Au Hasard de la Vie (Life's Handicap, 1891)
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Au fond de l'impasse
At the End of the Passage
Quatre hommes aptes à revendiquer en théorie le droit à « la vie, la liberté et la poursuite du bonheur ». assis autour d'une table, jouent au whist. Le thermomètre marque pour eux 38° centigrades de chaleur. L'obscurité voulue de la pièce permet à peine de distinguer les points des cartes et le visage très blanc des joueurs. Un punkah1 de calicot blanchi, rongé, pourri d'usure, malaxe l'air chaud et geint lugubrement à chaque oscillation. Dehors, c'est l'obscurité d'un jour de novembre à Londres. On ne distingue ni ciel, ni soleil, ni horizon une buée torride, sous un brouillard jaune et violet noie toutes choses. On dirait l'apoplexie du monde et que la terre va mourir. Par intervalles, dans l'air immobile, des nuages de poussière couleur de tan se lèvent de terre sans crier gare, s'étalent comme une nappe qu'on jette sur les feuillages parcheminés des arbres, retombent. Puis un dust-devil2 subit promène sa trombe durant deux milles à travers la plaine, se brise, s'abat. Nul obstacle pourtant n'entrave sa fuite, à moins de compter la ligne basse de traverses empilées et blanches de poussière, ou le groupe des huttes façonnées de torchis, de vieux rails et de toile d'emballage avoisinant l'unique bungalow, bâtisse trapue à quatre pièces, propriété de l'ingénieur adjoint au secteur de la ligne de l'État de Gandhari pour lors en construction. Les quatre hommes, vêtus d'un strict minimum de costume de nuit, jouent un whist énervé qu'animent des chamailleries à propos de coupes et de maldonnes. Ce n'est pas ce qu'on fait de mieux comme whist, mais tel quel ils n'ont pas moins pris quelque peine pour organiser cette partie. Mottram, de la brigade topographique, a couvert depuis la veille trente milles à cheval et cent en chemin de fer pour s'y rendre d'un poste perdu au fond du désert. Lowndes, du Service civil, en mission spéciale, s'est sauvé si loin pour échapper un instant aux misérables intrigues d'un Raja besogneux tour à tour servile ou furibond en son effort pour accroître les revenus pitoyables sués par des paysans fourbus et des chameliers aux abois. Spurstow, le médecin de la ligne, a laissé se débrouiller pour quarante-huit heures un camp de coolies cholériques, pour le plaisir de revoir des Blancs. Hummil, l'ingénieur adjoint, est l'hôte. Il s'acharnait à recevoir ainsi ses amis chaque dimanche lorsqu'ils pouvaient venir. L'un d'eux manquait-il à l'appel, il envoyait un télégramme à sa dernière adresse, histoire d'apprendre si le défaillant était mort ou vif. Il y a comme cela pas mal d'endroits en Orient, où il n'est prudent ni charitable de perdre de vue ses connaissances même pour l'espace de huit jours. Les joueurs n'éprouvaient nul attrait particulier l'un pour l'autre. Ils se disputaient à chaque rencontre ; mais ces rencontres, c'est ardemment qu'ils les désiraient, à la manière dont les hommes privés d'eau désirent boire. C'étaient des solitaires pour qui le mot solitude avait acquis toute l'horreur de sa signification. Ils avaient tous moins de trente ans et c'est un peu tôt pour en savoir si long. De la Pilsen, dit Spurstow, après la seconde partie, en s'épongeant le front. Bien fâché, la bière est finie, et il reste tout juste du soda pour ce soir, dit Hummil. En voilà une organisation ! grogna Spurstow. Pas ma faute. J'ai écrit et télégraphié ; mais les trains n'arrivent pas encore régulièrement. La semaine dernière la glace a manqué Lowndes le sait. J'ai bien fait de ne pas venir. J'aurais pu tout de même vous en envoyer si j'avais su. Ouf ! il fait trop chaud pour continuer, surtout un jeu pareil. Ceci accompagné d'un froncement de sourcils furieux à l'adresse de Lowndes, qui se contenta de rire. C'était un pécheur endurci. Mottram se leva de table et mit l'œil à une fente des volets. Charmante journée ! dit-il. La compagnie bâilla comme un seul homme et recommença pour la dixième fois par pur désœuvrement à passer en revue toutes les petites affaires de Hummil, fusils, romans en lambeaux, selles, éperons et le reste. Ils connaissaient tout cela, mais il n'y avait vraiment pas autre chose à faire. Rien de nouveau ? demanda Lowndes. La Gazette de l'Inde de la semaine dernière et une coupure d'un journal d'Angleterre. Mon père me l'a envoyée. C'est assez drôle. Encore un de ces loustics qui s'intitulent M. P.3 hein ? dit Spurstow, qui lisait les journaux à l'occasion. Oui. Écoutez ceci. Ça vous concerne, Lowndes. Le bonhomme fait un discours à ses électeurs, et il appuie sur la chanterelle. Voici un échantillon : « Et je l'affirme sans hésiter, le Service civil de l'Inde est la réserve la réserve de choix de l'aristocratie d'Angleterre. La démocratie, les masses, que tirent-elles de cette terre que nous nous sommes, pas à pas, frauduleusement annexée ? Je vous le dirai : rien, absolument rien. Elle demeure affermée au nom de leur intérêt et de leur égoïsme seuls aux rejetons de l'aristocratie. Ils prennent bien soin de maintenir leurs revenus au même diapason de prodigalité, afin d'éviter ou d'étouffer la moindre velléité d'enquête sur la nature ou la conduite de leur administration, tandis qu'ils forcent eux-mêmes le paysan infortuné à payer de ses sueurs le luxe dans lequel ils se vautrent. » Hummil brandit ironiquement le papier au-dessus de sa tête. Écoutez ! Écoutez ! dit son auditoire. Alors, Lowndes, pensif : Je donnerais je donnerais trois mois de traitement pour tenir ce monsieur ici, un mois, rien que pour lui montrer la façon dont les princes indigènes entendent l'emploi de l'indépendance et de la liberté. Le vieux Pipe-en-bois (c'était le titre familier dont il affublait sans façon un monarque non moins honorable que décoré) m'a rasé à mort toute la semaine passée pour se faire donner de l'argent. Par Jupiter ! son dernier coup a été de m'envoyer une de ses femmes en guise de pot-de-vin ! Bon, ça. Avez-vous accepté au moins ? dit Mottram. Non. Je le regrette maintenant. C'était une gentille petite personne, et elle m'a défilé tout un chapelet sur l'horrible dénuement des femmes du roi. Les chéries n'ont pas eu de robe neuve depuis près d'un mois, et le vieux veut faire venir de Calcutta un nouveau drag ferrures d'argent massif, lanternes idem et autres bagatelles du même genre. Je tâche de lui mettre dans la tête qu'il a mené ses revenus un train d'enfer depuis vingt ans et qu'il faut enrayer. Ça ne mord pas. Mais il n'a qu'à puiser dans ses caves, au trésor des ancêtres. Je parie qu'il y a pour le moins, sous son palais, trois millions de livres sterling de bijoux et d'argent, dit Hummil. Un souverain du cru toucher au trésor de famille ! Les prêtres le défendent, sauf en dernier ressort. Le vieux Pipe-en-bois, pendant son règne, n'a pas ajouté au dépôt moins d'un quart de million de livres. Alors d'où vient le déficit ? demanda Mottram. Du pays. L'état du peuple, c'est à rendre malade. On voit les gens du fisc attendre auprès d'une chamelle pleine que le petit soit né pour emmener la mère en paiement d'arriérés. Et qu'y puis-je ? Impossible de tirer le moindre compte aux employés de la cour ; je ne réussis qu'à faire épanouir un sourire sur la grosse figure du commandant en chef, quand je découvre que l'on doit aux troupes trois mois de solde ; et le vieux Pipe-en-bois commence à pleurer quand je lui parle affaires. Il s'est mis au peg4 royal ces temps-ci et, d'attaque, eau-de-vie et Heidsieck en guise de whisky et soda. Tout comme le Rao du Jubela. On ne tient pas longtemps à ce régime-là, dit Spurstow. Il claquera. Bonne affaire, au surplus ! Sans doute alors on instituera un conseil de régence avec tuteur pour le jeune prince, après quoi on lui rendra son royaume avec dix ans d'épargne. Après quoi ce jeune prince, auquel on aura inculqué tous les vices anglais, jettera l'argent par les fenêtres et défera en dix-huit mois l'effort de dix ans. J'ai déjà vu ça, dit Spurstow. À votre place, Lowndes, je mènerais le roi en douceur. Ils nous haïssent toujours assez, quoi qu'on fasse. Très joli tout ça. C'est bon pour la galerie de conseiller la douceur ; mais on ne nettoie pas une étable avec une plume trempée dans l'eau de rose. Je sais ce que je risque mais je n'ai rien remarqué encore. Mon domestique est un vieux Pathan et c'est lui qui fait ma cuisine. Peu probable qu'ils tâchent d'acheter le vieux et je n'accepte pas de cadeaux de victuailles des mains de mes vrais amis, comme ils s'intitulent eux-mêmes. Tout de même ce n'est pas gai ! J'aimerais mieux être avec vous, Spurstow. On peut chasser au moins aux environs de votre camp. Vous aimeriez mieux ça ? Je ne crois pas. Quinze morts par jour n'engagent guère un homme à tirer d'autre gibier que lui-même. Et le pire. c'est que les pauvres diables ont une manière de vous regarder comme si on devait les sauver de force. Dieu sait, j'ai tout essayé. Mon dernier essai pourrait passer pour de l'empirisme, mais j'ai tiré d'affaire un vieux tout de même. Quand on me l'a apporté il semblait désespéré ; je lui ai entonné du gin et de la Worcester sauce au poivre de Cayenne. Ça l'a guéri, mais je ne préconise pas ce traitement-là. Comment cela se passe-t-il en général ? demanda Hummil. Oh ! c'est bien simple. Chlorodyne, pilule d'opium, chlorodyne, coma, nitre, briques brûlantes aux pieds, puis... le bûcher. C'est ce dernier remède qui fait le plus d'effet. Que voulez-vous ! Le choléra noir ! Pauvres diables ! Mais je dois dire que ce petit Bunsee Lal, mon pharmacien, travaille comme un diable. Je l'ai recommandé à l'avancement pour le cas où il s'en tirerait sans y laisser sa peau. Et vous, mon vieux ! dit Mottram. Sais pas, m'en fiche un peu, mais j'ai envoyé la lettre tout de même. Et vous, qu'est-ce que vous devenez, généralement parlant ? Je m'assois sous la table dans la tente et je crache sur le sextant pour le tenir frais, dit l'homme du cadastre. Je me lave aussi les yeux pour éviter l'ophtalmie que sûrement j'attraperais, et j'essaie de faire comprendre à mon aide qu'une erreur de cinq degrés dans la mesure d'un angle n'est pas aussi peu de chose qu'elle en a l'air. Je suis absolument seul, vous savez, et ça durera comme ça jusqu'à la fin des chaleurs. C'est Hummil le veinard, dit Lowndes en se laissant tomber sur une chaise longue. Il a un vrai toit déchiré quant à la toile du plafond, mais un toit tout de même sur la tête. Il voit passer un train par jour. Il peut se procurer de la bière, du soda et y mettre de la glace quand Dieu est bon. Il jouit de livres, de tableaux (c'étaient des pages arrachées au Graphic) et de la société de l'excellent sous-entrepreneur Jevins, sans compter le plaisir de nous recevoir chaque semaine. Hummil sourit lugubrement. Oui, je suppose, c'est moi le veinard. Jevins a plus de veine encore. Comment ? vous ne voulez pas dire... Si. Claqué. Lundi dernier. Ap se ? dit Spurstow vivement, en écho à la pensée de chacun. Il n'y avait pas de choléra dans le voisinage du secteur de Hummil. La fièvre elle-même donne toujours bien une semaine de grâce, et là-bas mort subite se prononce suicide en langage courant. Il ne faut juger personne par ce temps-ci, dit Hummil. Il a dû prendre un coup de soleil, j'imagine ; car la semaine dernière, après votre départ à vous autres, il est entré sous la véranda en disant qu'il retournait voir sa femme, Market Street, Liverpool, ce soir-là. J'ai fait venir le pharmacien pour l'examiner et nous avons tâché de le coucher. Au bout d'une heure ou deux, il se frotta les yeux et déclara qu'il croyait avoir eu une attaque il espérait bien n'avoir rien dit de malhonnête. Jevins tenait beaucoup à se raffiner au point de vue mondain. Il parlait tout à fait comme Chucks. Eh bien ? Alors il est allé à son bungalow et s'est mis à nettoyer un fusil. Il a dit au domestique qu'il comptait aller tirer un chevreuil dans la matinée. Naturellement il a tripoté la détente et s'est logé par mégarde une balle dans la tête. Le pharmacien a envoyé un rapport à mon chef, et on a enterré Jevins quelque part par là. Je vous aurais télégraphié, Spurstow, si vous aviez pu servir à quoi que ce fût. Quel drôle de type vous faites, dit Mottram. Vous l'auriez tué vous-même que vous ne prendriez pas l'affaire plus tranquillement. Bon Dieu ! Qu'est-ce que ça fait ? dit Hummil avec calme. J'ai à faire tous ses levers en plus des miens. Je suis le seul à plaindre. Jevins est débarrassé pur accident, cela va sans dire, mais enfin débarrassé. Et le pharmacien qui allait rédiger toute une tartine à propos de suicide ! Fiez-vous à un babu pour radoter à l'occasion. Pourquoi ne pas avoir déclaré le suicide ? demanda Lowndes. Pas de preuve formelle. On ne jouit pas de beaucoup d'avantages en ce pays-ci, mais on pourrait au moins revendiquer le droit de faire partir son fusil de travers. Et puis, peut-être qu'un de ces jours j'aurai besoin d'un homme pour étouffer un potin du même genre en cas d'accident personnel. Vivez et laissez vivre. Mourez, laissez mourir. Dites donc, vous, faites-moi le plaisir de prendre une pilule, dit Spurstow, qui scrutait attentivement la figure pâle de Hummil. Prenez une pilule et ne faites pas la bête. Ce genre de conversation est absurde. En somme se tuer, c'est renâcler à l'ouvrage. Fussé-je dix fois plus malheureux que Job, ce qui va se passer, la suite m'intéresse si fort que je ne pourrais pas m'en aller. Ah, moi, j'ai perdu cette curiosité, dit Hummil. Le foie ne va pas ? demanda Lowndes avec sympathie. Non. Je ne dors plus. C'est pire. Par Jupiter, oui, c'est pire ! dit Mottram. Cela m'arrive de temps en temps, il n'y a qu'à laisser l'accès se passer tout seul. Que prenez-vous pour cela ? Rien. À quoi bon ? Je n'ai pas dormi dix minutes depuis vendredi matin. Pauvre garçon ! Spurstow, vous devriez vous occuper de lui, dit Mottram. C'est vrai qu'il a les yeux rouges et gonflés. Spurstow, l'œil sur Hummil, eut un rire forcé. Je le retaperai plus tard. Pensez-vous qu'il fasse trop chaud pour un temps de galop ? Où aller ! dit Lowndes d'un air las. Il nous faut repartir à huit heures, et nous aurons assez d'équitation pour rentrer. Je hais le cheval en tant que nécessité. Oh ! cieux ! Qu'est-ce qu'on pourrait bien faire ? Recommencer le whist à un chick la fiche (un « chick » vaut huit shillings) et un mohur d'or sur le rob, dit Spurstow promptement. Non. Un poker. Chacun un mois de solde à la poule et pas de limites. Quelqu'un sauterait avant la fin de la partie, dit Lowndes. Franchement, je n'éprouverais pas le moindre plaisir à faire sauter personne ici, dit Mottram. Il se dirigea vers le méchant petit piano de camp, épave d'un ménage qui jadis avait occupé le bungalow et l'ouvrit. Il est fichu depuis longtemps, dit Hummil. Les domestiques l'ont mis en miettes. Le piano était certes irréparablement détraqué, mais Mottram réussit à mettre une sorte d'accord entre les notes rebelles, et du clavier édenté s'éleva quelque chose qui pouvait à la rigueur avoir été jadis l'ombre d'un refrain de café-concert. L'auditoire, vautré sur les chaises longues, se retourna avec un intérêt manifeste, tandis que Mottram tapait avec plus de vigueur. Ça fait plaisir ! dit Lowndes. Par Jupiter ! la dernière fois que j'ai entendu cet air-là c'était en 79, ou à peu près, juste avant de passer l'eau. Ah ! dit Spurstow avec orgueil. Moi j'étais en Angleterre en 80. Et il nomma une chanson des rues, populaire à cette époque. Mottram massacra l'air tant bien que mal. Lowndes critiqua et s'offrit pour faire des corrections. Mottram attaqua une autre mélodie, pas du genre café-concert, et fit mine de se lever. Rasseyez-vous, dit Hummil. Je ne savais pas que la musique faisait partie de vos talents. Continuez à jouer tout ce que vous savez jusqu'à ce que vous ne vous rappeliez plus rien. Je ferai accorder le piano avant que vous reveniez. Jouez quelque chose de gai. Ils étaient sans malice, les airs que pouvaient fournir l'art de Mottram et les ressources du piano, mais tels quels, l'auditoire prit plaisir à les écouter, et dans les intervalles ces hommes parlaient tous à la fois de ce qu'ils avaient vu ou entendu la dernière fois qu'ils étaient en Angleterre. Une lourde trombe de poussière s'éleva au-dehors et se rua en grondant sur la maison qu'elle enveloppa de nuit suffocante, mais Mottram continua comme si de rien n'était, et le tintement falot des notes résonnait dans les oreilles des auditeurs plus haut que le claquement du vélum en lambeaux. Au milieu du silence qui suivit la tempête il passa insensiblement des mélodies écossaises, qu'il fredonnait à mi-voix tout en s'accompagnant, à l'hymne de Vêpres. Dimanche, dit-il, en hochant la tête. Continuez. Pas de respect humain, dit Spurstow. Hummil partit d'un long et bruyant éclat de rire. Jouez-le, parbleu ! Vous êtes plein d'imprévu. Je ne vous savais pas ce don de sarcasme aiguisé. Comment ça marche-t-il donc ce machin-là ? Mottram reprit l'air. Trop lent de moitié. C'est la note de gratitude qui manque, dit Hummil. Ça devrait aller du train de la « Sauterelle enragée », comme ceci : Et il chanta prestissimo : Glory fo thee, my God, this night For all the blessings of the light5. Comme cela on voit que nous avons vraiment le sentiment des bienfaits du ciel. La suite, comment est-ce ? If in the night I sleepless lie, My soul with sacred thoughts supply ; May no ill dreams disturb my rest6. Plus vite, Mottram ! Or powers of darkness me molest7. Fi ! le vieil hypocrite ! Ne faites pas la bête, dit Lowndes. Vous pouvez blaguer tout ce que vous voudrez, mais laissez cet hymne tranquille. Il s'associe dans mon esprit aux souvenirs les plus sacrés. Soirs d'été à la campagne vitraux au soleil couchant le jour qui baisse elle et lui têtes penchées sur le même psautier... dit Mottram. Oui, c'est ça, et un vieux gros hanneton qui vous poche un œil tandis qu'on rentre à pied. Odeurs de foin, et une lune comme un carton à chapeau perchée sur une meule... chauves-souris roses laitage et moustiques, continua Lowndes. N'oubliez pas les mères. Il me semble que j'entends la voix de la mienne. Elle chantait cela pour m'endormir quand j'étais gosse, dit Spurstow. L'obscurité avait envahi la pièce. On entendit Hummil se tordre sur sa chaise. Excellente raison, dit-il d'un ton énervé, pour se rejouer cette musique au fond de sept brasses d'enfer ! C'est une insulte à l'intelligence divine que de nous appeler autre chose que des rebelles torturés. Prenez deux pilules, dit Spurstow ; c'est votre foie qui est torturé. Le nommé Hummil, Monsieur, calme en temps ordinaire, fait preuve d'un très sale caractère. Je plains ses coolies demain, dit Lowndes, tandis que les serviteurs apportaient les lumières et mettaient la table pour le dîner. Comme ils prenaient leurs places autour des misérables côtelettes de chèvre, du cari d'œufs et du pudding au tapioca fumé, Spurstow en profita pour murmurer à Mottram : Bien joué, David ! Soigne Saül, alors, lui fut-il répondu. Qu'est-ce que vous chuchotez là tous deux ? demanda Hummil d'un air soupçonneux. Rien, nous disions seulement que vous êtes un fichu amphitryon. Cette volaille est indécoupable, répliqua Spurstow avec un sourire d'ange. Vous appelez ça un dîner ? Que voulez-vous que j'y fasse ! Vous ne vous attendez pas à un banquet, n'est-ce pas ? Tout le temps du repas, Hummil s'ingénia à insulter, directement et sans feinte, tous ses convives l'un après l'autre, et à chaque insulte Spurstow envoyait sous la table un coup de pied à la personne visée, mais sans oser risquer même un coup d'œil d'intelligence. Hummil dans un visage pâle et tiré montrait des yeux d'une grandeur anormale. Personne ne prit ombrage un instant de la violence de ses attaques, mais aussitôt le repas terminé on s'empressa de déguerpir. Ne vous en allez pas. Vous commenciez à être drôles. J'espère que je n'ai rien dit qui ait pu vous contrarier. Vous êtes des gaillards si susceptibles. (Puis, passant à l'accent de la plus abjecte supplication.) Dites donc, ce n'est pas sérieux, vous ne vous en allez pas ? Puisque je dîne, je dors, selon le langage du bienheureux Jorrocks, dit Spurstow. Si ça vous est égal, j'ai un coup d'œil à donner demain à vos coolies. Vous avez bien un coin à m'offrir ? Les autres firent valoir l'urgence de leurs devoirs respectifs pour le lendemain, et, leurs chevaux sellés, partirent ensemble, tandis que Hummil les implorait de revenir le dimanche suivant. Comme ils s'éloignaient au petit trot, Lowndes confia à Mottram : ... Je n'ai jamais eu tant envie de gifler un homme à sa propre table. Me dire que je trichais au whist et me rappeler mes dettes ! Et il vous a traité de menteur à votre nez ! Vous prenez ça bien !... Parbleu, dit Mottram. Pauvre diable ! Aviez-vous jamais vu notre vieux Hummy se conduire de la sorte ou en approcher seulement à cinq cents lieues ?... Ce n'est pas une raison. Spurstow me râpait les tibias tout le temps, c'est ce qui m'a retenu, sans quoi j'aurais... Non, vous n'auriez pas. Vous auriez agi comme Hummy pour Jevins : il ne faut juger personne par ce temps-ci. Bon Dieu ! la boucle de ma bride me brûle la main ! Allongeons un peu ; et prenez garde aux trous de rats. Au bout de dix minutes de trot, Lowndes énonça une remarque fort sage, tandis que, suant par tous les pores, il remettait sa bête au pas. Tant mieux que Spurstow soit avec lui ce soir. Ou-ui. Un brave homme, Spurstow. C'est ici que nous bifurquons. Je vous reverrai dimanche, si le soleil ne me ratisse pas avant. Oui, à dimanche, à moins que le ministre des finances du vieux Pipe-en-bois ne réussisse à me sucrer mon café. Bonsoir, et... Dieu vous garde ! Qu'est-ce qui ne va pas encore ? Oh ! rien. Lowndes allongea son fouet et cingla d'un petit coup le flanc de la jument de Mottram en ajoutant : Vous êtes un bon petit gars voilà tout. Sur quoi la jument s'emballa pendant un demi-mille à travers les sables. Dans le bungalow de l'ingénieur adjoint, Spurstow et Hummil fumaient ensemble une pipe taciturne, sans se perdre de l'œil réciproquement. Les ressources d'un logis de célibataire sont aussi élastiques que l'organisation en est simple. Un serviteur débarrassa la table de la salle à manger, apporta deux lits indigènes, de modèle primitif, faits de sangles tendues sur un cadre de bois léger, jeta sur chacun d'eux un carré de natte de Bengale fraîche au contact, les rangea côte à côte, épingla deux serviettes au punkah, de façon que les bords en vinssent raser le nez et la bouche de chacun des dormeurs, et annonça : les lits sont prêts. Les deux hommes s'étendirent, en adjurant, par toutes les puissances d'Iblis les coolies du punkah de tirer fort. Portes et fenêtres restaient soigneusement closes, car l'air extérieur avait la température d'un four. Au-dedans la chaleur n'atteignait que 40° centigrades, le thermomètre en faisait foi. Une odeur infecte de lampes à pétrole mal tenues chargeait l'atmosphère, et cette puanteur, mêlée à celle du tabac indigène, de la brique cuite et de la terre brûlée met à plus d'un homme vigoureux le cœur au bas des talons, car c'est l'odeur du grand Empire Indien lorsqu'il se change pour six mois en lieu de supplices. Spurstow tassa méthodiquement ses oreillers, de façon à reposer plutôt assis que couché, la tête à hauteur raisonnable au-dessus des pieds. Il n'est pas bon de dormir la tête basse pendant la saison chaude, pour peu qu'on ait l'encolure épaisse, à moins qu'on tienne, en l'espace de quelques ronflements animés et gargouillements sonores, à passer du sommeil naturel aux léthargies sans rêves de l'apoplexie de chaleur. Tassez vos oreillers, dit le docteur d'un ton sans réplique en voyant Hummil sur le point de s'étendre à plat. On avait allumé la veilleuse, l'ombre du punkah voletait à travers la pièce, suivie du flic des serviettes et du gémissement doux de la corde à travers l'orifice du mur. Puis le punkah flancha, ralentit, s'arrêta presque. La sueur ruisselait du front de Spurstow. Faudrait-il sortir pour haranguer le coolie ? L'appareil se remit en marche d'une secousse enragée, et une des épingles qui fixait les serviettes céda. Sitôt replacée, un tam-tam se mit à battre dans le quartier des coolies avec la pulsation régulière d'une artère engorgée dans un crâne éclatant de fièvre. Spurstow se tourna sur le flanc et jura doucement. De la part de Hummil, aucun mouvement. Il se tenait immobile, en une rigidité de cadavre, les poings fermés contre les cuisses. Trop précipitée, la respiration démentait toute hypothèse de sommeil. Spurstow regarda le visage contracté. Les mâchoires adhéraient étroitement et des muscles se fronçaient autour des paupières battantes. Il se raidit tant qu'il peut, pensa Spurstow. Quelle comédie ! Que diable peut-il bien avoir ?... Hummil ! Oui. Est-ce que vous ne pouvez pas dormir ? Non. La tête chaude ? La gorge prise ? Ou quoi ? Ni l'un ni l'autre, merci. Je dors peu, vous savez. Vous vous sentez mal ? Assez, je vous remercie. Il y a un tam-tam dehors, n'est-ce pas ? Je croyais d'abord que c'était ma tête. Oh ! Spurstow ! par pitié donnez-moi quelque chose qui me fasse dormir, un bon somme quand cela ne serait que six heures ! (Il sauta à bas du lit.) Il y a des jours et des jours que je n'ai pas eu cinq minutes de sommeil naturel, et je ne peux plus... je ne peux plus ! Mon pauvre vieux ! Ça, ça ne sert à rien. Donnez-moi quelque chose pour me faire dormir. Je vous dis que je suis presque fou. Je ne sais pas ce que je dis, la moitié du temps. Depuis trois semaines il m'a fallu formuler et épeler, avant d'oser le prononcer, chaque mot sorti de mes lèvres. Il m'a fallu composer mes phrases d'avance jusqu'au dernier mot, par crainte de divaguer si je faisais autrement. Cela ne suffirait-il pas à rendre fou ? Maintenant je n'y vois plus clair et je perds le sens du toucher. Faites-moi dormir. Oh ! Spurstow ! Pour l'amour de Dieu, faites-moi bien dormir. Ça ne suffit pas de me faire rêver seulement. Que je dorme ! Mais oui, mon vieux, mais oui. Voyons, du calme. Vous êtes loin d'être aussi mal que vous pensez. Une fois lâchées les écluses de sa réserve, Hummil s'accrochait à lui comme un enfant terrifié. Vous me pincez le bras au sang. Je vous casserai les reins si vous ne m'aidez pas. Non, ce n'est pas cela que je voulais dire. Ne vous fâchez pas, vieil ami. (Il essuya la sueur dont il dégouttait dans l'effort de sa lutte pour reconquérir la maîtrise de soi.) De fait, je suis un brin agité et pas dans mon assiette... peut-être que vous pourriez me recommander un soporifique quelconque du bromure de potassium. Au diable votre bromure ! Pourquoi ne pas m'avoir dit cela plus tôt ? Lâchez-moi le bras, et je vais voir s'il y a dans mon porte-cigarettes quelque chose qui puisse faire l'affaire. Il fouilla dans ses vêtements de jour, remonta la mèche de la lampe, ouvrit un petit porte-cigarettes en argent, et braqua sur Hummil, qui épiait chaque geste, la plus mignonne des seringues. Le dernier cri de la civilisation, dit-il, et un instrument que j'ai horreur d'employer. Tendez le bras. En tout cas vos insomnies n'ont pas fondu vos biceps, et quelle épaisseur de cuir ! Autant faire une injection sous-cutanée à un buffle. Maintenant, d'ici à quelques minutes la morphine va commencer à agir. Couchez-vous en attendant. Un sourire de béatitude idiote et suprême envahissait déjà le visage de Hummil. Il me semble, murmura-t-il, il me semble que je m'en vais. Dieu ! c'est positivement céleste ! Spurstow, il faut que vous me laissiez cet étui ; vous... La voix cessa comme la tête retombait. Plus souvent, dit Spurstow en s'adressant au corps immobile. Et maintenant, mon ami, l'insomnie sous la forme qui vous affecte portant fort au relâchement de la fibre morale en ce qui concerne certaines menues questions de vie et de mort, je vais prendre, si vous le permettez, la liberté d'enclouer vos armes. Pieds nus, il se glissa dans la sellerie de Hummil et retira de leur étui un calibre douze, un express et un revolver. Au premier il dévissa les détonateurs qu'il cacha au fond d'une caisse à harnais. Au second il ôta le levier qu'il plaça derrière une grande garde-robe. Quant au troisième, il se contenta de l'ouvrir et d'en fausser le verrou à coups de talon de botte. Voilà qui est fait, dit-il, en secouant la sueur de ses doigts. Ces petites précautions te donneront au moins le temps de te retourner. Tu sympathises trop avec les accidents d'armurerie. Et comme il se relevait de sa position à genou, la voix épaisse et sourde de Hummil cria du seuil de la porte : Imbécile ! C'est d'une voix pareille que, dans les intervalles lucides du délire, parlent aux leurs les malades un peu avant de mourir. Spurstow fit un véritable bond de frayeur. Hummil, debout dans l'embrasure, s'esclaffait d'un rire invincible. C'est gentil à vous, pour sûr, dit-il, très lentement, en cherchant ses mots. Je n'ai pas l'intention de me faire sauter pour le moment. Dites donc, Spurstow, cette drogue ne veut pas agir. Que faire ?... que faire ? Une épouvante dilatait ses yeux. Étendez-vous, l'effet va se produire ; couchez-vous tout de suite. Je n'ose pas. Ça va me mener encore à moitié chemin, pas plus, et je ne pourrais plus me sauver, cette fois. Savez-vous que c'est tout juste si je suis arrivé à me lever tout de suite ? En général je suis prompt comme l'éclair ; mais vous m'aviez embourbé les pieds. J'ai failli être pris. Oui, oui, je comprends. Allez vous étendre. Non, je n'ai pas le délire ; mais tout de même c'était un sale tour à me jouer. Savez-vous que j'aurais pu mourir ? Comme une éponge nettoie une ardoise, de même un pouvoir inconnu à Spurstow avait effacé du visage de Hummil tout ce qui le marquait au coin de l'âge et de la physionomie viriles. La figure apparue là dans l'embrasure de la porte avait repris les traits de l'innocence perdue. L'homme pendant son sommeil était retombé de terreur en enfance. Est-ce qu'il va mourir sur place ? pensa Spurstow. Puis, à haute voix : Tout beau, mon fils. Revenez vous mettre au lit, et racontez-moi tout. Vous n'avez pas pu dormir ; mais qu'est-ce que vous voulez dire avec tout le reste ? Il y a quelque chose, un lieu quelque part en bas... dit Hummil, en toute sincérité. L'action de la morphine se produisait par ondes successives, et il oscillait de la peur telle qu'un homme fort la peut concevoir à une terreur puérile selon que s'exaltait ou tombait la fièvre de ses nerfs. Oh ! Dieu ! Il y a des mois que j'ai peur, Spurstow. Ce rêve m'a fait de chaque nuit un enfer ; et pourtant j'ai conscience de n'avoir rien commis de mal. Calmez-vous, et je vais vous en donner une autre dose. Nous allons faire passer vos cauchemars, ineffable idiot ! Oui, mais il faut m'en donner tant que je ne puisse plus m'échapper. Il faut m'endormir tout à fait, pas à demi. Je sais, je sais. J'en ai fait l'expérience, c'est absolument les symptômes que vous décrivez. Oh, ne vous fichez pas de moi, le diable vous emporte. Avant le commencement de cette terrible insomnie, je tâchais de m'appuyer sur le coude, et je mettais un éperon dans le lit pour me réveiller quand je fléchissais en arrière. Regardez ! Nom d'un tonnerre, le fou est couturé comme un cheval ! Talonné à force par le cauchemar ! Et nous tous qui le croyions à peu près raisonnable. Le ciel nous éclaire ! Vous aimez à causer, n'est-ce pas, mon vieux ? Oui, quelquefois. Pas quand j'ai peur. Alors j'ai envie de me sauver ; pas vous ? Toujours. Avant que je vous fasse la seconde piqûre, tâchez de me dire exactement ce qui vous tracasse. Hummil parla près de dix minutes en un murmure entrecoupé, tandis que Spurstow sondait d'un regard perçant la pupille de ses yeux, devant laquelle il passa la main à deux ou trois reprises. À la fin du récit le porte-cigarettes en argent reparût, et les derniers mots que prononça Hummil, en retombant pour la seconde fois, furent : Faites-moi tout à fait dormir ; car si je suis pris cette fois je meurs je meurs ! Oui, oui ; ça nous arrive à tous plus tôt ou plus tard, grâce au ciel qui borne nos misères, dit Spurstow, en bourrant les coussins sous la tête inerte. Au fait, je crois que si je ne bois pas quelque chose je vais claquer avant mon temps. J'ai cessé de transpirer, et il me semble que je porte un col de dix-sept pouces. Il se confectionna du thé bouillant, excellent remède contre l'apoplexie de chaleur pour peu qu'on en prenne trois ou quatre tasses à temps. Puis il observa le dormeur. Cette figure aveugle qui pleure sans pouvoir s'essuyer les yeux... Hum ! Décidément Hummil devrait partir en congé le plus tôt possible ; et sain d'esprit ou autrement, il n'y a pas de doute qu'il se soit salement abîmé avec son éperon. Enfin, le Ciel nous éclaire ! À midi Hummil se leva, la bouche amère, mais l'oeil sans nuage et le cœur joyeux. J'étais assez mal fichu la nuit dernière, hein ? dit-il. J'en ai vu de plus gaillards. Vous avez dû prendre un petit coup de soleil. Écoutez, si je vous fignole un certificat bien senti, voulez-vous demander un congé tout de suite ? Non. Pourquoi non ? Vous en avez besoin. Oui, mais je peux tenir jusqu'à ce que la chaleur baisse un peu. Pourquoi, si vous pouvez vous faire remplacer tout de suite ? Burkett est le seul homme qu'on puisse envoyer, et c'est un crétin. Oh ! quant à la ligne, laissez-la tranquille. Vous n'êtes pas si nécessaire. Télégraphiez, s'il le faut, pour demander un congé. Hummil parut très mal à l'aise. Je peux tenir jusqu'aux pluies, dit-il évasivement. Non, vous ne pouvez pas. Télégraphiez au quartier général qu'on envoie Burkett. Je n'en ferai rien. Si vous tenez particulièrement à savoir pourquoi : Burkett est marié, et sa femme vient d'accoucher ; elle est à Simla, au frais, et Burkett a un poste de choix d'où il peut filer à Simla du samedi au lundi. Cette petite femme n'est pas bien du tout. Si on déplace Burkett elle voudra le suivre. Si le bébé reste là-haut elle se fera mourir de chagrin. Si elle vient et Burkett est une de ces sales petites bêtes égoïstes qui répètent toujours : la place d'une femme est avec son mari elle n'y tiendra pas. C'est un meurtre que d'amener une femme ici à cette époque. Burkett a la vigueur d'un rat. S'il vient, il claquera ; je sais qu'elle n'a pas le sou, et je suis à peu près sûr qu'elle claquerait aussi. Pour moi on peut dire que je suis endurci et je ne suis pas marié. Attendez jusqu'aux pluies, et alors Burkett pourra venir maigrir ici, ça lui fera du bien. Est-ce à dire que vous comptez affronter ce que vous avez affronté, pendant cinquante-six nuits encore ? Oh ! ce ne sera pas la mer à boire, maintenant que vous m'avez montré la manière de m'en tirer. Je peux toujours vous télégraphier. Et puis, une fois pris le pli du sommeil, cela marchera tout seul. En tout cas, je ne demande pas de congé. C'est le plus clair de l'affaire et puis, bah ! Vous feriez comme moi. D'ailleurs, je ne suis plus le même, grâce à ce porte-cigarettes. Vous rentrez à votre camp maintenant, n'est-ce pas ? Oui ; mais je tâcherai de venir tous les deux jours, si je peux. Je ne suis pas assez mal pour cela. Il ne faut pas vous déranger. Soignez vos coolies. Alors vous vous sentez bien ? Solide comme un pont, mais pas assez pourtant pour rester au soleil à causer comme nous faisons. Allez, mon vieux, et merci. Hummil fit demi-tour sur les talons, face au vide plein d'échos de son bungalow désert, et la première chose qu'il vit debout sous la véranda ce fut sa propre image. Il avait déjà rencontré une fois semblable apparition à une époque de fatigue et de prostration occasionnées par la chaleur. Voilà qui est mauvais, déjà... dit-il, en se frottant les yeux. Si cela disparaît en glissant tout d'une pièce, comme un fantôme, cela voudra dire qu'il ne s'agit que de vue ou d'estomac dérangés. Si cela marche, c'est que ma tête s'en va. Il se dirigea sur l'apparition qui naturellement se maintint à distance invariable, comme tous les spectres nés du surmenage cérébral. Elle recula, glissa à travers la maison et s'évanouit en points lumineux, qui tournoyaient dans la prunelle, dès qu'elle atteignit la brutale clarté du jardin. Hummil vaqua jusqu'au soir à ses affaires. En rentrant pour dîner, il se retrouva assis à la table. Le spectre se leva et sortit précipitamment. Personne ne saura jamais ce que fut cette semaine pour Hummil. Une recrudescence de l'épidémie retint Spurstow au camp parmi les coolies, et tout ce qu'il put faire fut de télégraphier à Mottram, en le priant de se rendre au bungalow et d'y coucher. Mais Mottram, à quarante milles du télégraphe le plus proche, n'entendit parler de rien que des besoins du cadastre jusqu'au dimanche matin de bonne heure, où il rencontra Lowndes et Spurstow faisant route vers la maison de Hummil pour la réunion hebdomadaire. J'espère que le pauvre est de meilleure humeur, dit le premier en sautant à bas de son cheval devant la porte. Je pense qu'il n'est pas encore levé. Je vais voir, dit le docteur, s'il dort. Inutile de le réveiller. Un instant plus tard, au ton de voix dont Spurstow leur demanda d'entrer, les deux hommes connurent ce qui était arrivé. Le punkah se balançait encore au-dessus du lit, mais Hummil avait quitté cette vie depuis au moins trois heures. Le corps gisait sur le dos, les poings fermés contre les cuisses, tel que Spurstow l'avait vu sept nuits plus tôt. Dans les yeux grands ouverts se lisait une terreur que nulle plume ne saurait décrire. Mottram, qui venait d'entrer derrière Lowndes, se pencha sur le mort dont il effleura le front de ses lèvres. Oh ! veinard ! murmura-t-il. Mais Lowndes avait aperçu les yeux et reculé en frissonnant jusqu'à l'autre bout de la chambre. Pauvre gars ! pauvre vieux gars ! Et dire que la dernière fois que je l'ai vu je me suis fâché. Spurstow, nous aurions dû le garder. S'est-il... Spurstow continua vivement ses investigations et finit par examiner minutieusement la chambre. Non, pas cela, dit-il brièvement. Il n'y a trace de rien. Appelez les domestiques. Ils arrivèrent. Il y en avait huit ou dix qui chuchotaient et se haussaient pour voir par-dessus les épaules les uns des autres. À quelle heure votre sahib s'est-il couché ? demanda Spurstow. À onze heures, ou à dix, croyons-nous, dit le domestique personnel de Hummil. Il allait bien alors ? Mais comment sauriez-vous ? Il n'était pas malade, autant que nous pouvions comprendre. Mais il avait très peu dormi depuis trois nuits. Je le sais, car je l'ai vu levé souvent et qui marchait, surtout au cœur de la nuit. Comme Spurstow arrangeait le drap, un gros éperon de chasse à collet droit tomba sur le sol. Le docteur étouffa un gémissement. Le serviteur particulier jeta un coup d'œil sur le corps. Qu'est-ce que tu penses, Chuma ? demanda Spurstow, en apercevant l'expression de son visage cuivré. Fils du ciel, en ma pauvre opinion, ceci qui fut mon maître est descendu aux Pays Sombres, et là fut pris pour n'avoir pu s'échapper avec assez de rapidité. Nous avons l'éperon pour preuve qu'il a lutté contre la Crainte. J'ai vu faire de même à des hommes de ma race avec des épines quand on leur avait jeté un charme pour les surprendre pendant leur sommeil et qu'ils n'osaient pas dormir. Chuma, tu es idiot. Va-t'en préparer les cachets pour mettre sur ce qui appartient au sahib. Dieu a fait le Fils du ciel. Dieu m'a fait. Que sommes-nous pour élever la voix dans les conseils de Dieu ? Je vais ordonner aux autres domestiques de se tenir à distance pendant que vous établissez le compte des biens de sahib. Ce sont tous des brigands, ils voleraient. Autant que je puis en juger, il est mort de... oh ! tout ce qu'on voudra, arrêt du cœur, apoplexie de chaleur, ou autre calamité, dit Spurstow à ses compagnons. Il nous faut faire un inventaire de ses effets, et ainsi de suite. Il est mort d'épouvante, insista Lowndes. Regardez ces yeux ! Au moins, par pitié, qu'on ne l'enterre pas avec ces yeux-là ouverts. Oui, mais à présent il en a fini de nos peines, dit Mottram doucement. Spurstow sondait les yeux ouverts. Baissez-vous, dit-il. Voyez-vous quelque chose là ? Je n'ose pas, gémit Lowndes. Couvrez-lui la figure ! Il y a donc un effroi sur terre qui peut faire cela d'un visage humain ! C'est atroce. Oh ! Spurstow, couvrez-lui la figure ! Non, pas un effroi... de la terre, dit Spurstow. Mottram se pencha par-dessus son épaule et regarda fixement. Je ne vois rien que trois ou quatre taches grises dans la pupille. On ne peut rien reconnaître là, vous savez. En effet. Voyons. Il faudra une demi-journée pour fabriquer un cercueil quelconque ; et il a dû mourir vers minuit. Lowndes, mon vieux, allez dire aux coolies de donner quelques coups de bêche à côté de la tombe de Jevins. Mottram, faites le tour de la maison avec Chuma et veillez aux scellés. Envoyez-moi deux hommes ici, et je ferai le nécessaire. En regagnant leur quartier, les domestiques aux bras solides racontèrent une histoire étrange de Docteur Sahib essayant en vain de rappeler leur maître à la vie au moyen d'artifices magiques, par exemple une petite boîte noire tenue devant chacun des yeux du mort, des tic-tac répétés produits par ladite boîte et accompagnés d'une sorte de marmottement effaré de la part du Docteur Sahib, qui emporte ensuite la petite boîte avec lui. Le bruit des coups de marteau quand on cloue un cercueil n'a rien de plaisant à entendre, mais les gens d'expérience affirment que bien plus terrible encore est le glissement mou des draps, la plainte du linceul qu'on resserre, à l'heure où l'on revêt de l'appareil de sa sépulture le corps du vaincu tombé sur la route ; on le voit s'effacer bientôt, à mesure que les linges l'étreignent, jusqu'au moment où la forme rigide ainsi emmaillotée gît en attente, sans que nul ne puisse plus accuser l'impiété de trop promptes funérailles. Au dernier moment, un scrupule de conscience s'empara de Lowndes. Est-ce vous qui allez lire l'office d'un bout à l'autre ? dit-il. J'en ai l'intention. Vous êtes plus ancien que moi dans le service. Vous pouvez me remplacer si vous y tenez. Je ne pensais pas à cela. Je me disais seulement que nous pourrions peut-être dénicher un prêtre quelque part. Je ne demande pas mieux que d'aller en chercher un n'importe où rien que pour donner au pauvre Hummil un atout de plus. Voilà tout. Bah ! dit Spurstow, tandis que ses lèvres se pliaient aux paroles formidables qui ouvrent l'office des morts. Après déjeuner ils fumèrent silencieusement une pipe en mémoire du défunt. Puis Spurstow dit d'un air absent : Ce n'est pas du domaine de la médecine. Quoi ? Les choses qu'on voit dans la rétine d'un mort. Non, de grâce, laissez ces horreurs-là tranquilles, dit Lowndes. J'ai vu un rabatteur mourir de peur pour un tigre qui l'avait frôlé. Je sais ce qui a tué Hummil. Du diable si vous le savez ! Je vais , essayer de voir. Là-dessus le docteur armé d'un Kodak s'enferma dans la salle de bains où on l'entendit tripoter l'eau et grommeler pendant dix minutes. Puis on entendit un bruit de chose qu'on fracasse, et Spurstow reparut, très pâle. Avez-vous obtenu quelque chose ? demanda Mottram. À quoi cela ressemble-t-il ? Il n'y avait rien. C'était impossible, cela va sans dire. Pas la peine de regarder, Mottram. J'ai déchiré les pellicules. Il n'y avait rien. C'était impossible. Ça, dit Lowndes très distinctement, en épiant la main tremblante qui s'efforçait de rallumer la pipe, c'est un damné mensonge. Un long intervalle s'écoula sans qu'on en dît davantage. Le vent chaud sifflait au-dehors, et l'on entendait le sanglot des arbres calcinés. Tout à coup le train quotidien, cuivres étincelants, aciers brunis, vapeur blanche qui fuse, fit halte en soufflant dans le flamboiement du soleil. Nous ferions mieux de remonter là-dessus, dit Spurstow. Retournons travailler. J'ai rédigé mon certificat. Nous n'avons plus rien d'utile à faire ici. Allons. Personne ne bougea. La perspective d'un voyage en chemin de fer à midi au mois de juin n'a rien de séduisant. Spurstow ramassa son chapeau, son fouet et, se retournant sur le pas de la porte, dit : There may be heaven there must be hell, Meantime there is our life here. We ell8. Ni Mottram ni Lowndes ne répondirent. |