Ils étaient trois amis enterrant l’ami mort,
Dans sa bouche, la terre, dans ses yeux la poussière ;
Ils allèrent au sud, à l’est, au nord —
Au robuste la lutte, au malade l’adieu.

Ils étaient trois amis qui parlaient du défunt —
Au robuste la lutte, au malade l’adieu —
« Ah ! Que ne goûte-t-il encore, disait l’un,
Le soleil au visage et le vent dans les yeux ! »

Ballade.


« L’Antilope », plus gros, plus important, plus agressif que jamais, était chez Torpenhow ; auprès de lui, Kenen, le « grand aigle de guerre », et entre eux une vaste carte, constellée d’épingles à têtes blanches ou noires. Ce n’était pas des Balkans, où décidément aucun soulèvement ne s’était encore produit, mais du Bas-Soudan qu’il était question... On avait envoyé Dick à son lit, car les aveugles sont toujours sous les ordres de ceux qui ont conservé la vue... Depuis sa dernière sortie dans le parc, le malheureux était d’ailleurs devenu plus irascible encore. Il en voulait à la terre entière. Il vivait dans une fureur noire, tournant et retournant entre ses doigts les trois lettres de Maisie, toujours fermées.

Torpenhow déclara tout à coup à ses deux compagnons que pour cette nouvelle campagne, il ne partirait pas avec eux. Et du doigt il désignait la porte de la chambre de Dick, demeurée ouverte à cause de la chaleur.

— Oseriez-vous m’en blâmer ?

— Pas le moins du monde !... répondit Kenen. Seulement je trouve que c’est pousser un peu loin la bonté. Que diable ! Dick n’est pas sans le sou ; il ne mourra pas de faim si vous n’êtes pas auprès de lui. Vous ne pouvez cependant lui sacrifier toute votre vie.

Quant à l’Antilope, il ronchonna quelque chose à l’adresse des fous sentimentaux qui compromettent leur carrière pour d’autres fous, dont ils n’obtiennent même pas la reconnaissance.

Torpenhow rougit de colère. Il savait bien, hélas ! que Dick ne paraissait pas toujours comprendre son dévouement ; mais il lui plaisait de se dévouer tout de même. Il domina son énervement, et, pour faire comprendre à ses camarades à quel point son ami devait souffrir, il leur fit un récit simple et clair de tout ce qu’il avait appris sur sa vie récente. Les deux correspondants l’écoutèrent attentivement.

— Est-il donc possible, dit Kenen, quand il eut tout raconté, qu’un homme puisse revenir, à travers les années, à ses amours d’enfant !

— Je vous cite des faits. Il n’en parle plus maintenant ; mais il reste assis des journées entières à chiffonner des lettres d’elle, quand il croit que je ne le vois pas. Que me conseillez-vous de faire ?

— Écrivez à la jeune personne.

— Je ne sais même pas comment elle s’appelle ! je ne connais que son prénom, Maisie. Et puis qu’est-ce que vous voulez que je lui dise ?... D’accepter Dick par pitié ?... Entrez donc dans la chambre du pauvre garçon et faites-lui entrevoir cette solution-là ! Vous verrez s’il n’essaie pas de vous étrangler !

— Eh bien ! le devoir de Torpenhow est tout tracé, interrompit Kenen : il va partir pour Vitry-sur-Marne ; cela se trouve sur la ligne de Bézières-Landes ; on voit un peuplier sur la hauteur, à dix-huit cents mètres de l’église, ce qui fait que les Prussiens ont eu d’excellents repères pour bombarder la ville en 1870. La garnison actuelle doit être d’un escadron de cavalerie. Torp exposera posément la situation à la jeune personne, qui reviendra tout de suite auprès de Dick, s’il est vrai, comme celui-ci le prétend, que seule sa maudite obstination les sépare.

— ... Et ils auront à eux deux quatre cent vingt livres de rente annuelle, ajouta l’Antilope. Dick n’a jamais perdu la faculté de compter, même dans son délire. Je trouve, Torp, que vous seriez inexcusable de ne pas partir.

Torpenhow avait l’air très malheureux.

— Mais c’est absurde ! C’est impossible ! Je ne puis pourtant pas la ramener par les cheveux !

— Notre métier, dit Kenen, celui pour lequel on nous paie, c’est de faire des choses absurdes et impossibles, généralement dans le seul but de distraire le public. Cette fois, il y a une raison beaucoup plus sérieuse. Donc, tout est dit. J’occuperai cet appartement avec l’Antilope jusqu’à votre retour. Nous y recevrons toute la journée des correspondants spéciaux qui vont s’abattre sur la ville en attendant l’heure du départ. Ce sera leur quartier général. Tout s’arrangera de la sorte, et vous pourrez venir avec nous quand la campagne commencera. C’est votre seule chance de salut, et Dick vous en sera reconnaissant.

— Je veux bien essayer... je ne comprends pas qu’une femme dans son bon sens ait pu refuser Dick.

— Chapitrez-la. Je vous ai vu entreprendre la conquête d’une mahdiste fanatique pour vous faire donner quelques dattes : ce que vous allez tenter cette fois ne sera pas la moitié aussi difficile. Allons, c’est entendu : demain après-midi, vous ne serez plus ici. L’Antilope et moi, nous vous expulsons.

— Dick, fit Torpenhow le lendemain matin, puis-je vous être bon à quelque chose ?

— Non. Laissez-moi tranquille ! Combien de fois faut-il vous répéter que je n’ai besoin de rien, puisque je suis aveugle ?

— Alors, vous ne désirez pas que j’aille vous chercher n’importe quoi ?

— Non. Épargnez-moi, je vous en prie, le bruit que font en craquant vos infernales bottines !

— Pauvre garçon ! se dit Torpenhow. Il a les nerfs agacés : ce doit être ma faute. Il a besoin d’un pas plus léger, autour de lui.

Puis il répondit tout haut.

— Très bien. Puisque vous désirez qu’on vous laisse, je vais m’absenter pour quatre ou cinq jours. Dites-moi au moins adieu ! Le patron de l’hôtel s’occupera de vous, et Kenen habitera mon appartement.

Le visage de Dick s’assombrit.

— Vous ne serez pas absent plus d’une semaine, j’espère ?

— J’ai mauvais caractère, Torp, je le sais, mais je ne puis me passer de vous.

— En vérité, il faudra bien que vous vous en passiez et vous serez enchanté de me voir tourner les talons !

Dick chercha son chemin à tâtons jusqu’au fauteuil, en se demandant ce que tout cela signifiait. Il répugnait à se laisser soigner par l’hôtelier, et pourtant la constante sollicitude de Torpenhow l’agaçait... La vérité est qu’il ne savait pas ce qu’il désirait. L’obscurité ne se levait toujours pas, et les lettres fermées de Maisie, à force d’être retournées entre ses doigts, étaient toutes froissées et comme usées. Certes, il ne pourrait jamais les lire, quelque longue que fût sa vie ; mais c’est égal, elle aurait bien pu lui en envoyer d’autres encore, pour le distraire !...

L’Antilope eut l’idée de lui apporter un peu de cire rouge à modeler. Il espérait que Dick pourrait se délasser et s’amuser en la pétrissant de ses mains... Il la mania en effet, pendant quelques minutes ; puis, demanda tristement :

— Cela ressemble-t-il à quelque chose ?... Non, n’est-ce pas ?... Emportez ! Emportez !... J’acquerrai peut-être dans une cinquantaine d’années le toucher des aveugles... Savez-vous où est allé Torpenhow ?...

— Non, fit l’Antilope. Nous occupons son appartement jusqu’à son retour. Pouvons-nous faire quelque chose pour vous ?

— Je voudrais qu’on me laissât tranquille, s’il vous plaît. Ne me croyez pas ingrat ; mais je suis mieux seul.

L’Antilope s’éloigna en haussant les épaules, et Dick retomba dans son obscure méditation, à peine secouée par une seconde révolte contre le sort. Il y avait beau temps qu’il ne songeait plus à son œuvre passée et que l’avait quitté le désir d’en entreprendre une autre !... Il s’apitoyait profondément sur lui-même, voilà tout, et le désespoir où il se complaisait lui était un repos. Néanmoins tout son être appelait encore Maisie, Maisie qui le comprendrait, elle !... Sa raison lui disait bien que la jeune fille, tout occupée de son travail, l’oubliait sans doute... Il se disait aussi que le malheur fait fuir tout le monde et que le concurrent tombé est foulé aux pieds par ceux qui le suivent... Mais du moins, disait-il, Maisie pourrait se servir de moi comme jadis je me servais de Binat... Elle ferait de moi des études... Qu’est-ce que je demande de plus ? Être auprès d’elle, voilà ce qu’il me faut ; ah ! oui, auprès d’elle, même si je la savais aimée d’un autre... Pouah ! Quelle vilenie !...

Une voix joyeuse venue de l’escalier l’interrompit ; elle chantait :

Tous nos créanciers pleureront en vain,
Quand nous partirons, partirons là-bas.
Ils auront beau faire, car mardi prochain,
Nous serons en route avec nos soldats...


Hurrah pour la vieille Angleterre ! En route, mardi, pour la malle des Indes ! Hurrah !...

Puis, des piétinements. La porte voisine lourdement poussée et refermée, des cris, des discussions, des éclats de rire. Une voix sonore disait :

— Regardez, vous autres ; j’ai mis la main sur une gourde nouveau modèle et de première qualité. Hein ! qu’en dites-vous ? Cela s’ouvre parfaitement et se bouche de même...

Dick bondit. Il reconnaissait cette voix-là.

« C’est Cassavetti ! Cassavetti qui est revenu à Londres pour repartir aussitôt. Ah ! je comprends maintenant pourquoi Torp est absent ! On doit se battre quelque part... Et moi, je n’en serai pas !... »

Il entendait ; l’Antilope réclamait en vain le silence.

« C’est pour moi ! pensa Dick. C’est pour moi qu’il veut les faire taire ! Les oiseaux voyageurs vont prendre leur vol, et ils ne veulent pas que je le sache... J’entends Morten... Sutherland... Mackaye... La moitié des reporters militaires de Londres est là... Et je n’en serai pas !...

Il traversa le palier à tâtons et entra dans la chambre de Torpenhow. Il la sentit pleine de gens.

— Où est-ce ? demanda-t-il. Est-ce enfin dans les Balkans, l’Antilope ? Pourquoi ne m’en avoir rien dit ?

— Nous pensions que cela ne vous intéressait guère, fit l’Antilope d’un ton embarrassé. C’est au Soudan, comme toujours.

— Heureux chien que vous êtes ! Laissez-moi m’asseoir ici pour vous écouter. Je ne vous gênerai pas, je tâcherai de ne pas être le spectre de Banquo. Où êtes-vous, Cassavetti ? je vous entendais tout à l’heure ; votre anglais est pire que jamais, non ami.

On conduisit Dick à une chaise, et la conversation reprit. Il entendait déployer les cartes ; on discutait les consignes données à la presse ; on critiquait les généraux, les voies ferrées, les transports militaires, les approvisionnements ; on déclamait, certifiait, dénonçait dans des termes qui auraient épouvanté le crédule public ; on riait aussi, sans mesure, et cet ouragan de vie active et joyeuse entraînait Dick et l’affolait. Tous ces hommes avaient en perspective une guerre prochaine et glorieuse. L’Antilope le disait, il fallait être prêt... Kenen rédigeait une dépêche pour commander des chevaux au Caire... Cassavetti s’était procuré la liste, probablement inexacte, des troupes qui seraient appelées, et il la lisait à haute voix... Au milieu du bruit, Kenen présenta à Dick un inconnu que le Syndicat central avait engagé comme dessinateur.

— C’est sa première expédition, disait le reporter, donnez-lui quelques tuyaux.

Juste à ce moment, ce fut une explosion nouvelle de cris, de remarques, de contestations, de rires et de jurons... On ne s’entendait plus.

— Mais qu’est donc devenu Torpenhow ? demanda Dick, dans le silence relatif qui suivit.

— Il est en vacances, pour le moment, répondit l’Antilope. Je suppose qu’il roucoule quelque part.

— Il nous a dit qu’il ne partirait pas avec nous, ajouta Kenen.

— Ah ! vraiment ? s’écria Dick avec fureur. Eh bien, je vous dis, moi, qu’il partira. Je ne suis plus bon à grand-chose maintenant ; mais si, vous et l’Antilope, vous le tenez devant moi, je le secouerai jusqu’à ce qu’il cède... Lui ! rester en arrière ? Lui ! le plus habile et le plus fort de vous tous ! je vous jure bien... Ça va chauffer autour d’Omdurman [1]. Nous y entrerons cette fois. Hélas ! j’oubliais... Oh ! mon Dieu, que je voudrais donc partir avec vous !

— Nous vous regretterons tous, dit Kenen.

— Et je vous regretterai plus que tous les autres, ajouta le nouvel artiste du Syndicat.

— Vous, monsieur, je vous donnerai un conseil, fit Dick en se levant comme pour se diriger vers la porte. S’il vous arrive d’être blessé à la tête dans quelque escarmouche, ne vous défendez pas. Suppliez l’ennemi de vous achever. De toutes les manières, cela vaudra mieux, allez !

Puis, au moment de franchir le seuil où on l’avait mené, il se retourna, en disant :

— Merci, vous tous, pour m’avoir permis de venir !

Une heure plus tard, lorsque tous les correspondants furent partis, l’Antilope rappela à son compagnon la colère de l’aveugle.

— Grinçait-il des dents, hein ?

— Pauvre garçon ! répondit Kenen. Il avait entendu le son de la trompette, et il était accouru. Allons voir ce qu’il fait maintenant.

Le feu de l’enthousiasme était tombé. Dick était assis devant la table, dans l’atelier, le menton appuyé dans la paume de ses deux mains. Il ne changea pas de posture en les entendant venir.

— Cela fait mal, gémit-il doucement. Oh ! oui, cela fait bien mal ! Et pourtant, vous voyez, le monde continue à tourner ! Est-ce que je reverrai Torp avant le départ ?

— Certes, dit l’Antilope, vous le reverrez.





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