Le second livre de la Jungle
(The Second Jungle Book, 1894)

Table des matières
L'ankus du roi
The King's Ankus

Les Quatre qui jamais n’ont été remplis depuis la première Rosée, on les nomme — 
Gueule de Jacala, gésier de Vautour, mains de Singe,
Œil d’Homme.
Dicton de la Jungle.

Kaa, le gros Python de Rocher, venait de changer de peau pour la deux centième fois peut-être depuis sa naissance ; et, Mowgli, se rappelant toujours qu’il lui devait la vie, à la suite de certaine nuit blanche aux Grottes Froides, dont vous vous souvenez peut-être, accourut l’en féliciter.

Un serpent, après avoir changé de peau, reste toujours quinteux et démoralisé jusqu’à ce que la nouvelle peau commence à reluire et à prendre apparence.

Kaa ne plaisantait plus Mowgli maintenant, mais, avec tout le Peuple de la Jungle, il l’acceptait comme le Maître de la Jungle, et lui portait toutes les nouvelles qu’un python pouvait naturellement apprendre. Ce qu'ignorait Kaa de la Moyenne Jungle, comme on l’appelle, la vie qui court à ras de terre ou sous terre, la vie des cailloux, des terriers et des racines, on aurait pu l’écrire sur la plus petite de ses écailles.

Cet après-midi Mowgli, assis au milieu des grands anneaux de Kaa, maniait la vieille peau flasque et déchirée, qui gisait toute nouée et tordue parmi les rochers, telle que Kaa venait de la quitter. Kaa s’était courtoisement tassé sous les larges épaules nues de Mowgli, de sorte que le garçon reposait en réalité dans un fauteuil vivant.

— Jusqu’aux écailles des yeux, c’est parfait, murmura Mowgli, en jouant avec la vieille peau. Singulière chose de voir ainsi l’enveloppe de sa tête à ses propres pieds.

— Oui, mais je n’ai pas de pieds, dit Kaa ; et, à la mode des miens, je ne le trouve pas étrange. Est-ce que tu ne te sens jamais la peau vieille et rugueuse ?

— Alors, je vais me laver, Tête Plate ; mais, c’est vrai, dans les grandes chaleurs j’ai parfois désiré pouvoir ôter ma peau sans douleur, et courir ainsi allégé.

— Moi aussi je me lave, et de plus je change de peau. Quel air a mon nouvel habit ?

Mowgli passa sa main sur la marqueterie en losanges de l’immense échine :

— La Tortue a le dos plus dur, mais moins gai à l’œil, prononça-t-il. La Grenouille, qui porte mon nom, l’a plus gai, mais moins dur. C’est très beau à voir, on dirait des marbrures dans la cloche d’un lis.

— Il lui faut de l’eau. Une peau neuve ne prend jamais tout son lustre avant le premier bain. Allons nous baigner.

— Je vais te porter, dit Mowgli.

Et il se baissa, en riant, comme pour soulever le grand corps de Kaa par le milieu, juste à l’endroit où le cylindre offrait le plus d’épaisseur. C’était comme si un homme eût essayé de soulever un conduit à eau de deux pieds de diamètre ; et Kaa restait immobile, pouffant de gaieté silencieuse. Puis ils commencèrent leur habituelle partie du soir : l’Adolescent, dans la fleur de sa jeune force, et le Python, en la somptueuse nouveauté de sa parure, face à face pour un match de lutte, épreuve d’adresse et de vigueur. Sans doute Kaa eût pu broyer une douzaine de Mowgli, s’il s’était laissé aller ; mais il jouait avec précaution, et ne donnait pas le dixième de sa puissance. Dès que Mowgli avait eu la force de supporter quelques façons un peu rudes, Kaa lui avait enseigné ce jeu, qui assouplissait les membres du garçon comme nul autre. Parfois Mowgli, garrotté jusqu’au menton par les anneaux mobiles de Kaa, s’efforçait de dégager un bras pour saisir le serpent à la gorge. Alors Kaa cédait mollement, et Mowgli, d’un rapide mouvement des deux pieds, tâchait de paralyser la prise de l’énorme queue, tandis qu’elle cherchait en arrière, à tâtons, l’appui d’un rocher ou d’une souche. Ils oscillaient ainsi d’un côté et d’autre, tête contre tête, chacun épiant son moment jusqu’à ce que le beau groupe sculptural se fondît en un tourbillon de replis noirs et jaunes de jambes et de bras agités, pour se reformer et se défaire encore.

— Tiens ! Tiens ! Tiens ! disait Kaa, en faisant des feintes de tête, que la main preste de Mowgli n’arrivait point à parer. Vois ! Je te touche ici, Petit Frère ! Et là, et là ! As-tu les mains gourdes ? Et là encore !

Le jeu finissait toujours de la même manière, par un coup droit de bélier qui culbutait le garçon plusieurs fois sur lui-même. Jamais Mowgli ne put trouver une garde contre cette botte foudroyante, et, comme le disait Kaa, il ne valait pas la peine d’essayer.

— Bonne chasse ! grogna Kaa pour finir.

Et Mowgli, suivant l’habitude, fut lancé à une douzaine de mètres, suffoquant et riant. Il se releva, de l’herbe plein les doigts, et suivit Kaa vers la baignade favorite du sage python — mare profonde et noire comme l’encre, entourée de rochers, et qu’égayaient des moignons d’arbres sombres. Le garçon s’y glissa à la mode de la Jungle, sans un bruit, et plongea ; il reparut à l’autre bord, toujours sans bruit, et se retourna sur le dos, les bras derrière la tête, suivant des yeux la lune qui se levait au-dessus des rochers, et s’amusant, du bout des orteils, à en briser le reflet dans l’eau. La tête taillée en diamant de Kaa fendit la mare comme un rasoir, et vint se poser sur l’épaule de Mowgli. Ils restèrent immobiles ainsi, voluptueusement pénétrés par la fraîcheur de l’eau.

— C’est très, très bon ! dit enfin Mowgli d’une voix nonchalante. Éh bien ! à cette même heure, dans le Clan des Hommes, si je me rappelle bien, ils s’étendaient sur des morceaux de bois durs, dans des trappes de boue, et, après s’être soigneusement barricadés contre l’air pur, tiraient une étoffe sale pardessus leurs lourdes têtes, et chantaient de vilaines chansons par le nez. Il fait meilleur dans la Jungle.

Un cobra pressé descendit le long d’un rocher, but, leur souhaita « Bonne chasse ! », et disparut.

— Sssh ! dit Kaa, comme si quelque chose lui revenait à l’esprit. Ainsi la Jungle te donne tout ce que tu as jamais désiré, Petit Frère ?

— Pas tout, dit Mowgli en riant ; ou il y aurait un autre Shere Khan aussi gros à tuer une fois par lune. Maintenant, je pourrais tuer avec mes propres mains, sans l’aide de buffles. Et puis aussi j’ai souhaité voir briller le soleil au milieu des Pluies, et les Pluies cacher le soleil au fort de l’été ; et je ne me suis jamais levé le ventre vide, sans désirer avoir tué une chèvre ; et je n’ai jamais tué une chèvre sans désirer que ce fût un daim, ni un daim sans désirer que ce fût un nilghai. Mais c’est ainsi que nous sentons tous.

— Tu n’as pas d’autre désir ? demanda le grand serpent.

— Que puis-je désirer de plus ? J’ai la Jungle, et la Faveur de la Jungle ! Y a-t-il quelque chose de plus entre l’aurore et le couchant ?

— Pourtant le Cobra disait... commença Kaa.

— Quel Cobra ? Celui qui vient de filer n’a rien dit. Il était en chasse.

— C’est un autre.

— As-tu donc beaucoup de rapports avec le Peuple du Poison ? Pour moi je leur laisse leur chemin. Ils portent la mort dans leur dent de devant, et cela n’est pas juste... car ils sont si petits. Mais quel est ce capuchon avec qui tu as causé ?

Kaa se mit à rouler lentement dans l’eau, comme un steamer pris par le travers.

— Il y a trois ou quatre lunes, dit-il, je chassais aux Grottes Froides, un endroit que peut-être tu n’as pas oublié. Et ce que je chassais s’enfuit en criant, au-delà des citernes, jusqu’à cette maison dont j’enfonçai jadis un mur à cause de toi, et disparut sous terre.

— Mais les gens des Grottes Froides ne logent pas dans des terriers.

Mowgli savait que Kaa parlait du Peuple Singe.

— Celui-là ne logeait pas, mais cherchait à se loger, repartit Kaa avec un petit frisson de la langue. Il entra dans un terrier qui menait très loin. Je le suivis, puis, ayant tué, je dormis. Lorsque je m’éveillai je m’avançai encore.

— Sous terre ?

— Tu l’as dit. Je tombai enfin sur un Capuchon Blanc (un Cobra Blanc), qui me parla de choses au-delà de mon entendement, et m’en montra beaucoup que je n’avais jamais vues.

— Un nouveau gibier ? Était-ce de bonne chasse ?

— Ce n’était pas du gibier, et je m’y serais cassé toutes les dents ; mais le Capuchon Blanc me dit qu’un homme — il parlait comme s’il connaissait l’espèce — qu’un homme eût donné le sang chaud de ses veines pour la seule contemplation de ces choses.

— Nous irons voir, dit Mowgli. Je me souviens maintenant d’avoir été un homme.

— Doucement, doucement. Trop de hâte a perdu le Serpent Jaune qui voulait manger le Soleil. Nous causâmes donc sous terre, et je parlai de toi, en te désignant comme un homme. Le Capuchon Blanc (il est, en vérité, aussi vieux que la Jungle) dit : « Il y a longtemps que je n’ai vu un homme. Qu’il vienne, et il verra toutes ces choses pour la moindre desquelles beaucoup d’hommes donneraient leur vie. »

— Cela ne peut être qu’un nouveau gibier. Et cependant le Peuple du Poison ne nous le dit pas, lorsqu’il y a du gibier sur pied. Ce sont gens peu serviables.

— Ce n’est pas du gibier, te dis-je. C’est... c’est... je ne peux te dire ce que c’est.

— Nous irons. Je n’ai jamais vu de Capuchon Blanc, et j’ai envie de voir les autres choses. Est-ce qu’il les a tuées ?

— Ce sont toutes des choses mortes. Il prétend qu’il est leur gardien à toutes.

— Ah ! comme un loup se tient sur la chair qu’il a portée à son gîte. Allons-y.

Mowgli nagea vers le bord, se roula dans l’herbe pour se sécher, et tous deux se mirent en route pour les Grottes Froides, la cité abandonnée dont vous avez déjà entendu parler. Mowgli, à cette époque, n’avait plus peur du Peuple Singe, mais le Peuple Singe gardait la plus vive horreur de Mowgli. Cependant leurs tribus étaient en expédition dans la Jungle, de sorte que les Grottes Froides apparurent vides et silencieuses dans le clair de lune. Kaa ouvrit la marche vers les ruines du pavillon de la reine, qui s’élevaient sur la terrasse, se coula par-dessus les décombres et plongea dans l’escalier à demi bouché qui, du centre du pavillon, s’enfonçait sous terre. Mowgli lança l’appel des serpents : « Nous sommes du même sang, vous et moi », et suivit, sur les mains et les genoux. Ils se traînèrent ensuite, sur un long parcours, dans un passage en pente, qui tournait et revenait plusieurs fois sur lui-même ; et, à la fin, ils atteignirent un endroit où la racine de quelque arbre géant, qui jaillissait du sol à trente pieds au-dessus, avait descellé une des lourdes pierres du mur. Ils rampèrent par cette brèche et se trouvèrent dans un vaste caveau, dont le toit en forme de dôme avait été pareillement disjoint par des racines d’arbre, de telle sorte que de rares traînées de lumière en balafraient l’obscurité.

— Voilà un gîte sûr, dit Mowgli, en se redressant et se campant sur ses jambes, mais trop loin pour y venir tous les jours. Et maintenant, qu’allons-nous voir ?

— Je ne compte donc pour rien ? dit une voix au milieu du caveau.

Et Mowgli vit bouger quelque chose de blanc, et, petit à petit, se dresser le cobra le plus monstrueux sur lequel ses yeux se fussent jamais posés, un être long de huit pieds ou presque, et devenu, à force de vivre dans l’obscurité, d’un blanc de vieil ivoire. La marque des lunettes elle-même sur le capuchon éployé avait tourné au jaune pâle. Ses yeux étaient aussi rouges que des rubis ; tout l’ensemble présentait l’aspect le plus surprenant.

— Bonne chasse ! dit Mowgli, qui n’oubliait pas plus ses bonnes manières que son couteau, et celui-ci ne le quittait jamais.

— Quelles nouvelles de la cité ? demanda le Cobra Blanc, sans répondre au salut. Quelles nouvelles de la grande cité aux formidables murs — la cité des cent éléphants, des vingt mille chevaux et du bétail sans nombre — la cité du Roi de vingt Rois ? Je deviens sourd ici, et il y a longtemps que je n’ai entendu les gongs de guerre.

— Il n’y a que la Jungle sur nos têtes, répondit Mowgli. Parmi les éléphants, je ne connais que Hathi et ses fils. Bagheera a égorgé tous les chevaux dans un village ; et qu’est-ce que c’est qu’un Roi ?

— Je t’ai déjà dit, fit Kaa doucement, s’adressant au Cobra, je t’ai dit, il y a quatre lunes, que ta cité n’existait pas.

— La cité — la grande cité de la forêt, dont les portes sont gardées par les tours du Roi — ne passera point. Ils l’ont bâtie avant que sortît de l’œuf le père de mon père, et elle durera encore que les fils de mon fils seront aussi blancs que moi. Salomdhi, fils de Chandrabija, fils de Viyeja, fils de Yegasuri, l’a bâtie aux jours de Bappa Rawal. Quel bétail êtes-vous, vous autres, et à quel maître ?

— C’est une piste perdue, dit Mowgli, en se tournant vers Kaa. Je ne comprends pas ce qu’il dit.

— Moi non plus. Il est très vieux. Père des Cobras, il n’y a ici que la Jungle, comme il en a toujours été depuis le commencement.

— Alors, quel est celui-ci, dit le Cobra Blanc, assis en face de moi, sans peur, qui ne connaît pas le nom du Roi, et qui parle notre langage avec ses lèvres d’homme ? Quel est-il avec son couteau et sa langue de serpent ?

— On m’appelle Mowgli, fut la réponse. Je suis de la Jungle. Les loups sont mon peuple, et Kaa ici présent est mon frère. Père des Cobras, qui es-tu ?

— Je suis le Gardien du Trésor du Roi. Kurrun Rajah bâtit la voûte au-dessus de ma tête, aux jours où ma peau était sombre encore, afin que j’enseigne la mort à ceux qui viendraient voler. Puis on descendit le trésor par un trou, et j’entendis les chants des brahmanes mes maîtres.

— Hem ! dit Mowgli en lui-même. J’ai déjà eu affaire à un brahmane dans le Clan des Hommes, et... je sais ce que je sais. Cela va mal tourner tout à l’heure.

— Cinq fois depuis ma garde la pierre a été levée, mais toujours pour en descendre davantage, et jamais pour rien retirer. Il n’y a pas de richesses comme ces richesses, trésors de cent rois. Mais il y a longtemps, bien longtemps, que la pierre a bougé pour la dernière fois, et je pense que ma ville oublie...

— Il n’y a pas de ville. Lève les yeux. Les racines des grands arbres, là-haut, éventrent les pierres. Arbres et hommes ne poussent pas ensemble, insista Kaa.

— Deux ou trois fois, des hommes ont trouvé leur chemin jusqu’ici, répondit férocement le Cobra Blanc ; mais ils ne disaient rien jusqu’à ce que j’arrivasse sur eux, tandis qu’ils tâtonnaient dans l’ombre, et alors ils ne criaient qu’un peu de temps. Mais vous, vous venez avec des mensonges, tous les deux, Homme et Serpent, et vous voudriez me faire croire que ma cité n’existe pas, et que ma garde est finie. Peu changent les hommes au cours des années. Et moi, je ne change jamais ! Jusqu’à ce que la pierre soit levée, et que les brahmanes descendent en chantant les chants que je connais, et me nourrissent de lait chaud, et me ramènent à la lumière, moi, moi, moi, et pas un autre, je reste le Gardien du Trésor du Roi ! La cité est morte, dites-vous, et voici les racines des arbres ? Baissez-vous alors, et prenez ce que vous voulez. La terre n’a pas de trésors comme ceux-ci. Homme à langue de serpent, si tu repasses vivant le chemin que tu as pris pour entrer ici, les Rois jusqu’au dernier seront tes esclaves !

— De nouveau la piste est perdue, dit froidement Mowgli. Quelque chacal aurait-il poussé son terrier si profond, et mordu ce grand Capuchon Blanc ? Il est fou sûrement. Père des Cobras, je ne vois ici rien à emporter.

— Par les Dieux du Soleil et de la Lune, la folie de la mort est sur ce garçon ! siffla le Cobra. Avant que tes yeux se ferment, je vais t’accorder cette faveur. Regarde, et vois ce qu’auparavant nul homme n’a jamais vu !

— Ils ont tort, dans la Jungle, ceux qui parlent à Mowgli de faveur, dit le garçon entre ses dents ; mais l’obscurité change tout, comme je le vois. Je regarderai, si cela peut te faire plaisir.

Du regard, en clignant les yeux, il fit le tour du caveau, puis ramassa sur le sol une poignée de quelque chose qui brillait.

— Oh ! oh ! dit-il, dans le Clan des Hommes ils aimaient à jouer avec quelque chose de pareil ; seulement, ceci est jaune, et l’autre chose était brune.

Il laissa retomber les pièces d’or, et fit quelques pas en avant. Le sol du caveau disparaissait sous quelque cinq ou six pieds de monnaies d’or et d’argent qui avaient jailli des sacs où on les avait primitivement enfermées. Au cours des siècles le métal avait fini par se tasser et s’agglomérer comme fait le sable à marée basse. Dessus, au milieu, ou bien en trouant la surface, comme des épaves bosselant la grève, se voyaient des howdahs à éléphants, en argent repoussé, incrustés de plaques en or martelé, enrichis d’escarboucles et de turquoises. Il y avait des litières et des palanquins pour transporter les reines, encadrés et cerclés d’argent et d’émaux, avec des bâtons à poignées de jade et des anneaux d’ambre pour les rideaux ; des chandeliers d’or à pendeloques d’émeraudes percées qui frissonnaient sur les branches des images de dieux oubliés, hautes de cinq pieds, en argent, avec des yeux de pierreries ; des cottes de mailles damasquinées d’or sur acier, frangées d’un semis de perles gâtées et noircies par le temps ; des casques à cimiers et à filets de rubis sang de pigeon, des boucliers de laque, d’écaille et de peau de rhinocéros, à bandes et à bosses d’or rouge, ornés d’émeraudes sur les bords ; des faisceaux d’épées, de dagues et de couteaux de chasse à poignées de diamant ; des vases et des cuillers d’or pour les sacrifices, et des autels portatifs d’une forme qui ne voit jamais la lumière du jour ; des coupes et des bracelets de jade ; des cassolettes, des peignes, des pots à parfums, pour le henné, pour le khôl, tous en or repoussé ; des anneaux de nez, des bracelets, des diadèmes, des bagues et des ceintures sans nombre ; des baudriers larges de sept doigts, en diamants et rubis taillés en pyramide ; des coffres à triple armature de fer, dont le bois tombé en poudre laissait voir, à l’intérieur des piles de saphirs étoilés, opales, œils-de-chat, saphirs ordinaires, diamants, émeraudes et grenats cabochons.

Le Cobra Blanc avait raison. Aucune somme n’aurait pu seulement commencer à payer la valeur de ce trésor, butin trié de siècles de guerre, de pillage, de commerce et d’impôts. Les monnaies seules, pierres précieuses mises à part, étaient sans prix, et le poids brut de l’or et de l’argent pouvait atteindre deux ou trois cents tonnes. Tout prince indigène dans l’Inde d’aujourd’hui, si pauvre qu’il soit, possède une réserve cachée qu’il grossit toujours ; et, bien qu’une fois, de loin en loin, il arrive à un prince éclairé d’expédier quarante ou cinquante chariots à bœufs chargés d’argent pour recevoir en échange des titres de rentes, la plupart d’entre eux gardent jalousement leur trésor et son secret.

Mais naturellement Mowgli ne comprenait pas ce que tout cela voulait dire. Les couteaux l’intéressaient un peu, mais ils n’étaient pas aussi bien en main que le sien, et il eut tôt fait de les laisser retomber. À la fin il découvrit un objet vraiment captivant, posé sur le fronton d’un howdah à demi enseveli dans les monnaies. C’était un ankus ou aiguillon à éléphant, de deux pieds de long, quelque chose comme une petite gaffe. Un rubis cabochon unique en formait le sommet, et sur une longueur de huit pouces, au-dessous, le manche était clouté de turquoises brutes dont le semis rapproché fournissait une prise des plus satisfaisantes. Au-dessous encore régnait un rebord de jade sur lequel courait une guirlande de fleurs, seulement les feuilles de ces fleurs étaient d’émeraude, et les corolles de rubis sertis à même la fraîche et verte pierre. Le manche se continuait par une tige de l’ivoire le plus pur, tandis que l’extrémité — la pointe et le croc — était d’acier avec des nielles d’or qui représentaient une chasse à l’éléphant. Les dessins attirèrent l’attention de Mowgli, qui s’aperçut de quelque rapport entre eux et son ami Hathi.

Le Cobra Blanc l’avait suivi de près.

— Tout cela ne vaut-il pas la peine de mourir pour le voir ? dit-il. Ne t’ai-je pas fait une grande faveur ?

— Je ne comprends pas, dit Mowgli. Ce sont choses dures et froides, et en aucune manière bonnes à manger. Ceci, cependant — il souleva l’ankus — je désire le prendre, afin de le voir au soleil. Tu dis que tout cela t’appartient. Veux-tu me le donner ? je t’apporterai des Grenouilles à manger.

Le Cobra Blanc frissonna tout entier d’une joie diabolique.

— Assurément, je te le donnerai, dit-il. Tout ce qui est ici, je te le donnerai... jusqu’à ce que tu t’en ailles.

— Mais je m’en vais maintenant. Il fait sombre et froid dans ce trou, et je voudrais emporter la chose à pointe d’épine dans la Jungle.

— Regarde à tes pieds ! Qu’est-ce que cela ?

Mowgli ramassa quelque chose de blanc et de poli.

— C’est l’os d’une tête d’homme, dit-il avec calme... En voici deux autres.

— Ils vinrent, il y a nombre d’années, pour emporter le Trésor. Je leur parlai dans l’ombre et ils ne bougèrent plus.

— Mais qu’ai-je besoin de ce qu’on appelle un trésor ? Si tu veux seulement me donner l’ankus à emporter, c’est une assez bonne chasse. Sinon, c’est bonne chasse tout de même. Je ne me bats pas avec le Peuple du Poison, et l’on m’a enseigné aussi le Maître-Mot de ta tribu.

— Il n’y a qu’un Maître-Mot ici. C’est le mien !

Kaa s’élança, les yeux flambants.

— Qui m’a prié d’amener l’Homme ? siffla-t-il.

— Moi, évidemment, dit du bout des dents le vieux Cobra. Il y a longtemps que je n’avais vu d’Homme, et celui-ci parle notre langue...

— Mais il n’était pas question de tuer. Comment puis-je retourner à la Jungle et dire que je l’ai conduit à la mort ? dit Kaa.

— Je ne te parle pas de tuer, jusqu’à ce qu’il en soit temps. Et quant à ce qui est, pour toi, de rester ou de partir, il y a le trou dans le mur. Silence, maintenant, gros tueur de singes ! Je n’ai qu’à te toucher au cou, et la Jungle n’entendra plus parler de toi. Jamais homme n’est venu ici, qui s’en soit allé respirant encore. Je suis le Gardien du Trésor de la Cité du Roi.

— Mais je te déclare, à toi, ver blanc des ténèbres, qu’il n’y a ni roi ni cité ! La Jungle est là tout autour de nous ! cria Kaa.

— Il y a toujours le Trésor. Mais nous pouvons faire une chose... Attends un peu, Kaa des Rochers, et regarde le garçon courir. Il y a place, ici, pour se divertir. La vie est bonne. Cours çà et là pour un moment, amuse-toi, mon garçon !

Mowgli posa tranquillement la main sur la tête de Kaa.

— Jusqu’alors la créature blanche n’a eu affaire qu’aux hommes du Clan des Hommes... Elle ne me connaît pas, murmura-t-il... Elle a voulu cette chasse. Qu’on la lui donne !

Mowgli se tenait debout, l’ankus à la main, la pointe tournée vers la terre. D’un geste rapide il le lança devant lui, et l’ankus retomba sur le gros Serpent, en travers et juste en arrière du capuchon, et le cloua sur le sol. En un éclair Kaa tombait de tout son poids sur le corps qui se tordait, le paralysant du capuchon à la queue. Les yeux rouges flamboyaient, et les six pouces de tête libres battaient furieusement de droite et de gauche.

— Tue, dit Kaa, comme Mowgli portait la main à son couteau.

— Non, dit Mowgli, en tirant la lame ; je ne tuerai plus, sauf pour vivre. Mais regarde, Kaa !

Il saisit le Serpent derrière le capuchon, ouvrit de force la bouche avec la lame de son couteau, et montra les terribles crocs venimeux de la mâchoire supérieure, qui apparaissaient noirs et desséchés dans la gencive. Le Cobra Blanc avait survécu à son poison, comme il arrive aux serpents.

— Thuu (c’est tout sec)1, dit Mowgli.

Et, faisant un signe de départ à Kaa, il ramassa l’ankus, rendant au Cobra Blanc la liberté.

— Le Trésor du Roi réclame un nouveau Gardien, dit-il gravement. Thuu, tu as tort. Cours partout çà et là, et amuse-toi, Thuu !

— Je suis déshonoré. Tue-moi ! siffla le Cobra Blanc.

— Il a été trop question de tuer ici. Nous allons partir. Je prends la chose à pointe d’épine, Thuu, comme prix du combat et de ma victoire.

— Prends garde, alors, que cette chose ne finisse par te tuer toi-même. C’est la Mort ! Souviens-t’en, c’est la Mort ! Il y a, dans cette chose, assez pour faire périr les hommes de toute ma cité. Tu ne la garderas pas longtemps, Homme de la Jungle, pas plus que celui qui te la prendra. Ils tueront, tueront, et tueront à cause d’elle ! Ma force est desséchée, mais l’ankus fera mon ouvrage. C’est la Mort ! la Mort ! la Mort !

Mowgli se traîna par le trou pour regagner le passage, et sa dernière vision fut celle du Cobra Blanc frappant furieusement de ses crocs désarmés les faces d’or indifférentes des dieux couchés sur le sol, et sifflant :

— C’est la Mort !

Ils se retrouvèrent avec joie une fois de plus à la lumière du jour, et, lorsqu’ils furent rentrés dans leur propre Jungle, et que Mowgli fit étinceler l’ankus au soleil du matin, il se sentit presque aussi content que de la trouvaille d’un bouquet de fleurs nouvelles pour mettre dans sa chevelure.

— C’est encore plus brillant que les yeux de Bagheera, dit-il avec ravissement comme il faisait miroiter le rubis. Je le lui montrerai... Mais que voulait dire le Thuu en parlant de mort ?

— Je ne sais pas. Jusqu’au fin bout de ma queue je suis fâché que tu ne lui aies point fait tâter de ton couteau. Il y a toujours du mal aux Grottes Froides, sur terre et dessous. Mais j’ai faim maintenant. Chasses-tu avec moi, ce matin ? dit Kaa.

— Non ; il faut que Bagheera voie ceci. Bonne chasse !

Mowgli s’en alla, dansant, brandissant le grand ankus, et s’arrêtant de temps à autre pour l’admirer, jusqu’à la partie de la Jungle que Bagheera fréquentait de préférence ; et il la trouva en train de boire après une chasse un peu dure. Mowgli lui conta ses aventures depuis le commencement jusqu’à la fin, et Bagheera, entre-temps, reniflait l’ankus. Lorsque Mowgli en vint aux derniers mots du Cobra Blanc, Bagheera fit entendre un ronron approbateur.

— Alors le Capuchon Blanc a dit la vérité ? demanda Mowgli vivement.

— Je suis née dans les cages du Roi, à Oodeypore, et je me flatte de connaître un peu l’Homme. Beaucoup d’hommes tueraient trois fois dans une seule nuit rien que pour cette pierre rouge.

— Mais la pierre ne fait qu’alourdir la chose à la main. Mon petit couteau brillant vaut bien mieux ; et vois ! la pierre rouge n’est pas bonne à manger. Alors, pourquoi tueraient-ils ?

— Mowgli, va dormir. Tu as vécu parmi les hommes, et...

— Je me souviens. Les hommes tuent parce qu’ils ne chassent pas — par oisiveté et pour le plaisir. Réveille-toi, Bagheera. Pour quel usage a-t-on fabriqué cette chose à pointe d’épine ?

Bagheera ouvrit à demi les yeux — elle avait une grande envie de dormir — en un clignement malicieux.

— Les hommes l’ont fabriquée pour l’enfoncer dans la tête des fils de Hathi, afin que le sang coule. J’ai vu cela dans les rues d’Oodeypore, devant nos cages. Cette chose a goûté au sang de beaucoup d’éléphants comme Hathi.

— Mais pourquoi l’enfoncent-ils dans la tête des éléphants ?

— Pour leur apprendre la Loi des Hommes. N’ayant ni griffes ni dents, les hommes fabriquent ces choses — et de pires encore.

— Toujours du sang quand on approche le Clan des Hommes ou seulement leur ouvrage ! dit Mowgli avec dégoût.

Le poids de l’ankus commençait à le fatiguer.

— Si j’avais su cela, je ne l’aurais pas pris. D’abord le sang de Messua sur ses liens, et maintenant celui de Hathi. Je ne veux plus m’en servir. Regarde !

L’ankus vola parmi des étincelles, et s’enterra lui-même, la pointe en bas à cinquante mètres de là parmi les arbres.

— De cette façon, mes mains sont lavées de la mort, dit Mowgli en frottant ses mains sur la terre humide et fraîche. Le Thuu a dit que la Mort me suivrait. Il est vieux, il est blanc et il est fou.

— Blanc ou noir, mort ou vie, moi, je vais dormir, Petit Frère. Je ne peux pas chasser toute la nuit et hurler tout le jour, comme certaines gens.

Bagheera s’en alla vers un gîte d’affût de sa connaissance, à environ deux milles de là. Mowgli grimpa sans peine sur un arbre commode, noua trois ou quatre lianes ensemble, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, se balançait dans un hamac à cinquante pieds du sol. Bien qu’il n’eût pas d’objections positives contre le grand jour, Mowgli suivait la coutume de ses amis, et en usait le moins possible. Lorsqu’il s’éveilla parmi les bruyantes peuplades qui vivent dans les arbres, c’était de nouveau le crépuscule, et il venait de rêver aux beaux cailloux qu’il avait jetés.

— Il faut au moins que je revoie la chose, dit-il.

Et il se laissa glisser le long d’une liane jusqu’à terre ; mais Bagheera était devant lui. Mowgli put l’entendre flairer dans le demi-jour.

— Où est la chose à pointe d’épine ? cria Mowgli.

— Un homme l’a prise. Voici sa trace.

— Nous allons voir maintenant si le Thuu dit vrai. Si la chose pointue est la Mort, cet homme-là mourra. Suivons.

— Il faut tuer d’abord, dit Bagheera. À ventre vide, œil négligent. Les hommes vont très lentement, et la Jungle est assez humide pour garder la plus légère empreinte.

Ils tuèrent aussitôt que possible, mais il ne s’écoula pas moins de trois heures avant qu’ils eussent fini leur repas, bu à leur soif, et pris la piste pour de bon. Le Peuple de la Jungle sait que rien ne répare le dommage d’un repas bousculé.

— Penses-tu que la chose pointue va se retourner dans la main de l’homme pour le tuer ? demanda Mowgli. Le Thuu a dit que c’était la Mort.

— Nous verrons cela quand nous y serons, dit Bagheera, en trottant la tête basse. C’est un pied seul (elle voulait dire qu’il n’y avait qu’un homme), et le poids de la chose a imprimé son talon profondément dans la terre.

— Oui ! Cela se voit aussi bien qu’un éclair de chaleur, répondit Mowgli.

Et ils prirent l’allure vite et hachée du trot de chasse, à travers le clair de lune et les taches d’ombre, en suivant les empreintes de ces deux pieds nus.

— À présent il court vite, dit Mowgli. Les orteils sont écartés.

Ils continuèrent leur course sur un terrain détrempé.

— À présent, pourquoi tourne-t-il ici tout à coup ?

— Attends ! dit Bagheera.

Et un bond superbe l’emporta aussi loin que possible en avant. La première chose à faire lorsqu’une piste cesse d’être claire, c’est de se jeter en avant, d’un seul coup, sans la brouiller davantage de ses propres empreintes. Bagheera, en touchant terre, se retourna et fit face à Mowgli, en criant :

— Voici une autre piste qui vient à sa rencontre. C’est un pied plus petit, cette seconde trace, et les orteils tournent en dedans.

Mowgli accourut et regarda.

— Le pied d’un chasseur Gond, dit-il. Regarde ! Ici, il a traîné son arc sur l’herbe. Voilà ce qui explique pourquoi la première piste avait tourné si brusquement. Le Grand Pied voulait se cacher du Petit Pied.

— C’est vrai, dit Bagheera. Éh bien ! de peur de brouiller les empreintes en croisant nos foulées, suivons chacun une piste. Je suis le Grand Pied, Petit Frère, et toi, tu es le Petit Pied, le Gond.

Bagheera retourna d’un bond à la première piste, laissant Mowgli penché sur la curieuse trace aux orteils en dedans du petit sauvage des bois.

— Maintenant, dit Bagheera, en avançant pas à pas le long de la chaîne que formaient les empreintes, moi, le Grand Pied, je tourne ici. Puis, je me cache derrière un rocher, et me tiens immobile, sans oser changer mes pieds de place. Crie-moi ta voie, Petit Frère.

— Maintenant, moi, le Petit Pied, j’arrive au rocher, dit Mowgli, en remontant rapidement sa piste. Puis je m’assois sous le rocher, appuyé sur ma main droite, et mon arc entre les orteils. J’attends longtemps, car la marque de mes pieds, ici, est profonde.

— Moi aussi, dit Bagheera, derrière le rocher, j’attends, en laissant reposer le bout de la chose à pointe d’épine sur une pierre. Elle glisse, car voici sur la pierre une égratignure. Crie ta voie, Petit Frère.

— Une, deux petites branches et une grosse, ici brisées, dit Mowgli à demi-voix. Mais comment expliquer cela ! Ah ! c’est clair maintenant. Moi, le Petit Pied, je m’en vais en faisant du bruit et en piétinant, pour que le Grand Pied m’entende.

Il s’éloigna du rocher, pas à pas, parmi les arbres, en élevant la voix, selon la distance, à mesure qu’il approchait d’une petite cascade.

— Je — m’en vais — très loin — là-bas — où — le — bruit — de — l’eau — qui tombe — couvre — le — bruit — que je — fais ; et — ici — j’attends. Crie ta trace, Bagheera, Grand Pied !

La Panthère avait sondé le bois dans toutes les directions pour voir comment la trace du Grand Pied l’éloignait du revers du rocher. Enfin, elle donna de sa voix.

— J’arrive de derrière le rocher sur les genoux en traînant la chose à pointe d’épine. Ne voyant personne, je cours. Moi, le Grand Pied, je cours très vite. La trace est claire. Que chacun de nous suive la sienne. Je cours toujours.

Bagheera bondit le long des nettes empreintes, et Mowgli suivit les pas du Gond. Pour un moment, il n’y eut que silence dans la Jungle.

— Où es-tu, Petit Pied ? cria Bagheera.

La voix de Mowgli lui répondit à cinquante mètres à peine sur la droite.

— Hum ! dit la Panthère avec une toux grave. Tous deux coururent l’un à côté de l’autre en se rapprochant.

Ils galopèrent encore un demi-mille, en gardant toujours à peu près la même distance, jusqu’à ce que Mowgli, dont la tête n’était pas aussi près de terre que celle de Bagheera, criât :

— Ils se sont rencontrés. Bonne chasse, regarde ! Ici se tenait le Petit Pied, son genou sur un rocher, et là-bas est le Grand Pied.

À dix mètres à peine, en face d’eux, étendu en travers d’un monceau de pierrailles, gisait le corps d’un villageois du district, le dos et le flanc transpercés par la petite flèche empennée d’un Gond.

— Le Thuu était-il si vieux et si fou, Petit Frère ? dit Bagheera doucement. Voici toujours un mort.

— Suivons. Mais où est la chose qui boit le sang d’éléphant, l’épine à l’œil rouge ?

— Le Petit Pied l’a... peut-être. Il n’y a plus, de nouveau, qu’un seul pied maintenant.

La trace unique d’un homme agile qui avait couru vite, un fardeau sur l’épaule gauche, persistait autour d’une longue bande basse de gazon sec en forme d’éperon, où chaque empreinte, aux yeux perçants des traqueurs, semblait marquée au fer rouge.

Ils ne parlèrent ni l’un ni l’autre jusqu’à ce que la trace aboutît aux cendres d’un feu de camp, caché dans un ravin.

— Encore ! dit Bagheera, en s’arrêtant net, comme si on l’avait changée en pierre.

Le corps recroquevillé d’un petit Gond gisait là, les pieds dans les cendres, et Bagheera interrogea Mowgli du regard.

— On a fait cela avec un bambou, dit le garçon après un coup d’œil. J’en usais avec les Buffles lorsque je servais le Clan des Hommes. Le Père des Cobras — je regrette de m’être moqué de lui — connaissait bien la race, comme j’aurais dû la connaître. N’ai-je pas dit que les hommes tuaient pour le plaisir ?

— En vérité, ils ont tué pour avoir des pierres rouges et bleues, répondit Bagheera. Souviens-t’en, j’ai logé moi-même dans les cages du Roi, à Oodeypore.

— Une, deux, trois, quatre pistes, dit Mowgli, en se penchant sur les cendres. Quatre pistes d’hommes aux pieds chaussés. Ils ne vont pas aussi vite que les Gonds. Mais quel mal leur avait fait le petit homme des bois ? Vois, ils ont parlé ensemble, tous les cinq, debout, avant de le tuer. Bagheera, retournons. Mon cœur est lourd en moi, quoiqu’il danse de haut en bas comme un nid de loriot au bout de sa branche.

— C’est mauvaise chasse que de laisser gibier sur piste. Suivons ! dit la Panthère. Ces huit pieds chaussés ne sont pas allés loin.

Ils ne parlèrent plus pendant une grande heure, tandis qu’ils relevaient la large voie des quatre hommes.

Le soleil était déjà clair et chaud lorsque Bagheera dit :

— Je sens de la fumée.

— Les hommes ont toujours plus envie de manger que de courir, répondit Mowgli, en décrivant des lacets parmi les buissons ras de la nouvelle Jungle qu’ils étaient en train d’explorer.

Bagheera, un peu sur la gauche, fit entendre un indescriptible bruit de gorge.

— En voici un qui ne mangera plus, dit-elle.

Un paquet de vêtements aux couleurs vives gisait en tas sous un buisson, et, alentour, de la farine s’était répandue.

— Cela a été fait à l’aide du bambou, dit Mowgli. Regarde ! Cette poudre blanche est ce que les hommes mangent. Ils ont pris sa proie à celui-là — il portait leurs vivres — et ils l’ont livré comme proie lui-même à Chil le Vautour.

— C’est le troisième, dit Bagheera.

— J’irai porter de grosses grenouilles fraîches au Père des Cobras pour l’engraisser, se dit Mowgli. Cette chose qui boit le sang d’éléphant, c’est la Mort même, et, cependant, je ne comprends toujours pas !

— Suivons, dit Bagheera.

Ils n’avaient pas fait un mille de plus qu’ils entendirent Ko, le Corbeau, en train de chanter un chant de mort au sommet d’un tamaris, à l’ombre duquel trois hommes étaient couchés. Un feu mourant fumait au centre du cercle, sous un plat de fer qui contenait une galette noircie et brûlée de pain sans levain. Près du feu gisait flamboyant au soleil l’ankus de rubis et de turquoises.

— La chose va vite en besogne. Tout se termine ici, dit Bagheera. Comment ceux-ci sont-ils morts, Mowgli ? Ils ne portent ni marque ni meurtrissure.

Un habitant de jungle arrive à en savoir, par expérience, aussi long que la plupart des médecins sur les plantes et les baies vénéneuses. Mowgli flaira la fumée qui montait du feu, rompit un morceau de pain noirci, le goûta, et, le recrachant :

— La pomme de mort, toussa-t-il. Le premier a dû la mêler aux aliments destinés à ceux qui l’ont tué comme ils avaient tué d’abord le Gond.

— Bonne chasse, en vérité ! Les meurtres se suivent de près, dit Bagheera.

La « pomme de mort » est le nom que la Jungle donne à la pomme épineuse ou datura, le poison le plus prompt de toute l’Inde.

— Et quoi, maintenant ? dit la Panthère. Allons-nous nous entre-tuer, toi et moi, pour cet égorgeur à l’œil rouge, là-bas ?

— Parle-t-il ? murmura Mowgli. L’ai-je offensé en le jetant ? Entre nous deux il ne peut faire de mal, car nous n’avons pas les mêmes désirs que les hommes. Si on le laisse ici, il continuera certainement à tuer les hommes, l’un après l’autre, aussi vite que les noix tombent par le grand vent. Je ne souhaiterais pas cependant les voir mourir six par nuit.

— Qu’importe ! Ce ne sont que des hommes. Ils se sont entre-tués, et ils ont été contents, dit Bagheera. Le premier petit homme des bois chassait bien.

— Ce n’en sont pas moins des enfants, et un enfant se noierait pour mordre un rayon de lune dans l’eau. Toute la faute est à moi, dit Mowgli, qui parlait comme s’il savait le fond de toutes choses. Je n’apporterai plus jamais de choses étrangères dans la Jungle, fussent-elles aussi belles que des fleurs. Ceci — il souleva l’ankus avec méfiance — va retourner au Père des Cobras. Mais il faut d’abord que nous fassions un somme, et nous ne pouvons nous coucher auprès de ces dormeurs-là. Il nous faut aussi l’enterrer, lui, de peur qu’il ne se sauve et n’en tue six encore. Creuse-moi un trou sous cet arbre.

— Mais, Petit Frère, dit Bagheera, en se dirigeant vers l’endroit indiqué, je t’assure que ce n’est pas sa faute, à ce buveur de sang. Tout le mal vient des hommes.

— C’est tout un, répondit Mowgli. Creuse le trou profond. Lorsque nous nous réveillerons, je le reprendrai pour le rapporter.



Deux nuits plus tard, tandis que le Cobra Blanc honteux, spolié, solitaire, roulait des pensées de deuil dans les ténèbres du caveau, l’ankus de turquoises vola en sifflant par le trou du mur, et s’abattit avec fracas sur la couche de monnaies d’or.

— Père des Cobras, dit Mowgli (il avait soin de rester de l’autre côté du mur), tâche de trouver dans ton peuple quelqu’un de jeune et de bien armé qui t’aide à garder le Trésor du Roi, afin que nul homme ne sorte plus vivant d’ici.

— Ah ! ah ! ainsi, le voilà de retour. Je l’avais bien dit, que c’était la Mort. Comment se fait-il que tu sois encore vivant ? marmotta le vieux Cobra, en s’enroulant amoureusement autour du manche de l’ankus.

— Par le Taureau qui me racheta, je n’en sais rien ! Cette chose a tué six fois en une nuit. Ne la laisse plus sortir.



LA CHANSON DU PETIT CHASSEUR

Mor le Paon, les Singes Gris dorment encor — tout est sombre,
Chil n’a point fauché le ciel sur cent brasses de longueur,
Par la Jungle doucement flotte un soupir, glisse une ombre —
C’est la peur, ô Petit Chasseur, c’est la Peur !
Doucement, dans la clairière, elle fuit, épie, espère,
Le murmure monte et s’étend, chuchoteur ;
Ton front se mouille et se glace, à l’instant ce bruit qui passe —
C’est la peur, ô Petit Chasseur, c’est la Peur !

Avant que du haut du mont la lune ait sabré la roche,
À l’heure où trempé, défait, s’égoutte le poil pleureur,
Écoute à travers la nuit : un souffle halète, approche —
C’est la Peur, ô Petit Chasseur, c’est la Peur !
À genoux, bande la corde ; qu'en sifflant la flèche morde ;
Plonge ta lance au fourré vide et moqueur ;
Ta main faiblit, se dénoue et le sang quitte ta joue —
C’est la Peur, ô Petit Chasseur, c’est la Peur !

Quand la trombe voit le ciel, quand le pin glisse et s’écroule,
Quand cingle et claque le fouet de l’ouragan aboyeur,
Dans les cuivres du tonnerre une voix plus haute roule —
C’est la Peur, ô Petit Chasseur, c’est la Peur !
La crue écume et s’encaisse, le bloc oscillant s’affaisse,
Chaque brin d’herbe est un spectre en la livide lueur,
Ta gorge sèche se scelle et ton cœur battant martèle :
C’est la Peur, ô Petit Chasseur, c’est la Peur !





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