Histoires de terre et de mer...
(Land and Sea Tales..., 1923)

Table des matières
Un pilote non qualifié
An Unqualified Pilot

Ce conte a pour sujet quelque chose qui se passa il y a pas mal d'années dans le Port de Calcutta, avant qu'on fît usage de la télégraphie sans fil sur les navires, et qu'hommes et gamins fussent moins faciles à rattraper une fois sur l'un d'eux. Il n'est pas destiné à montrer que quiconque aimerait, à son avis, devenir éminent dans ce qu'il entreprend, le peut d'un coup de baguette ; mais il prouve le bien-fondé du vieux dicton suivant lequel si l'on veut quelque chose avec assez de cran et si l'on est disposé à payer ce quelque chose ce qu'il vaut, en général on s'en fait le maître. Si l'on n'arrive pas à ce qu'on veut, c'est signe qu'on ne l'a pas sérieusement voulu, ou qu'on a essayé de barguigner sur le prix.

Il n'est guère de pilote qui ne vous dise que son travail est beaucoup plus difficile qu'on ne l'imagine; mais les Pilotes du Hugli savent qu'ils ont une centaine de milles du plus dangereux fleuve de la terre à leur courir entre les mains — le Hugli entre Calcutta et le Golfe du Bengale — et ils ne disent rien. Leur service est trié et tamisé avec autant de soin que le banc de la Cour Suprême, car un juge ne peut que pendre l'homme qu'il ne faut pas, ou faire passer une mauvaise loi ; tandis qu'un pilote négligent peut perdre un navire de dix mille tonnes, équipage et chargement, en moins de temps qu'il n'en faut pour battre en retraite.

Il y a fort peu de chances pour quoi que ce soit d'échapper une fois que le bateau touche dans le courant furieux du Hugli, chargé de toute la vase grasse des champs du Bengale où les sondages varient de deux pieds1 entre les marées, et de nouveaux chenaux se font et défont en une saison de pluies. Les hommes ont livré bataille au Hugli pendant deux cents ans, tellement qu'aujourd'hui le fleuve possède un vaste édifice, avec départements du dessin, du cadastre et du télégraphe, consacré à son service privé, aussi bien qu'un corps de gardiens, qu'on appelle les Commissaires du Port.

Eux et leurs officiers gouvernent tout ce qui flotte depuis le Pont du Hugli jusqu'à la dernière bouée au Récif des Pilotes, à cent quarante milles de là, tout au large dans le Golfe du Bengale, où les steamers commencent par ramasser les pilotes au brick des pilotes.

Un pilote du Hugli n'apporte pas volontiers des journaux à bord pour les passagers, ni ne grimpe aux flancs du navire par la pluie, en se balançant sur des échelles de corde. Il se présente dans ses plus beaux habits avec un serviteur indigène ou un aide-pilote pour prendre soin de lui, et se conduit en homme qui peut gagner deux ou trois mille livres par an au bout de vingt années d'apprentissage. Il a de beaux appartements au Bureau du Port de Calcutta, et s'en tient en général à la société des gens de son métier ; car, bien que le télégraphe rende compte quotidiennement des sondages les plus importants du fleuve, il y a beaucoup à apprendre des frères pilotes entre chaque tournée.

Il faut à quelques millions de tonnes de fret trouver leur route pour aller à Calcutta et en revenir tous les douze mois, et à moins que le Hugli ne soit surveillé d'aussi près que son cornac surveille un éléphant, il y a lieu de craindre qu'il ne s'envase, comme il s'est envasé autour des vieux ports hollandais et portugais à vingt et trente milles derrière Calcutta.

C'est pourquoi le Service du Port sonde, cure et drague le fleuve, et bâtit des éperons et des tas de systèmes pour amadouer les courants et étiquete toutes les bouées de leurs justes lettres, et veille aux sémaphores et aux phares, et aux signaux de tempête par cylindre, boule et cône ; et les pilotes de Hugli font le reste ; mais en dépit de tout soin et summum d'attention, le Hugli avale son bateau ou deux bon an mal an. La venue de la télégraphie sans fil elle-même ne lui gâte pas l'appétit.

Lorsque Martin Trévor eut servi sur le fleuve depuis son enfance, lorsqu'il se fut élevé jusqu'au grade de Pilote Major, ayant qualité pour amener à Calcutta les plus gros bateaux ; lorsqu'il n'eut pensé que pilotage du Hugli toute sa vie et parlé de rien que pilotage du Hugli à personne autre qu'à des pilotes du Hugli, il fut profondément surpris et tout autant indigné que son fils unique décidât d'embrasser la profession de son père. Mme Trévor était morte alors que le jeune garçon était tout enfant, et, à mesure qu'il grandissait, Trévor, lorsque son affaire lui en laissait le loisir, remarqua que le gaillard était souvent au bord du fleuve — guère l'endroit, dit-il, pour un garçon bien élevé. Mais comme il n'était pas souvent à la maison, et que la tante qui prenait soin de Jim ne pouvait naturellement pas le suivre dans ses retraites de prédilection, qu'en outre Jim n'avait pas l'ombre d'intention de renoncer aux vieux amis qu'il avait là, rien que d'inefficaces grognements ne sortit de la remarque. Plus tard, Trévor ayant eu l'occasion de lui demander s'il pouvait comprendre quelque chose aux bateaux en vue, Jim répondit en dévidant la liste de tous les pavillons d'armateur aux mouillages, y compris un surcroît de renseignements sur leur tonnage et leurs capitaines.

« Tu finiras mal, Jim, dit Trévor. Ce n'est pas l'affaire des garçons de ton âge de perdre leur temps à ces choses-là.

— Oh, Pedro du Foyer du Marin dit qu'on ne saurait commencer trop tôt.

— Commencer quoi, s'il te plaît ?

— À piloter. J'ai presque quatorze ans maintenant, et — je sais où sont la plupart des navires sur le fleuve, et je sais ce qu'il y avait hier de l'autre côté de la Barre de Mayapour, et je suis descendu à Port Diamant, — oh, une centaine de fois déjà, et j'ai —

— Tu iras à l'école, mon garçon, apprendre ce qu'on t'y enseigne, et tu deviendras quelque chose de mieux que pilote, dit le père, qui voulait voir entrer Jim dans le Service Civil Subalterne, mais qui tout aussi bien aurait pu dire à un marsouin beluga du fleuve de prendre terre et de se mettre à vivre comme une poule. Jim se retint de parler ; il avait remarqué que tous les meilleurs pilotes du Service du Port le faisaient, et consacra sa jeune attention ainsi que tout son temps de reste au Fleuve qu'il chérissait. Il avait vu les jeunes gentlemen bien élevés du Service Civil Subalterne, et il les appelait d'un nom aussi indigène que grossier pour « commis ».

Il devint aussi connu que le Bankshall2 lui-même ; et la Police du Port le laissa faire l'inspection de ses chaloupes, et les capitaines de remorqueurs avaient toujours une place pour lui à leurs tables, et les seconds des grands dragueurs à vapeur avaient coutume de lui montrer comment les machines fonctionnaient, et il était certains bateaux indigènes dont Jim possédait la pratique ; et il étendait son patronage jusqu'au chemin de fer qui va à Port Diamant, à quarante milles en aval du fleuve. Au temps jadis, presque tous les navires de la Compagnie des Indes avaient coutume d'opérer leurs déchargements à Port Diamant, à cause des bancs de sable d'amont, mais aujourd'hui les navires remontent droit à Calcutta, et ils n'ont là que quelques « corps morts » pour les bâtiments en détresse, un service de télégraphie, et un capitaine de port, qui était un des plus intimes amis de Jim.

Il restait au Bureau l'oreille ouverte aux sondages des bancs de sable au fur et à mesure qu'on en rendait compte chaque jour, et attentif aux mouvements des steamers montants et descendants (un bateau entrait-il dans le fleuve ou en sortait-il sans qu'il le sût, que Jim éprouvait le sentiment de quelque perte irréparable), et quand les grands paquebots aux lignes de hublots flamboyants s'amarraient pour la nuit dans Port Diamant, Jim s'en allait à la rame d'un navire à l'autre, dans la visqueuse atmosphère de feu et le bourdonnement des moustiques, écouter respectueusement tandis que les pilotes conféraient sur les us et coutumes des steamers.

Une fois, et ce fut un régal, son père l'emmena en aval, tout à fait dehors, aux Sandheads et au brick des pilotes qui est là, et Jim eut la joie du mal de mer comme le bateau tanguait dans le Golfe. Le bonheur d'être, toutefois, consistait à remonter sur un remorqueur ou un bateau de police de Port Diamant à Calcutta, au delà des « James and Mary », ces sables terribles baptisés du nom d'un bateau royal qu'ils avaient englouti deux cents ans auparavant. Ils sont formés par deux rivières qui se jettent dans le Hugli à six milles l'une de l'autre et déversent leur propre vase à travers la vase du courant principal, de sorte qu'avec chaque changement de temps et de marée les sables se déplacent et se modifient sous l'eau tels des nuages dans le ciel. Ce fut ici (les histoires sonnent beaucoup plus gravement à l'oreille lorsqu'on les raconte dans le remous et le grondement des eaux limoneuses) que la Comtesse de Stirling, quinze cents tonnes, toucha et chavira en dix minutes, et un steamer de deux mille tonnes en deux, et un bateau de pèlerins en cinq, et un autre steamer littéralement en un instant, retenant sous lui ses hommes avec les mâts et les haubans tandis qu'il s'abandonnait. Un bateau touche-t-il sur les « James and Mary », que le fleuve le terrasse et l'ensevelit, et que les sables tremblant tout autour s'étendent sous l'eau et prennent de nouvelles formes au-dessus du cadavre.

Le jeune Jim s'allongeait à l'avant du remorqueur et regardait les bouées tendues ruer et suffoquer dans le courant couleur de café, tandis que de la rive les sémaphores et les pavillons signalaient combien il y avait d'eau dans le chenal, jusqu'au jour où il apprit que les hommes qui ont affaire aux hommes peuvent se permettre d'être insouciants, à condition que leurs semblables soient comme eux ; mais que les hommes qui ont affaire aux choses n'osent se relâcher un instant. « Et c'est justement la raison », lui dit une fois le vieux Mac Ewan, « pour laquelle les « James and Mary » sont la partie la plus sûre du fleuve», et il fit avancer le grand Bandoorah noir, qui tire vingt-cinq pieds d'eau, à travers le Gat Oriental, un turban de blanche écume roulé autour du brion3 et l'hélice battant avec autant d'assurance que son propre cœur.

Si Jim ne pouvait s'échapper jusqu'au fleuve, il y avait toujours le grand, frais Bureau de Port, où l'on mettait la dernière main aux sondages, et où l'on dessinait les cartes, et encore la salle des Pilotes, où il pouvait s'étendre sur une chaise longue et écouter tranquillement ce qu'on disait à propos du Hugli ; et il y avait la bibliothèque, où, si vous aviez de l'argent, vous pouviez acheter des cartes et des bouquins de renseignements en vue du temps où vous auriez à naviguer pour de bon sur les lieux mêmes. Ce fut excessivement dur pour Jim de retenir par cœur la liste des Rois juifs, et il était plus qu'incertain quant à la fin du verbe audio si on le suivait assez loin au bas de la page, mais il pouvait garder dans sa tête les sondages de trois chenaux sans les mêler, et, ce qui est plus embrouillant, les changements de numéro dans les bouées depuis le Bief du jardin jusqu'à Sangor, aussi bien que la plus grande partie du Calcutta Telegraph, le seul journal qu'il lût.

Par malheur, on ne saurait étudier le Hugli sans argent, fût-on le fils du plus célèbre des pilotes du fleuve, et dès que Trévor eut compris à quoi son fils passait son temps, il lui coupa son argent de poché, dont Jim recevait une fort généreuse ration. En cette extrémité Jim tint conseil avec Pedro, le mulâtre couleur de pruneau du Foyer du Marin, et Pedro était un homme pervers et intrigant. Il présenta Jim à un Chinois, à Muchuatollah, endroit assez peu plaisant par lui-même, et le Chinois qui répondait au nom de Erh-Tze, quand il n'était pas en train de fumer l'opium, causa affaire une heure durant en jargon anglo-chinois avec Jim. Il n'était pas un mot de cette affaire, du premier au dernier, qui ne défiât toutes les lois du fleuve, mais elle intéressa le jeune garçon.

« Supposons que vous acceptiez. Capable de le faire ? » finit par demander Erh-Tze.

Jim fit l'examen de ses chances. Une jonque, il le savait, tirait onze pieds d'eau environ et les droits réguliers pour un pilote qualifié, vers la sortie jusqu'aux Sandheads, auraient été de deux cents roupies. D'une part il n'était pas qualifié, aussi n'osa-il demander plus que la moitié. Mais, d'autre part, il était on ne peut plus certain de recevoir de son père la plus cinglante râclée de sa vie pour avoir piloté sans brevet, sans compter ce que les autorités du Port pourraient lui faire. Aussi demanda-t-il cent soixante-quinze roupies, qu'Erh-Tze réduisit à cent vingt. Le chargement de sa jonque valait au bas mot de soixante-dix à cent cinquante mille roupies, dont une bonne partie consistait en un énorme fret sur les cercueils de trente ou quarante Chinois morts, qu'il emmenait se faire enterrer dans leur pays natal.

Un Chinois riche paiera tout ce qu'on voudra pour ce genre de service, et suivant une superstition ils croient que le fer des bateaux à vapeur est mauvais pour la santé spirituelle de leurs morts. La jonque d'Erh-Tze s'était traînée de Singapour, via Penang et Rangoon, à Calcutta, où Erh-Tze avait reculé devant les droits de pilotage. Cette fois-ci il allait s'en aller à prix réduit avec Jim, qui, Pedro tint à le lui dire, valait tous les pilotes et était des tas meilleur marché.

Jim connaissait quelque chose des façons de faire des jonques, mais il n'était pas préparé lorsqu'il s'en vint ce soir-là avec ses cartes, à la confusion de marchandises, de coolies, de cercueils, de fourneaux d'argile, et autres choses qui jonchaient les ponts. Il eut assez de bon sens pour haler le gouvernail de quelques pieds, car il savait qu'un gouvernail de jonque s'en va loin sous la quille, et il accorda un pied d'extra à l'estimation que fit Erh-Tze de la profondeur de la jonque. Sur quoi ils gagnèrent tout chancelants le milieu du courant dès le matin, et jamais la ville de sa naissance n'avait paru si belle que lorsqu'il craignit de ne la revoir jamais.

En descendant le « Bief du Jardin », il s'aperçut que la jonque répondait au gouvernail si on le poussait assez loin, et qu'elle avait un bon, quoique chinois, sentiment de la voile. Il se chargea de la barre en postant trois Chinois de chaque côté d'elle, et, se tenant debout un peu en avant, rassembla leurs queues dans ses mains, trois à droite, trois à gauche, comme s'il se fût agi des tire-veilles d'une embarcation à rames. Erh-Tze en sourit presque ; il sentit qu'il en avait pour son argent, et prit un joli petit bambou poli pour tenir ses hommes attentifs, car ce n'était pas le moment, déclara-t-il, d'apprendre de l'anglo-chinois à l'équipage. Plus ils pouvaient faire avancer la jonque, mieux elle gouvernait, et dès qu'il éprouva quelque confiance en elle, Jim ordonna que les voiles, raides et bruissantes, fussent hissées de plus en plus tendues. Il ne connaissait pas leurs noms — au moins pas un nom de nature à intéresser un Chinois — mais Erh-Tze n'avait pas battu les eaux de l'Archipel Malais toute sa vie pour rien. Il s'avança en se dandinant avec son bambou, et les choses s'élevèrent telles des incantations orientales.

D'aussi bonne heure qu'ils fussent sur le fleuve, un gros pétrolier américain se trouvait en tête à la remorque, et lorsque Jim l'aperçut dans le brouillard levant il en bénit le Ciel. Ce bateau devait avoir pour le moins un tirant de dix-sept pieds, et s'il pouvait gouverner à côté de lui, ils étaient sauvés. Il est plus facile de courir du haut en bas des « James and Mary » dans un bateau policier manœuvré par autrui que de pousser une vieille jonque à la bouche dure à travers les mêmes sables, tout seul, avec la certitude d'une râclée si vous en sortez vivant.

Jim riva ses yeux sur l'Américain, et s'aperçut qu'à Foultah il abandonnait son remorqueur et descendait le fleuve sous voile. Il faillit en pousser des vivats, par il savait que le nombre des pilotes qui offraient de manœuvrer un bateau à travers les « James and Mary » était strictement limité. « Si ce n'est pas Papa, c'est Dearsley », dit Jim « et Dearsley est descendu hier avec le Bancoora, donc c'est Papa. Si j'étais rentré à la maison hier soir au lieu d'aller chez Pedro, je l'aurais vu. Il doit avoir eu son bateau promptement, mais Papa est un homme très prompt. » Sur quoi Jim réfléchit que l'on conservait sur le brick des pilotes une corde à nœuds, qui piquait comme guêpe ; mais cette pensée, il la chassa, comme incompatible avec la dignité d'un pilote officiant, qui n'avait qu'à incliner la tête pour mettre en mouvement le bambou d'Erh-Tze.

Au moment où l'Américain évoluait vers eux, juste avant les Sables de Foultah, Jim le fouilla de sa longue-vue et vit son père sur la dunette, un cigare non allumé entre les dents. Ce cigare, Jim le savait, serait fumé de l'autre côté des « James and Mary », et Jim se sentit si bien à l'abri et heureux qu'il alluma un cigare pour son propre compte. Ce genre de pilotage était un jeu d'enfant. Son père ne pouvait commettre une erreur, le tentât-il ; et Jim, ses six queues obéissantes dans les deux mains, eut loisir d'admirer l'art parfait qui présidait à la manœuvre de l'Américain — comment le navire pointait son beaupré d'un air de sarcasme à un banc caché, comme pour dire : « Pas aujourd'hui, merci, mon cher », et fléchissait le genou amoureusement devant une bouée comme pour dire : « Vous êtes, vous, une délicieuse personne, en tous cas », et pivotait sur le talon dans un battement d'ailes et un frou-frou et un essor lent et soutenu, quelque chose comme une femme bien habillée qui, du bout de la lorgnette, fait le tour du théâtre.

Ce n'était pas commode de tenir la jonque près de lui, quoique Ehr-Tze arrangeât tout ce qui était quelque peu arrangeable, et usât on ne peut plus généreusement de son bambou. Étaient-ils presque sous son étambot et un peu à sa gauche, que Jim, caché derrière une voile, se sentait chaud et heureux de la tête aux pieds en pensant aux milliers de choses de la marine et du pilotage qu'il savait. Restaient-ils à plus d'un demi-mille en arrière, qu'il éprouvait un sentiment de froid et de misère en pensant aux millions de choses qu'il ne savait pas ou dont il n'était pas sûr. Ainsi descendaient-ils, Jim gouvernant près de son père, tournant après tournant, passé la Barre de Mayapour, les sémaphores sur chacune des rives signalant dûment la profondeur d'eau, à travers le Gat Oriental, et autour des Bosses de Makoaputti, et dans et hors de vingt endroits chacun plus passionnants que le dernier, et Jim faillit arracher de joie les six queues lorsque le dernier des « James and Mary » eut disparu à l'arrière et que voilà qu'ils marchaient à travers Port Diamant.

De là à l'embouchure du Hugli les choses ne sont pas aussi mauvaises — au moins, c'était ce que Jim pensait, et il persévéra jusqu'à ce que la houle venant du Golfe du Bengale fît tanguer et s'ébrouer la vieille jonque, et que le fleuve s'élargît, en la mer intérieure, semée d'îles pas plus hautes que d'un pied ou deux. L'Américain se débarrassa de la jonque dès qu'ils furent au delà de Kedgeree, et la nuit vint et le fleuve parut tout grand et désolé, au point que Jim s'empressa de mettre l'ancre quelque part dans l'eau grise, avec le Feu de Sangor tout là-bas au large vers l'est. Il n'était pas un mètre du Hugli pour lequel il ne professât un grand respect, et il n'avait nul désir de se trouver sur le Sable de Gasper ou toute autre petite barre. Erh-Tze ainsi que l'équipage applaudirent fort à ce trait de connaissance de la mer. Ils n'installèrent pas de quart, n'allumèrent pas de feux, et incontinent allèrent se coucher.

Jim s'étendit entre un cercueil de laque rouge et noir et un petit cochon vivant dans un panier. Dès qu'il fit jour il se mit à étudier sa carte de l'embouchure du Hugli, et à tâcher de découvrir où il pouvait bien se trouver dans le fleuve. Il décida de ne pas s'exposer et d'attendre un autre navire à voiles afin de sortir à sa suite. Sur quoi il fit un énorme déjeuner, de riz et de poisson bouilli, tandis qu'Erh-Tze allumait des pétards et brûlait du papier doré en offrande au Joss qui les avait sauvés jusque-là. Après quoi ils levèrent leur ancre grossière et dégradée, et se mirent à la suite d'un gros ventru de voilier de fer à quatre mâts, lourd comme une charretée de foin.

La jonque, qui était en vérité un bateau fort sensible au temps, et pouvait avoir débuté dans l'existence en qualité de pirate à son compte, en Annam, quarante ans plus tôt, suivit sous petite voilure ; car le quatre-mâts n'entendait courir aucuns risques. Il était dans les mains de Mac Ewan, et allait se dandinant telle une poule couveuse, faisant à chaque banc de larges concessions. Tout cela se passait près du Feu Flottant le plus éloigné, à quelque cent vingt milles de Calcutta, et manifestement en pleine mer.

Jim connaissait l'appétit du vieux Mac Ewan, et l'avait souvent entendu se glorifier d'amener son bateau au brick des pilotes presque à l'heure des repas, aussi raisonna-t-il que si le brick des pilotes était abordable (et Jim lui-même n'avait pas ombre d'idée où il était), Mac Ewan le trouverait avant une heure de l'après-midi.

C'était par un jour flambant de chaleur, et Mac Ewan poussa pas à pas le quatre-mâts jusqu'au « Récif des Pilotes » avec le peu de vent qui restait, et pour certain le brick des pilotes se trouvait là, et Jim sentit des frissons lui grimper dans le dos tandis qu'Erh-Tze lui payait ses cent vingt roupies et qu'il s'en allait par-dessus bord dans certain petit canot décrépit de la jonque. Mac Ewan quittait le quatre-mâts dans une longue, cinglante baleinière d'aspect pimpant, et coquet, et Jim pouvait voir que se manifestait parmi les pilotes, sur le brick, une certaine dose d'émotion. Il y avait là aussi son père. Les misérables bateliers chinois poussaient de bien misérable façon et Jim se sentit sale et tout honteux lorsqu'il entendit le cliquetis des avirons de Mac Ewan le long du bord, et Mac Ewan dire : « James Trévor je vous de manderai de vous mettre le long de moi. »

Jim obéit, et du coin d'un œil regarda les favoris courroucés de Mac Ewan se dresser tout autour de sa face, laquelle s'empourpra.

« Et comment se fait-il que vous enfreigniez les règlement du Pôôrt de Calcutta ? Avez-vous conscience des amendes et des peines de prison que vous avez encourues ? » demanda Mac Ewan.

Jim ne dit mot. Il n'y avait pas grand'çhose à dire pour le moment, et Mac Ewan rugit à tue-tête :

« Éh, l'homme, vous vous êtes fait passer pour un pilote du Hugli, et c'est comme si l'on disait que vous vous êtes fait passer pour MOI ! Qu'est-ce que ce sauvage là-bas vous a donné pour honoraires ?

— Cent vingt, dit Jim.

Et de quelle foutue façon vous êtes-vous tiré des « James and Mary » ?

— Papa, fut-il répondu. Il est descendu par la même marée et je — nous — avons gouverné à côté de lui. »

Mac Ewan siffla et suffoqua, peut-être était-ce de colère.

« Vous vous êtes fait un masque de votre père, alors ? Jim, mon petit gaillard, je crains qu'il ne vous en cuise. »

L'embarcation crocha aux chaînes du brick, et Mac Ewan dit, en mettant le pied sur le pont avant que Jim pût parler :

« Vous avez là-bas un petit assez entreprenant, Trévor. Vous feriez aussi bien de le faire entrer dans la véritable affaire, sans quoi un de ces beaux jours il jouera le rôle de pilote avant d'y être autorisé, et fera couler des jonques dans la passe. Il a amené cette jonque-là la nuit dernière. Si vous n'avez pas d'autres intentions, je pense à le prendre pour mon petit à moi, car il n'y a pas à nier que c'est un gaillard plein de ressources — tout ourson mal léché qu'il paraisse.

— Cela, repartit Trévor, en étendant la main vers l'oreille gauche de Jim, c'est chose à quoi l'on peut remédier. »

Et il le fit descendre.

La petite corde à nœuds que l'on conserve sur le brick des pilotes pour des besoins généraux fit son devoir, mais quand tout fut fini, Jim n'était plus mal léché. Il était la propriété de Mac Ewan, destine a être enrôlé sous le régime des lois du Port de Calcutta, et une semaine plus tard, lorsque s'en vint l'Ellora, il dégringola par-dessus le bord du brick des pilotes avec le sac à main de cuir glacé de Mac Ewan, un rouleau de cartes marines et un petit sac personnel, et se laissa tomber à l'arrière de la yole des pilotes, en imitant fort honorablement la façon de s'asseoir lente et balancée de la courbure d'épaules de Mac Ewan.





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