui dit qu'il ne pouvait pas lui rendre ce service sur-le-champ, mais qu'il lui fallait l'envoyer à Rangoon. Le Boh se jeta à genoux, se mit à dévider la liste de ses crimes — il eût mérité dix-sept fois la corde, rien que de son propre aveu — et implora Hicksey d'arranger l'affaire sur place. « Si l'on m'envoie à Rangoon, dit-il, ils me garderont en prison toute ma vie, et c'est une mort nouvelle chaque fois que le soleil se lève ou que souffle le vent. » Mais il nous fallait l'envoyer à Rangoon, et, naturellement, il ramassa son dû là-bas, et fut condamné aux travaux forcés à perpétuité. En passant à Rangoon, je suis allé voir la prison — j'avais aidé à l'emplir, vous savez — le vieux Boh était là, et il me reconnut tout de suite. Il commença par demander de l'opium, et je tâchai de lui en procurer, mais c'était contraire au règlement. Puis il me demanda de faire changer sa peine en celle de mort, parce qu'il avait peur d'être envoyé aux Andamans. Je ne pouvais pas non plus faire cela pour lui. Mais j'essayai de le remonter, en lui racontant des nouvelles du Haut pays. La dernière chose qu'il dit fut : « Faites mes compliments au gros homme blanc qui a sauté sur moi. Si j'avais été éveillé, je l'aurais tué. » J'ai écrit à Hicksey par le courrier suivant, et — c'est tout. J'ai peur d'avoir blagué à perte de vue, Monsieur.

Cleever resta longtemps sans rien dire. L'Enfant paraissait gêné. Il craignait d'avoir, dans l'égarement de son enthousiasme, occupé sans profit le temps du romancier d'anecdotes et de trivialités.

Puis Cleever se mit à dire :

— Je ne comprends pas. Comment se fait-il que vous ayez vu et accompli tout cela avant d'avoir fait vos dents de sagesse ?

— Sais pas, dit l'Enfant, en forme d'excuse. Je n'ai pas vu grand-chose — rien que la Jungle de Birmanie.

— Et des morts, et la guerre, le commandement, la responsabilité, dit Cleever à voix basse. À trente ans vous n'aurez plus de sensations à éprouver si vous continuez de ce train. Mais je veux entendre encore des histoires — encore des histoires !

Il semblait oublier que des subalternes eux-mêmes peuvent avoir des engagements de leur côté.

— Nous devons dîner quelque part — tous ensemble — et aller ensuite à l'« Empire », dit Nevin avec hésitation. Il ne voulait pas demander à Cleever de venir aussi. Une invitation eût à bon droit frisé dangereusement le sans-gêne. Et Cleever, peu soucieux d'imposer à des jeunes gens en liberté l'importunité d'une barbe grise, ne dit rien de son côté.

Boileau résolut la petite difficulté en lâchant tout à trac :

— Ne viendrez-vous pas aussi, Monsieur ?

Cleever cria presque son « oui », et, tandis qu'on l'aidait à mettre son pardessus, il continuait à murmurer « Bonté du Ciel ! » de temps en temps, d'une façon que les garçons ne pouvaient pas comprendre.
— Je ne crois pas être allé à l'« Empire » de ma vie, dit-il, mais qu'est-ce que c'est que ma vie après tout ? Allons.

Ils sortirent avec Eustache Cleever et je restai à bouder chez moi, parce qu'ils étaient venus me voir et qu'ils m'avaient lâché pour un plus gros monsieur, ce qui était humiliant. Ils l'emballèrent dans un cab avec la plus extrême vénération, car n'était-il pas l'auteur de Comme c'était au commencement, et quelqu'un dont la société faisait honneur dans le monde ? D'après les nouvelles qui me parvinrent plus tard, il avait pris moins d'intérêt au spectacle qu'à leurs conversations, et ils protestèrent que c'était un « chic type comme on n'en fait plus... Savait ce qu'un homme allait dire presque avant qu'il ait parlé, et avec ça naïf en diable à propos de choses que tout le monde sait ». Ce commentaire entre beaucoup d'autres.

Ils revinrent à minuit, proclamant qu'ils étaient de « très respectables gondoliers8 », et qu'avec des huîtres et du stout ils verraient la fin de leurs besoins. L'éminent romancier les accompagnait toujours, et je crois qu'il les appelait par leurs petits noms. Ce dont je suis sûr, c'est qu'il prétendait revenir d'une promenade « à travers l'Irréalisé9 », et qu'on lui avait montré l'« Empire » sous un jour nouveau.

Encore froissé d'un récent abandon, je répondis brièvement :

— Nous en avons, Dieu merci, dans le pays, dix mille du même acabit.

Au moment du départ, je lui demandai ce qu'il pensait des choses en général.

Il répondit par une autre citation à cet effet, que le chant constituait assurément un exercice de la plus insigne beauté, mais que peu de lèvres, je pouvais en être sûr, s'ouvriraient pour chanter si elles se trouvaient pourvues de baisers en suffisance.

D'où je conclus que Eustache Cleever, décorateur et coloriste ès-vocables, blasphémait en propres termes son Art, ce dont il aurait regret dans la matinée.





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