Au Hasard de la Vie
(Life's Handicap, 1891)

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Namgay Doola
Namgay Doola

Il y avait une fois un roi qui habitait sur la route du Tibet, à je ne sais combien de lieues, dans les montagnes de l'Himalaya. Son royaume était à 10 000 pieds au-dessus de la mer et mesurait tout juste quatre milles carrés, mais la plupart des milles se comptaient en hauteur, rapport à la nature du pays.

Ses revenus n'arrivaient pas tout à fait à 400 livres sterling, qui passaient à l'entretien d'un éléphant et d'une armée permanente de cinq hommes. Il était tributaire du gouvernement de l'Inde, qui lui allouait certaines sommes pour l'entretien d'un tronçon de la route du Tibet par l'Himalaya. Il corsait également son budget en vendant du bois de charpente aux compagnies de chemins de fer, car il coupait dans ses forêts les grands déodars, qui tombaient avec un bruit de tonnerre dans le courant du Sutlej, tout de suite emportés vers les plaines à 200 milles de là, afin de devenir traverses de chemins de fer. De temps en temps, ce roi, dont le nom importe peu, montait un cheval cap de more et chevauchait pendant des vingtaines de lieues jusqu'à la ville de Simla, pour conférer avec le Lieutenant Gouverneur à propos d'affaires d'État, ou pour assurer le Vice-Roi que son épée était au service de l'Impératrice Reine. Alors le Vice-Roi faisait exécuter un roulement de tambours, et le cheval cap de more ainsi que la cavalerie de l'État — deux gaillards en loques, sans omettre le héraut qui portait sceptre d'argent devant le roi, regagnaient au trot leur patrie nichée là-haut entre la queue d'un glacier qui grimpe au ciel et l'ombre d'une forêt de bouleaux.

Or, le jour où mon destin me conduisit dans les domaines de ce monarque, quoiqu'il possédât un véritable éléphant et 1 200 ans de généalogie, je n'attendais guère plus de la part d'un tel roi que la licence de vivre.

Il fait nuit close, les gros nuages de pluie qui roulaient dans la vallée effaçaient les lumières des maisons. À quarante milles de là, plus haut que la nuée et que l'orage, l'épaule blanche de Donga Pa — la montagne du Conseil des Dieux — portait l'étoile du soir. Les singes, en quête de racines parmi les arbres vêtus de fougères, se chantaient mélancoliquement des choses, et le dernier souffle du jour apportait, de villages qu'on ne voyait pas, une senteur de fumée de bois vert, de galettes chaudes, de taillis détrempés et de pommes de pin en train de pourrir. C'est là l'odeur de l'Himalaya, et une fois entrée dans le sang d'un homme, elle le ramène infailliblement, au mépris de tout le reste, à la montagne, pour y mourir. Bientôt les nuages s'amassèrent, l'odeur s'en alla, et il ne resta plus rien au monde que des blancheurs de brume glaciale et le grondement du Sutlej.

Un mouton à queue charnue, qui ne voulait pas mourir, bêlait d'une voix lamentable à l'entrée de ma tente. Il se débattait contre l'effort uni du Premier ministre et du Directeur général de l'Instruction publique, et c'était un cadeau royal à moi destiné ainsi qu'aux serviteurs de mon camp. J'exprimai comme il convenait mes remerciements et demandai si je pourrais obtenir audience du roi. Le Premier ministre rajusta son turban — qui était tombé dans la lutte avec le mouton — et m'assura que le roi serait charmé de me voir. En conséquence je dépêchai deux bouteilles comme avant-goût de ma visite, et le mouton une fois passé aux mystères d'une autre incarnation, je grimpai la pente humide qui menait au palais du roi. Il avait envoyé son armée pour me servir d'escorte, mais elle resta à causer avec mon personnel de cuisine. Les militaires se ressemblent dans tous les pays.

Le palais était une maison de quatre pièces, en bois et torchis crépis de chaux, la plus belle de la montagne à un jour de marche à la ronde. Le roi portait une jaquette de velours violet, un pantalon de mousseline blanche et un turban de prix couleur jaune safran. Il me donna audience en une petite pièce recouverte d'un tapis, et ouvrant sur la cour du palais, celle-ci occupée par l'éléphant royal. L'énorme bête, couverte de ses housses, amarrée de la trompe à la queue, détachait la courbe de son dos sur la ligne du ciel.

Le Premier ministre et le Directeur général de l'Instruction publique étaient là pour me présenter ; mais on avait congédié toute la cour de peur que les deux bouteilles mentionnées plus haut ne portassent atteinte à sa moralité. Le roi, comme je m'inclinais, me jeta autour du cou une lourde guirlande de fleurs violemment parfumées et s'enquit de la manière dont mon Honorée Présence avait la félicité de se porter. Je déclarai que devant l'auspice de sa physionomie les brouillards de la nuit s'étaient changés en soleil, et qu'en vertu de sa munificence et de son mouton, ses bonnes œuvres resteraient dans la mémoire des dieux. Il répondit que puisque mon pied magnifique avait foulé son territoire, les récoltes rendraient probablement 70 pour cent de plus qu'en moyenne. Je dis que la renommée du roi retentissait aux quatre coins de la terre et que les nations jalouses grinçaient des dents lorsqu'elles entendaient chaque jour célébrer les gloires de son règne, de même que la sagesse de son Premier ministre, pareil à la lune, et de son Directeur général de l'Instruction publique, à l'œil de lotus.

Puis nous prîmes place sur des coussins d'un blanc de neige, et j'occupai la droite du roi. Trois minutes plus tard, il me confiait l'état navrant de la récolte du maïs et comme quoi les compagnies de chemins de fer lui payaient mal son bois de charpente. La conversation changea de sujets en même temps que les bouteilles de mains. Nous discutâmes maintes questions originales et le roi s'épancha sur le compte de la chose publique en général. Il s'appesantit principalement sur les méfaits d'un de ses sujets, qui, d'après ce que j'ai pu conclure, venait de mettre en échec le pouvoir exécutif.

— Autrefois, dit le roi. je l'aurais fait fouler sous les pieds de mon éléphant que vous voyez là-bas. Maintenant il me faut l'envoyer à pas moins de soixante-dix milles par la montagne se faire juger. Entretien et voyage aux frais de l'État. Et l'éléphant mange tout.

— Quels sont les crimes de l'homme. Rajah Sahib ? demandai-je.

— Premièrement, c'est un « étranger », il n'appartient pas à mon peuple. Secondement, depuis que ma faveur lui a octroyé de la terre, lors de sa venue, il refuse de payer l'impôt. Ne suis-je pas le seigneur de la terre, dessus comme dessous — titulaire par le droit et l'usage d'un huitième de la récolte ? Et pourtant ce démon fait lui-même sa loi, refuse de payer la moindre taxe... et engendre une pernicieuse progéniture.

— Jetez-le en prison, dis-je.

— Sahib, répondit le roi, en changeant légèrement de position sur les coussins, une fois et rien qu'une fois dans ces quarante années, la maladie s'appesantit sur moi de manière que je ne pusse plus sortir. En cette heure-là je fis à mon Dieu le vœu de ne jamais priver homme ni femme du soleil et de l'air de Dieu, car je compris alors ce que signifiait un tel châtiment. Comment puis-je enfreindre ce vœu ? S'il ne s'agissait que d'élaguer une main ou un pied, je n'hésiterais pas. Mais cela même est devenu impossible depuis que les Anglais ont l'autorité. L'un ou l'autre de mes sujets (il jeta un regard oblique au Directeur général de l'Instruction publique) écrirait sur-le-champ au Vice-Roi, et peut-être me priverait-on de mon roulement de tambours.

Il dévissa le bout de son narghileh d'argent, en assujettit un autre d'ambre, et me passa la pipe.

— Non content de me refuser la redevance, continua-t-il, cet étranger refuse aussi le « beegar » (c'est la corvée ou travail forcé sur les routes) et pousse mon peuple à la même trahison. Cependant, quand il le veut, c'est un habile écarteur de troncs. Il n'y en a pas de meilleur ou de plus hardi parmi nos sujets pour débarrasser la rivière quand les arbres l'engorgent.

— Mais il adore des dieux étrangers, dit le Premier ministre d'un air déférent.

— Cela ne me regarde pas, dit le roi qui, en matière de foi, montrait la même tolérance que l'empereur Akbar. À chacun son dieu, puis à la fin pour tous le bûcher ou le sein de notre mère la Terre. C'est la rébellion qui m'offense.

— Le roi a une armée, suggérai-je. Le roi n'a-t-il pas encore brûlé la maison de l'homme, l'abandonnant tout nu aux rosées de la nuit ?

— Non. Une hutte est une hutte, elle abrite une vie d'homme. Mais j'envoyai mon armée contre lui le jour où ses prétextes commencèrent à me lasser. De leurs têtes il fendit trois, à coups de bâton. Les deux hommes qui restaient s'enfuirent. Et puis les fusils ne voulaient pas partir.

J'avais vu l'équipement de l'infanterie. Le tiers en était constitué par une vieille pièce de chasse se chargeant par la gueule, des trous de rouille à la place d'amorces ; un tiers d'un fusil à mèche fretté de fil de fer et à crosse vermoulue, et le dernier tiers d'une canardière de quatre, à pierre, dont la pierre manquait.

— Mais il ne faut pas oublier, dit le roi en tendant le bras vers la bouteille, que c'est un très habile écarteur de troncs et un homme de visage avenant. Que lui faire, Sahib ?

Cela devenait intéressant. Les montagnards, race timide, n'auraient pas plus songé à refuser l'impôt à leur roi que des offrandes à leurs dieux. Il fallait que le rebelle fût un homme de caractère.

— Si le roi veut y consentir, dis-je, je ne lèverai pas mes tentes avant le troisième jour, et je verrai cet homme. La clémence du roi est digne des dieux et la rébellion s'égale au crime de sorcellerie. Aussi bien les deux bouteilles sont vides ainsi qu'une autre.

— Vous avez loisir de vous retirer, dit le roi.

Le matin suivant un crieur parcourut l'État en proclamant qu'un embarras d'arbres flottés obstruait la rivière et qu'il convenait à tout féal sujet d'aider à en libérer le cours.

Les citoyens descendirent en masse de leurs villages vers les champs de pavots de la tiède et moite vallée, où nous les accompagnâmes, le roi et moi.

Des centaines de troncs de déodars à peine dégrossis s'entassaient accrochés à une saillie de roc, et la rivière ajoutait de minute en minute des monceaux de renfort au blocus. L'eau hargneuse tiraillait et tourmentait les poutres pendant que la population de l'État actionnait les plus voisines avec des perches dans l'espoir de soulager la pression. Alors s'éleva un cri de « Namgay Doola ! Namgay Doola ! » et un villageois bien découplé sous ses cheveux roux dégringola dare-dare, qui ôtait ses habits tout en courant.

— C'est lui. Voici le rebelle, dit le roi. C'en est fait du barrage.

— Mais comment a-t-il les cheveux roux ? demandai-je, attendu que parmi les montagnards les cheveux roux sont aussi peu communs que les cheveux bleus ou verts.

— C'est un étranger, dit le roi. Voici qui est bien ! Oh ! voilà qui est bien !

Namgay Doola avait grimpé sur le tas et tirait à lui le bout agrippé d'un tronc à l'aide d'une sorte de gaffe grossière. Le tronc glissa lentement de l'avant, à la manière d'un alligator, et trois ou quatre autres suivirent. L'eau verte jaillit par les brèches. Alors les villageois, à renfort de hurlements, de cris et de bonds, se ruèrent parmi les arbres, tirant et poussant les poutres obstinées, la tête rouge de Namgay Doola menant l'assaut. Les troncs vacillaient, se froissaient, gémissaient en se choquant, tandis que de nouveaux béliers descendus d'amont battaient la digue affaiblie.

Elle céda enfin dans un éclaboussement d'écume, une déroute de troncs dressés, des plongeons de têtes noires, et une confusion indescriptible, tandis que la rivière culbutait tout devant elle. Je vis la perruque rouge emportée avec les derniers restes du barrage disparaître entre les grands arbres qui grinçaient en se broyant. Elle reparut bientôt au ras de la berge, et, soufflant comme un cachalot, Namgay Doola s'essuya l'eau des yeux et fit hommage au roi.

J'eus le temps d'observer l'homme de près. Le rouge vif de sa tignasse et de sa barbe formait un effet saisissant, tandis que dans la forêt de ses cheveux, au-dessus des pommettes saillantes, deux yeux bleus pétillaient de gaieté. C'était bien un étranger, quoique Tibétain de langue, d'usage et de costume. Il parlait le dialecte Lepcha avec un indéfinissable adoucissement des gutturales. Cela tenait moins du défaut de prononciation que d'une sorte d'accent.

— D'où viens-tu ? lui demandai-je, étonné.

— Du Tibet.

Il désigna l'au-delà des montagnes, et sourit. Ce sourire m'alla droit au cœur. Machinalement je tendis la main, et Namgay Doola la prit. Nul Tibétain de pur sang n'eût compris la signification de mon geste. Il s'éloigna pour reprendre ses vêtements et, comme il regrimpait vers son village, j'entendis un hurlement joyeux qui me frappa comme singulièrement familier. C'était le cri de triomphe de Namgay Doola.

— Vous voyez maintenant, dit le roi, pourquoi je ne voudrais pas le tuer. C'est un homme hardi parmi mes troncs d'arbres, mais (et il secoua la tête à la façon d'un maître d'école) je sais qu'il ne se passera pas longtemps avant qu'on porte plainte contre lui. Retournons au palais rendre la justice.

C'était la coutume de ce roi de juger ses sujets chaque jour entre onze et quinze heures. Je l'entendis rendre la justice avec équité en matières graves comme violation de propriété, diffamation, et menus vols d'épouses. Puis son sourcil se fronça et il me fit venir.

— C'est encore Namgay Doola, dit-il avec désespoir. Non content de me refuser la redevance personnelle, il a lié par serment la moitié de son village à la même trahison. Il ne m'est jamais encore arrivé pareille chose ! Mes taxes ne sont pourtant pas lourdes.

Un villageois à visage de lapin, une rose rouge derrière l'oreille, s'avança en tremblant. Il avait pris part à la conspiration de Namgay Doola, mais avait tout raconté et comptait sur la faveur royale.

— O roi ! dis-je, si c'est la volonté du roi, que cette affaire reste suspendue jusqu'à demain matin. Les dieux seuls peuvent juger sur-le-champ, et il se peut que ce villageois-là ait menti.

— Non, car je connais les dispositions de Namgay Doola ; mais puisqu'un hôte le demande, que l'affaire soit remise. Voudras-tu, pour l'amour de moi, parler sévèrement à cet étranger à tête rouge ? Il se peut qu'il t'écoute.

Je fis une tentative le soir même, mais, malgré la meilleure volonté, je ne pus garder mon sérieux. Namgay Doola arbora le plus persuasif de ses sourires et se mit à me parler d'un gros ours brun gîté dans le champ de pavots près de la rivière. Cela m'agréerait-il de tirer cet ours ? Je parlai avec austérité de conspiration découverte, de torts et de châtiment assuré. Le visage de Namgay Doola se rembrunit un instant. Peu de temps après il sortit de ma tente et je l'entendis chanter doucement parmi les pins.

Les mots de sa chanson me demeuraient incompréhensibles, mais l'air, comme ce parler liquide, insinuant, semblait le spectre de je ne sais quel souvenir étrangement familier.

Dir hane mard-i-yemen dir

To weeree ala gee,

modulait et remodulait Namgay Doola, et je me mis le cerveau à la torture pour me remémorer cette mélodie oubliée. Ce fut après dîner seulement que je m'aperçus qu'on avait coupé un pied carré de velours au milieu de mon meilleur voile de photographe. Cela me fâcha si fort que je descendis errer dans la vallée avec l'espoir de rencontrer le gros ours brun. Je l'entendais grogner comme un porc en colère dans le champ de pavots, tandis que, dissimulé jusqu'aux épaules par les maïs tout dégouttants de rosée, je le guettais après son repas. La lune dans son plein buvait l'exhalaison de la récolte aux épis lourds. Puis j'entendis le mugissement douloureux d'une vache de l'Himalaya — une de ces bestioles noires pas plus grosses qu'un chien de Terre-Neuve. Deux ombres ressemblant à une ourse et son petit passèrent devant moi au trot. J'allais faire feu, quand je m'aperçus qu'elles étaient toutes deux pourvues d'une tête rutilante. Le plus petit des deux animaux traînait quelque chose comme une corde, cela laissait une trace noirâtre dans la poussière. Ils étaient à moins de six pieds de moi, et l'ombre lunaire sur leurs visages paraissait de velours noir. Velours noir est proprement le mot, car, par toutes les puissances du clair de lune, ils portaient des masques taillés dans le velours de mon voile de photographe. M'émerveillant, j'allai me coucher.

Le lendemain matin, le royaume était en rumeur. Namgay Doola, disait-on, était sorti pendant la nuit et, à l'aide d'un couteau tranchant, avait coupé la queue d'une vache appartenant au villageois à face de lapin qui l'avait trahi. Un tel attentat contre un animal sacré dépassait tous les crimes. L'État réclamait le sang de l'impie, mais il s'était retiré dans sa hutte, dont il avait barricadé portes et fenêtres à l'aide de grosses pierres, et là, il défiait l'univers.

Le roi et moi, en même temps que la populace, approchâmes. Il ne fallait pas espérer prendre notre homme sans effusion de sang, car d'un trou dans le mur sortait le canon d'un fusil parfaitement bien tenu, le seul fusil du royaume en état de tirer. Namgay Doola venait de manquer de très près un villageois quand nous arrivâmes.

L'armée permanente s'en tint à sa permanence.

Elle ne pouvait faire plus, car, lorsqu'elle avançait, des morceaux de schiste aigus volaient par les fenêtres. À quoi venaient s'adjoindre de temps en temps des averses d'eau bouillante. Nous vîmes des toisons rouges qui couraient à l'intérieur. La famille de Namgay Doola aidait son auteur. Des hurlements de défi à vous cailler le sang répondaient seuls à nos prières.

— Jamais, dit le roi, bouleversé, jamais pareille chose n'est arrivée dans mes États. L'an prochain je ferai certainement l'acquisition d'un petit canon.

Il me jeta un regard implorant.

— Est-ce qu'il n'y a pas dans le royaume un prêtre qu'il écouterait ? dis-je, car une lueur commençait à se faire en mon esprit.

— Il adore un Dieu à lui, dit le Premier ministre. Il n'y a qu'à le prendre par la famine.

— Qu'on laisse approcher l'homme blanc, dit Namgay Doola de l'intérieur. Je tuerai tout autre. Envoyez-moi l'homme blanc.

La porte s'ouvrit toute grande et je pénétrai dans l'intérieur enfumé d'une hutte thibétaine bondée d'enfants. Et chaque enfant portait une chevelure d'un rouge flamboyant. Une queue de vache fraîchement cueillie gisait sur le sol, et, à côté, deux morceaux de velours noir — mon velours — grossièrement déchiquetés en forme de masques.

— Qu'est ce scandale, Namgay Doola ? demandai-je.

Il sourit plus irrésistiblement que jamais.

— Il n'y a pas de scandale, dit-il. Je n'ai fait que couper la queue à la vache de cet homme. Il m'a trahi. J'avais envie de tirer dessus, Sahib, mais sans le tuer. Oui, sans le tuer ; rien que dans les jambes.

— Mais pourquoi donc, puisque c'est la coutume de payer la redevance au roi ? Pourquoi donc ?

— Par le Dieu de mon père, je ne saurais dire, répondit Namgay Doola.

— Et qui était ton père ?

— Le même qui avait ce fusil.

Il me montra son arme, un vieux mousquet portant la date 1832 et la marque de l'Honorable Compagnie des Indes.

— Et le nom de ton père ? demandai-je.

— Timlay Doola, dit-il. Au commencement, alors que j'étais un petit enfant, j'ai souvenir qu'il portait un habit rouge.

— Cela, je n'en doute pas ; mais répète le nom de ton père deux ou trois fois.

Il obéit, et je compris d'où venait l'accent qui m'avait intrigué.

— Thimla Dhula ! dit-il avec feu. J'adore encore son Dieu.

— Puis-je voir ce Dieu ?

— Tout à l'heure... au couchant.

— Te rappelles-tu quelque chose du parler de ton père ?

— Il y a très longtemps, mais je me rappelle un mot qu'il disait souvent. C'est : « Shun ! »1. — Alors moi et mes frères nous nous redressions, les mains aux côtés, comme ceci.

— Oui-da. Et qui était ta mère ?

— Une femme des montagnes. Nous sommes des Lepchas de Darjiling, mais moi on m'appelle un étranger, à cause de mes cheveux qui sont comme tu vois.

La Tibétaine, sa femme, lui toucha le bras doucement. Les pourparlers interminables à l'extérieur du fort avaient duré fort avant dans l'après-midi. On approchait maintenant du crépuscule — l'heure de l'angélus. D'un air solennel, les marmots à tête rouge se levèrent du sol et formèrent un demi-cercle. Namgay Doola posa son fusil, alluma une petite lampe à huile et la posa devant une niche pratiquée dans le mur. Ecartant ensuite un lambeau d'étoffe sale, il découvrit un crucifix de cuivre usé appuyé contre la plaque du casque d'un régiment de la Compagnie des Indes, depuis longtemps oublié.

— Ainsi faisait mon père, dit-il, en se signant gauchement.

La femme et les enfants l'imitèrent. Puis, tous ensemble, ils entonnèrent le chant plaintif que j'avais entendu sur le versant de la montagne :

Dis hane mar-i-yemen dir

To weeree ala gee.

J'étais fixé.

Ils chantaient, puis reprenaient encore, comme si leurs cœurs allaient se briser d'émotion, leur version du refrain de « The Wearing of the Green »2 :

They're hanging men and women, too,

For the wearing of the green.

Namgay Doola tira le rideau devant la niche. L'angélus était fini.

— Ainsi chantait mon père. Il y en avait beaucoup plus, mais j'ai oublié, et je ne connais même pas le sens de ces mots-ci, mais il se peut que le Dieu comprenne. Je ne suis pas de ce peuple et je ne paierai pas de redevance.

— Et pourquoi ?

Encore ce sourire désarmant.

— Qu'est-ce que j'aurais à faire alors entre une moisson et l'autre ? Cela vaut mieux que d'effaroucher les ours. Mais ces gens-ci ne comprennent pas.

Il ramassa les masques par terre et me regarda dans les yeux avec la simplicité d'un enfant.

— D'où t'est venue l'idée de pareilles diableries ? dis-je en désignant ces accessoires immémoriaux du Fénianisme.3

— Je ne saurais dire. Je ne suis qu'un Lepcha de Darjiling, et pourtant l'étoffe...

— Que tu as volée, interrompis-je...

— Non, sûrement. Ai-je volé ? J'en avais tant envie ! L'étoffe... l'étoffe. Qu'aurais-je pu faire d'autre avec l'étoffe ?

Il tordit le velours entre ses doigts.

— Mais le péché d'avoir mutilé la vache — as-tu pensé à cela ?

— O Sahib, l'homme m'a trahi ; la queue de la génisse dansait au clair de lune, et j'avais mon couteau. Qu'est-ce que je pouvais faire ? La queue est venue avant que je m'en aperçoive. Sahib, tu en sais plus long que moi.

— C'est vrai, dis-je. Reste dans la maison Je vais parler au roi.

La population de l'État était rangée sur le versant de la montagne. Je m'avançai et pris la parole.

— O roi, dis-je, en ce qui concerne cet homme, deux voies s'offrent à ta sagesse Tu peux le pendre à un arbre — lui et sa lignée — jusqu'à ce qu'il ne reste pas un cheveu rouge dans ton pays.

— Non, dit le roi. Pourquoi faire mal aux petits enfants ?

Ils s'étaient répandus hors de la hutte et faisaient de grands salaams à tout le monde. Namgay Doola attendait à la porte, son fusil en travers du bras.

— Ou bien tu peux, sans t'arrêter à l'impiété de la vache mutilée, l'élever aux honneurs dans ton armée. Il appartient à une race qui ne veut pas payer d'impôt. Il a dans le sang une flamme rouge qui lui sort du sommet de la tête en forme de chevelure éclatante. Fais de lui le chef de ton armée. Donne-lui des honneurs à son gré et pleine ration de besogne, mais veille bien, ô roi. à ce que ni lui ni les siens ne tiennent jamais à l'avenir un pied de terre de ta munificence. Nourris-le de paroles et de faveur, ainsi que de la liqueur contenue dans certaines bouteilles que tu sais, et tu en feras un boulevard de ta majesté. Mais refuse-lui la propriété même d'une touffe d'herbe. Telle est la nature que Dieu lui a donnée. En outre, il a des frères...

L'État poussa un grognement unanime.

— Mais si ses frères viennent, ils combattront sûrement les uns contre les autres jusqu'à ce qu'ils meurent. Fera-t-il partie de ton armée, ô roi ? choisis.

Le roi baissa la tête, et je dis :

— Viens donc, Namgay Doola, et commande l'armée du roi. Ton nom ne sera pas Namgay dans la bouche des hommes, mais Patsay Doola, car, ainsi que tu l'as dis en toute vérité, je sais4.

Alors Namgay Doola, nouvellement baptisé Patsay Doolan, fils de Timlay Doola, autrement dit Tim Doolan — embrassa les genoux du roi, bouscula l'armée permanente, et soudain en proie à une véritable agonie de repentir se précipita de temple en temple en faisant des offrandes pour racheter le péché d'avoir mutilé du bétail.

Et le roi fut si charmé de ma perspicacité qu'il m'offrit de me vendre un village pour la somme de vingt livres sterling. Mais je n'achète pas de villages dans l'Himalaya tant qu'une tête rouge y flamboie entre la queue du glacier qui grimpe au ciel et l'ombre de la forêt de bouleaux.

Je connais ce sang-là.






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