Jusqu’à la fin, avant que nos soldats l’eussent trouvé,
Jusqu’à la fin, avant le coup de sabre libérateur,
Jusqu’à la fin, de ses maîtres entouré,
Homme de foi, il parla comme un maître à ses serviteurs ;
Jusqu’à la fin, bien que les Kâfirs l’eussent mutilé,
Brisé par l’esclavage, naufragé du torrent,
Jusqu’à la fin, bien que les ténèbres l’eussent appelé,
Il invoqua Allah, et mourut en croyant.

Kizilbashi.


Je vous prie de m’excuser, monsieur Heldar, mais... je voudrais savoir si vous n’avez pas l’intention de...

Dick venait de s’éveiller. Une nouvelle journée de sombre désespoir commençait pour lui, et son humeur était aussi mauvaise que possible.

Ce n’est pas mon affaire, je le sais bien, continua Beeton, et, comme je dis toujours : « Occupe-toi de ce qui te regarde, et laisse les autres s’arranger comme ils l’entendent » ; mais, au moment de partir, M. Torpenhow m’a laissé entendre que vous comptiez déménager, prendre une maison pour vous, une de ces petites maisons avec des chambres au rez-de-chaussée et un premier étage... Il est certain que vous y seriez mieux soigné, quoique je fasse de mon mieux pour mes locataires ; mais enfin... est-ce vrai ?

— Torpenhow s’est trompé... Apportez-moi mon déjeuner, et laissez-moi.

— J’espère ne vous avoir pas offensé, monsieur Heldar ! je ne voudrais pas manquer à un locataire, surtout quand il est affligé...

M. Beeton se retira, laissant Dick à lui-même. Il y avait déjà longtemps que Torpenhow était parti. Plus d’orgies joyeuses dans l’appartement voisin. Un silence absolu. Dick avait commencé de vivre sa nouvelle vie, qu’il trouvait triste comme la mort.

Il est dur de demeurer seul dans l’obscurité où se confondent le jour et la nuit ; de s’endormir par pure lassitude, en plein midi ; de se lever transi dans le froid du crépuscule ou avant les premières clartés de l’aube ! Les premiers temps, Dick, en se réveillant, errait à tâtons dans le corridor des chambres. Quand il avait entendu un ronflement, il savait que le jour n’était pas encore venu ; alors il rentrait chez lui, las et triste. Puis il apprit à ne pas se déranger avant d’avoir surpris les premiers bruits de la maison. Il attendit ensuite que M. Beeton vînt l’engager à se lever. Il s’habillait. Sa toilette n’en finissait pas, maintenant que Torpenhow n’était plus là : les cols, les cravates, les boutons se cachaient dans les coins les plus reculés de la chambre, où il fallait aller les chercher en donnant de la tête contre les angles des meubles.

Une fois habillé, il ne lui restait plus rien à faire, qu’à se tenir en repos et à s’abîmer dans ses pensées jusqu’au premier des trois repas quotidiens. Il y avait des siècles entre le déjeuner et le lunch puis entre le lunch et le dîner. Il avait beau prier le ciel de lui reprendre la raison : son esprit s’aiguisait au contraire. Ses pensées tournaient en se frôlant à peine les unes les autres, comme des meules qui n’auraient pas de blé à broyer ; son cerveau, qui ne voulait ni s’arrêter ni s’user, travaillait sans cesse à vide, pensait quand même, faisait revivre des images effacées, évoquait la figure de Maisie, rappelait des succès déjà lointains, retrouvait les itinéraires de hardis voyages accomplis jadis à travers les océans et les déserts, faisait luire tout à coup la gloire infaillible attachée à des œuvres nouvelles, et c’était comme une effrayante revue de ce que l’existence de Dick aurait pu être, si ses yeux ne l’avaient pas trahi !

Quand la pensée, à la fin, s’arrêtait, fatiguée, un flot d’angoisse déraisonnable et irrésistible envahissait l’âme de Dick. La misère lui apparaissait menaçante ; il lui semblait que le plafond allait s’écrouler sur sa tête ; il avait peur que le feu prît à la maison et le consumât, impuissant qu’il serait à fuir, comme une vermine dans la flamme rouge ; il traversait des agonies plus affreuses encore, auprès desquelles l’effroi de la mort elle-même n’était rien !...

Puis, courbant la tête et se cramponnant de ses poings au bras de son fauteuil, il luttait contre lui-même, tout baigné de sueur, jusqu’à ce qu’un bruit d’assiettes lui annonçât le repas. M. Beeton le servait en personne, quand il en avait le temps. Dick écoutait avidement sa conversation, où il s’agissait principalement de tampons à gaz mal agencés, de tuyaux de descente en mauvais état et de trucs ingénieux pour planter des clous sans détériorer les murailles. Tous les racontars de l’office prenaient pour lui un immense intérêt. L’installation d’un nouveau robinet devenait un sujet d’entretien pour deux jours.

Une ou deux fois par semaine, le tenancier l’emmenait dans ses courses du matin. Tandis qu’il marchandait du poisson, achetait des mèches de lampe ou les mille ingrédients d’un ménage, Dick reposait son corps tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre, et jouait avec les boîtes ou avec la ficelle du comptoir.

Il avait cessé de se raser, trouvant les rasoirs dangereux, et répugnant à aller exposer son infirmité chez un barbier. Il n’avait jamais pris beaucoup de soin de sa tenue ; mais, comme il ne pouvait même plus savoir si l’on brossait ses vêtements, il devint bientôt aussi négligé qu’on peut l’être.

M. Beeton lui offrit, un jour, d’amener son fils Alfred qui avait eu un prix de lecture à l’école, pour lui donner connaissance des nouvelles des journaux ; mais à peine l’enfant lui eut-il lu quelques lignes d’un article de Torpenhow qu’il le renvoya au plus vite vers ses parents, en lui mettant dans la main une demi-couronne pour sa peine... À travers la psalmodie nasale de l’écolier, il avait reconnu les cris effarés des bêtes de somme, derrière les soldats, là-bas, dans le carré ; il avait revu avec ses yeux d’autrefois la plaine de Souakim ; il avait entendu les hommes jurer et se quereller autour des gamelles, et senti l’âcre nuage de fumée chassé le long du camp par le vent du désert.

Cette nuit-là, il pria Dieu de lui ôter la mémoire ; mais Dieu n’entendit pas sa prière.

Un jour, après une de ses plus horribles crises de désespoir, M. Beeton vint le chercher pour une promenade.

— Nous n’irons pas au marché, aujourd’hui, dit l’hôtelier, mais dans le parc ! Cela vous va-t-il ?

— Je veux être damné si j’y retourne jamais !... Non, restons dans les rues, et parcourons-les d’un bout à l’autre : j’aime entendre la foule autour de moi.

Ce n’était pas tout à fait exact. Dick, comme tous les aveugles encore peu familiarisés avec leur infirmité, avait horreur de sentir aller et venir à ses côtés les heureux qui avaient la liberté de leurs mouvements ; mais il répugnait à retourner dans le parc... Trop de souvenirs l’y attendaient !...

— Quelle rue voulez-vous prendre ? demanda M. Beeton un peu déçu, mais avec résignation.

Il ne concevait rien de plus délicieux pour sa part que de consacrer un jour de fête à quelque pique-nique sur les pelouses de Green Park, avec sa famille assise en plein air au milieu d’une demi-douzaine de sacs en papier remplis de provisions.

— Restons au bord du fleuve, dit l’aveugle.

Et ils longèrent la Tamise, jusqu’au pont de Blackfriars, puis ils prirent l’avenue de Waterloo... La rumeur étrange des bateaux et le bruit du courant avaient d’abord absorbé toute l’attention de Dick, et M. Beeton lui expliquait en vain les beautés du paysage ; mais, lorsqu’ils se furent engagés dans la grande voie, tout changea.

— Si je ne me trompe, disait l’hôtelier, voici de l’autre côté de la rue cette jeune femme qui venait poser chez vous, dans le temps. Je ne sais plus comment elle s’appelle, mais je reconnais bien sa figure.

— Arrêtez-la ! appelez-la ! s’écria Dick. Elle se nomme Bessie Broke. Dites-lui que je voudrais lui parler. Allez vite !

Beeton traversa la rue à travers le flot des voitures et accosta Bessie, qui se dirigeait vers le pont. Elle reconnut tout de suite le cerbère qui la dévisageait naguère quand elle montait chez Dick, et sa première idée fut de fuir.

— N’êtes-vous pas l’ancien modèle de M. Heldar ? lui demanda le tenancier en se plantant devant elle... Oui, je vous reconnais bien, maintenant. Venez donc : il est là-bas, de l’autre côté de la rue, et désire vous parler.

— Qu’est-ce qu’il me veut ? demanda Bessie à voix basse.

Elle se rappelait soudain, avec une netteté singulière, certaine opération à laquelle un jour elle s’était livrée sur un tableau que le peintre venait à peine d’achever.

— Je ne sais. Il m’a prié de vous faire signe, voilà tout. Il est devenu aveugle.

— Aveugle !... Vous voulez dire alcoolique, probablement ?

— Non, non, aveugle. Il n’y voit plus du tout. Tenez, le voilà devant vous, là-bas.

Beeton montrait un pauvre être aux épaules voûtées, à la barbe hirsute, qui s’appuyait gauchement au parapet du pont. Ce fantôme d’homme avait autour du cou une vieille cravate jadis rouge et sur le corps un veston poussiéreux. Il n’y avait vraiment rien à craindre de cet homme-là. En admettant qu’il voulût poursuivre Bessie, il ne pourrait courir bien vite, ni bien loin. Elle traversa la rue, et le visage de Dick s’illumina quand elle fut auprès de lui. Il y avait si longtemps qu’une femme, quelle qu’elle fût, n’avait daigné lui parler !

— J’espère que votre santé est bonne, monsieur Heldar ? demanda-t-elle, un peu embarrassée.

— Oui, très bonne, vraiment !... je suis heureux de vous voir... ou plutôt de vous entendre, Bess. Pourquoi n’êtes-vous pas revenue à la maison depuis que vous avez reçu votre argent ?... Mais pourquoi seriez-vous revenue, en effet !...

M. Beeton se tenait à côté d’eux, solennel comme un ambassadeur.

— Je me promenais, dit Bessie... je suis dame de comptoir, à présent, dans une brasserie... où alliez-vous de ce pas ?

M. Beeton eut peut-être, à ce moment, la vague intuition qu’il avait prêté les mains à un invraisemblable roman d’amour. Il n’avait d’ailleurs aucune raison particulière pour envisager de haut les choses de ce monde. Toujours est-il que, sans bruit, il s’esquiva, s’évanouit pour mieux dire, comme un nuage, et s’en retourna chez lui, sans un mot d’excuse, pour surveiller ses chers tuyaux à gaz. En le voyant s’éloigner, Bessie fut prise tout d’abord d’une certaine anxiété : qu’allait-il faire ? Allait-il prévenir quelque homme de police ! Mais Dick paraissait ignorer ou avoir oublié le mal qu’elle lui avait fait. Elle se rassura.

— C’est joliment dur, expliqua-t-elle, de tourner les robinets à bière ! Et puis il y a une espèce de machine pour le contrôle. Vous avez des tas d’histoires si vous vous trompez d’un sou à la fin de la journée !... Cette mécanique-là ne doit pas être juste, n’est-ce pas ?

— Je ne l’ai jamais vue fonctionner... Où est Beeton ?

— Il est parti.

— Allons, il va falloir que je vous prie de me reconduire jusque chez moi. Voulez-vous ? je vous dédommagerai de votre peine.

Il leva sur elle ses yeux inutiles, en ajoutant :

— Regardez...

Bessie regarda, et vit ces yeux éteints.

— Mais peut-être cela va-t-il vous déranger de votre chemin ?... Si vous le préférez, je pourrais appeler un policeman ?...

— Oh ! non. Mon travail commence le matin à sept heures, mais je suis libre à partir de quatre heures. C’est très supportable.

— Hélas ! et moi qui me ronge tout le jour !... je voudrais bien avoir aussi quelque chose à faire. Rentrons, Bessie.

En se retournant, il se cogna contre un passant et recula en poussant un juron. Alors, Bessie lui prit le bras sans rien dire, et ils marchèrent quelque temps en silence, la jeune fille le guidant adroitement à travers la foule.

— Où est... M. Torpenhow ? demanda-t-elle tout d’un coup.

— Il est parti pour le désert.

— Où est-ce le désert ?

Dick désigna un côté de l’horizon.

— Vers l’est, à l’embouchure de la Tamise ; puis au sud ; puis de nouveau à l’est, tout le long de l’Europe méridionale ; puis encore au sud, pour Dieu sait combien de lieues...

Cette explication ne fixa pas du tout les idées de Bessie. Néanmoins, elle se tut jusqu’à la maison, paraissant ne plus songer qu’à faciliter la marche de Dick.

— Nous allons prendre du thé et des muffins, dit-il gaiement. Je ne puis vous dire, Bessie, à quel point je suis heureux de vous retrouver. Qu’est-ce qui vous a pris, de vous sauver ainsi ?...

— Je ne savais pas si vous aviez encore besoin de moi.

— Oh ! non, je n’avais pas, comme vous dites, besoin de vous... Mais enfin !... Enfin, je suis content que vous soyez revenue, voilà tout. Vous connaissez l’escalier, je pense !...

Bessie le reconduisit jusque chez lui — il n’y avait là personne pour l’en empêcher — et elle referma la porte de l’atelier.

— Quel taudis ! s’écria-t-elle aussitôt. Il y a des mois qu’on n’a rien changé, ici !

— Non. Il y a seulement des semaines, Bess. Les Beeton s’en inquiètent fort peu.

— Alors, à quoi vous servent-ils ?... Vous les payez, n’est-ce pas ? Pour quoi faire ? Il y a de la poussière partout. Le chevalet en est couvert.

— Oh ! le chevalet... je ne m’en sers plus beaucoup.

— Et les tableaux, et le plancher, et vos habits ! Eh bien, c’est moi qui dirais deux mots aux femmes de chambre !

— Allons, sonnez pour le thé !...

Dick se dirigea vers son fauteuil accoutumé. Bessie le regarda marcher, et quoiqu’elle ne fût guère accessible à l’attendrissement, elle se sentit un peu émue tout de même... Mais ce qui domina aussitôt en elle, ce fut le sentiment très net de sa nouvelle supériorité ; son premier mot le trahit, et surtout l’accent de sa voix, quand elle reprit :

— Depuis combien de temps êtes-vous ainsi ?

Elle semblait courroucée, en vérité, comme si l’infirmité de Dick eût été l’œuvre des domestiques de la maison.

— Qu’est-ce que vous me demandez ? fit-il.

— Depuis combien de temps êtes-vous... comme vous voilà ?

— Depuis le jour où vous êtes partie avec mon chèque. Je venais de finir mon tableau. Je l’ai à peine vu vivre.

— Eh bien, on vous vole depuis ce jour-là, voilà tout ! Heureusement que j’y vois clair, moi !

Une femme, peut aimer tel homme, et haïr tel autre ; mais, règle générale, elle fera tout son possible, en vertu d’un invincible instinct, pour empêcher qu’on ne dupe celui qu’elle méprise. Le bien-aimé se tirera bien d’affaire tout seul ; quant à l’autre, puisqu’on le déteste, c’est apparemment qu’il est dénué de toute intelligence ; il a donc besoin qu’on le protège.

— Oh ! croyez-vous, vraiment, que M. Beeton me vole tant que cela ?

Bessie allait et venait dans l’atelier, et c’était une joie pour Dick d’entendre le bruit de sa jupe et de ses pas légers.

Une servante se présenta sur le seuil.

— Du thé et des muffins ! lui commanda Bessie d’un ton bref. Deux cuillerées de thé et une par-dessus le marché pour l’infusion. Et faites attention que je ne veux pas de cette vieille théière qu’on nous servait autrefois : elle ne vaut rien. Donnez-en une autre !

La femme de chambre se retira scandalisée. Dick pouffait de rire. Puis il se mit à tousser : Bessie, en remuant les meubles, soulevait une épaisse poussière.

— Que, diable, faites-vous donc ?

— Je range un peu. Cet atelier a l’air d’un garni démeublé. Comment avez-vous pu laisser partir tout ce qui vous appartenait ?

— Comment aurais-je pu m’y opposer ? Allez, époussetez tant que vous voudrez !

Elle épousseta furieusement, en effet, et au milieu de ce branle-bas, survint Mme Beeton, qu’on avait avertie et qui accourait pour exprimer son indignation. Avait-on idée de cette intruse qui se permettait de réclamer des muffins et une théière propre, comme si elle avait le droit d’ordonner !...

— Eh bien, est-ce prêt ? demanda Bessie, sans se déranger de son travail.

Ah ! mais, c’est qu’elle n’était plus une petite malheureuse, une traînée de la rue ! Grâce à l’argent de Dick, elle s’était rachetée ; elle avait acquis le droit de tourner les robinets à bière avec les personnes les plus distinguées de son sexe. Elle était proprement vêtue de noir, maintenant, et rien ne l’empêchait de regarder avec autorité une tenancière d’hôtel ! Il y eut entre les deux femmes un rapide échange de regards, que Dick, s’il avait pu le voir, aurait certainement apprécié. Les distances furent aussitôt rétablies : Bessie l’emportait. Mme Beeton retourna griller ses muffins et dut borner sa vengeance à quelques remarques faites à voix basse devant son mari, sur les modèles d’atelier qui deviennent fatalement des cocottes et des rôdeuses.

— Ne nous mêlons pas de ses affaires, à cet homme, disait prudemment Beeton. Quand on ne le contrarie pas, il est doux comme un mouton, mais, dès qu’on lui résiste, il est violent comme un diable. Nous avons pris chez lui trop de petites choses depuis qu’il est aveugle, pour nous montrer trop regardants sur ce qu’il fait. Tout cela ne lui servait plus à rien, sans doute, puisqu’il n’y voit plus ; mais nous pourrions tout de même avoir des ennuis avec la police. Portez-leur ce qu’ils demandent, Liza, et ne vous querellez pas avec cette jeune femme...

— Ah ! voilà qui va mieux, dit Bessie en s’asseyant devant le plateau à thé. Inutile de rester pour nous servir ! Merci, Madame Beeton.

— Je n’en avais nullement l’intention, riposta l’autre d’un air pincé !

Bessie ne daigna point relever cette réponse. Elle avait toujours vu les vraies dames réduire ainsi au silence leurs inférieurs, par une allure indifférente et hautaine... Et tout le monde sait que, lorsqu’on est employée dans un café de premier ordre, rien n’empêche qu’on se marie et ne devienne une vraie dame, en un clin d’œil...

Elle laissa tomber un regard sur Dick, assis en face d’elle, et fut choquée, mécontente. Son veston était couvert de taches ; sa bouche, sous la barbe inégale et négligée, s’abaissait tristement aux coins ; son front était ridé, contracté ; sur ses tempes creuses les cheveux prenaient une teinte indécise, comme s’ils grisonnaient déjà. La profonde misère physique et la déchéance de cet homme lui faisaient pitié, vraiment ! Et néanmoins, tout au fond de son cœur, il y avait un peu de joie méchante à le voir ainsi abattu à son tour, lui qui jadis l’avait humiliée.

— Que c’est bon de vous entendre autour de moi ! lui disait-il cependant en se frottant les mains. Allons, racontez-moi vos succès, Bessie ; dites-moi comment vous vivez maintenant !

— Bah ! ce n’est pas intéressant. Je vous assure que j’ai une vie très tranquille. Si vous pouviez me voir, vous en seriez convaincu. C’est vous qui n’avez pas l’air de bien vivre ! Qu’est-ce qui a pu vous rendre si vite aveugle ? Comment n’avez-vous personne qui vous soigne ?

Dick était trop heureux d’entendre le son de cette voix pour souffrir de ce qu’elle lui disait.

— J’ai reçu une blessure à la tête, il y a quelque temps ; c’est cela qui m’a fait perdre la vue. Pourquoi voulez-vous qu’on s’occupe de moi ? je n’en vaux plus la peine.

— Vous ne connaissiez donc personne, quand vous étiez bien ?... Vous n’aviez donc pas d’ami, homme ou femme ?

— Oh ! si fait ; mais je ne tiens pas à ce qu’on vienne me voir.

— Le fait est qu’avec cette barbe que vous avez laissée pousser. Vous devriez la couper. Elle ne vous va pas.

— Eh ! bon Dieu, mon enfant, vous imaginez-vous que je m’inquiète maintenant de ce qui me sied ou non ?

— Vous avez tort ! Il faut la faire couper avant que je revienne... Vous me permettez bien de revenir, n’est-ce pas ?...

— C’est-à-dire que je vous en serai très reconnaissant ! J’ai le remords de ne pas vous avoir trop bien traitée autrefois : je m’amusais à vous mettre en colère.

— Oh ! oui...

— Vrai, je le regrette. Venez me voir quand vous pourrez, aussi souvent que vous le pourrez. Songez que je n’ai plus au monde personne qui se soucie de moi, que vous... et le père Beeton !

— Ah ! En voilà un, par exemple, qui se donne du mal pour vous !... Et sa femme donc !... » Bessie, en disant cela, rejetait la tête en arrière avec le même mouvement de hautain mépris qu’elle avait naguère « posé » pour le peintre. « Ils vous laissent vous débrouiller tout seul, et ils ne vous font rien ! rien ! Voilà la vérité. Il n’y a qu’à ouvrir les yeux pour s’en apercevoir. Je reviendrai, très volontiers ; mais il faut vous faire raser et vous faire donner d’autres habits. Ceux que vous avez sur vous sont répugnants...

— Je dois en avoir des tas dans quelque coin, fit-il humblement.

— Je le sais bien ! Dites à M. Beeton de vous en préparer de propres, et, moi je vous les brosserai, je les tiendrai en état. Vous pouvez être aussi aveugle qu’une porte de prison ; mais ce n’est pas une raison pour que vous soyez mis comme un balayeur !

... Est-ce que, vraiment, j’ai l’air d’un balayeur ?

— Cela me fait de la peine pour vous ! dit-elle en lui prenant les mains avec élan. Oui, cela me fait de la peine !...

Instinctivement, il baissa la tête, comme pour baiser ces doigts qui touchaient les siens. Hélas, c’était la seule femme qui eût pitié de lui, et il n’était plus assez fier pour n’être pas sensible à un peu de compassion.

Mais Bessie se dégagea.

— Non ! non !... Pas cela... tant que vous n’aurez pas repris votre air gentleman. Faites vous raser et habiller. Après cela, nous verrons.

Il l’entendit s’apprêter à partir. Elle mit ses gants et se leva pour lui dire adieu. Passant derrière lui elle l’embrassa hardiment sur la nuque ; puis elle s’enfuit, aussi vite que le jour où elle avait détruit la Mélancolie.

« Quand on pense que j’embrasse cet homme ! se disait-elle en descendant l’escalier, après tout le tort qu’il m’a causé ! C’est égal : il fait vraiment pitié. S’il était mieux tenu, il ne serait pas trop laid... Comme ces Beeton l’exploitent ! je suis sûre que le mari doit avoir en ce moment sur le dos une des chemises de son locataire. Je verrai demain ce qu’il y a à faire. Il doit avoir pas mal d’argent, cet artiste !... Cela pourrait être plus avantageux que le « café »... Rien à faire, une situation respectable, et personne après tout n’aurait rien à dire. »

Dick avait été profondément troublé par ce baiser d’adieu. Il en garda la trace brûlante toute la nuit. Du moins y gagna-t-il de songer à prendre soin de sa personne. Il fit couper sa barbe et s’en trouva mieux... Des vêtements propres, du linge blanc, l’assurance qu’une femme prenait intérêt à sa personne et voulait qu’il fût plaisant à voir, tout cela le fit redresser avec un bien-être oublié depuis longtemps. Pendant quelques heures, son esprit fut libéré de la hantise de Maisie, qui aurait pu, elle, lui donner un baiser comme celui-là !...

« Voyons ! se dit-il après son déjeuner, cette fille ne peut tenir à moi, voilà qui est bien certain ! C’est le hasard seul qui me l’a ramenée, et, si elle revient encore, ce sera par intérêt. Eh bien ! si l’argent peut payer ses bons offices et ses attentions, j’achèterai tout cela... Pourquoi pas ? Où sont donc les gens qui s’occuperont de moi spontanément ? Celle-ci consent à m’assister : je puis bien, moi, l’en récompenser ! C’est une femme de condition abjecte, il est vrai ; mais elle s’est élevée déjà au rang social de demoiselle de comptoir : qu’elle me soit utile, qu’elle me tienne compagnie, qu’elle me soigne... et je la mettrai à l’abri du besoin... »

Il caressa son menton frais rasé et se prit à craindre qu’elle ne revînt pas.

« Je devais avoir un peu l’air d’un balayeur, comme elle dit ! Dame ! ce n’est pas tout à fait ma faute... Et puis, je savais bien que je faisais des taches sur moi ; mais cela m’était tout à fait égal !... Pourvu qu’elle revienne !... Ce serait cruel de sa part de ne pas revenir... Maisie n’est venue ici qu’une fois, elle ! Cela lui a suffi !... Elle a bien fait, en somme. Sa vie a un but. Tandis que Bessie n’a que ses robinets de bière à tourner... À moins cependant, qu’il n’y ait quelque part un jeune homme qui compte dans son existence !... Être trompé pour un calicot ! Voilà ce qui me pend au nez... »

Quelque chose se révolta en lui.

« ... Eh bien ! oui, j’en souffrirai cruellement !... Oui, cela fera revivre tous mes désespoirs. Oui, je reverrai mes tortures, une à une ressusciter devant moi, et toutes mes passions mortes, et tous mes désirs éteints !... Si bien qu’à la fin j’en deviendrai fou !...

« Oui, je sais tout cela, criait-il en serrant les poings, je le sais, mais qu’importe ! Est-ce qu’il est dit, Dieu du ciel, qu’un misérable aveugle comme moi devra se contenter toujours de manger sa pitance et de vivre dans l’ordure ?... Ah ! comme je voudrais qu’elle vienne !... »

Elle vint de bonne heure, dans l’après-midi. Pour le moment, il n’y avait pas de « jeune homme » à son horizon, et elle pensait uniquement à la possibilité de trouver auprès de Dick une existence confortable où ses jours couleraient dans l’oisiveté.

— Je ne vous aurais pas reconnu, dit-elle d’un air aimable. Vous voilà redevenu ce que vous étiez autrefois, un gentleman qui prend soin de sa personne.

— Est-ce que cela ne vaut pas un second baiser ?... demanda Dick en rougissant un peu.

— C’est possible !... Mais vous ne l’aurez pas tout de suite. Asseyez-vous, que je voie ce qu’il faut faire. Je suis sûre que M. Beeton vous vole, maintenant que vous ne pouvez plus examiner ses comptes tous les mois. Ai-je raison ?

— Vous devriez tenir mon ménage, Bessie.

— Impossible, ici ! vous le savez comme moi.

— Eh bien, nous pourrions aller ailleurs, si cela vous convenait.

— Je ne dis pas non. Mais le moyen ?... je ne me soucie pas de travailler pour deux.

C’était une invite parfaitement claire. Dick se mit à rire.

— Vous rappelez-vous où je serrais mon livre de comptes ? dit-il. Torp l’a fait régler avant son départ. Il doit être dans quelque coin, tâchez de le trouver.

— Il était d’ordinaire sous le pot à tabac... Ah ! le voilà.

— Eh bien ?

— Comment ! Quatre mille deux cent dix livres sterling, neuf shillings et un penny... Mâtin !

— Je vous fais cadeau du penny !... Que dites-vous du total ? Ce n’est pas mal, n’est-ce pas, pour le travail d’une année ?... Avec cela et cent vingt livres de rentes, trouvez-vous que l’on puisse vivre ?

C’était la fortune ; c’était le droit de ne plus travailler, d’avoir de jolies robes et de vivre à sa guise !... Et tout cela était à portée de sa main !... Oui, mais, pour prouver qu’elle en était digne, il convenait qu’elle fît montre de ses talents de ménagère.

— Soit ; mais il faudra d’abord s’en aller d’ici, et, quand nous nous mettrons à faire l’inventaire du mobilier, nous découvrirons que M. Beeton vous a escamoté un tas de choses... Votre appartement a l’air bien moins rempli qu’autrefois.

— Qu’est-ce que cela me fait ? Nous lui abandonnerons tout ce qu’il a pris. La seule chose à laquelle je tienne, c’est au tableau que j’ai fait d’après vous, à l’époque où vous me détestiez tant ! Nous quitterons cette maison, Bess, et nous nous en irons le plus loin possible.

— Oui ! oui !... fit-elle un peu troublée.

— Je ne sais guère, à la vérité, en quel endroit du monde je réussirai à me fuir moi-même ; mais j’essaierai. Venez, Bess, vous aurez toutes les jolies robes que vous voudrez. Vous aimez cela, les jolies robes, hein ? Allons, embrassez-moi maintenant. Dieux éternels, qu’il est doux de mettre son bras à la taille d’une femme !...

Alors s’accomplit l’infaillible évolution de ses idées : « Si son bras avait entouré la taille de Maisie ainsi !... S’ils avaient échangé un baiser !... Si... »

L’angoisse qui lui saisit aussitôt le cœur lui fit presser davantage encore Bessie contre sa poitrine. Quant à elle, sa seule préoccupation était de se demander comment elle expliquerait à Dick le « petit accident » arrivé à son tableau. Il désirait vivement la garder auprès de lui, cela était visible. Cela était naturel aussi, car enfin, dans quel abîme ne retomberait-il pas si elle l’abandonnait ? Alors elle ne risquait rien à parler. Et puis ce serait une délicieuse expérience à faire que cette révélation. Que dirait-il ? Que ferait-il ? Selon les principes de Bessie, il était bon qu’un homme éprouvât une crainte salutaire devant la compagne de sa vie.

Elle eut un petit rire nerveux et dit, en s’éloignant de lui :

— Bah ! à votre place, je ne me tourmenterais pas pour ce tableau.

— Il est quelque part, derrière mes autres toiles. Cherchez-le, Bessie ; vous le connaissez aussi bien que moi.

— Oui, mais...

— Mais quoi ? Vous êtes assez fine pour le vendre le prix qu’il vaut à un marchand. Les femmes s’entendent bien mieux que les hommes à conclure une affaire. Savez-vous bien qu’on en donnera couramment de huit à neuf cents livres sterling ?... Ce sera pour vous ! Pendant longtemps j’ai fait tout ce que j’ai pu pour éloigner l’idée de m’en défaire ; ce tableau-là, voyez-vous, il était pour ainsi dire mêlé à ma vie ; mais baste ! maintenant, nous allons effacer tout ce passé et recommencer par le commencement. Est-ce dit, Bess ?

Elle eut un regret amer de ce qu’elle avait fait... tant d’argent ! tant d’argent qui serait à elle maintenant, et qu’elle avait perdu par sa faute !... Mais, après tout, l’aveugle estimait sans doute son œuvre bien au-delà de sa valeur. Les artistes sont comme cela : ils exagèrent toujours... Elle se mit à rire, comme une femme de chambre nerveuse qui s’excuse d’avoir brisé quelque porcelaine.

— Je suis bien fâchée ; mais vous vous rappelez comme j’étais furieuse contre vous... à ce moment-là... à cause du départ de M. Torpenhow.

— Oui, je me souviens, vous étiez furieuse, en effet, et, ma foi, il y avait un peu de quoi.

— Alors... je... Mais est-ce bien vrai que M. Torpenhow ne vous l’a jamais dit ?

— Quoi ?... Qu’est-ce qu’il m’aurait dit ?... je ne comprends rien à toutes vos réticences... Venez m’embrasser, allez ? Cela vaudra mieux.

Bessie lui obéit, et tout de suite, pendant qu’il la tenait encore dans ses bras, elle dit :

— J’étais si furieuse que j’ai effacé toute la peinture avec de la térébenthine... Vous ne m’en voulez pas, dites ?

— Comment ? Répétez ce que vous venez de dire.

La main de l’aveugle se refermait autour de son poignet, comme un bracelet.

— Je l’ai effacée avec de la térébenthine et grattée avec le couteau... je pensais que vous n’auriez qu’à la refaire... Vous l’avez refaite, n’est-ce pas ? Oh ! lâchez mon poignet... vous me faites mal !

— Alors, il ne reste rien de la peinture ?...

— Non... rien ! je suis bien fâchée... je ne savais pas que vous le prendriez ainsi ; je croyais seulement faire une farce... Vous n’allez pas me battre, je pense !

— Moi ? vous battre ?... Oh ! non. Laissez-moi réfléchir.

Sans lâcher le poignet de Bessie, il restait immobile, les yeux fixés sur le tapis. Puis il secoua la tête, comme un jeune taureau qu’un coup de fouet sur les naseaux renvoie dans le chemin de l’abattoir, qu’il cherchait à fuir. Pendant des semaines il s’était efforcé de ne pas penser à l’œuvre suprême qui résumait pour lui toute sa vie passée. Depuis le retour de Bessie, de nouvelles perspectives s’étaient ouvertes devant lui, il s’était rattaché par l’esprit à cette figure où il avait mis tout son talent et toute son âme. Il savait pouvoir se procurer, grâce à elle, un peu plus de bien-être et gagner un peu de gloire nouvelle. Qui sait ! Peut-être même aurait-il fini par oublier Maisie et par vivre heureux auprès d’une jeune femme insouciante et rieuse !... Et voilà que, par la sottise de cette petite servante vicieuse, il se trouvait de nouveau dépouillé de tout ! Il lui devenait même impossible de s’attacher désormais à cette fille. Bien pis ! Il comprenait maintenant qu’elle l’avait rendu ridicule aux yeux de Maisie...

Il eut un petit sifflement qui se termina en un rire nerveux.

— Voilà un avertissement du ciel, Bessie ! Tout bien pesé, ce doit être pour mes péchés... C’est donc pour cela que Maisie s’est enfuie d’ici !... Elle m’a cru fou, bien certainement. Dame ! Il y avait de quoi. La figure n’existe plus du tout, n’est-ce pas ? Comment avez-vous pu faire une chose pareille ?

— J’étais si en colère ! Mais, vous savez, maintenant je le regrette bien.

— Ah ! vraiment ?... Vous m’étonnez. En tout cas, peu importe. C’est moi qui me suis trompé, voilà tout.

— En quoi vous êtes-vous trompé ?

— Vous ne comprendriez pas, ma chère... Dieu bon ! penser qu’une petite ordure comme vous aurait pu me faire sortir du droit chemin !...

— Je ne suis pas une ordure, répliqua Bessie avec colère, en essayant de dégager sa main qu’il tenait toujours. Je ne veux pas que vous me parliez sur ce ton. Je me suis vengée, parce que je vous détestais. Et, si je me repens maintenant, c’est parce que vous...

— Parce que je suis aveugle, parfaitement. Le tout se manifeste dans les plus petites choses.

Bessie se mit à pleurer. Elle était énervée de se sentir tenue comme par des menottes. Elle avait peur de ce visage aveugle. Elle était irritée aussi de la moquerie qui accueillait la révélation de sa vengeance.

— Ne pleurez pas, lui dit-il. Vous ne savez pas quel tort vous m’avez causé ; mais je ne suis pas en colère, je vous assure Tenez-vous tranquille en ce moment.

Bessie frissonnante était tout contre lui ; mais Dick ne pensait qu’à Maisie, et c’était une pensée douloureuse, comme si un fer rouge eût touché la plaie vive de son cœur. Avoir perdu ce qui était son seul amour, et ne pouvoir plus même tenter de l’oublier au bras d’une autre femme ! N’avoir plus la suprême ressource qui est offerte à tous les hommes de chercher une consolation ou du moins une diversion dans le travail ! Être seul, abandonné, misérable... et aveugle ! Quand un homme en est là, est-ce que vraiment il ne mérite pas qu’on le plaigne ?

Dick pensait à tout cela en gardant la main de Bessie dans la sienne.

— Vous ne pouvez comprendre, fit-il en relevant la tête ; mais le Seigneur qui est parfois terrible, est toujours juste. Ce qui m’arrive aujourd’hui me profitera. Torp serait de mon avis, s’il était ici. Lui aussi a souffert par vous ; mais pas longtemps, grâce à moi, qui l’ai sauvé. J’espère même que cette action-là sera portée à mon crédit... là-haut !

— Laissez-moi m’en aller ! dit Bessie d’un air sombre. Laissez-moi m’en aller !

— Tout à l’heure.

— Vous vous moquez de moi... je veux partir.

— C’est de moi que je me moque, Bess !... » Il délivra son poignet, mais, comme il se trouvait entre elle et la porte, la fuite était impossible. « Quel mal effrayant peut causer une misérable femme !... De quoi donc parlions-nous, tout à l’heure, avant cet incident ?

— De notre départ... et de l’argent qu’il faudrait. Nous devions nous en aller tous les deux.

— Ah ! oui, c’est vrai !... Eh bien ! nous partirons ; ou plutôt je partirai.

— Et moi ?

— Vous ? je vous donnerai cinquante livres, pour avoir gratté ce tableau.

— Alors, vous ne m’en voulez plus ?...

— Mais non ! mais non !... Avec cet argent-là, vous pourrez vous payer de jolies choses pour vous toute seule.

— Vous disiez que vous ne pouviez plus vous passer de moi...

— C’était la vérité, il y a bien peu de minutes ; mais je vais mieux, maintenant, merci ! Allez me chercher mon chapeau, voulez-vous ?

— Et si je ne voulais pas ?

— J’appellerais Beeton, et cela vous coûterait cinquante livres, voilà tout. Mon chapeau.

Bess obéit en le maudissant tout bas. Tous ses plans étaient bouleversés. Dick lui avait inspiré depuis la veille une pitié sincère ; elle l’avait embrassé sans déplaisir, car il n’était pas laid... Elle serait devenue volontiers sa garde-malade, sa protectrice... Par-dessus tout il possédait plus de quatre mille livres qu’on aurait volontiers dépensées. Et voilà que par un mot imprudent, par un absurde besoin de faire un peu de mal, tout lui échappait : l’argent, les toilettes, l’oisiveté bénie, l’agrément d’un intérieur et la possibilité de jouer à la dame...

— Voulez-vous me bourrer ma pipe, Bess ? Le tabac n’a pas de goût dans l’obscurité, mais qu’importe : il aide à penser. Quel jour sommes-nous donc ?

— Mardi.

— Bon ! C’est jeudi le jour du paquebot. Quelle folie j’ai failli faire ! Avec vingt-deux livres, je paie mon passage ; j’en ajoute dix pour les extra... Il faudra que je descende chez Mme Binat, en souvenir d’autrefois... Nous disons trente-deux livres, plus cent pour les frais de la dernière étape... C’est Torp qui va être étonné de me voir !... Cent trente-deux livres ; si j’en emporte deux cent dix, il m’en restera soixante-dix-huit pour les pourboires ou les bakchich... Il faut bien cela. Pourquoi pleurez-vous, Bess ! Essuyez-vous les yeux, petite bête, et venez avec moi... Ah ! donnez-moi mon livre de chèques, et attendez une minute que je fasse un calcul... Quatre mille livres à quatre pour cent, ce qui est un intérêt sûr, cela fait cent soixante livres par an ; avec mes cent vingt livres de rente, sûres aussi, c’est un total de deux cent quatre-vingts livres... Ces deux cent quatre-vingts, ajoutées aux trois cents qu’elle a déjà, c’est l’aisance dorée pour une femme seule... Partons, Bess ; nous allons à la banque.

Plus riche de deux cent dix livres serrées dans sa ceinture, Dick obligea Bess, tout à fait ahurie, à se précipiter avec lui de la banque aux bureaux de la Compagnie Péninsulaire et Orientale, où il expliqua brièvement son désir :

— Port-Saïd. Première. Pour aller seulement. Cabine aussi rapprochée que possible des bagages. Quel est le bateau en partance ?

— Le Colgong, dit l’employé.

— Part-on de « Tilbury » ou des Docks ?

— Des Docks. Midi quarante. Jeudi.

— Merci. Monnaie, s’il vous plaît. Je n’y vois pas très bien : voulez-vous les compter dans ma main !

Quand Dick s’en alla, l’employé le suivit d’un regard d’estime.

— S’ils prenaient tous leur billet comme ce monsieur, dit-il à son voisin, le métier serait moins dur. Mais on a toujours affaire à des gens qui bavardent à n’en plus finir.

Dick rentra très satisfait dans son atelier, en palpant de sa main la place où l’argent et le billet étaient serrés dans sa ceinture :

— Nous voici maintenant à l’abri des entreprises de l’homme, du diable, et surtout de la femme, dit-il ; tout va bien. Dites-moi, Bess : j’ai trois petites affaires à expédier, d’ici à jeudi ; mais je puis me passer de vous. Venez jeudi matin à neuf heures. Nous déjeunerons, et vous me conduirez aux Docks.

— Qu’allez-vous donc faire ?

— Eh ! je vais partir, tout simplement ! Pourquoi resterais-je ici ?

— Mais vous ne pourrez vous passer de quelqu’un pour vous soigner.

— Bah ! je puis tout faire moi-même. Hier encore, je ne m’en doutais guère ; mais je le sais maintenant. Ce que j’ai accompli déjà est considérable. Il suffit de vouloir. Est-ce que Mademoiselle Bessie aurait une objection à m’embrasser, pour la peine ?

Chose étrange, Bessie fit des difficultés ; mais Dick n’en perdit pas sa gaîté.

— Vous avez peut-être raison, après tout ! Eh bien, c’est dit ; venez après-demain, à neuf heures, et vous aurez votre argent.

— Bien sûr ?

— Je ne mens jamais. Vous verrez cela, si vous venez ! Adieu, Bessie. Envoyez-moi Beeton en descendant.

Le tenancier, au bout d’un moment, se montra.

— Combien vaut mon mobilier ? lui demanda Dick à brûle-pourpoint.

— Il me serait difficile de vous le dire, monsieur. Il y a d’assez jolies choses ; mais d’autres sont bien usées.

— Je suis assuré pour deux cent soixante-dix livres.

— Oh ! les polices d’assurance ne signifient pas grand-chose. Pour moi, je...

— Au diable vos lenteurs ! je vous pose une question précise : répondez nettement. Il me semble que vous avez gagné sur moi et sur vos autres locataires, puisque vous parliez l’autre jour de vous retirer.

— Cinquante livres, répondit M. Beeton.

— Le double ! ou je brise la moitié de mes meubles et je brûle le reste.

Il se dirigea vers une bibliothèque tournante où s’empilaient des albums de dessin et arracha une des colonnettes d’acajou.

— Oh ! c’est un péché, monsieur, s’écria l’hôtelier scandalisé.

— C’est mon bien, il me semble. Cent livres, ou je continue.

— Cent, soit !... Il m’en coûtera au moins trois shillings six pence pour faire réparer ce montant.

— Il fallait vous décider plus tôt ! Arrangez-vous pour me payer demain et veillez à ce que mes effets soient emballés dans ma petite malle brune. Je pars.

— Mais le terme d’avance ?

— Je vous le paierai. Occupez-vous de mon bagage, et fichez-moi la paix.

M. Beeton s’entretint de ce départ subit avec son honorable moitié, dont l’avis fut que Bessie devait être cause de tout.

Cependant Dick allait et venait chez lui en chantant. On l’entendit crier tout à coup :

— Monsieur Beeton ! Où diable est mon pistolet ?

— Courez ! Il va se tuer ! Il est devenu fou, dit l’hôtelière.

M. Beeton se précipita et s’efforça d’adresser à Dick les paroles les mieux faites pour le calmer. En fin de compte, il lui promit de lui donner son revolver, le lendemain.

— Ah çà ! vous figurez-vous que je veuille attenter à mes jours, vieil académicien au nez rouge ! lui répliqua Dick quand il eut fini par comprendre le sens de ses prudentes exhortations. Prenez-le vous-même, mon pistolet ! Prenez-le de vos mains tremblantes, stupide bonhomme ! Et faites bien attention, surtout : il est chargé ! Dès que vous le toucherez, il est capable de partir... Cherchez dans mon équipement de campagne : tout cela doit former un paquet au fond de la malle.

Dès longtemps, Dick avait eu la précaution de se pourvoir d’un équipement du poids total de quarante livres et composé d’après les données de sa propre expérience. C’était là le trésor qu’il cherchait maintenant à retrouver, en bouleversant toute sa garde-robe. M. Beeton escamota le pistolet qui se trouvait à la partie supérieure du paquet et Dick palpa avec ravissement un veston et un pantalon de kaki, des jambières de drap bleu et d’épaisses chemises de flanelle qui enveloppaient une paire d’éperons recourbés. Sous ses vêtements et sous la gourde, il y avait encore un album et un buvard de maroquin.

— Ceci, je n’en ai pas besoin. Vous pouvez le prendre, monsieur Beeton. Je garde tout le reste. Mettez ce sac en haut et à droite de ma malle. Quand vous aurez fini, venez dans l’atelier avec votre femme. J’ai besoin de vous deux. Ah ! Donnez-moi une plume et du papier.

Il n’est pas facile d’écrire, quand on n’y voit pas, et Dick avait cependant de bonnes raisons pour désirer que son manuscrit fût parfaitement clair. Il commença, en accompagnant de sa main gauche, les mouvements de la droite :

— « L’irrégularité de mon écriture provient de ce que je suis aveugle. Je suis hors d’état d’apercevoir même ma plume... » Voilà qui est clair, je pense, et qui supprimera toute chicane possible !... je n’ai pas besoin de témoin pour signer cette première déclaration. Allons, une ligne de blanc maintenant, et la suite : « Ceci est la dernière volonté et le testament de Richard Heldar.

Je suis sain de corps et d’esprit et n’ai aucune disposition antérieure à annuler... 
» Voilà qui va bien. Maudite plume !... Où suis-je sur le papier ?... « Je laisse tout ce que je possède au monde, c’est-à-dire quatre mille livres de capital, plus deux mille sept cent vingt-huit livres placées en rente... » Allons, bon ! je n’écris plus droit du tout.

Il déchira la moitié de la feuille et recommença, depuis la petite note d’en-tête. Il continua ainsi :

 Je laisse tout cet argent à... », suivirent le nom de Maisie et les raisons sociales des deux banques où était placée sa petite fortune. Ce n’est peut-être pas tout à fait dans la forme légale, mais personne n’a l’ombre d’un droit sur ce qui m’appartient, et, par conséquent, aucune contestation n’est à craindre. D’ailleurs, j’ai mis l’adresse de Maisie... Entrez, monsieur Beeton... Regardez : voici ma signature, n’est-ce pas ? Vous l’avez vue assez souvent pour la reconnaître. Voulez-vous me servir de témoins, vous et votre femme ?... Merci ! Demain, vous me conduirez chez le propriétaire ; je lui paierai mon terme et lui confierai ce papier pour le cas où il m’arriverait quelque chose en route. Maintenant, nous allons allumer le poêle. Restez avec moi et donnez-moi tous mes papiers, à mesure que je vous les demanderai.

Il faut l’avoir expérimenté soi-même pour savoir quelle belle flambée on peut faire avec les notes, lettres, paperasses de toutes sortes accumulées pendant une année. Dick fourra dans le poêle tous les documents de l’atelier, à l’exception de trois lettres fermées... Il détruisit également ses albums de croquis, les esquisses, les toiles blanches ou déjà ébauchées...

— Y en a-t-il des choses inutiles dans l’appartement d’un locataire qui habite la maison depuis longtemps ! fit enfin M. Beeton, philosophe à sa manière.

— En effet ! Est-ce qu’il ne reste rien, maintenant ?

— Rien du tout. Et le poêle est presque rouge.

— Parfait ! Nous venons de détruire des croquis valant à peu près un millier de livres. Savez-vous cela ? C’est ce que j’en aurais tiré, il n’y a pas longtemps.

— Oui, monsieur ! répondit poliment M. Beeton, qui n’était pas éloigné de croire son client un peu fou.

Au fond, il pensait que toutes ces vieilles toiles et ces bouts de papier tenaient une place énorme. Il n’était pas fâché d’en être débarrassé.

Il n’y avait plus qu’à remettre le testament en mains sûres, ce serait l’affaire du lendemain. Dick se traîna sur le plancher, ramassant tous les débris de papier pour les détruire, s’assurant qu’aucun tiroir ne contenait plus trace de sa vie passée. Puis il s’assit devant le poêle, où le feu mourait, et dont les parois de fer surchauffées craquaient dans le silence de la nuit.





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