Multiples Inventions
(Many Inventions, 1893)

Table des matières
 
Le perturbateur du trafic
The Disturber of Traffic

Les Frères de la Trinité1 ordonnent que nulle personne étrangère à leur service ne se rencontre à l'intérieur ou au sommet de leurs phares durant les heures de la nuit ; mais on peut amener leurs subordonnés à des accommodements. Pour peu que vous sachiez vous exprimer et que vous preniez intérêt à leurs fonctions, ils vous permettront de leur tenir compagnie pendant leur longue veille et de les aider à remettre les bateaux effarés dans le bon chemin à mi-Manche.

Parmi les phares de la côte sud anglaise, celui de St-Cecilia-under-the-Cliff est le plus puissant, car il garde une côte très brumeuse. Quand le brouillard de la mer voile toutes choses, le St-Cecilia tourne vers le large sa tête emmitouflée, et chante une chanson de deux mots une fois par minute. De la terre, cette chanson ressemble au meuglement d'un taureau de bronze, mais, en mer, ils comprennent, et les steamers renvoient un grognement de gratitude.

Fenwick, de service cette nuit-là, me prêta une paire de lunettes noires, sans lesquelles nul ne peut fixer impunément la lumière du phare, et s'occupa de donner un dernier coup de fion aux lentilles, avant la tombée du crépuscule. La Manche, dans toute sa largeur, s'étendait à nos pieds, lisse et irisée comme l'intérieur d'une coquille d'huître. Un petit cargo-boat de Sunderland avait fait des signaux à l'Agence du Lloyd, un demi-mille plus haut sur la côte, et, sans se presser, s'enfonçait vers le couchant, son sillage tout blanc derrière lui. Une étoile se leva derrière les falaises, la face des eaux se plomba, et le feu de St-Cecilia darda soudain à travers l'étendue de la mer huit longs pinceaux, comme une roue de lumière, qui tournèrent lentement de droite à gauche, se fondirent en un rayon unique de clarté massive, projeté droit en avant de la tour, lequel se partagea de nouveau en huit, et s'effaça. Le cadre métallique et ses mille lentilles évoluèrent sur les rouleaux, et la machine à air comprimé qui l'actionnait se mit à bourdonner comme une mouche bleue sous verre. Sur le mur, l'aiguille de l'indicateur battait comme un pouls, d'un degré à l'autre. Huit pulsations mesuraient une demi-révolution du feu ; ni plus ni moins.

Fenwick contrôla avec soin les premières révolutions, ouvrit un brin le robinet d'alimentation de la machine, examina le régulateur en pleine course, puis de nouveau l'indicateur, et dit :

— Elle fera l'affaire pour quelques heures. Nous venons d'envoyer notre machine ordinaire à Londres, et celle-ci, de réserve, ne la vaut guère pour l'exactitude.

— Et qu'arriverait-il si l'air comprimé venait à manquer ? demandai-je.

— Il nous faudrait manœuvrer le feu à la main sans perdre de vue l'indicateur. Il y a une manivelle réglée pour cela. Mais ça n'est jamais arrivé. Nous aurons besoin de tout notre air comprimé ce soir.

— Pourquoi ? dis-je.

Je l'observais depuis moins d'une minute.

— Regardez, répondit-il.

Et je vis qu'un linceul de brume s'était levé de la mer inerte, et nous avait enveloppés, dans le temps que j'avais tourné le dos. Les pinceaux du phare tombaient, dans leur marche, sur des degrés vacillants de nuée blanche. Du balcon autour de la lanterne, les murs blancs du phare plongeaient dans un gouffre de tournoyantes fumées, où le bruit du jusant paresseux sur les roches s'étranglait en un râle épais.

— Voilà comment arrivent nos brumes, dit Fenwick d'un air de propriétaire. Écoutez, maintenant, ce petit sot qui crie avant d'être écorché.

Quelque chose, dans la brume, meuglait comme un veau indigné ; cela pouvait être à un demi-mille comme à cinquante de là.

— Est-ce qu'il croit que nous sommes allés nous coucher ? continua Fenwick. Vous allez nous entendre lui dire notre avis dans un instant. Il sait parfaitement où il est, et il fait des manières pour qu'on le lui dise, tout comme s'il était assuré.

— Qui est-ce « il » ?

— Ce bateau de Sunderland, sans doute. Ah !

J'entendais une machine à vapeur crachoter au-dessous de nous dans la brume, là où les dynamos générateurs du feu cliquetaient de compagnie. Puis vint un mugissement qui fendit le brouillard et ébranla le phare.

— Git-toot2 ! bramait la sirène du St-Cecilia.

Le mugissement cessa.

— Petit sot ! répéta Fenwick.

Puis écoutant :

— Le bon Dieu me bénisse s'il n'y en a pas un autre ! Ce n'est pas pour rien qu'on dit toujours qu'une brume attire tous les bateaux de la mer. Ils vont héler toute la nuit, et la sirène aussi. On attend des chargements de thé à la descente du Channel... Si vous mettiez ma veste sur cette chaise, vous seriez plus à l'aise, Monsieur.

Il n'y a rien d'agréable à se voir imposer la société d'autrui pour une nuit entière. Je regardai Fenwick, et Fenwick me regarda : chacun de nous jaugeant la capacité de l'autre à infliger ou supporter l'ennui. Fenwick était un vieil homme, complètement rasé, grisonnant, qui avait suivi la mer pendant trente ans, et ne connaissait de la terre que le phare dans lequel il servait. Il tâta le fer prudemment à seule fin de se rendre compte du peu que je savais, et tint sa conversation à mon niveau jusqu'au moment où nous découvrîmes que j'avais rencontré, dans la marine marchande, un capitaine jadis commandant d'un navire sur lequel le fils de Fenwick avait servi ; et, de plus, que je connaissais quelques escales où Fenwick avait touché. Il se mit à disserter sur le pilotage dans l'Hougli. J'avais eu le privilège de connaître intimement un pilote de l'Hougli. Fenwick n'avait contemplé cette race imposante et despotique que des écubiers d'un navire, et ses rapports avec eux s'étaient bornés à « quatre brasses trois quarts », et à telles remarques de nature strictement professionnelle. Là-dessus il cessa de me parler du haut en bas et devint si prodigieusement technique, que je fus forcé de lui demander l'explication d'une phrase sur deux. Cela le mit tout à fait à l'aise ; et alors nous parlâmes sur le même pied, trop intéressés chacun pour penser à autre chose qu'au sujet en train. Et ces sujets mêlaient naufrages, croisières, commerces d'autrefois, navires abandonnés dans des mers désolées, steamers que tous deux nous avions connus, leurs mérites, leurs défauts, chargements, Lloyd, et phares principalement. La conversation revenait toujours sur les feux : feux de la Manche ; feux sur des îles oubliées et marins oubliés aussi ; feux flottants — deux mois de service et un de congé — dansant au bout de leurs amarres dans des courants sans cesse tourmentés ; et feux que certains ont aperçus là où jamais phare ne fut marqué sur les cartes.

Je passe sous silence toutes ses histoires, comme aussi les transitions merveilleuses par lesquelles il y arrivait, mais je relaterai ici, telle que je l'entendis de la bouche de Fenwick, l'une d'elles et non la moins surprenante. Elle me fut contée par lambeaux, au bruit de patins à roulettes des lentilles tournantes, au mugissement de la sirène à nos pieds, parmi les appels qui répondaient du large, et les chocs clairs des oiseaux de nuit affolés, qui se jetaient contre les glaces. Elle concernait un homme appelé Dowse, jadis intime ami de Fenwick, maintenant batelier à Portsmouth, qui croyait le poids du meurtre sur sa tête, et ne pouvait trouver de repos à Portsmouth ni à Gosport-Hard.

— ... Et si quelqu'un vient à vous dire : « Je connais les courants de Java », ne l'écoutez pas ; car ces courants-là, nul homme mortel ne les a jamais connus. Tantôt ils sont ici, tantôt là ; mais ils ne filent jamais moins de cinq nœuds à l'heure à travers ces îles de l'archipel oriental. Il y a des contre-courants dans le golfe de Boni — c'est au nord, dans les Célèbes — qu'aucun homme ne peut expliquer ; et parmi tous ces passages de Java, depuis les détroits de Bali, Dutch Gut et Ombay, que je considère comme le plus sûr, ils brisent, ils virent, ils chassent le flot tantôt sur un bord, tantôt sur un autre, à vous casser votre bateau en deux. Je suis venu par le détroit de Bali, l'arrière en avant, au cœur même de la mousson du sud-est, avec un vent sud-sud-ouest, et la marée debout qui venait du nord ; et notre patron disait qu'il ne recommencerait pas, non, pour tous les Jamrach's3 du monde. Vous avez entendu parler de Jamrach's, Monsieur ?

— Oui ! et Dowse avait-il un poste dans le détroit de Bali ? dis-je.

— Non, il n'était pas à Bali, mais beaucoup plus à l'est de ces sacrés passages, dans le détroit de Florès, à la pointe est de Florès. Tout ça est sur la route sud de l'Australie, quand on traverse l'archipel oriental. Tantôt vous allez par le détroit de Bali si vous avez la pression, tantôt par le détroit de Florès, de façon à faire route tout de suite vers le sud et à doubler Timor, en prenant bien le large du banc de Sahul. Autrement, si vos machines manquent de pression, la raison vous dit de faire le tour par le passage d'Ombay, en rasant la côte nord au plus près. Vous comprenez cela, Monsieur ?

Je ne me sentais pas de force, et jugeai plus sûr de me tenir sur la côte nord — celle du silence.

— Et dans le détroit de Florès, au beau milieu du chenal, entre l'île Adonare et le continent, ils mirent Dowse à la garde d'un phare sur pilotis appelé le feu de Wurlee. C'est à moins d'un mille par le travers de l'entrée du détroit de Florès. Là, il s'élargit de dix ou douze milles pour former le détroit de Solor ; puis il s'étrangle de nouveau en un boyau de trois milles, avec un grand volcan qui flambe, tout près du détroit de Loby Toby, et, si vous prenez son feu et le feu de Wurlee en ligne droite, vous ne vous ferez pas beaucoup de mal, même par la nuit la plus noire. C'est ce que Dowse m'a dit, et je le crois sans peine, connaissant moi-même ces eaux ; mais il faut toujours faire attention aux courants. C'est là qu'ils mirent Dowse, puisque c'était le seul homme que ce gouvernement hollandais, qui possède Florès, pût trouver pour aller à Wurlee entretenir un feu fixe. Le plus souvent, ils emploient des Hollandais et des Italiens ; les Anglais passent pour boire quand ils sont seuls. Je n'ai jamais pu trouver le vrai motif qui poussa Dowse à accepter cette position. En tous cas, il l'accepta. Et il s'asseyait le soir pour regarder les tigres qui sortaient des forêts à la recherche de crabes ou d'autres gibiers pareils autour du phare à marée basse. La mer était toujours chaude dans ces parages, je m'en souviens bien, bigrement collante aussi, et elle filait dans les marées, épaisse et lisse comme de la pâtée dans une auge. Il y avait un autre homme avec Dowse dans le phare, mais ce n'était pas à vrai dire un homme. C'était un Kling. Non, ce n'était pas non plus un Kling, mais sa peau était toute en petites écailles avec des gerçures tout plein à force de vivre dans l'eau salée. Il avait des mains aussi comme des pattes de canard. Cela s'appelle, je me souviens maintenant que Dowse me l'avait dit, un Orange-Lord, à cause de ses habitudes. Vous avez entendu parler des Orange-Lord, Monsieur ?

— Orang-Laut4 ? suggérai-je.

— Voilà le mot, dit Fenwick en se donnant une claque sur le genou. Un Orang-Laut, naturellement, et il se nommait Challong ; une sorte de bohémien de mer. Dowse m'a dit que cet homme, ses cheveux longs et le reste, s'en allait à la nage à travers les courants, rien que pour se distraire ; descendant un flot, revenant avec l'autre, tirant sa coupe sur le flanc, et tout ça par des marées terribles. Aux autres moments, il gambadait le long de la grève avec les tigres à marée basse, car il était plus qu'à moitié bête ; ou bien, du fond d'un petit bateau il faisait sa prière au vieux Loby Toby vers la pointe sud du détroit les soirs où le volcan crachait rouge. Dowse m'a dit que ce n'était pas un homme sociable, ni une compagnie pour lui comme vous ou moi.

Une chose me tracasse, c'est que je n'ai jamais pu découvrir comment cela prit Dowse après une année, ou peu s'en faut, passée là. Il mettait de côté tout l'argent de sa paie, il entretenait son feu, et, de temps en temps, il se battait avec Challong, et le culbutait du haut du phare dans la mer. Alors, m'a-t-il dit, il commença à se sentir des raies dans la tête à force de regarder si longtemps la marée. Il prétend qu'il y avait de grandes rayures blanches dedans, comme sur du papier de tenture qui n'a pas été proprement collé, qu'il disait. Quant aux raies, elles couraient avec les marées, du sud au nord, et du nord au sud, deux fois par jour, selon ces diables de courants, et Dowse se couchait sur le plancher — c'était un phare à pilotis — l'œil collé à une fente, et regardait l'eau filer en longues raies entre les piles, toujours unie comme de l'eau grasse. Il dit que son seul répit, c'était à mer étale. Alors les raies tournaient, tournaient dans sa tête comme un sampan dans un remous ; mais ça, c'était le paradis, à ce qu'il dit, comparé à l'autre sorte de raies, les raies droites qui ressemblaient aux flèches sur les cartes des vents, mais en beaucoup plus régulier, et c'était ça le chiendent. Et puis, il ne pouvait plus regarder autre chose que les grands courants montants ou descendants des marées, car aussitôt qu'il s'avisait de lever les yeux, en quête d'un peu de répit et de soulagement, vers les hautes montagnes qui s'alignent le long du détroit de Florès, il sentait ses yeux comme tirés en bas vers les raies de l'eau mauvaise ; et, une fois revenus là, il ne pouvait plus les en ôter jusqu'au tournant du flot. C'est lui-même qui m'a raconté tout cela, et il parlait tout comme s'il s'agissait de quelqu'un d'autre.

— Où l'avez-vous rencontré ? demandai-je.

— Dans la rade de Portsmouth, en train d'astiquer les cuivres d'un bateau de Ryde ; mais je l'avais rencontré à différentes reprises à force de suivre la mer pendant des années. Oui, il parlait de lui-même d'une façon très curieuse ; et toujours comme s'il était couché mort dans la pièce à côté. Ces raies, elles lui obsédaient l'imagination, à ce qu'il dit ; et il prenait la résolution, chaque fois que la canonnière hollandaise qui dessert les phares en ces parages était en vue, de demander à être relevé. Mais, aussitôt qu'elle arrivait, quelque chose lui faisait clic dans sa gorge, et il s'absorbait tellement à regarder les mâts, parce qu'ils se dressaient tout droits en sens contraire de ses raies, qu'il ne pouvait dire un mot jusqu'au moment où, déjà loin, les mâts avaient disparu sous l'horizon. Alors, à ce qu'il dit, il pleurait des heures de suite ; et Challong, lui, nageait, nageait tout autour du phare, en riant de lui, et en battant l'eau avec ses mains en pattes de canard. À la fin, il se mit dans sa pauvre tête malade que les navires, et particulièrement les steamers qui venaient par là — il n'y en avait guère —, étaient la cause de ces raies, au lieu des marées comme de juste. Il restait là, à ce qu'il dit, à crier des malédictions à chaque bateau qui s'en venait — parfois une jonque, parfois un brick hollandais, et, de temps en temps, un steamer qui, après avoir doublé la pointe de Florès, farfouillait à l'entrée du détroit. Ou bien, il venait un bateau d'Australie, cap au nord, passé le vieux Loby Toby, à la recherche d'un bon courant, mais sans avoir jamais l'idée de jeter un journal que Challong eût pu repêcher pour le faire lire à Dowse. Généralement parlant, les steamers passaient plus à l'ouest ; mais, de temps à autre, ils approchaient, cherchant Timor et la côte ouest d'Australie. Dowse leur criait de faire le tour par le passage d'Ombay, et de ne pas venir cingler devant lui et rendre son eau pleine de raies, mais il n'y avait guère de possibilité qu'ils entendent. Il se dit, au bout d'un mois : « Je vais leur donner une chance de plus, qu'il dit. Si le prochain bateau ne se conforme pas à mes justes représentations — il se rappelle, disait-il, s'être servi exactement de ces mots-là, parlant à Challong —, je bloque le chenal. »

Le bateau suivant fut un cargo-boat à deux raies5, très pressé de gagner le Nord. Il se trimbala sous le vent du vieux Loby Toby à la pointe sud du détroit, et passa à moins d'un quart de mille du phare de Wurlee, en doublant la pointe nord par dix-sept brasses d'eau, et la marée debout. Dowse prit la peine d'aller au-devant avec Challong dans une petite prao6 qu'ils avaient — tout bambous et voies d'eau — et resta en plein chenal à agiter une branche de palmier, tout en se demandant, me disait-il après, pourquoi et dans quel but il faisait l'imbécile comme cela. Arrive le bateau, et Dowse se met à crier : « Ne venez plus par ici pour me fiche des raies dans la tête ! Faites le tour par Ombay et laissez-moi tranquille. » Quelqu'un regarde par-dessus le plat-bord, lance une banane à Dowse, et c'est tout. Dowse s'assoit au fond du bateau et se met à pleurer toutes les larmes de son corps. Puis il dit : « Challong, pourquoi est-ce que je pleure ? » et tous deux remontent au phare de Wurlee avec la demi-marée.

« Challong, dit-il, il y a trop de trafic par ici, et c'est pourquoi, l'eau est rayée comme cela. C'est les jonques, les bricks et les steamers qui en sont cause », qu'il dit ; et tout le temps qu'il parlait, il pensait : « Mon Dieu, mon Dieu, quel crétin d'idiot je fais ! » Challong ne disait rien parce qu'il ne pouvait pas parler un mot d'anglais, sauf pour dire Dam7, et il le disait là où vous et moi dirions « oui ». Dowse était couché sur le plancher du phare, l'œil à la fente, et il voyait les raies d'eau limoneuse filer au-dessous, et il ne dit plus un mot jusqu'à la pleine mer, à cause que les raies lui liaient la langue à ces moments-là. À la pleine mer, il dit : « Challong, il nous faut baliser ce chenal à cause des épaves », et il lève ses mains plusieurs fois, en faisant signe que des douzaines d'épaves se baladaient dans le chenal, et Challong dit : Dam.

Ce même après-midi, lui et Challong rament jusqu'à Wurlee, le village dans les bois, qui avait donné son nom au phare, et ils achètent des cannes — des piles et des piles de cannes, et du filin de caire, du gros, du fin, toutes les sortes —, et ils se mettent à fabriquer des flotteurs de bois carrés en amarrant les cannes ensemble. Dowse prétend qu'il passa plus de temps qu'il ne fallait pour construire ces flotteurs, parce qu'il prenait plaisir aux coins, rapport qu'ils étaient carrés, tandis que les raies dans sa tête couraient toujours en long. Il amarra les cannes ensemble, en croix ou en travers — n'importe comment, excepté en long — et cela fit des flotteurs de douze pieds carrés, comme des radeaux. Puis il dressa au milieu de chacun un bambou de douze pieds ou un faisceau de cannes, au sommet duquel il amarra un grand W de six pieds de haut, tout fait avec des cannes ; après quoi il barbouilla le flotteur en vert sombre et le W en blanc, comme on peint les bouées de naufrage. À eux deux, ils construisirent une bonne douzaine de ces bouées de naufrage d'un nouveau genre, et ce fut l'affaire de deux mois. Il n'y avait pas grand trafic à cause qu'on approchait de la mousson, mais le peu qu'il y avait, Dowse jurait après, et les raies dans sa tête couraient avec les marées comme d'habitude.

Chaque jour, sitôt une bouée prête. Challong la sortait, ensemble avec un gros caillou et un grappin de bambou, dans la prao à moitié sombrée, et mouillait le tout en plein chenal. Il faisait cela le jour ou la nuit, et Dowse pouvait le voir, par les nuits claires, lorsque la mer luisait, grimper sur les bouées, tout dégouttant d'eau phosphorescente. Elles furent toutes mises en place, au nombre de douze, par dix-sept brasses d'eau, pas en ligne droite, à cause d'un banc bien connu qui se trouve là, mais de biais et par deux, l'une derrière l'autre, la plupart au milieu du chenal. Il faut tenir le milieu de ces courants de Java, car les courants le long de la côte sont tous différents, et, dans les endroits resserrés, on n'a pas le temps de donner un coup de roue qu'on se trouve le nez à l'envers, raclant les rochers et les bois. Dowse connaissait cela comme le premier capitaine venu. Pareillement il savait qu'aucun capitaine n'oserait passer au milieu d'épaves non portées sur les cartes, et par un courant de six nœuds. Il m'a dit qu'il restait là, étendu à côté du phare, à regarder ses bouées danser et plonger d'amitié avec le flot ; et ce mouvement lui faisait du bien parce que c'était autre chose que celui des raies dans sa tête.

Trois semaines après qu'il avait terminé son ouvrage, voilà un steamer qui arrive par les détroits de Loby Toby avec intention de déboucher dans la mer de Florès avant la nuit. Il le vit ralentir, puis faire machine en arrière. Alors un homme, puis un autre, montent sur le pont, et il voit qu'il y a grand palabre, et que le flot entraîne le steamer droit sur ses bouées. Après cela le steamer vire de bord et s'en retourne vers le Sud. Et Dowse faillit se tuer à force de rire. Mais quelques semaines plus tard, une couple de jonques arrivent du Nord, voguant de conserve, bras dessus bras dessous, comme vont les jonques. Il ne faut pas peu de chose pour faire comprendre à un Chinois qu'il y a du danger. Ces jonques prirent le courant en plein et enfilèrent le chenal au beau milieu des bouées, au train de dix nœuds à l'heure, les matelots soufflant dans des cornes et frappant sur des pots d'étain tout du long. Cela mit Dowse fort en colère, lui qui s'était donné tant de mal pour bloquer le chenal. Aucun bateau ne passe le détroit de Florès la nuit, mais il sembla à Dowse que si des jonques avaient fait cela dans le jour, Dieu sait si un steamer n'allait pas bousculer ses bouées dans l'obscurité ; et il envoya Challong tendre une corde de caire entre trois des bouées au milieu du chenal, et il fixa à cette corde des feux libres faits d'une mèche de caire trempée dans l'huile. Les marées étaient les seules choses à bouger dans ces mers, car l'air y est d'un calme de mort jusqu'à ce qu'il se mette à venter, et alors ça souffle à vous arracher les cheveux de la tête. Challong entretint ces feux chaque nuit après celle où les jonques avaient montré tant d'impudence — quatre feux sur près d'un quart de mille, suspendus à la corde dans des marmites de fer, et, quand ils étaient allumés (le caire brûle bien, tout à fait comme une mèche de lampe), le chenal semblait plus fou que tout au monde. D'abord il y avait le phare de Wurlee, puis ces quatre feux baroques qui ne pouvaient pas être des feux flottants, car ils brillaient juste au ras de l'eau ; et derrière, à vingt milles, le plus gros feu de tous, la pointe rouge du vieux Loby Toby. Dowse m'a dit qu'il avait l'habitude de sortir dans la prao pour regarder son ouvrage, et que cela lui faisait peur, car c'était des feux comme on n'en a jamais vu.

Bientôt d'autres steamers vinrent par là flairant et reniflant les bouées, mais sans oser les franchir, et Dowse se dit en lui-même : « Dieu merci, je leur ai appris à ne pas venir faire des raies dans mon eau. Le passage d'Ombay est assez bon pour eux et leurs pareils. » Mais il ne se rappelait pas comme ces sortes de nouvelles font vite leur chemin parmi les gens de mer. Chacun des steamers passé aux environs de ces bouées racontait à un autre steamer et à tous les officiers de port stationnant dans ces mers, qu'il y avait dans le détroit de Florès quelque chose qui clochait et que les cartes n'enregistraient pas encore. Des bouées d'épave en bloquaient le chenal, disaient-ils, et pas moyen de se servir de la passe. Les Hollandais, naturellement, ne savaient rien de la chose. Ils pensèrent que le service d'inspection de notre Amirauté avait passé par là, et ils trouvèrent cela singulier mais de bon voisinage. Vous comprenez, nous autres Anglais, nous sommes toujours à relever des points et à éclairer des routes marines par tout le monde, sans jamais dire : « s'il vous plaît », ou « avec votre permission », rapport que la mer nous concerne plus que personne d'autre. Donc la nouvelle fit le va-et-vient de Florès à Bali, de Bali à Probolingo, d'où part le railway qui va à Batavia. D'un bout à l'autre des mers de Java, passa le mot d'éviter le détroit de Florès, et, quant à Dowse, on le laissa tranquille, tout le monde sauf les steamers et les petits bâtiments qui ne savaient pas. Ils s'amenaient, examinaient le détroit comme un bœuf regarde par-dessus une barrière, mais ces bouées danseuses les faisaient sauver. Un jour, comme le navire inspecteur de l'Amirauté — c'était le Britomarte, je crois, en ce temps-là — se rangeait dans le goulet de Macassar sous le fort Rotterdam, bord à bord avec l'Amboina, une sale petite canonnière hollandaise qui avait l'habitude de faire ses nettoyages par là, le capitaine hollandais dit à notre capitaine : « Qu'est-ce qui ne va pas dans le détroit de Florès ? » qu'il dit.

— Du diable si j'en sais rien, dit notre capitaine qui arrivait du banc d'Angelica.

— Alors, pourquoi êtes-vous allé y mettre des bouées ? dit le Hollandais.

— Du diable si j'y ai mis des bouées, dit notre capitaine. Ça vous regarde.

— On a mis des bouées, dit le capitaine hollandais, d'après ce qu'on m'a raconté ; et même toute une flotte de bouées d'épaves.

— Fichtre ! dit notre capitaine. Quelle vie de chien que la mer, tout de même. Il faut que j'aille voir. Venez aussi après moi, dès que vous pourrez.

Et, cette nuit-là même, il cinglait vers là-bas, doublant le talon des Célèbes, puis, en trois jours à toute vapeur, le cap Florès ; et il rencontrait un bateau de commerce à aubes, très mécontent, culant pour se dégager du détroit ; et le capitaine marchand dit au navire inspecteur ce qu'il en pensait de laisser traîner ainsi dans un chenal étroit des épaves que les cartes ne signalaient même pas, et de lui faire gaspiller le charbon de sa compagnie.

— Ce n'est pas ma faute, dit notre capitaine.

— Je me moque pas mal de qui c'est la faute, dit le capitaine marchand qui était venu à bord pour lui parler à la tombée de la nuit. Le chenal est obstrué d'épaves à flanquer un trou dans une porte de dock. J'ai vu leurs grands coquins de mâts se lever juste sous mes pieds. Que le bon Dieu me bénisse ! dit-il, en faisant demi-tour. Ça ressemble à Regent-Street la nuit, en été, quand il fait chaud.

Et ça y ressemblait en effet. Tous deux regardèrent le détroit de Florès, et ils virent des lumières en chapelet l'une après l'autre, qui barraient le chenal. Dowse, il avait vu les steamers se balader par là avant la nuit, et il dit à Challong : « Nous allons leur faire voir quelque chose dont ils se souviendront. Prends toutes les marmites, tous les pots de fer que tu pourras, et pends-les à côté des quatre feux réguliers. Il faut leur apprendre à faire le tour par Ombay, ou bien ils vont recommencer à rayer notre eau ! »

Challong piqua une tête du haut du phare, embarqua sur la petite prao qui faisait eau de partout ; il portait des mèches de caire trempées dans l'huile et toutes les marmites qu'il avait pu ramasser. Il se mit à aligner ses feux, les quatre réglementaires avec une demi-douzaine de nouveaux accrochés à la corde tendue un peu au-dessus de l'eau. Puis, à chaque bouée de reste, avec tout ce qu'il avait encore de caire, il suspendit une marmite-fanal au bout de chaque perche où il pouvait atteindre, sept perches environ qu'il y avait. Ainsi, comme vous voyez, et l'un dans l'autre, il y avait là le phare de Wurlee, quatre feux le long de la corde tendue comme à l'ordinaire entre les trois bouées d'épaves au milieu du chenal, six ou huit d'extra que Challong avait suspendus à la même corde, et sept grandes flammes qui dansaient sur les sept bouées de naufrage, dix-huit ou vingt feux en tout sur l'espace d'un mille, par dix-sept brasses de fond, là où jamais marée ne laisserait stationner une épave trois semaines de suite, encore moins dix ou douze comme le nombre des feux en annonçait.

Le capitaine de l'Amirauté vit les feux s'allumer l'un après l'autre, de même que le patron marchand qui se tenait près de lui, et dit :

— Il y a eu une catastrophe internationale ici ou ailleurs.

Puis il siffla.

— Je vais tirer des bordées toute la nuit jusqu'à ce que le Hollandais arrive, dit-il.

—Je m'en vais, dit le patron marchand. Mes armateurs ne me paient pas pour regarder des illuminations. Ce détroit est bourré d'épaves, ça ne m'étonnerait pas qu'un typhon ait poussé là la moitié des jonques de la Chine.

Là-dessus il partit ; mais le navire de l'Inspection resta toute la nuit à l'entrée du détroit de Florès, et les hommes s'étonnèrent à regarder les feux jusqu'au moment où ils commencèrent à s'éteindre, et alors les hommes s'étonnèrent plus que jamais.
Un peu avant le matin, la canonnière hollandaise arriva toute affairée, et les deux navires restèrent ensemble à regarder les feux s'effacer l'un après l'autre, jusqu'à ce qu'il ne restât plus que le détroit de Florès tout vert et tout humide, une douzaine de bouées d'épaves, et le phare de Wurlee.

Dowse avait dormi très tranquillement cette nuit-là, et s'était débarrassé de ses raies en pensant aux steamers en colère, là-bas, au-dehors ; Challong avait à faire, et ne rallia son cadre que tard dans la matinée. À la pointe de l'aube grise, Dowse regarda vers la mer, agité, comme il dit, par son tourment, et il vit toutes les marines du monde rangées à l'entrée du chenal de Florès, en demi-lune, sur un espace de sept milles d'une corne à l'autre, étonnantes à regarder. Ce sont les propres mots dont il s'est servi, dix fois plutôt qu'une, pour raconter l'histoire.

Alors, dit-il, il entendit un coup de canon à tout casser, et toutes les grandes marines s'émiettèrent en petits morceaux de nuages, et il ne resta que deux navires et un canot dont les avirons manœuvraient en large, au lieu de manœuvrer en long dans le sens où les marées du matin, suivant le flux et le reflux, filaient continuellement.

— Ohé ! que diable a-t-il, ce détroit ? dit un homme du bateau dès qu'il fut à portée de voix. Toute la marine d'Angleterre a donc sombré ici, ou quoi ?

— Il n'y a rien du tout, dit Dowse, assis sur la plate-forme extérieure du phare, tout en conservant un œil attentif sur les raies de la marée qu'il haïssait toujours, surtout le matin. Laissez-moi tranquille, et je vous laisserai tranquille. Faites le tour par Ombay, et ne venez pas gâter mon eau. Vous y faites des raies.

Tout le temps qu'il disait cela, il ne cessait de penser en lui-même : « C'est des bêtises tout ça, c'est des folies. » Et tout le temps il se tenait croche ferme au bord de la plate-forme, crainte que les rayures de la marée auraient voulu l'emporter.

Quelqu'un répond du bateau, tout doucement :

— Nous allons faire le tour par Ombay dans un instant pourvu que vous veniez dire un mot à notre capitaine et l'aider à faire son point.

Dowse se sentit vivement flatté, et se laissa glisser dans le canot, sans faire attention à Challong. Mais Challong suivit à la nage derrière le canot, jusqu'au navire. Quand Dowse fut dans le canot, il s'aperçut, d'après ce qu'il dit, qu'il ne pouvait parler aux matelots sauf pour les appeler « souris blanches avec des chaînes au cou », et Dieu sait qu'il n'avait jamais eu devant les yeux ni dans la pensée de souris blanches depuis que, tout petit gamin, il en portait nouées dans un coin de son mouchoir. Aussi, il se tint tranquille ; et ils arrivent de cette façon au navire inspecteur ; et l'homme du canot hèle au gaillard d'arrière en disant quelque chose que Dowse ne put pas bien comprendre, mais il y avait là-dedans un mot qu'il persistait à épeler dans sa tête, m-a-d, mad8, — et il entendit quelqu'un derrière lui, qui le disait à l'envers. Ainsi il avait deux mots — m-a-d, mad, d-a-m, dam ; et il répétait les deux mots ensemble en arrivant sur le gaillard d'arrière. Mais, tout le temps, son œil restait attaché sur les rouleaux de filin qui pendaient aux chevilles, et il suivait les cordages en haut dans la mâture jusqu'à se perdre tout à fait — et bien aise — dans le gréement. Là, tout allait en croix, en pente, en haut, en bas, et de toutes façons sauf tout droit sous ses pieds, du Nord au Sud. Les rainures du pont, elles couraient dans ce sens-là, et Dowse n'osait pas les regarder. Elles faisaient tout comme les raies de l'eau sous le plancher du phare.

Puis il entendit le capitaine lui parler, très gentil (pour rien au monde il n'eût pu expliquer pourquoi), et, ce qu'il voulait dire, lui, au capitaine, c'était que le détroit de Florès était trop rayé, comme du lard, et que les steamers ne faisaient que le rendre pire ; mais tout ce qu'il arrivait à faire, c'était de conserver l'œil avec beaucoup de soin sur le gréement, et chanter :

J'ai vu un beau navire
Qui s'en allait sur l'eau,
Et il avait sa charge
Pour moi de beaux cadeaux !

Puis il se souvint que c'était des bêtises, et il partit grand train à raconter son histoire au sujet du passage d'Ombay, mais tout ce qu'il arriva à dire fut : « Le capitaine était un canard — sauf respect. Monsieur —, mais il y avait sur son dos quelque chose que j'ai oublié.

Quand le bateau se mit en route,
Le capitaine fit coin
 ! »

Il remarque que le capitaine devient tout rouge et fâché, et il se dit en lui-même :

« Voilà ma sotte langue qui m'a échappé encore. Je vais aller sur l'avant. » Il va sur l'avant, et aperçoit tout à coup son reflet dans les cuivres de l'habitacle, et se voit là, debout et causant devant tous ces matelots, nu comme l'enfant qui vient de naître ; et le voilà qui se sauve dans le gaillard d'avant en hurlant à fendre le cœur. Il devait être allé nu pendant des semaines sur le phare, et Challong, naturellement, n'y avait pas pris garde. Challong nageait, nageait tout autour du navire, en disant Dam pour faire plaisir aux hommes et qu'on le prenne à bord, et parce qu'il ne savait rien de mieux, comme vous pensez.

Dowse ne m'a pas raconté ce qui arriva après cela ; mais apparemment que le navire inspecteur mit deux canots à la mer, pour aller aux bouées de Dowse. Ils firent un sondage, et, trouvant tout en bon ordre, ils coupèrent les amarres des bouées que Dowse et Challong avaient faites, et les laissèrent dériver avec la marée du côté de Loby Toby, à la sortie du détroit. La canonnière hollandaise, elle, envoya deux hommes à terre pour le service du phare de Wurlee, et, quant au Britomarte, il s'en alla avec Dowse, laissant Challong qui essayait de suivre en criant « dam, dam » à travers les bouillons de l'hélice, le corps à moitié soulevé hors de l'eau, et joignant ses mains en pattes de canard. Il resta en arrière au bout de cinq minutes, et je suppose qu'il retourna au phare de Wurlee. On ne peut pas noyer un Orange-Lord, pas même dans le détroit de Florès à mer montante.

Nous nous sommes retrouvés, Dowse et moi, lorsqu'il revint en Angleterre avec le navire de l'Inspection. Il était à bord depuis plus de six mois, et guéri de ses raies à force de travailler dur et de ne pas regarder par-dessus bord plus qu'il ne pouvait s'en empêcher. Il me dit tout ce que je vous ai dit, Monsieur, et il n'en était pas fier ; mais, ce qui le tracassait, c'était de savoir s'il n'aurait pas envoyé quelque chose au fond avec ses bouées, ses fanaux et le reste. Il m'en parla bien des fois, et, chaque fois, il s'en croyait plus sûr, quelque chose avait dû arriver à cause de lui dans le détroit. Je pense que ça le détraqua, car je le trouvai à Fratton, un jour, en jersey rouge, en train de prier devant l'Armée du Salut qui l'avait annoncé dans ses journaux comme un pirate converti. Ils savaient de sa propre bouche qu'il avait commis des crimes sur les mers lointaines — voilà tout ce qu'il leur avait dit — et la piraterie, que personne ne fait plus aujourd'hui excepté les Chinois, c'est tout ce qu'ils connaissaient dans ce genre. Je lui dis : « Dowse, ne fais pas la bête. Enlève ce jersey, et viens avec moi. » Il dit : « Fenwick, je suis en train de sauver mon âme ; car je crois que j'ai tué plus d'hommes dans le détroit de Florès qu'il n'en est mort à Trafalgar. » Je dis : « Un homme qui a cru voir toutes les marines de la terre faire cercle pour regarder ses bêtes de fausses bouées d'épaves (ce sont les paroles mêmes dont je me servis) n'est pas fichu d'avoir une âme, et, s'il en avait une, il ne pourrait pas tuer un pou avec. John Dowse, tu étais fou alors, mais tu es bigrement plus fou en ce moment. Ôte ce jersey-là ! »

Il l'ôta et vint avec moi, mais il ne put jamais se débarrasser du soupçon que sa folie du détroit de Florès avait coulé quelques navires ; et il est maintenant passeur entre Portsmouth et Grosport, où les marées filent par le travers, et où l'on ne peut pas souquer d'aplomb ni allonger dix coups d'aviron de suite... Mâtin ! Déjà si tard... Attention !

Fenwick quitta sa chaise, se dirigea vers le feu, toucha un cran qui fit déclic, et l'éclat cessa avec une soudaineté presque douloureuse. Le jour était venu, et la Manche n'avait plus besoin du St-Cecilia. La brume roula du haut des falaises, pendit en festons défaits, en loques arrachées, tandis que le soleil levant rendait à la mer éteinte la vie et la splendeur. La paix du matin nous tint silencieux l'un et l'autre comme nous nous avancions sur le balcon. Une alouette monta des falaises derrière le St-Cecilia, et nous sentîmes l'odeur des troupeaux épars dans les pâturages au pied du phare. Alors nous eûmes tous deux loisir de rendre grâces au Seigneur d'un nouveau jour de claire et saine vie.




Site père