Au Hasard de la Vie
(Life's Handicap, 1891)

Table des matières
Les finances des dieux
The Finances of the Gods

Le repas venait de finir au Chubara1 de Dhunni Bhagat, et les vieux prêtres fumaient leurs pipes ou égrenaient leur rosaire.

Un petit enfant nu arriva trottinant, bouche bée, une poignée de soucis d'or dans une main, et dans l'autre une carotte de tabac rassis. Il fit mine de s'agenouiller pour rendre ses devoirs à Gobind, le saint borgne, mais il était si gras qu'il chavira, sa tête tondue en avant, et roula sur le côté, battant des pieds et tout essoufflé, tandis que les soucis tombaient d'un bord et le tabac de l'autre. Gobind se prit à rire, le remit sur pied et bénit les soucis tout en recevant le tabac.

— De la part de mon père, dit l'enfant. Il a la fièvre et ne peut pas venir. Veux-tu prier pour lui, père ?

— Certainement, tout petit ; mais la fumée flotte au ras de terre, le froid de la nuit a touché l'air, c'est qu'en automne il est malsain de s'en aller courir tout nu.

— Je n'ai pas d'habits, dit l'enfant, et j'ai passé tout le jour à porter des bouses de vaches au bazar. Il faisait très chaud, et je suis très fatigué.

Il grelotta un peu, car le crépuscule fraîchissait.

Gobind souleva d'une main sa grande couverture ouatée, rapiécée de loques de toutes les couleurs, et fit contre son flanc un engageant petit nid. L'enfant s'y glissa, et Gobind se mit à bourrer du tabac qu'il venait de recevoir son houka de cuir aux montures de bronze. Quand j'arrivai au Chubara, la tête tondue surmontée de sa houppe et les yeux en perles de jais sortaient des plis du manteau à la façon d'un écureuil au bord du nid, et Gobind souriait tandis que l'enfant jouait avec sa barbe.

J'allais dire un mot amical, mais me rappelai à temps que, si l'enfant tombait malade ensuite, on m'attribuerait le mauvais œil, et c'est un privilège dont je ne me soucie pas.

— Ne bouge pas, Poucet, dis-je comme il se préparait à se lever et s'enfuir. Où est ton ardoise, et pourquoi le maître d'école laisse-t-il vagabonder par les rues des gens sans aveu, quand nous n'avons pas de police pour notre défense, pauvres de nous ? Dans quel quartier fais-tu ton possible pour te casser le cou en lâchant des cerfs-volants du haut des terrasses ?

— Non, Sahib, non, dit l'enfant en blottissant son visage dans la barbe de Gobind et en se tortillant d'un air gêné. Les écoles avaient vacance aujourd'hui, et je ne fais pas toujours voler des cerfs-volants. Je joue au kerlikit comme les autres.

Le cricket est un jeu national parmi les écoliers du Pundjab, depuis les gosses tout nus échappés des quatre haies qui leur servent d'école, et qui emploient de vieux bidons à pétrole en guise de but, jusqu'aux bacheliers de l'Université qui se disputent la coupe du championnat.

— Tu joues au kerlikit, toi ? Tu n'es pas plus haut que la moitié d'une crosse ! dis-je.

L'enfant hocha la tête d'un air résolu.

— Oui, je joue, Perlay-ball. Ow at ! Ran, ran, ran. Je sais tout.

— Mais il ne faut pas, avec tout cela, oublier de prier les Dieux selon le rite, dit Gobind qui n'approuvait qu'à demi le cricket et les innovations occidentales.

— Je n'oublie pas, dit l'enfant d'une voix déférente.

— Ni de garder respect à ton maître, ni — la voix de Gobind se fit douce — de s'abstenir de tirer les hommes pieux par la barbe, petit malfaiteur ! Eh, eh, eh !

La figure de l'enfant disparaissait entièrement dans la grande barbe blanche, et il se mit à pleurnicher, jusqu'à ce que Gobind l'eût apaisé, comme on apaise les enfants, d'un bout à l'autre de la terre, par la promesse d'une histoire.

— Je n'avais pas l'intention de te faire peur, absurde petite chose. Lève les yeux ! Suis-je en colère ? Aré, aré, aré ! Faut-il pleurer aussi et faire de nos larmes une grande mare pour nous noyer tous les deux, et alors ton père ne guérira jamais, puisqu'il ne t'aura plus pour lui tirer la barbe ? Paix, paix, je vais te parler des Dieux. Tu en connais déjà beaucoup, des histoires ?

—Beaucoup, beaucoup, père.

— Eh bien, en voici une que tu ne connais pas. Il y a longtemps, longtemps, quand les Dieux se promenaient au milieu des hommes comme ils font aujourd'hui (mais c'est la foi qui nous manque pour les voir), Shiva, le plus grand de tous les Dieux, et Parvati, sa femme, se promenaient dans le jardin d'un temple.

— Quel temple ? Celui du quartier de Naud-gaon ? demanda l'enfant.

— Non, très loin d'ici. Peut-être à Trimback ou à Hurdwar, où tu devras aller en pèlerinage quand tu seras un homme. Or était assis dans le jardin, sous un jujubier, un mendiant qui avait adoré Shiva pendant quarante ans ; et il vivait des offrandes des fidèles, et méditait la sainteté nuit et jour.

— Oh, père, était-ce toi ? demanda l'enfant, en levant de grands yeux.

— Non, j'ai dit que cela se passait il y a longtemps, et, en outre, ce mendiant était marié.

— Est-ce qu'on l'avait mis sur un cheval, avec des fleurs sur la tête, et lui avait-on défendu de dormir pendant toute la nuit ? C'est ce qu'on m'a fait pour mes noces, dit l'enfant, qu'on avait marié quelques mois auparavant.

— Et toi, qu'as-tu fait ? dis-je.

— J'ai pleuré, et on m'a donné des vilains noms, et alors je lui ai donné des coups, à elle, et nous avons pleuré ensemble.

— Il n'en fut pas de même du mendiant, dit Gobind, car c'était un saint homme, et fort pauvre. Parvati l'aperçut assis tout nu près des marches du temple où tout le monde montait et descendait, et elle dit à Shiva : « Que penseront les hommes des Dieux si les Dieux dédaignent ainsi leurs serviteurs ? Pendant quarante années cet homme, là-bas, nous a adressé des prières, et voici qu'en somme il n'y a devant lui que quelques grains de riz et quelques cauris2 brisés. Le cœur des hommes s'endurcira en voyant ces choses. » Et Shiva répondit : « J'y veillerai », et il parla du côté du temple, qui était celui de son fils, Ganesh à tête d'éléphant, disant : « Fils, il y a dehors un mendiant, qui est très pauvre. Que vas-tu faire pour lui ? » Alors, le grand Seigneur à tête d'éléphant s'éveilla dans l'ombre et répondit : « Dans trois jours, si telle est ta volonté, il aura un lakh3 de roupies. » Puis Shiva et Parvati s'éloignèrent.

Mais un usurier était caché dans le jardin parmi les soucis d'or (l'enfant jeta un regard sur les fleurs écrasées, pétries en boule dans ses mains), oui, parmi les soucis jaunes, et il entendit les paroles des Dieux. C'était un homme avide, au cœur noir, et il convoita pour lui-même ce lakh de roupies. C'est pourquoi il alla trouver le mendiant et lui dit : « O frère, combien chaque jour les fidèles te donnent-ils ? » Le mendiant répondit : « Je ne saurais dire. Parfois un peu de riz, parfois un peu de légumes, quelques cauris, et, cela s'est trouvé, des mangues confites et du poisson sec. »

— C'est bon. ça, dit l'enfant en claquant des lèvres.

— Alors l'usurier dit : « Comme je t'observe depuis longtemps, et que j'ai appris à t'aimer, toi et ta patience, je vais te donner dès maintenant cinq roupies en échange de tout ce que tu pourrais recevoir pendant les trois jours qui vont venir. Il n'y a pour cela qu'un billet à signer. » Mais le mendiant répondit : « Tu es fou. Je ne reçois pas en deux mois l'équivalent de cinq roupies », et ce soir-là même il raconta la chose à sa femme. Elle, en sa qualité de femme, dit : « Quand donc usurier fit-il jamais mauvais marché ? Si le loup court dans le blé, c'est que le cerf est gras. Notre sort est dans les mains des Dieux. Ne l'engage pas, même pour trois jours. »

C'est pourquoi le mendiant retourna vers l'usurier, mais sans plus vouloir rien vendre. Alors cet homme plein d'astuce resta toute la journée assis devant le saint à lui offrir de plus en plus en échange du gain de ces trois jours. D'abord dix, quinze et cent roupies ; et puis, car il ne savait pas quand les Dieux verseraient leur largesse, des roupies par milliers, jusqu'au chiffre d'un demi-lakh. Devant cette somme la femme du mendiant changea d'avis, le mendiant signa l'engagement, et la somme fut payée en argent ; de grands bœufs blancs l'apportèrent par charretées. Mais hors cet argent-là le mendiant ne reçut rien des Dieux, et à cause de l'attente le cœur de l'usurier se sentit inquiet. Aussi vers midi, le troisième jour, alla-t-il dans le temple épier les conseils des Dieux, pour apprendre de quelle manière ce présent pourrait venir.

Dans le moment qu'il faisait sa prière, une fente s'ouvrit entre deux dalles du pavé, et, se refermant, le saisit au talon. Alors il entendit les Dieux marcher dans le temple parmi l'ombre des colonnes et Shiva. appelant son fils Ganesh, lui dit : « Fils, qu'as-tu fait en ce qui concerne ce lakh de roupies destiné au mendiant ? » Et Ganesh s'éveilla, car l'usurier entendit le bruissement sec de sa trompe qui se déroulait, et il répondit : « Père, la moitié de l'argent a été payée et pour l'autre moitié, j'en tiens ici le débiteur par le talon. »

L'enfant pétilla de gaieté.

— Et l'usurier paya le mendiant ? dit-il.

— Sûrement, car celui que les Dieux tiennent par le talon doit payer jusqu'au bout. La somme fut payée le soir tout entière en argent, par grandes charretées, et c'est ainsi que Ganesh tint sa promesse.

— Nathou ! Ohé, Nathou !

Une femme, dans le jour tombant, appelait par la porte de la cour.

L'enfant se mit à gigoter.

— C'est ma mère, dit-il.

— Va donc, tout petit, répondit Gobind, mais arrête un moment.

Il déchira un bon mètre d'étoffe à son manteau rapiécé, puis le jeta sur les épaules de l'enfant, qui s'en courut.





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