Le cœur plein de furieuses chimères
Dont je suis seul le maître,
Une lance et un cheval rapides comme l’éclair,
Et me voilà, du désert, le reître.
Un chevalier du pays des ombres et des morts
M’invite à un tournoi —
Le bout du monde est à dix lieues encore,
Pareil voyage n’est rien pour moi.

La Chanson de Tom a'Bedlam.


— Adieu, Bess ! je vous avais promis cinquante livres : en voici cent... c’est le produit de la vente de mon mobilier à Beeton. Avec cela, vous pourrez vous passer quelques fantaisies... Tout bien considéré, vous n’êtes pas une trop méchante fille...

— Faites mes amitiés à M. Torpenhow, s’il vous plaît, quand vous le verrez.

— Je n’y manquerai pas, ma chère. Voulez-vous maintenant me donner votre bras jusque sur le pont du navire et me conduire à ma cabine ? Une fois à bord, vous serez... c’est-à-dire : je serai libre.

— Mais qui s’occupera de vous sur le bateau ?

— Eh ! le maître d’hôtel, s’il vous plaît... À moins que l’argent n’ait perdu tout pouvoir. En arrivant à Port-Saïd, c’est le docteur qui fera le nécessaire si toutefois je ne m’abuse pas sur le compte des médecins de la marine. Après cela, quand je serai débarqué, le Seigneur pourvoira au reste, selon sa coutume.

Bessie mena Dick jusqu’à sa cabine, à travers les groupes encombrants des voyageurs et de leurs familles en larmes. Puis il lui dit adieu, l’embrassa, et s’étendit sur sa couchette, en attendant que le pont fût dégagé de toute cette cohue. Il lui avait fallu bien des jours pour apprendre à se mouvoir dans son atelier tout à coup assombri ; mais il connaissait à merveille la topographie d’un navire, et la nécessité de pourvoir seul désormais à sa propre sécurité le soutenait comme un cordial. Le bâtiment n’avait pas encore dépassé les docks qu’il s’était déjà fait présenter au premier maître d’hôtel... Il donna une gratification princière à ce précieux personnage et le chargea de retenir sa place à table ; puis il retourna dans sa cabine, ouvrit sa malle, s’installa et se sentit le cœur en fête. Toutes ces allées et venues, il les avait accomplies sans peine, trouvant tout de suite son chemin, comme s’il n’eût jamais quitté le bord. Décidément, Dieu était bon !

Un profond sommeil s’empara de lui juste au moment où il allait repenser à Maisie, et il dormit paisiblement, jusqu’à ce que le steamer, quittant l’embouchure de la Tamise, fût soulevé par les premières vagues de la Manche.

Le bruit des machines, l’odeur de l’huile et du goudron, mille détails familiers, et qu’il croyait avoir oubliés, le ramenèrent tout de suite au sentiment de la situation nouvelle.

— Qu’il fait bon vivre ! se dit-il en ouvrant les yeux.

Il bâilla, s’étira voluptueusement et monta sur le pont, où quelqu’un lui annonça qu’on était par le travers de Brighton, dont on apercevait les lumières au loin. Ce n’était pas plus la pleine mer que Trafalgar Square n’est un pré communal ; mais Dick n’en sentait pas moins l’influence déjà fortifiante de l’air salin. Une bise un peu aigre balançait irrespectueusement le navire, en lui retroussant le nez ; une vague, en déferlant, vint éclabousser le gaillard d’arrière, où elle inonda une pile de chaises neuves. Dick entendit l’écume retomber autour de lui avec un bruit de verre brisé ; il en reçut un jet en pleine figure et renifla l’embrun avec volupté ; puis il se dirigea vers le fumoir. Au moment où il y arrivait un fort coup de vent passa, lui arrachant sa casquette et le laissant tête nue dans le cadre de la porte. Un homme de service, comprenant qu’il avait affaire à un voyageur d’expérience, lui dit qu’on allait danser pour sortir de la Manche. Les choses se passèrent ainsi, en effet, et Dick en éprouva une satisfaction sans bornes.

En mer, il est permis, il est même recommandé de se retenir aux tables, aux épontilles, aux cordages, aux balustrades, quand on veut aller d’un point à un autre. L’homme qui marche en tâtonnant sur la terre ferme et qui tend les mains pour ne point se heurter aux obstacles, tout le monde reconnaît en lui un aveugle ; mais sur le pont d’un bateau, un aveugle qui n’est pas incommodé par le roulis peut se permettre quelques plaisanteries sur les infirmités de ses compagnons de voyage. Dick avait fait la connaissance du docteur ; il lui raconta toutes sortes d’histoires, payant ainsi sa bienvenue en une monnaie précieuse entre toutes ; il fuma auprès de lui jusqu’à des heures indues et fit si bien qu’il obtint aisément la promesse de descendre à terre à son bras quand on serait à Port-Saïd.

... Et la mer, selon le vent, soulevait sa houle bruyante, ou demeurait silencieuse ; et les machines chantaient nuit et jour leur refrain sans chanson ; et Tom, le barbier loquace, rasait Dick, chaque matin, sous le vitrage clair, auprès des sabords où soufflait un vent frais ; et l’on étendait les tentes au-dessus du pont ; et les voyageurs causaient, jouaient, riaient ; et enfin l’on toucha Port-Saïd.

— Conduisez-moi chez Mme Binat, demanda Dick au docteur. Savez-vous où c’est ?

— Vaguement... Toutes ces maisons-là se valent à peu près, ici ; mais celle dont vous me parlez, vous l’ignorez peut-être, est un des pires bouges de la ville. On commencera par vous y voler, et puis on vous assassinera.

— Oh ! non. Les Binat ne me feront rien de tout cela. Conduisez-moi seulement chez eux : le reste me regarde.

On l’y mena et, tout de suite, ses narines retrouvèrent l’odeur bien connue de l’Orient, celle qu’on respire de l’entrée du canal jusqu’à Hongkong, et, en même temps, il entendit résonner de nouveau l’horrible langue « franque » du Levant. La chaleur le frappa entre les omoplates, comme le coup de poing familier d’un vieil ami ; son pied glissa sur du sable ; la manche de son veston, quand il l’approcha de sa figure, le brûla comme un pain sortant du four.

En le voyant entrer dans la buvette, Mme Binat sourit de ce sourire toujours prêt et qui ne s’étonne de rien... Sans ce petit accident de sa complète cécité, il aurait pu s’imaginer n’avoir jamais quitté son ancienne existence : elle bourdonnait encore à ses oreilles. Quelqu’un fit claquer un bouchon en débouchant une bouteille de schiedam ; l’odeur de l’alcool, aussitôt, lui rappela M. Binat... Hélas ! M. Binat était mort. Sa veuve l’apprit à Dick après le départ du docteur, qui s’en allait scandalisé — autant qu’un médecin de marine peut l’être — du chaleureux accueil fait à son compagnon. Cet accueil, en revanche, rendait celui-ci tout content.

— On se souvient de moi, ici, tandis qu’on doit déjà m’avoir oublié, de l’autre côté de l’eau !... J’ai à vous parler de choses sérieuses, madame Binat, quand vous aurez un moment à vous...

Le soir, son hôtesse fit placer sur le sable une table de café, à dessus de tôle, et Dick s’assit à côté d’elle, pendant que la maison, derrière eux, s’emplissait de cris, de rires, de jurons et de disputes. Les étoiles criblaient le ciel, et les fanaux des navires brillaient au-dessus du canal.

— Ah ! mon ami, la guerre est une bonne chose pour le commerce ! lui dit-elle. Mais que fais-tu ici ? Nous ne t’avions pas oublié, va !

— J’étais rentré en Angleterre ; mais j’ai perdu mes yeux.

— Oui ! Mais tu as eu joliment du succès, d’abord. Nous en avons entendu parler jusqu’ici, Binat et moi. Tu t’es servi souvent de la tête de Zina la jaune dans tes dessins !... Elle vit toujours, tu sais !... Elle était si ressemblante qu’elle ne pouvait s’empêcher de rire, quand les journaux arrivaient par la malle. Il y avait toujours, dans ce que tu faisais, des choses que les gens d’ici pouvaient reconnaître. Je suppose que tu as gagné de l’argent, avec un succès comme celui-ci ?...

— Je ne suis pas pauvre, Dieu merci ! je vous paierai largement.

— Moi ! tu ne me dois rien du tout.

Et tout bas, elle ajouta :

— Tomber aveugle si jeune, c’est affreux !

Dick ne voyait pas l’impression attendrie de son visage et, d’ailleurs, ce n’était pas de la pitié qu’il lui fallait. Il lui expliqua brièvement son ardent désir de rejoindre le front des troupes.

— Comment faire ? lui dit-elle. Le canal est plein de vaisseaux anglais qui surveillent tout et qui font même des exercices de tir, comme il y a dix ans. On se bat au-delà du Caire ; mais tu ne peux aller de ce côté-là sans un passe de journaliste. Dans le désert, on se bat aussi ; mais ce n’est pas plus commode de s’y rendre.

— Il faut absolument que j’aille à Souakim.

C’était de ce côté-là que se trouvait Torpenhow, il le savait par les journaux que lui avait épelés le fils Beeton. Or, si les steamers de la ligne P. & O. ne touchent pas à ce port, en revanche Mme Binat avait de précieuses connaissances : des gens qui n’étaient pas à l’abri de tout reproche, il est vrai, mais qui pouvaient, à l’occasion, prêter main-forte et le faire passer partout.

— Mais à Souakim, on se bat tout le temps ! lui dit-elle. Ce désert-là produit toujours et toujours des hommes. Et ils sont braves, ces gens !... Pourquoi veux-tu aller de ce côté ?...

— Mon ami s’y trouve.

— Ton ami ? Tais-toi ! l’ami que tu vas retrouver, c’est la mort.

Mme Binat laissa tomber lourdement son bras sur la table, et, après avoir rempli de nouveau le verre de Dick, elle le regarda silencieusement, sous les étoiles. Pourquoi baissa-t-il la tête comme pour dire : « Oui », en même temps qu’il répondait :

— Non, c’est un homme bien vivant que je vais rejoindre ; mais si je devais la rencontrer en route, elle, trouvez-vous que j’aurais tort de partir ?

— Moi, te blâmer ? Qui suis-je pour blâmer les autres ?... Mais ce que tu veux faire est effrayant.

— Il faut que j’aille là-bas. Pensez pour moi aux moyens d’y parvenir...

— C’est bien, ne t’en occupe plus. Je m’arrangerai comme il faut pour que tu partes. Tu verras ton ami. Sois sage. Reste assis tranquillement ici jusqu’à ce que la maison soit un peu plus calme. Moi je vais m’occuper de mes clients. Tu iras te coucher tout à l’heure... je te promets que tu partiras.

Dès demain ?

Le plus tôt possible.

Elle lui parlait comme à un enfant. Il resta seul, assis auprès de sa petite table, écoutant les bruits du port et de la route ; il se demandait quand ce serait la « fin ». Puis son hôtesse vint le prendre et le mena jusqu’à sa chambre, en lui enjoignant de dormir. Dans la maison, c’étaient encore des cris, des chants, des rires. Mme Binat se démenait au milieu de tout son monde, l’œil au paiement des consommations, attentive au manège des servantes, et s’occupant de Dick à travers tout cela. Afin de lui être utile, elle se montra aimable pour de brutaux officiers turcs appartenant aux régiments des fellahs ; elle fut prévenante pour quelques employés subalternes du Commissariat cypriote ; elle sut enfin réserver des attentions particulières pour un ou deux trafiquants en chameaux, de nationalité incertaine.

Le matin, de bonne heure, vêtue de couleurs voyantes et couverte de faux bijoux, à son ordinaire, elle prépara une tasse de chocolat et la porta dans la chambre de Dick.

— Ce n’est que moi, dit-elle en entrant, et j’ai l’âge de discrétion, je crois ! Mange et bois. Je suis comme les mères françaises qui apportent à leurs fils, quand ils ont été bien sages, le déjeuner du matin.

Elle s’assit au bord du lit et dit à mi-voix :

— Tout est arrangé. Tu partiras sur le bateau du phare. Cela te coûtera dix livres anglaises ; le capitaine ne veut pas accepter moins : il prétend qu’il ne reçoit rien du gouvernement. Ce bateau arrivera dans quatre jours à Souakim. Tu emmèneras avec toi un muletier grec, nommé Georges : dix autres livres. C’est moi qui paierai : il ne faut pas qu’on sache que tu as de l’argent sur toi... Georges t’accompagnera aussi loin qu’il pourra mener ses mules ; puis il reviendra ici, car je garde sa bonne amie comme otage, et, si je ne reçois pas de Souakim un télégramme disant que tu es bien portant et satisfait, la fille répondra pour Georges.

— Merci ! vous êtes mille fois trop bonne, chère madame.

Il étendit lentement sa main vers la tasse.

— Je voudrais faire mieux pour toi, répondit l’étrange femme, et surtout je voudrais pouvoir te conseiller de rester ici ; ce serait plus sage. Mais ce n’est pas cela qu’il te faut, je le comprends bien... Non, va ! Tu partiras, mon enfant. Tu partiras.

Elle se pencha vers Dick et l’embrassa sur le front, entre les deux yeux.

— C’est pour te souhaiter le bonjour, dit-elle en se retirant.

Dès que tu seras habillé, nous appellerons Georges, et nous préparerons tout. Mais il faut d’abord ta petite malle. Donne-moi tes clefs.

« C’est étonnant, ce que l’on m’embrasse depuis quelque temps ! pensait-il. Je m’attends à ce que Torp, lui aussi, me couvre de baisers, quand il me verra... Mais non ! il aura bien plutôt envie de m’envoyer au diable, sous prétexte que je viens l’embarrasser de ma personne... Bah ! ce ne sera pas pour longtemps ! »

— Ohé, madame, cria-t-il, aidez-moi à faire ma dernière toilette avant la guillotine, s’il vous plaît ! je n’aurai plus, là-bas, le loisir de m’habiller proprement.

Il fouillait dans les pièces de son équipement neuf et se piquait les doigts aux éperons et aux boucles.

— Il faut que je sois très correct, expliqua-t-il. Je me salirai bien assez plus tard ; pour le moment, je veux être irréprochable. Tout est-il bien ?

Il ajustait son col ; il caressait le revolver caché dans un pli de la blouse, sur la hanche droite.

— Je suis incapable de faire mieux, dit Mme Binat en souriant comme si elle avait envie de pleurer. Regarde-toi... Oh ! pardon... j’oubliais...

— Ça va bien ! fit-il, en effaçant de son mieux sous ses doigts les plis de ses jambières. Maintenant, allons voir le capitaine, le bateau et le nommé Georges. Allons, dépêchez-vous.

— Mais à quoi songes-tu ! Il ne faut pas qu’on te voie en plein jour avec moi, sur le pont... Si tu allais rencontrer des dames anglaises !

— Des dames anglaises ? Connais pas ! Il n’existe pas de dames anglaises, ou, s’il y en a, je les ai parfaitement oubliées. Conduisez-moi...

Il eut beau faire et se hâter, et presser tout le monde, la nuit était presque noire lorsque le bateau leva l’ancre. Son hôtesse fit des recommandations sans fin au capitaine et à Georges, touchant son bien-être et sa sécurité. Précieuse protection, en vérité, que cette femme, car il y avait bien peu d’hommes capables d’affronter sa colère, parmi ceux qui fréquentaient chez elle. Ils savaient tous que leur imprudence, un jour ou l’autre, aurait été payée d’un coup de couteau anonyme, au fond de quelque bouge.

Pendant six jours —&nsp;on en perdit deux dans le canal encombré de vaisseaux — le petit steamer fit route vers Souakim... Dick employa ce temps à se concilier les bonnes grâces de Georges qui, dévoré d’inquiétude au sujet de son amie, était d’abord enclin à le traiter assez mal.

Quand on arriva enfin, Georges le prit sous son aile ; ils allèrent ensemble le long des quais brûlants encombrés par le matériel neuf et par les rebuts de la ligne Souakim-Berber. Ils rencontraient à chaque pas de vieilles locomotives hors d’usage et des monceaux de traverses ou de rails.

— Si vous restez avec moi, lui dit le muletier, on ne vous demandera pas votre passeport, et l’on ne cherchera pas à savoir ce que vous venez faire...

— Oui, mais je voudrais entendre parler anglais. Qui sait ? Peut-être y a-t-il des gens qui se souviendraient de moi... On me connaissait, ici, quand j’étais quelqu’un, il y a longtemps...

— Dans ce pays, « il y a longtemps » signifie « il y a trop longtemps »... Les cimetières se remplissent vite. Écoutez : cette voie ferrée va jusqu’à Tanaï-el-Hassan, à sept milles de Souakim. Là, vous trouverez un camp. Les troupes anglaises qui l’occupent font des pointes en avant. Tout ce dont elles ont besoin leur est apporté par le chemin de fer.

— Ah ! bon : c’est un camp permanent. Je connais... Cela vaut bien mieux que de combattre les Fuzzies à découvert.

— Oui, et c’est pour cela aussi que tout, même les mules, est transporté dans des trains en fer.

— Comment dites-vous ?

— Des trains tout couverts de plaques épaisses, parce qu’on tire dessus.

— Parfait ! Un train blindé. Continuez, Georges.

— Je m’embarque là-dedans, ce soir, avec mes mules. Seuls, les gens qui ont une mission spéciale pour le camp peuvent y monter... parce que les ennemis viennent tirailler tout près de la ville.

— Allons ! Ils ont gardé leurs bonnes habitudes, je vois ça ! Dick respirait avec délices l’odeur de la poussière sèche, du fer surchauffé... du vernis écaillé... Certes, son ancienne vie lui souhaitait une amicale bienvenue, pour son retour !...

— Ce soir même, dès que j’aurai rassemblé mes mules, je me mettrai en route ; mais, vous, s’il vous plaît, envoyez ce télégramme à Port-Saïd, pour dire que vous êtes satisfait de moi.

— Ah ! c’est vrai, « Madame » vous tient bien, n’est-ce pas ? Sans cela, vous me donneriez peut-être volontiers un coup de couteau, si vous en trouviez l’occasion ?...

— Je ne la trouverai pas ! Mon cœur est chez cette femme.

— Oui, oui, je sais ! C’est malheureux d’être partagé entre l’amour et l’intérêt... Toute ma sympathie, Georges...

Ils allèrent au télégraphe sans être inquiétés, car tout le monde avait de la besogne par-dessus la tête et Souakim est bien la dernière ville où l’on aille passer ses vacances. Comme ils revenaient, Dick entendit une voix anglaise résonner derrière lui : c’était un lieutenant qui lui demandait ce qu’il faisait là.

Le fait est que son aspect devait surprendre un soldat : il avait les yeux cachés derrière des lunettes bleues, et il marchait la main appuyée sur l’épaule de Georges. Il répondit, sans hésitation :

— Gouvernement égyptien... Service des mules. J’ai ordre d’amener mes bêtes au camp de Tanaï-el-Hassan. Faut-il vous montrer mes papiers ?

— Ce n’est pas nécessaire. Je vous prie de m’excuser. Je n’avais pas à vous interroger ; mais, comme je ne voyais pas bien votre visage...

— Je suppose que je pourrai partir par le train du soir ? reprit Dick, payant d’audace, et que je n’aurai à subir aucun empêchement pour embarquer mes bêtes ?...

— Vous pouvez voir d’ici les plates-formes à chevaux. Seulement, je vous engage à vous y prendre de bonne heure.

Le jeune officier s’éloigna, tout en se demandant quelle sorte de misérable épave humaine pouvait bien être cet individu qui s’exprimait comme un gentleman et s’associait à des muletiers grecs. Dick, lui, se sentait le cœur serré. Ce n’est jamais une petite affaire de tenir tête à un officier anglais, et il y a plaisir à confondre la surveillance d’un clairvoyant observateur ; mais un tel exploit devient douloureux quand il faut l’accomplir dans la nuit profonde, en trébuchant sur les chemins. Et l’éternelle pensée revenait hanter son esprit, de ce qu’il aurait pu être si la destinée ne l’avait si impitoyablement frappé.

Georges partagea son repas avec lui ; puis il alla s’occuper de son convoi. Dick resta seul, assis sous un hangar, la tête dans ses mains. Devant ses yeux fermés passait le visage de Maisie, souriante, les lèvres entrouvertes. Tout à coup, une clameur, qui lui sembla formidable, éclata tout près de lui. Il eut peur et faillit appeler.

— Dites donc, vos mules sont-elles prêtes ?

C’était la voix du lieutenant de tout à l’heure, qui lui parlait derrière l’épaule.

— Mon domestique s’en occupe. Je dois vous dire que je suis atteint d’une ophtalmie, et que je n’y vois pas très bien.

— Ah ! diable, voilà qui est mauvais. Vous devriez rester quelque temps à l’hôpital. J’ai souffert de cela, moi aussi. C’est comme si on était aveugle.

— C’est bien mon avis. À quelle heure part le train blindé ?

À six heures. Il met une heure pour faire sept milles.

Les Fuzzies l’attaquent donc ?

En moyenne trois nuits par semaine. C’est moi qui fais le service de nuit...

— Le camp est-il important ?

— Assez ! Il faut qu’il puisse appuyer et ravitailler notre colonne du désert.

Et elle est bien loin, cette colonne ?

À trente ou quarante milles. Elle manœuvre dans une région d’une sécheresse infernale.

— Est-ce que, du moins, le pays est sûr, entre elle et le camp ?

— Cela dépend ! je ne me soucierais guère de le traverser seul ou même avec un détachement ; mais nous avons des éclaireurs qui savent se faufiler partout avec une adresse merveilleuse.

— Oui, j’ai déjà pu en juger.

— Ce n’est donc pas la première fois que vous venez de ce côté ?

— J’ai vu la guerre à son début.

— C’est cela ! pensa aussitôt l’officier : cet homme a été au service et on l’a cassé.

Néanmoins, il s’abstint de questions sur ce sujet.

— Voici votre domestique avec votre convoi de mules. C’est étrange tout de même...

— Quoi donc ? Que je sois muletier ?

— Je ne l’aurais pas dit ; mais c’est la vérité. Excusez mon indiscrétion... Vous parlez comme un homme bien élevé...

— Dame ! J’ai été au collège.

— J’en étais sûr... Dites donc, je ne voudrais pas vous froisser ; mais vous me paraissez un peu triste... je vous ai vu, tout à l’heure, la tête dans vos mains, comme accablé. C’est pourquoi je vous ai abordé.

— Je vous remercie. Il est vrai que je suis aussi complètement et profondément malheureux qu’un homme puisse l’être.

— Eh bien, voyons ! est-ce que je ne pourrais pas ?... Ce serait à titre de prêt, certainement...

— Vous êtes mille fois trop bon ; mais, sur mon honneur ! j’ai autant d’argent qu’il m’en faut... Par exemple, vous pouvez faire quelque chose pour moi, et, si vous y consentez, je vous en aurai une reconnaissance éternelle : laissez-moi monter dans le « truck » des employés. Il y en a un, n’est-ce pas, en tête du train ?

— Oui, comment le savez-vous ?

— J’ai déjà voyagé de cette manière-là. Laissez-moi voir... ou entendre un peu de la fête ; cela me fera tant de plaisir ! je pars à mes risques et périls, en non-combattant.

L’officier réfléchit une minute.

— Soit ! répondit-il, le train est censé être vide, et il n’y aura personne pour me blâmer à l’arrivée.

Georges, aidé par de bruyants manœuvres, avait achevé de caser ses mules. Sur la voie étroite du chemin de fer, le train était prêt à partir. Il était recouvert d’une forte carapace de tôle qui le faisait ressembler à un long cercueil. Deux trucks étaient placés en avant de la locomotive, l’un percé sur sa surface antérieure d’une embrasure pour la mitrailleuse ; l’autre, muni de meurtrières des deux côtés, pour le tir latéral. Ensemble, ils formaient une seule et même salle roulante, aux voûtes de fer où riaient une vingtaine d’artilleurs.

— Whitechapel ! Tout le monde en wagon ! C’est le dernier train ! cria l’un des soldats, au moment où Dick pénétrait dans le truck de tête. Ah ! Voilà qu’on s’embrasse dans un compartiment de première !...

— Tiens ! fit un autre. Un voyageur en chair et en os ! Un voyageur pour de bon !... L’Écho, monsieur ?... Édition spéciale ?...

— L’Étoile, monsieur ? dit un troisième.

— Faut-il apporter une bouillotte à Monsieur ?

— Merci bien ! riposta Dick, je compte payer ma place.

Les meilleures relations s’établirent entre lui et les occupants du wagon jusqu’à l’arrivée de l’officier, dont la présence rendit tout le monde silencieux. Puis le train s’ébranla sur la voie cahoteuse.

— Cela vaut bien mieux que d’attaquer ces diables de Fuzzies à découvert, dit de son coin le voyageur.

— Oui ; mais rien ne les impressionne jamais, répondit l’officier. Tenez, les voici qui commencent ! » Une première balle venait de frapper le blindage. « Nous avons toujours au moins une démonstration de ce genre contre le train de nuit. Mais, le plus souvent, l’attaque se porte de préférence contre le wagon d’arrière, où commande mon junior. C’est lui qui a tout le plaisir.

— Pas ce soir, en tout cas : écoutez !

Un vol de lourdes balles s’abattit sur les tôles, aussitôt suivi d’une explosion de hurlements. Les enfants du désert se livraient à leur exercice nocturne, et le train leur offrait une excellente cible.

— Cela vaut-il la peine de leur distribuer une demi-gargoussière ? demanda l’officier au mécanicien, qui était un lieutenant de génie.

— Je crois bien ! Ils sont assommants, ces gens-là. Il faudrait leur donner une leçon.

— Droite : feu !

Hrrrmph ! fit la mitrailleuse par ses cinq bouches dès que l’officier pesa sur le levier. Les gargousses vides tombèrent en s’aplatissant sur le sol, et la fumée remplit le truck. Un feu nourri, accompagné de nouveaux cris, éclata vers l’arrière, comme une réponse injurieuse des ténèbres. Dick s’allongea sur le plancher, fou de joie, d’entendre le fracas et de sentir l’odeur de la poudre.

— Dieu soit béni ! criait-il avec enthousiasme ; je n’espérais plus me retrouver à pareille fête. Donnez-leur-en tout leur saoul, camarades ! Hurrah !

Le train dut s’arrêter, car la ligne était obstruée. Un détachement partit en reconnaissance, revint bientôt chercher des pioches et des bêches. Les soldats maugréaient. Les ennemis avaient amoncelé sur les rails du sable et du gravier ; on perdit vingt minutes à les déblayer. Puis la marche reprit lentement, agrémentée par la fusillade, par les cris, par le bruit sec et régulier des mitrailleuses... Il fallait stopper de temps en temps pour replacer un rail arraché des traverses.

Enfin le train vint se ranger sous la protection du camp de Tanaï-el-Hassan.

— Eh bien ! dit le lieutenant à Dick, en raccrochant la gargoussière au-dessous de sa mitrailleuse favorite, comprenez-vous maintenant pourquoi le trajet nous prend une heure et demie ?

— Quelle danse, en effet ! Je voudrais qu’elle eût duré deux fois plus longtemps. Que ce devait être beau à voir de l’extérieur !

— Oh ! vous savez, on se blase bien vite sur ces amusements-là. À propos, quand vous aurez fait vos affaires avec les mules, venez donc voir sous ma tente ce que l’on pourra trouver à manger. Je m’appelle Bennil, de l’artillerie à pied. Faites attention à ne pas vous jeter dans les cordes, par cette obscurité.

Hélas ! Tout pour Dick était obscurité. Il était averti du voisinage des chameaux par leurs grognements et par l’odeur de leur peau ; il savait qu’il y avait des balles de foin non loin de lui, car il le sentait, et puis, ses narines retrouvaient des effluves de cuisine et reconnaissaient la fumée des feux de bivouac. Mais c’était tout ce qu’il voyait.

Il était demeuré, pour attendre Georges, à la place même où il venait de descendre de wagon. Il entendit tout auprès un bruit de sabots légers sur les planches et contre l’armure de fer du dernier fourgon. Puis des cris de bêtes et d’hommes. C’était Georges qui faisait débarquer ses mules.

La locomotive lâchait sa vapeur presque à son oreille ; le vent frais du désert dansait entre ses jambes ; il avait faim ; il se sentait fatigué, sale... si sale qu’il essaya de brosser sa jaquette avec ses mains. C’était bien inutile !... Il fourra ses mains dans ses poches et se mit à compter dans combien de circonstances il avait attendu, en des stations étrangères et lointaines, les trains ou les chameaux, ou les chevaux, ou les mules, qui devaient l’emporter au but de son voyage. Dans ce temps-là, du moins, il y voyait !... Peu d’hommes avaient eu des yeux aussi perçants que les siens, et le spectacle d’un camp de guerre, à l’heure du repas, le soir, lui procurait alors des joies toujours nouvelles. C’était de la couleur, de la lumière, du mouvement, toutes choses sans lesquelles il n’y a guère de joie à vivre. Et maintenant, il n’y avait plus en perspective qu’un long voyage à faire dans les ténèbres, pour aller raconter à un ami les douleurs de sa dernière étape !... Il presserait pour la dernière fois la main de Torpenhow, de ce brave Torpenhow, si alerte et si fort, qui pouvait encore vivre, lui, au milieu de l’action, et à qui certain Dick Heldar avait dû autrefois sa réputation... Surtout, qu’on n’allât pas confondre ce Dick triomphant avec le vagabond aveugle et désemparé qui répondait au même nom !... Oui, c’est cela : il rejoindrait Torpenhow, il se rapprocherait autant que possible, ne fût-ce que pour une heure, de l’ancienne existence... Après quoi, il oublierait tout : Bessie, qui avait détruit sa Mélancolie et achevé de ruiner sa vie ; et Beeton, ce fantoche qui habitait une cité de cauchemar, peuplée de clous, de tuyaux à gaz et d’objets divers dont nul n’avait jamais besoin ; il oublierait surtout Maisie, cette Maisie trop infaillible, hélas ! mais qui, à la distance où elle était maintenant de lui, apparaissait si divinement belle et séduisante.

La main de Georges sur son bras le réveilla de son rêve.

— Que faut-il faire maintenant ? demandait le muletier.

— Ah ! C’est vous... Bien ! Conduisez-moi près des chameliers au bivouac où viennent se coucher les éclaireurs, lorsqu’ils rentrent du désert. Ils se reposent auprès de leurs dromadaires qui mangent le grain dans une couverture noire attachée par les quatre coins à des piquets. Les hommes soupent à côté de leurs bêtes... C’est là que je veux aller.

Le sol était inégal et coupé d’ornières ; Dick trébucha plus d’une fois et s’embarrassa les jambes dans des broussailles.

Les éclaireurs étaient assis auprès de leurs bêtes, comme il l’avait dit. Le reflet de la flamme dansait sur leurs faces barbues ; les dromadaires grognaient alentour.

Dick avait trop d’expérience pour songer à pénétrer dans le désert à la suite d’un convoi de vivres... On lui poserait des questions embarrassantes, et comme un simple touriste n’est d’aucune utilité, bien au contraire, sur le front des troupes, on le renverrait probablement à Souakim. Il fallait qu’il fît le chemin tout seul et qu’il se mît en route sans retard.

— Allons ! un dernier tour d’adresse, pensa-t-il, le plus fort de tous !...

Il dit tout haut :

— La paix soit avec vous, mes frères !

Georges l’amena consciencieusement jusqu’à l’intérieur d’un cercle formé autour du feu. Les têtes des cheiks s’inclinèrent gravement. Les chameaux, flairant un Européen, regardaient de côté, curieux comme des poules couveuses et prêts à bondir sur leurs pieds.

— Une bête et un chamelier, pour rejoindre la colonne, ce soir !

— Un « mulaid » ? dit une voix, nommant dédaigneusement la meilleure bête de somme de cette race.

— Non, répliqua Dick : un méhari. Je n’ai que faire de la lourde machine à porter les bagages.

Deux ou trois minutes s’écoulèrent ; puis cette réponse vint :

— Nous sommes à l’entrave pour toute la nuit. On ne peut plus sortir du camp.

— Pas même pour de l’argent ?

— Ah !... de l’argent anglais ? — Un silence — Combien ?

— Vingt-cinq livres anglaises payées au chamelier au bout de la route, et vingt-cinq autres livres confiées au cheik, ici, pour qu’il les lui remette à son retour.

C’était un salaire princier, et le cheik, pensant bien qu’il aurait sa commission, pencha en faveur de Dick. Celui-ci plaida :

— Pour une nuit de voyage à peine, cinquante livres !... C’est-à-dire de la terre, des fruits, de beaux arbres, des femmes, de quoi rendre un homme heureux jusqu’à la fin de ses jours...

Allons, qui en veut ?

— Moi, dit une voix... je veux bien ; mais comment quitter le camp ?

— Imbécile ! Ne sais-tu pas qu’un dromadaire peut briser ses entraves, se sauver et que les sentinelles ne tirent pas sur ceux qui le poursuivent ?... Vingt-cinq livres, te dis-je et puis encore vingt-cinq livres !... Mais par exemple, il me faut un vrai méhari ; je ne veux pas d’une bête de somme.

Là-dessus, le marchandage s’engagea, et, au bout d’une demi-heure, le dépôt fut remis aux mains du cheik, qui dit quelques mots tout bas au chamelier. Dick entendit celui-ci répondre :

— La route n’est pas longue : n’importe quelle bête du convoi fera l’affaire. Je ne suis pas si sot que de risquer mes meilleurs coureurs pour un aveugle.

— Il est possible que je n’y voie pas très clair, fit Dick, en élevant la voix ; mais j’ai ici un petit instrument qui a six yeux pour remplacer les miens. Le chamelier sera en selle devant moi, et, si, au point du jour nous n’avons pas rejoint les troupes anglaises il est mort.

— Mais, par Allah ! où sont-elles, les troupes ?

— Si tu ne le sais pas, laisse un de tes camarades prendre ta place. Si tu le sais, souviens-toi que c’est une question de vie ou de mort.

— C’est bien ! je le sais, répondit le chamelier d’un air bourru. Éloignez-vous un peu que je détache ma bête.

— Un moment !... Georges, tenez un peu la tête de celui-ci, je veux lui tâter les joues.

Il promena sa main sur le crâne de l’animal, cherchant la cicatrice en demi-cercle de la marque imprimée au fer rouge sur chaque méhari.

— Voilà qui va bien. Détachez celui-ci, et rappelez-vous que Dieu est impitoyable à qui a trompé les aveugles.

Les hommes demeurés assis autour du feu se mirent à rire de la déconvenue de leur camarade qui avait eu l’intention de substituer un chameau de bât à celui que Dick venait de choisir.

— Arrière ! cria l’un deux.

Et il cingla le méhari, sous le ventre, d’un large coup de son fouet aux lanières tressées. Dick tenait encore dans sa main la corde passée au naseau de l’animal ; il la sentit se tendre et la lâcha aussitôt.

— Illaha !... Aho ! Il s’est détaché !...

Avec des grognements de fureur, le méhari s’était élancé vers le désert ; son conducteur se mit aussitôt à sa poursuite avec des cris d’alarme insidieusement modulés comme des appels. Georges, s’emparant du bras de Dick, l’entraîna, le soutint et le guida, trébuchant à chaque pas et heurtant les moindres accidents du sol... Ils passèrent, en courant, devant une sentinelle, heureusement habituée à ces escapades des chameaux.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda le factionnaire.

— Tout mon équipement qui est sur le dos de cette maudite bête, répliqua Dick toujours courant.

— Allez et prenez garde qu’on ne vous coupe le cou, là-bas, à vous et à votre monture.

Le chameau disparut derrière un pli de terrain, et les cris aussitôt se calmèrent. Son conducteur le rappela et le fit agenouiller.

— Monte le premier, ordonna Dick.

Puis, s’installant à la seconde place, il appuya tranquillement le revolver au creux du dos de son compagnon.

— En route maintenant, et pour Dieu, marche vite ! Adieu, Georges. Mes bons souvenirs à « Madame », et prenez du plaisir avec votre petite amie. En avant, toi, fils des ténèbres.

Quelques minutes plus tard, il était enveloppé dans un grand silence que rompaient à peine les craquements de la selle et le trot doux des pieds infatigables. Il prit une position commode pour n’être pas trop secoué, resserra la boucle de sa ceinture et sentit, de toutes parts, autour de lui, fuir l’obscurité. Pendant une heure, il n’eut conscience que d’une rapide marche vers l’inconnu.

— Un bon coureur !... dit-il enfin.

— Il a toujours été bien nourri, répondit le chamelier, c’est une bête de race pure, qui m’appartient.

— Va !

Sa tête se pencha, et il essaya de réfléchir ; mais, à chaque instant, le fil de sa pensée se brisait, sous le poids du sommeil... Dans le demi-assoupissement où il s’était un instant laissé glisser, il sentit que le chamelier se retournait doucement sur la selle, pour voir s’il n’y aurait pas moyen de s’emparer du revolver et de mettre fin à la promenade. Il le frappa rudement d’un coup de crosse sur la tête...

Un peu plus loin, le méhari lancé à toute vitesse, commençait l’escalade d’une côte, lorsque d’un buisson épineux, s’éleva le cri strident d’un homme. Un coup de feu éclata, dont la balle se perdit... Et le silence ensuite se referma, et l’irrésistible sommeil recommença de peser sur son esprit.

Il était si las, si engourdi, que sa tête, peu à peu, tombait sur sa poitrine... Il se réveillait en sursaut et puis s’abandonnait encore. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de bourrer de temps en temps les côtes du chamelier avec la crosse de son revolver.

— Y a-t-il clair de lune ? demanda-t-il après un long silence.

— La lune est sur le point de se coucher.

— Que je voudrais la voir ! Arrête un instant, que j’entende, au moins, la voix du désert !

L’homme obéit. Dans le silence profond, un souffle d’air passa qui froissa les branches sèches du buisson, puis s’éteignit. Une motte de terre se détacha de la crête d’une dépression creusée par la pluie et s’émietta doucement avec un léger bruit...

— Va ! La nuit est froide.

Ceux qui ont veillé jusqu’au matin savent que la dernière heure avant le jour paraît interminable. Il semblait à Dick que, depuis l’origine des temps, il n’avait fait autre chose, dans son obscurité, que de fendre l’air, sur le dos d’un méhari. Une fois, par la suite, mais des siècles après son départ, il s’était mis à tâter les têtes des clous de la selle et à les compter soigneusement. Des milliers d’années plus tard encore, il avait passé son revolver de la main droite à la main gauche, en laissant retomber à son côté le bras ankylosé par la fatigue. À travers ces mouvements instinctifs, il s’imaginait parfois être dans son atelier de Londres et peindre sur la toile une scène du désert : le jaune fauve du sable, sous les rayons de la lune décroissante et l’ombre noire du dromadaire, surmontée de deux silhouettes humaines. L’une des deux tendait le bras en avant, avec l’ombre d’un revolver, à l’ombre de son poing...

Le chamelier fit un léger cri. Dick sentit un changement autour de lui dans l’atmosphère.

— Je sens l’aube, murmura-t-il.

— C’est le jour ! répondit le chamelier, et voilà les troupes, là-bas. Êtes-vous content de moi ?

Le dromadaire tendit le cou en avant et grogna en flairant de loin l’âcre odeur des chameaux du carré.

— Va ! va ! répétait Dick. Nous n’avons pas de temps à perdre. Va !

— On s’agite dans le camp. On fait une telle poussière que je ne puis distinguer ce qui se passe.

— Et moi ! Est-ce que tu te figures que je peux le voir ? Dépêche-toi !

Ils entendaient un bruit confus de voix, des cris de bêtes, des appels enroués de soldats au réveil. On tira deux ou trois coups de feu.

— Est-ce à notre adresse ? On doit bien voir cependant que je suis Anglais !

Il parlait avec un accent de colère.

— Non, répondit le chamelier : cela vient du désert.

Il se coucha sur la selle, en disant à sa bête :

— Hardi, mon fils ! Quelle chance que le jour ne nous ait pas dénoncés plus loin du but !

Le dromadaire fila comme un trait vers les soldats, tandis que derrière lui les coups de feu se multipliaient. Les hommes du désert avaient combiné la plus désagréable des surprises pour des troupes anglaises : une attaque au lever du jour, et ils mesuraient les distances en tiraillant sur le seul objet visible et mobile en dehors du carré.

— Quelle chance ! Quelle chance inouïe et quasi impériale s’écria Dick. J’arrive juste pour la bataille, ma mère !... Seulement, ajouta-t-il tout bas, en fronçant les sourcils, seulement... où est Maisie ?...

— Allahu ! Nous y voilà ! fit le chamelier en pénétrant dans l’arrière-garde.

Le méhari s’agenouilla. Une douzaine de voix dirent en même temps :

— Qui diable êtes-vous ? D’où sortez-vous ?... Apportez-vous des dépêches ? Combien sont-ils là-bas, derrière le monticule ? Comment avez-vous fait pour passer ?

Dick aspira longuement l’air, desserra sa ceinture, et, sans quitter la selle, il cria de toutes ses forces, quoiqu’il eût dans la gorge toute la poussière de la route :

— Torpenhow !... Ohé, Torp !... C’est moi !... Torp !...

Un homme barbu qui retournait les cendres d’un feu éteint pour allumer sa pipe s’élança vers le point d’où venait ce cri d’appel. Au même moment, l’arrière-garde, se formant en ligne, commençait à tirer sur les panaches de fumée qui s’élevaient des crêtes environnantes. Peu à peu, ces petits nuages éparpillés s’étirèrent en longues banderoles blanches, qui flottèrent lourdement dans la clarté de l’aurore avant de se dérouler comme des vagues et de glisser sur les pentes. Les soldats toussaient, pestaient contre la fumée de leurs propres fusils, qui leur revenait à la figure et leur bouchait la vue. Ils s’élancèrent pour dépasser cette muraille à la fois épaisse et légère. Un chameau blessé fit un bond en hurlant et se tut presque tout de suite, après un grognement indistinct, quelqu’un venait de l’achever pour prévenir la confusion... Puis, on entendit le rauque sanglot d’un homme frappé à mort par une balle ; puis, un hurlement d’agonie, venu du lointain, et le feu redoubla.

Personne ne songeait plus à questionner Dick.

— Descendez ! lui cria Torpenhow. Mettez-vous derrière votre chameau.

— Non. Je vous prie de me conduire sur le front, en face de l’ennemi.

Dick tourna la tête vers Torpenhow, dont il avait reconnu la voix. Il leva la main pour assujettir son casque ; mais ayant mal calculé son mouvement, il le fit tomber, au contraire, et Torpenhow vit que ses cheveux étaient devenus gris sur les tempes et que ses traits étaient ceux d’un vieillard.

— Descendez, Dickie ! Descendez donc, imbécile !

Et Dick, obéissant, descendit... Mais ce fut comme un arbre qui s’abat sous la cognée. Il roula de côté au long de la selle du méhari et tomba aux pieds de Torpenhow. Sa chance l’avait suivi jusqu’au bout : une balle miséricordieuse venait de lui traverser la tête.

Et Torpenhow s’agenouilla sous le flanc du chameau, avec le corps de Dick dans ses bras.





Site père