Au Hasard de la Vie
(Life's Handicap, 1891)

Table des matières
Petit Tobrah
Little Tobrah

« La tête du prévenu ne dépassait pas la barre », comme on dit dans les journaux. Sa cause pourtant n'eut pas les honneurs des gazettes parce que personne ne se souciait plus que d'une corde de chanvre du salut ou de la mort de Petit Tobrah. Les juges en robe rouge, pendant tout un mortel après-midi de chaleur, l'avaient accablé tour à tour, et, à chaque question posée, il faisait salaam et geignait. Aux termes du verdict, les preuves n'étaient pas écrasantes, et le juge en convint. Sans doute le corps de la sœur de Petit Tobrah avait été retrouvé au fond du puits, et Petit Tobrah était, à ce moment, le seul être humain présent dans un rayon d'un demi-mille ; mais l'enfant avait pu y tomber par hasard. En conséquence, Petit Tobrah, dûment acquitté, fut prié de s'en aller où bon lui semblait. Permission moins généreuse qu'on ne pourrait croire, car il n'avait nulle part où aller, rien à se mettre sous la dent et sur le dos pas davantage.

Il sortit en trottinant dans l'enclos du palais de justice, et s'assit sur la margelle du puits, tout en songeant qu'un plongeon avorté dans l'eau noire qui miroitait au fond lui vaudrait sans doute une autre traversée, de mauvais gré celle-là, sur l'Eau Noire, la grande1. Un groom jeta sur le carrelage une musette vide et Petit Tobrah, qui avait faim, se mit en devoir de gratter aux plis de la toile les quelques grains d'avoine humide que le cheval avait oubliés.

— Oh ! voleur — et tout juste échappé aux terreurs de la Loi ! Viens ça ! dit le groom.

Et il traîna Petit Tobrah par l'oreille à un grand et gros Anglais qui écouta l'histoire du vol.

— Diable, dit l'Anglais à trois reprises (sauf qu'il employa un mot plus énergique). Mettez-le dans le filet et emmenez-le à la maison.

C'est ainsi que Petit Tobrah fut jeté dans le filet de la charrette et, sans douter une minute qu'on allait le tuer et le saler comme un porc, fut emporté à la maison de l'Anglais.

— Diable ! dit l'Anglais comme la première fois, du grain mouillé, par Jupiter ! Qu'on lui donne à manger, à ce sacripant, et nous en ferons un palefrenier ! Voyez-vous cela ? Du grain mouillé, bon Dieu !

— Maintenant, parle-nous de toi, dit le premier groom à Petit Tobrah, une fois le repas fini, à l'heure où les domestiques se reposaient dans leur cour derrière la maison. Tu n'es pas de la caste des grooms, sauf pour les besoins de ton estomac. Comment as-tu passé devant le tribunal, et pourquoi ? Réponds, petite semence de diable !

— Il n'y avait pas assez à manger, dit posément Petit Tobrah. C'est un bon endroit ici.

— Parle franc, dit le premier groom, ou je te ferai nettoyer l'écurie de ce grand étalon rouge qui mord comme un chameau.

— Nous sommes des Télis, presseurs d'huile, dit Petit Tobrah, en grattant la poussière du bout de ses doigts de pied. Nous étions des Télis mon père, ma mère, mon frère (c'était mon aîné de quatre ans), moi, et la sœur.

— Celle qu'on a trouvée dans le puits ? dit un auditeur qui avait eu vent du procès.

— Tu l'as dit, répondit Petit Tobrah gravement. Celle qu'on a trouvée dans le puits. Une fois, le temps qu'il y a de cela n'est plus dans ma mémoire, il arriva que la maladie se mit au village où se trouvait notre presse à huile, et ma sœur la première fut frappée et perdit ses yeux, car c'était mata — la petite vérole. Après cela mon père et ma mère moururent de la même maladie, de sorte que nous restâmes seuls — mon frère qui avait douze ans, moi qui en avais huit, et la sœur qui ne pouvait plus voir. Il y avait encore cependant le bœuf et le moulin à huile, et nous nous efforçâmes de presser l'huile comme avant. Mais Surjun Dass, le marchand de grain, nous trompait dans ses échanges ; et nous n'avions toujours qu'un bœuf rétif à pousser, pas davantage. Nous mîmes des fleurs de souci pour les Dieux autour du cou du bœuf, de même que sur la grande poutre de la meule qui se dresse et perce le toit ; mais cela ne nous servit de rien, et Surjun était un homme dur.

— Bapri-bap, murmurèrent les femmes des grooms, tromper ainsi un enfant ! Mais nous savons, mes sœurs, ce que c'est qu'un bunnia2.

— La presse était vieille, et nous n'étions pas des hommes forts — mon frère et moi ; nous ne pouvions pas non plus fixer solidement la grande poutre dans le trou de la meule.

— Non, bien sûr, dit la femme du premier groom, personne resplendissante d'atours, en se joignant au cercle. C'est là besogne d'homme vigoureux. Quand j'étais vierge en la maison de mon père...

— Paix, femme, dit le premier groom. Continue, enfant.

— Ce n'est rien, dit Petit Tobrah. La grande poutre démolit le toit un jour qui n'est plus dans ma mémoire, et avec le toit tomba un grand morceau de la muraille du fond, et le tout ensemble écrasa notre bœuf qui eut les reins brisés. De la sorte, nous n'avions ni maison, ni presse, ni bœuf, — mon frère, moi et la sœur qui était aveugle. Nous partîmes de ce lieu à travers les champs en pleurant et nous donnant la main ; et nous avions pour tout argent sept annas six pie3. Il y avait une famine dans le pays. Je ne sais pas le nom du pays. Alors, une nuit où nous dormions, mon frère prit les cinq annas qui nous restaient et s'enfuit. Je ne sais pas où il alla. La malédiction de mon père soit sur lui. Mais moi et la sœur mendiâmes notre nourriture dans les villages, et il n'y en avait pas à nous donner. Seulement tous nous répétaient : « Allez trouver les Anglais et ils vous donneront. » Je ne savais pas ce que c'était que les Anglais ; mais ils disaient que c'étaient des Blancs qui vivaient sous des tentes. Je continuai ma route ; mais je ne peux pas dire où je suis allé et il n'y avait plus à manger ni pour moi ni pour la sœur. Une nuit, comme elle pleurait et réclamait à manger, nous arrivâmes à un puits, et je lui dis de s'asseoir sur la margelle, et alors je la poussai dedans, car, sans mentir, elle n'y voyait pas ; et il est préférable de mourir ainsi que de faim.

— Ai ! Ahi ! gémirent en chœur les femmes des grooms ; il la jeta dedans, car il est préférable de mourir ainsi que de faim !

— Je m'y serais jeté aussi, mais elle n'était pas morte et m'appelait du fond du puits, c'est pourquoi j'eus peur et je m'enfuis. Alors quelqu'un sortit des récoltes, disant que je l'avais tuée, que j'avais souillé le puits ; et il m'amena devant un Anglais, blanc et terrible, vivant dans une tente, lequel m'envoya ici. Mais il n'y avait pas de témoins, et il vaut mieux mourir ainsi que de faim. Elle, en outre, ne pouvait plus voir avec ses yeux, et ce n'était qu'un petit enfant.

— Qu'un petit enfant, répéta en écho la femme du premier groom. Mais qui es-tu donc, faible comme un oiseau et pas plus haut qu'un poulain d'un jour, qui es-tu, toi ?

— Moi, qui étais à jeun, suis maintenant rempli, dit Petit Tobrah, en s'étirant dans la poussière. Et je voudrais dormir.

La femme du groom étendit une étoffe sur l'enfant, tandis que Petit Tobrah s'endormait du sommeil de l'innocence.





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