Le soleil est couché depuis une heure ;
Je me demande si je suis sur le chemin pour rentrer ;
Si je me perds alors que luit le jour,
Comment pourrais-je trouver ma route à la nuit tombée ?

Vieille Chanson.


— Maisie, pourquoi ne vous couchez-vous pas ?

— Il fait trop chaud pour dormir. Laissez-moi respirer un peu.

Maisie appuya ses coudes à la barre de la fenêtre et contempla le clair de lune, sur la route droite bordée de peupliers.

L’été desséchait Vitry-sur-Marne jusqu’aux moelles. L’herbe était brûlée dans les prairies ; la terre glaise, au bord de la rivière, était cuite comme de la brique ; les fleurs des talus étaient mortes depuis longtemps et, dans le jardin, les roses flétries penchaient tristement sur leurs tiges. Il faisait, dans la petite chambre à coucher au plafond bas, située sous les combles, une chaleur intolérable. La lumière blanche de la lune, frappant, de l’autre côté du chemin, le mur de l’atelier du peintre, semblait rendre la nuit plus ardente, et l’ombre de la sonnette, accrochée au palier de la porte, faisait à terre une barre d’un noir dur, qui attirait et blessait le regard.

— C’est affreux ! murmurait Maisie. Pourquoi n’est-ce pas tout blanc ? Tiens ! la porte n’est pas au milieu de la muraille. Je ne l’avais pas encore remarqué.

Elle était de mauvaise humeur. D’abord, la chaleur de ces derniers jours l’avait accablée ; puis son travail n’allait pas, elle n’avait pas fini à temps pour le Salon cette fameuse étude de tête de femme qui devait personnifier la Mélancolie ; ensuite Kami ne lui avait pas dissimulé que cela était tout à fait manqué ; enfin, contrariété suprême, parce que c’était la dernière à laquelle on dût s’attendre : Dick, oui Dick lui-même, son sujet, son esclave, sa propriété vivante, ne lui avait pas écrit depuis six semaines ! Elle était furieuse contre la chaleur, contre son tableau, contre Kami, — mais surtout contre Dick.

Elle lui avait écrit trois fois, chaque fois pour lui soumettre une nouvelle manière de traiter son sujet. Il n’avait pas daigné lui répondre. C’était fini : elle ne lui écrirait plus. À son retour en Angleterre (c’est-à-dire à l’automne, car sa dignité lui interdisait d’abréger son absence), elle lui dirait ce qu’elle pensait de son procédé...

Cependant, elle regrettait leurs causeries du dimanche plus qu’elle n’aurait voulu en convenir. Elle le revoyait, arpentant d’un pas de maître le petit atelier de la maison du parc ; elle se figurait l’entendre encore parler de l’art avec enthousiasme et la prêcher longtemps, avant de lui prendre enfin le pinceau des mains pour lui démontrer ce qu’il avait dit.

— Mais à quoi pense-t-il donc, pour ne plus se donner la peine d’écrire ?

Elle se pencha sur l’appui de la fenêtre, après avoir jeté un châle sur ses épaules pour se protéger contre la fraîcheur de la nuit. Une faible brise se levait ; au-dessous de Maisie, une rose qui se penchait aussi, épuisée par la chaleur, se mit à remuer légèrement la tête au souffle du vent, comme si elle eût possédé un inexprimable secret.

Était-il possible que Dick, indifférent au travail de Maisie et oublieux de lui-même, eût noué d’autres affections, cherché d’autres joies ?... Oh ! non !...

La rose continua son mystérieux hochement de corolle, si bien qu’elle laissa choir un de ses pétales. On aurait dit un méchant diablotin qui se grattait l’oreille, d’un air malin.

« Non ! pensait Maisie. Non, Dick n’aurait pu m’oublier. Il est à moi, à moi seule. D’abord, il me l’a dit !... Et puis, au fond, que m’importe ? S’il m’oubliait, il se nuirait à lui-même autant qu’à moi... »

La rose remuait toujours la tête, avec la divine inconscience des fleurs. Il n’y avait, en vérité, aucune raison pour que Dick ne fit pas ce qui lui plaisait, aucune, si ce n’est que la Providence, — la Providence, pour lui, n’était-ce pas Maisie ? — exigeait que sa vie se passât à aider la jeune fille. Et à quoi devait-il l’aider ? À composer et à peindre de nombreux tableaux qui s’en iraient successivement dans toutes les expositions de l’Angleterre, et qui seraient remarqués par les gens de goût... ainsi qu’en faisait foi un album où étaient collées beaucoup de coupures de journaux que ce même Dick n’avait jamais daigné parcourir.

... Eh bien ! rien ne l’empêcherait, elle, Maisie, — qui savait mieux conformer ses actes à la raison — de continuer à partager son temps entre le petit atelier de la maison du parc, à Londres, et le grand atelier de Kami, à Vitry-sur-Marne !... Ou plutôt, non ! elle irait chez un autre maître, plus capable de lui assurer promptement ce succès auquel, certes, elle avait droit !... Car enfin un travail assidu et des efforts persévérants méritent bien d’être récompensés, après dix ans ! Il est vrai que dix ans, ce n’est rien : Dick, lui-même, l’avait dit... Oui, il avait dit cela un jour, cet homme qui, maintenant, ne trouvait plus une minute pour écrire ! Il se vantait d’attendre Maisie pendant dix années, s’il le fallait, et se disait sûr qu’elle viendrait à lui tôt ou tard !... Alors, pourquoi ne donnait-il plus signe de vie ?... À quoi pensait-il ?... Avec quelle joie Maisie lui aurait dit son fait, séance tenante ! Mais non pas une Maisie en chemise de nuit, telle que la lune pouvait l’apercevoir, en ce moment, à sa fenêtre ! Non, une Maisie convenablement vêtue, hautaine et très digne.

Et si Dick n’allait plus vouloir l’écouter ? S’il se moquait d’elle ? S’il pensait à d’autres femmes ?... C’était là une supposition absurde ; mais si pareille chose arrivait cependant !... Eh bien, alors, Maisie en serait quitte pour travailler de plus belle et pour se mettre à faire encore des tableaux qui... que... etc.

La meule infatigable de sa pensée tournait toujours dans le même cercle.

Les « cheveux rouges » continuaient à s’agiter au fond de la pièce et à geindre à cause de la chaleur.

Maisie appuya ses deux coudes sur la balustrade, son menton dans ses deux mains, et décida qu’il ne pouvait subsister aucun doute sur la culpabilité de Dick. En vraie femme, elle se mit tout de suite à dresser son acte d’accusation :

« Il y avait une fois un jeune garçon qui lui avait dit qu’il l’aimait. Et alors il l’embrassa sur la joue, en présence d’un pavot jaune qui secouait la tête, exactement comme cette agaçante rose fanée du jardin, là, au-dessous d’elle.

« Après cela il y avait une lacune dans ses souvenirs. Il s’écoulait plusieurs années. Pendant ce temps-là, d’autres hommes lui disaient, eux aussi, qu’ils l’aimaient et ils choisissaient généralement, pour lui faire cette confidence, le moment où elle était le plus absorbée dans son travail...

« Et puis, l’enfant d’autrefois reparaissait, et, dès leur seconde entrevue, il recommençait à lui parler de sa tendresse...

« Ensuite... mais on n’en finirait pas de raconter tout ce qu’il avait fait ! Il avait passé son temps auprès d’elle ; il avait essayé de lui apprendre ce qu’il savait ; il avait parlé d’art, de tenue de maison, de technique, de tasses à thé, de l’abus des cornichons dans l’alimentation, — l’impertinent ! — de pinceaux de maître... c’était même de lui qu’elle tenait ceux qui lui servaient tous les jours, les meilleurs qu’elle eût. Il lui avait donné des conseils dont elle profitait... et enfin, de temps en temps, il la regardait !

« Avec quels yeux il la regardait ! De bons yeux de chien battu qui n’attend qu’un mot pour venir se coucher en rampant aux pieds de sa maîtresse.

« En retour, elle ne lui avait rien donné, elle, rien du tout... si ce n’est... — En y pensant, elle frôla instinctivement ses lèvres contre la manche brodée de sa chemise de nuit, — si ce n’est la faveur de l’embrasser une fois. Et comment l’avait-il embrassée, alors !... c’est affreux !... Vraiment il devait se tenir pour bien heureux après ce baiser-là !... Et enfin s’il ne lui suffisait pas, comptait-il donc en mériter d’autres, en cessant brusquement d’écrire ?... Qui sait ? En embrassant d’autres femmes, peut-être ! »

— Maisie, vous allez prendre froid ! fit la voix basse de l’impressionniste. Venez donc vous coucher ! Je ne puis fermer les yeux, quand je vous sens ainsi près de la fenêtre...

Maisie haussa les épaules sans répondre. Elle pensait aux faiblesses de Dick, à ses défauts, à ceux d’une autre personne aussi... Cet implacable clair de lune semblait lui défendre de dormir :

Il baignait de sa froide lueur argentée le vitrage de l’atelier de l’autre côté de la route. Maisie se mit à contempler ce reflet, et ses idées s’embrouillèrent. L’ombre du pilier à la sonnette, sur le mur, s’allongeait et se raccourcissait d’une manière étrange ; parfois elle s’évanouissait complètement. La lune descendait peu à peu derrière l’horizon des prairies. Un lièvre qui rentrait au gîte traversa la route en deux bonds. Puis la brise qui s’éveille au matin, souffla une fraîcheur inattendue dans les prés, et l’on entendit les premiers mugissements du bétail, près de la rivière aux berges desséchées. La tête de Maisie s’inclina jusqu’à toucher la barre de la fenêtre, tandis que la masse de ses cheveux noirs se répandait sur ses bras.

— Maisie, réveillez-vous ! C’est vouloir prendre froid... Oui, chère, oui...

Tout étourdie, elle se dirigea vers son lit, en vacillant comme un enfant fatigué, et elle enfouit son visage dans l’oreiller, en murmurant :

— Oh !... Dick !... je crois... Mais pourquoi donc ne m’a-t-il pas écrit ?...

Le jour ramena la routine de l’atelier, au milieu des odeurs de peinture et d’essence, et de nouveau se manifesta la sagesse monotone de Kami, l’artiste médiocre, mais le professeur émérite. Maisie, qui n’avait jamais pu fixer son attention sympathique, attendait impatiemment, ce jour-là, les traditionnels mouvements qui indiquaient la fin de la séance. Kami, joignant les mains derrière son dos en retroussant et en froissant son veston d’alpaga, se mettait à raconter des histoires du passé, à parler de ses anciens élèves. Il avait alors des formules, toujours les mêmes : « Rappelez-vous qu’il ne suffit pas d’avoir de la méthode ni du sens artistique, ni de l’habileté de touche. Il faut aussi avoir cette conviction, qui cloue l’œuvre au mur et vous immobilise devant elle... »

Après quelques propos semblables, mêlés à l’évocation de ses élèves d’autrefois, il descendait au jardin pour fumer sa pipe, tandis que ses disciples se dispersaient en regagnant leurs habitations respectives, ou demeuraient parfois, en petit nombre, dans l’atelier, pour préparer le travail à reprendre après les heures chaudes de la journée.

Maisie, avant de sortir, elle aussi, regarda un instant son infortunée Mélancolie, en réprimant à grand-peine l’envie de lui faire une grimace. Comme elle traversait la route en se hâtant, pour aller écrire à Dick, elle rencontra un homme de haute taille monté sur un cheval blanc.

Comment Torpenhow avait-il, en vingt-quatre heures, réussi à gagner le village perdu, à se renseigner exactement, à découvrir la retraite du peintre et à s’y rendre ?... C’était là, pour le « correspondant spécial », un jeu d’enfant qui n’avait rien d’extraordinaire.

— Je vous demande pardon, mademoiselle ! dit-il. Ma question va vous paraître absurde ; mais, en vérité, je ne puis la formuler autrement. Y a-t-il ici une demoiselle Maisie ?

— Maisie ?... C’est moi ! répondit une voix fraîche qui résonna au fond d’un large chapeau de jardin.

— Alors, il faut que je me présente, dit-il, tandis que son cheval piaffait en soulevant une épaisse poussière blanche. Je m’appelle Torpenhow. Dick Heldar est mon meilleur ami, et... et... je dois vous dire qu’il est devenu aveugle.

— Aveugle ? fit Maisie sans comprendre. Cela n’est pas possible ; il ne peut être aveugle !...

— Il y aura bientôt deux mois, cependant, qu’il l’est complètement.

Maisie releva son visage, qui apparut d’un blanc de perle. — Oh ! non, non, pas aveugle !... je ne veux pas qu’il soit aveugle !...

— Voulez-vous venir vous en assurer vous-même ? dit Torpenhow.

— Maintenant ?... Tout de suite ?...

— Oh ! non, le train de Paris ne passe pas avant huit heures du soir. Vous avez tout le temps de faire vos préparatifs.

— Est-ce M. Heldar qui vous envoie ?

— Certainement non ! Il n’y a pas de danger qu’il ait eu cette idée-là ! Il reste tout le temps assis dans son atelier, à retourner entre ses doigts quelques lettres, qu’il ne peut lire, puisqu’il n’y voit plus !

Une sorte de sanglot étouffé se fit entendre sous le grand chapeau. Maisie, la tête baissée, se dirigea vers sa maison, où l’impressionniste, couchée sur le sofa, se plaignait d’une migraine. — Dick est aveugle, lui dit Maisie d’une voix tremblante, en s’appuyant au dossier d’une chaise. Mon Dick est aveugle !...

— Quoi !

Les « cheveux rouges » avaient bondi du sofa.

— ... Un homme est là qui vient d’arriver d’Angleterre pour me l’annoncer. Voilà pourquoi il ne m’écrivait plus depuis près de deux mois !

— Vous allez le retrouver ?

— Je ne sais pas, je vais réfléchir...

— Réfléchir !... Il faut retourner à Londres, tout de suite ! Il faut le voir, embrasser ses yeux, les embrasser encore et encore, jusqu’à ce qu’ils se rouvrent à la lumière ! Si vous n’y allez pas, c’est moi qui partirai... Hélas ! qu’est-ce que je dis là ? Méchante petite sotte que vous êtes ! Vous allez partir tout de suite, entendez-vous ?

Torpenhow avait un coup de soleil sur la nuque. Il conservait cependant aux lèvres un sourire d’une douceur infinie, lorsque Maisie reparut sur le seuil de sa maison, tête nue, en pleine lumière.

— J’irai, dit-elle en baissant les yeux.

— Alors, soyez ce soir, à sept heures, à la gare de Vitry.

C’était le ton d’un homme habitué à être obéi. Maisie ne répondit rien, vaguement satisfaite de penser qu’il n’y avait aucune difficulté à prévoir entre elle et ce grand jeune homme qui avait l’air de ne s’embarrasser de rien et qui maniait d’une seule main un cheval rétif Elle revint auprès de sa compagne, qui versait d’abondantes larmes, et le lourd après-midi s’écoula entre les pleurs, les baisers (très peu de baisers), l’alcool de menthe, la valise, et une brève entrevue avec Kami ; toute réflexion fut ajournée. Pour le moment, il s’agissait d’aller retrouver Dick, ce pauvre Dick, assis tout seul dans son atelier et palpant sans les voir les dernières lettres de Maisie ; Dick auprès de qui allait la conduire cet homme singulier, son ami, qui l’avait abordée sur la route...

— Et vous, qu’allez-vous faire ? demanda-t-elle à sa compagne.

— Oh ! moi, je resterai ici, répondit-elle. Et, qui sait ? je finirai peut-être votre Mélancolie !... Écrivez-moi.

Cette nuit-là il courut dans Vitry un bruit singulier : un jeune étranger, un peu fou, probablement à la suite d’une insolation, avait emprunté un cheval dans le voisinage et, après une courte visite dans le pays, avait enlevé une de ces toquées d’Anglaises qui venaient travailler avec de la couleur chez ce bon M. Kami.

Torpenhow parla très peu à Maisie jusqu’à Calais : cependant il se montra pour elle très attentif, lui épargna tout souci et lui trouva un compartiment pour elle seule, où il la laissa. Il s’émerveillait de la facilité avec laquelle il avait mené toute l’affaire.

— Ce qu’il y a de plus habile, maintenant, se disait-il, c’est de la livrer à ses réflexions. Si j’en crois les phrases échappées à Dick, dans son délire, elle devait le faire marcher rondement... Cela doit lui sembler nouveau d’obéir à son tour...

Maisie ne s’expliqua jamais sur ce point. Seule dans son wagon, elle fermait les yeux, pour se rendre compte des sensations des aveugles. Ce n’était pas tout à fait librement, c’était un peu par ordre qu’elle précipitait ainsi son retour ; mais, chose étrange, cela ne la choquait point. En tout cas, elle y gagnait de n’avoir à s’occuper ni des bagages, ni d’une certaine compagne rousse qui n’était bonne à rien.

Cependant elle sentait vaguement peser sur elle-même comme une disgrâce. Comment cela pouvait-il se faire ?... Elle ! Maisie !... Avoir à se reconnaître un tort !... Elle avait entrepris de se justifier à ses propres yeux, et elle y réussissait parfaitement, quand Torpenhow vint la retrouver sur le pont du bateau et lui raconter comment l’affreux malheur avait frappé Dick. Il supprima quelques détails et insista sur les indiscrétions du délire... Puis il s’arrêta tout à coup, comme si tout le reste eût manqué d’intérêt à ses yeux, et s’éloigna pour aller fumer. Maisie demeura seule, furieuse contre lui et mécontente d’elle-même.

Il l’emmena de Douvres à Londres sans presque lui laisser le temps de déjeuner, et, si elle avait encore possédé la faculté de s’indigner d’un manque d’égards, elle aurait protesté contre la brève injonction qui lui fut faite d’attendre en un vestibule, au bas d’un escalier obscur, qu’on eût pris des renseignements dans une chambre du dernier étage. Elle eut néanmoins dans son trouble, l’intuition qu’on la traitait comme une petite fille sans cœur ; une rougeur colora ses joues pâles. Tout cela, c’était la faute de Dick, qui avait eu la sottise de devenir aveugle.

Torpenhow l’amena sur le seuil d’une porte close, qu’il ouvrit avec précaution. Dick était devant Maisie...

Il était assis auprès de la fenêtre, le menton appuyé dans sa main. Il avait trois lettres posées sur ses genoux et les touchait de temps en temps. Le grand jeune homme qui avait si impérieusement dirigé Maisie n’était plus là. Et la porte s’était refermée derrière elle.

En entendant du bruit, Dick glissa les lettres dans sa poche.

— Hallo, Torp ! Est-ce vous ?... J’ai été bien seul !...

Sa voix avait pris la sonorité basse particulière aux aveugles. Maisie se blottit dans un angle de la pièce. Elle essayait de comprimer, en appuyant sa main sur sa poitrine, les battements désordonnés de son cœur. Dick la regardait en face. Pour la première fois elle comprit qu’on pouvait ne plus voir. Fermer les yeux en wagon « pour se rendre compte », et puis les rouvrir à volonté, c’est un jeu d’enfant. Cet homme avait les yeux tout grands ouverts, et cependant il était aveugle.

— Torp, est-ce vous ? On m’a dit que vous alliez revenir.

Le silence persistant paraissait étonner Dick, l’embarrasser, l’irriter même.

— Non, répondit une petite voix tremblante... Ce n’est que moi.

Maisie pouvait à peine remuer les lèvres.

— Allons ! fit Dick tout bas et sans bouger. Voici un nouveau phénomène... L’obscurité, je commençais à m’y habituer ; mais je n’aimerais pas entendre « des voix ».

Était-il fou en même temps qu’aveugle pour se parler ainsi à lui-même ? Le cœur de Maisie battit plus fort et sa respiration haletante fit un léger bruit. Dick se leva, traversa la chambre en tâtonnant... Sa main reconnaissait au passage les tables et les chaises. À un moment, son pied s’embarrassa dans un pli de tapis ; il tomba sur les genoux et vérifia de ses doigts la nature de l’objet qu’il avait heurté...

Maisie se rappela le Dick d’autrefois, marchant avec fierté comme si le monde lui eût appartenu. Elle le revit, allant et venant dans l’atelier du parc, et plus récemment encore sautant sur la passerelle du steamer... Les battements de son cœur la faisaient défaillir. Dick se rapprochait, guidé par le bruit de sa respiration.

Machinalement, elle étendit la main vers lui. Était-ce pour le repousser ?... Était-ce pour le guider, l’attirer ? Elle n’aurait pu le dire. Elle toucha sa poitrine, et il recula, comme frappé d’un trait.

— C’est Maisie ! fit-il avec un bref sanglot. Que faites-vous ici ?

— Je suis venue... je suis venue... pour vous voir.

Les lèvres de Dick se serrèrent, comme s’il faisait un violent effort sur lui-même ; puis :

— Ne voulez-vous pas vous asseoir ? dit-il. Vous voyez : j’ai eu des... ennuis avec mes yeux...

— Je sais ! je sais !... Pourquoi ne m’avoir rien dit ?

— Je ne pouvais plus écrire.

— Mais vous auriez pu prier M. Torpenhow...

— Pourquoi se mêlerait-il de mes affaires ?

— C’est lui qui m’a amenée de Vitry... Il pensait que je ferais bien de venir...

— Comment ?... Que vous est-il donc arrivé ? Est-ce que vous avez besoin de moi ?... Hélas ! qu’est-ce que je dis ? je ne puis plus rien. J’oubliais...

— Ah ! Dick, j’ai tant de chagrin ! je suis venue pour vous le dire... Voulez-vous que je vous reconduise à votre chaise ?

— Non ! non ! je ne suis pas un petit enfant... je n’ai pas besoin de pitié... je vous fais pitié, n’est-ce pas ?... Eh bien non ! je n’ai pas voulu vous parler de ce qui m’arrivait ! Non je suis un homme à terre, un homme fini ; je ne suis plus bon à rien, à rien. Laissez-moi.

Il gagna sa chaise en trébuchant, la poitrine secouée par les sanglots.

Maisie le regardait, et elle cessa de trembler de crainte, pour éprouver une confusion profonde. Ce qu’il venait de dire : « je suis un homme à terre, un homme fini », c’était une effrayante vérité, qu’elle n’avait pas soupçonnée durant son rapide voyage, et qui lui sautait aux yeux, maintenant. L’homme autoritaire et hardi qu’elle avait connu, il était là, devant elle, humble et misérable. Ce n’était plus l’artiste en qui elle reconnaissait autrefois son maître, et cherchait son appui, mais un aveugle, cloué dans un fauteuil et sur le point de fondre en larmes. Oui, certes, il lui inspirait une pitié immense et sincère, comme elle n’en avait jamais ressenti pour personne... Mais enfin, cette pitié même n’allait pas jusqu’à lui inspirer de protester contre les paroles désespérées qu’elle venait d’entendre... Et alors elle demeurait muette, immobile, troublée, un peu blessée même, car elle s’était figuré que son retour serait triomphalement accueilli. Maintenant, le sentiment qu’elle éprouvait ressemblait de moins en moins à de l’amour.

— Eh bien ! lui demanda Dick en détournant obstinément les yeux, je ne voudrais pas vous affliger davantage... Quels sont vos projets ?

Il comprit que Maisie reprenait haleine avant de répondre ; mais il était aussi peu préparé qu’elle-même au torrent d’émotion qui se déchaîna. Les gens qui ne s’émeuvent pas facilement pleurent sans contrainte quand sont ouvertes les sources profondes des larmes. Elle s’était laissée tomber sur un siège et sanglotait désespérément, la tête dans ses mains.

— Je ne puis pas !... dit-elle enfin. Vraiment, je ne puis pas !... Ce n’est pas ma faute, je vous assure, Dick !... J’ai tant de chagrin !...

Dick se redressa de toute sa taille, cinglé par ces naïves plaintes comme par un coup de fouet. Elle continuait à pleurer, elle !... L’épreuve soudaine la trouvait trop faible, incapable d’un sacrifice, prête à fuir...

— C’est mal à moi, je le sais, et je me méprise ! continua-t-elle, mais cela m’est impossible... 0 Dick, vous ne me demanderez rien, n’est-ce pas ?...

Elle releva la tête un instant et par hasard les yeux de Dick rencontrèrent les siens. Son visage, qu’il ne rasait plus, était blême et ridé, sous la barbe longue ; ses lèvres essayaient de se plier à un sourire qui demeurait douloureux. Mais c’était les yeux éteints qui, par-dessus tout, épouvantaient Maisie. Son Dick était aveugle, et celui qu’elle voyait à sa place était un étranger, qu’elle ne reconnaissait presque plus qu’à la voix.

Qui donc vous demande de faire quoi que ce soit, Maisie ? lui dit-il. Ne vous ai-je pas expliqué ce qu’il en était ?... Par pitié, ne pleurez pas ainsi, je vous assure qu’il n’y a pas de quoi !

— Si vous saviez combien je me hais ! répondit-elle Oh ! Dick, aidez-moi, je vous en prie.

Elle suffoquait, incapable de dominer ses sanglots. Dick, effrayé, se dirigea maladroitement vers elle, mit un bras autour d’elle, et la tête de la jeune fille tomba sur son épaule.

— Calmez-vous, chère, calmez-vous. Ne pleurez plus. Vous avez raison, allez ! Tout à fait raison ! Pourquoi vous faites-vous des reproches ? Vous n’en méritez aucun. Jamais vous n’en avez mérité... C’est le voyage, sans doute, qui vous a un peu énervée. Et puis, vous ne devez pas avoir déjeuné ? Quelle brute que ce Torp, de vous amener comme cela chez moi !...

— C’est moi qui ai voulu venir !... fit-elle aussitôt.

— Bien ! bien !... Et maintenant que vous êtes venue, que vous m’avez... vu, je vous suis infiniment reconnaissant. Dès que vous vous sentirez mieux, il faudra me quitter pour aller vous reposer un peu. Avez-vous fait une bonne traversée ?

Maisie pleurait plus doucement. Elle se sentait vaguement heureuse d’avoir, pour la première fois de sa vie, quelqu’un contre qui s’appuyer. Dick la caressait tendrement, mais avec timidité, sur l’épaule : il n’était pas très sûr de la place où était son épaule.

Elle quitta ses bras, enfin, et attendit, toute tremblante. Lui, pour mettre entre eux deux la largeur de la chambre, se dirigea de nouveau vers la fenêtre. Il fallait qu’il s’éloignât, afin d’apaiser le tumulte de son cœur.

— Êtes-vous mieux, à présent ? lui demanda-t-il.

— Oui. Et vous ?... Comme vous devez me détester !...

— Moi, vous haïr ?... Moi, mon Dieu !... Moi !

— Que puis-je faire pour vous, dites ? Voulez-vous que je reste en Angleterre ? je pourrais alors venir vous voir de temps en temps.

— Non, Maisie !... Il serait même plus charitable à vous de ne plus revenir ici... Pardonnez-moi de vous parler ainsi... je ne voudrais pas vous dire une impertinence, et cependant ne pensez-vous pas que... Oui, je vous assure qu’il vaudrait mieux partir dès maintenant.

Ses forces étaient à bout. Il comprenait qu’elles allaient l’abandonner, pour peu que la situation se prolongeât, et qu’il ne serait plus maître de lui.

— C’est tout ce que je mérite, fit-elle atterrée. Soyez tranquille, Dick, je vais m’en aller. Oh ! mon Dieu, que je suis malheureuse !

— Non... vous n’êtes pas malheureuse. Il ne faut pas que vous soyez malheureuse. Il n’y a aucune raison pour que vous souffriez !... Attendez encore un moment. Je voudrais vous donner un souvenir de moi : ma Mélancolie. Elle était bien belle, la dernière fois que je l’ai vue ! Gardez-la, Maisie, en souvenir de Dick, et si jamais vous êtes dans le besoin, vendez-la ; elle vaut quelques centaines de livres, sur le marché.

Il chercha parmi ses toiles.

— Elle est encadrée de noir. Est-ce sur un cadre noir que je mets la main ?... Tenez, la voici. Qu’en dites-vous ?

Il tourna vers Maisie le tableau où seul un amas informe de couleurs attestait maintenant le travail effacé... En même temps, ses yeux se fixaient sur ceux de la jeune fille, comme s’ils eussent pu surprendre encore dans son regard l’éclair d’admiration attendu...

— Eh bien !...

Sa voix sonnait pleine et presque gaie. Artiste, il savait avoir fait une belle œuvre, et il la montrait avec un orgueil confiant. Maisie regardait ce gâchis innommable, et une folle envie de rire la prenait à la gorge. Cependant, quoi que signifiât cette folle aberration, il fallait, par pitié pour Dick, ne rien laisser paraître... Aussi des larmes mal refoulées tremblaient encore dans sa voix quand elle répondit :

— Oh ! Dick, qu’elle est belle !

Il eut l’oreille frappée du léger sanglot nerveux dont elle avait accompagné ses paroles et crut y surprendre un cri d’admiration.

— Vous voulez bien l’accepter, alors ? je l’enverrai chez vous, si vous le permettez.

— Comment ! Vous voulez ? À moi ? Oh ! merci, merci...

Pour ne pas céder à l’irrésistible envie de rire qui s’emparait d’elle maintenant, il fallait fuir au plus vite... Elle courut, affolée, vers la porte, descendit, sans rien voir, sans rien entendre, jusqu’au bas de l’escalier désert, se réfugia dans un fiacre et se fit conduire dans sa petite maison, au nord du parc.

Arrivée là, elle s’assit dans le salon aux trois quarts démeublé et se mit à réfléchir.

Elle pensa longuement à Dick, aveugle pour toujours ; à elle-même, pour juger sa conduite... Elle se complut dans son chagrin, ressentit de nouveau un peu d’humiliation et même de honte ; elle se souvint un moment de sa compagne aux cheveux rouges et devina quelle serait sa colère en apprenant ce qui s’était passé. Puis, comme toujours, elle finit par s’absoudre, en se disant avec un peu de confusion : « Après tout, Dick ne m’a jamais rien demandé ! »

... Et ce fut la fin de Maisie.

Cependant, il n’était pas au bout de ses tortures, le pauvre Dick. D’abord, il se souvenait bien d’avoir conseillé à Maisie de partir ; mais pourquoi s’en était-elle allée si vite, et sans un mot d’adieu ? Sa colère se tourna aussitôt contre Torpenhow, qui lui valait cette humiliation et qui avait pour jamais troublé sa misérable paix. Puis les heures sombres revinrent, peuplées de regrets, de désirs implacablement éteints dans l’obscurité... Certes, « la reine ne pouvait mal faire », mais en usant pour elle seule aujourd’hui de son droit souverain, elle avait bien cruellement frappé son unique sujet !... Il ne savait pas lui-même à quel point sa blessure était profonde.

— C’était tout ce que je possédais au monde, se dit-il dès qu’il put lier deux idées, et je l’ai perdu !... Et ce pauvre Torp doit être si content de l’inspiration qu’il a eue que je n’aurai pas le courage de le détromper... Allons ! tâchons pourtant de réfléchir un peu.

— Hallo ! fit Torpenhow en entrant dans l’atelier, après avoir laissé à Dick deux heures pour se recueillir. Me voici. Vous sentez-vous mieux ?

— Je ne sais pas trop, Torp ! Venez ici.

Dick toussa plusieurs fois d’un air embarrassé. Il ne savait comment s’y prendre pour adoucir ses reproches.

— À quoi bon nous expliquer ? fit Torpenhow. Levez-vous, et marchons.

Ils se promenèrent alors dans la pièce, comme ils en avaient l’habitude : Torpenhow la main sur l’épaule de Dick et celui-ci livré à ses pensées.

— Mais comment avez-vous découvert mon secret ? demanda-t-il enfin.

— Quand on veut se cacher, il ne faut pas avoir le délire, Dickie ? je me suis mêlé de ce qui ne me regardait pas, j’en conviens ; mais vous auriez bien ri tout de même si vous m’aviez vu en expédition sous un soleil de feu, à travers les campagnes françaises !... Ah ! il faut que je vous dise : vous entendrez encore un peu de charivari, ce soir, chez moi. J’aurai une demi-douzaine de bons diables...

— Je sais ! je sais !... Pour la révolte du Bas-Soudan, n’est-ce pas ? J’ai surpris l’autre jour un de leurs conciliabules, et cela m’a fait du mal. Avez-vous astiqué vos armes ?... Pour quel journal irez-vous ?

— Je n’ai encore signé avec personne. Je voulais voir d’abord comment tourneraient vos affaires.

— Vous seriez donc resté avec moi... si les choses avaient mal tourné ?

— Ah ! ne m’en demandez pas si long !... je ne suis qu’un homme, après tout.

— Vous êtes un cœur d’or, et vous venez de le prouver, de votre mieux !...

— Ne parlons pas de ça !... Serez-vous de la fête, ce soir ? je crains que nous nous grisions un peu : la guerre est de plus en plus probable.

— Non. J’aimerais autant ne pas me montrer. Si cela vous est égal, je resterai tranquillement ici.

— Pour savourer votre joie, hein ?... Allez ! vous avez bien raison : personne plus que vous ne mérite d’être heureux.

Pendant la bruyante soirée qui suivit, Dick, assis dans sa chambre, essaya de ne pas entendre les exclamations joyeuses de ses voisins. Il réfléchissait profondément. Tout à coup, il se mit à rire de lui-même.

« Quand on y songe, se disait-il, la situation est vraiment d’un comique intense. Maisie a cent fois raison, pauvre petite !... Comme elle a pleuré ! Je n’aurais pas cru qu’elle fût capable de laisser ainsi voir son chagrin... Quant à Torp, maintenant que je sais ce qu’il pense, il faut lui donner le change, car sûrement il ne partirait pas, s’il pouvait deviner ce qui m’arrive... Il voudrait rester ici pour me consoler. D’ailleurs, à aucun prix, je ne voudrais avouer qu’on me met au rebut, comme une chaise cassée... Allons ! il faut me tirer d’affaire tout seul. Cela ne me changera guère. Si la campagne n’a pas lieu, et que Torp finisse par tout découvrir, j’en serai quitte pour avoir devant lui l’air d’une bête, voilà tout. Mais, si la guerre éclate, je ne dois pas compromettre l’avenir de mon ami. Les affaires sont les affaires. Il faut que je reste seul. Mais quel tapage ils font, là-bas !

Quelqu’un frappa du poing à la porte de l’atelier.

— Hé ! Dick, cria l’Antilope, venez rire avec nous.

— Ce serait avec plaisir, mais je ne suis pas en train.

— Eh bien ! je vais avertir les camarades : ils vous tireront de votre trou, comme un blaireau.

— Non, je vous en prie mon vieux. Vraiment, je préfère qu’on me laisse un peu tranquille.

— Alors voulez-vous qu’on vous fasse passer quelque chose. Un peu de champagne, par exemple ?

— Non, merci, j’ai mal à la tête.

— Vertueux enfant ! Voilà l’effet des douces émotions sur la jeunesse. Toutes mes félicitations, Dick ! J’ai pris part, moi, à la conspiration pour votre bonheur.

— Oui... oui... laissez-moi, et tenez, envoyez-moi Binkie.

Le petit chien entra d’un pas délibéré. Il était encore tout glorieux d’avoir joué un rôle dans le concert d’à côté : il avait aboyé dans les chœurs. Mais à peine eut-il franchi le seuil qu’il comprit la différence du milieu et ne songea plus même à frétiller de la queue. Il s’installa sur les genoux de Dick jusqu’à l’heure du coucher. Puis il alla prendre place sur le lit, auprès de son maître aveugle.

Celui-ci compta toutes les heures qui sonnèrent jusqu’au matin, et, quand il se leva, la tête douloureusement lucide après sa longue insomnie, il reçut les compliments officiels de Torpenhow et entendit le récit détaillé de l’orgie de la veille.

Son air abattu provoqua cette remarque :

— Dites donc, vous n’avez pas la mine bien gaie, pour un fiancé de la veille !

— Qu’importe ma mine ! je suis heureux : cela suffit. Est-ce que vous allez partir ?

— Oui, et cette fois encore pour le Syndicat central. J’ai reçu des offres, et j’ai conclu, mais à de meilleures conditions que l’autre année.

— Et quand partez-vous ?

— Après-demain, pour Brindisi.

— Ah ! tant mieux, s’écria Dick du fond du cœur.

— Eh bien, en voilà une manière de me dire que vous ne serez pas fâché d’être débarrassé de ma présence ! Mais je ne vous en veux pas : vous avez le droit d’être égoïste.

— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, mon vieux Torp !... Un service, voulez-vous ! Avant votre départ, j’aurais besoin que vous m’escomptiez une centaine de livres.

— Ce n’est guère pour se mettre en ménage !

— Oh ! ce n’est que pour... les frais de la noce.

Torpenhow lui apporta son argent, le lui compta par billets de cinq et de dix livres, et le serra soigneusement dans le tiroir de la table à écrire.

« À présent, se disait-il, je suppose qu’il va falloir me résigner jusqu’à mon départ à l’entendre divaguer à propos de cette jeune fille... Enfin ! Soyons indulgent aux amoureux. »

Mais Dick ne parla ni de Maisie ni de son mariage. Il se tenait immobile, sur le seuil de la chambre de Torpenhow, pendant que son ami préparait son bagage, et il fit tant de questions sur la campagne qui se préparait que le correspondant, impatienté, finit par lui dire, le dernier soir :

— Vous êtes comme les ruminants, Dickie, vous remâchez toujours les mêmes choses ; seulement, c’est la fumée de votre cerveau que vous cherchez à brûler, n’est-ce pas ?

— Moi ?... oui... c’est possible... À propos, combien de temps croyez-vous que dure la guerre ?

— Que sait-on ?... Des jours, des semaines, des mois... Cela durera peut-être des années !

— Ah ! que je voudrais en être !

— Bonté divine ! En voilà une idée ! Vous oubliez maintenant que vous êtes sur le point de vous marier grâce à moi.

— Non ! Non ! je n’oublie pas. Je suis sur le point de me marier, c’est vrai, et vous savez bien que je vous en suis reconnaissant. Je vous l’ai dit.

— Vous avez plutôt l’air d’un condamné à mort, dit Torpenhow.

Le jour suivant, Torpenhow lui dit adieu, l’abandonnant à cette solitude qu’il avait si ardemment souhaitée.





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