L’alouette entonnera son hymne au Seigneur,
La perdrix appellera sa couvée,
Alors que j’oublie heure après heure
Les landes et les champs que jadis j’ai foulés.
Il est triste d’ignorer la nuit ou l’aurore,
Mais plus triste encore de ne pas ignorer
Que je ne puis qu’entendre sonner le cor
Dans lequel autrefois j’ai soufflé.

Le Fils unique.


Trois jours plus tard, Torpenhow, le cœur pesant de chagrin, disait à Dick :

— Alors, vous prétendez que vous n’y voyez plus assez pour peindre sans whisky ? C’est généralement le contraire qui se produit.

— Pensez-vous qu’un ivrogne puisse jurer sur son honneur ? demanda Dick.

— Oui, s’il a toujours été honnête homme.

— Eh bien, je vous en donne ma parole d’honneur ! Songez donc, mon vieux Torp, que je distingue à peine votre figure, maintenant ! Il y a deux jours que je suis sobre, parce que vous m’y contraignez : je n’ai rien bu ; mais je n’ai rien pu faire non plus ! Ne soyez pas aussi sévère, mon ami ! Les taches augmentent devant moi... Pour combien de temps encore ai-je mes yeux ? Je n’en sais rien. Accordez-moi trois jours, trois séances avec Bessie, et laissez-moi boire comme je voudrai : mon tableau sera fini. Vous n’avez pas peur que je me tue en trois jours, n’est-ce pas ?... Tout au plus me donnerai-je un accès de delirium tremens... Mais vous obtiendrez bien, alors, de l’Antilope qu’il vous aide à me renverser et à me ligoter !... Ce n’est pas pour le whisky, allez, que je vous demande cela : c’est pour mon tableau...

— Continuez donc, malheureux ! je vous donne trois jours ; mais cela me brise le cœur...

Dick se remit au travail avec fureur. Le démon jaune du whisky lui tenait compagnie et chassait les taches noires de ses yeux. La Mélancolie s’achevait, réalisant son rêve presque à la perfection. Il plaisantait avec Bessie ; mais la jeune fille lui répondait avec mépris. Il n’en était nullement ému.

— Vous ne pouvez comprendre cela, Bess, lui disait-il, nous sommes en vue de la Terre promise ; bientôt, nous pourrons nous reposer en songeant à l’œuvre accomplie. Je vous donnerai le prix de trois mois de pose, quand j’aurai fini, et si j’ai plus tard besoin de vous... Mais ne parlons pas de cela !... Est-ce que vous ne me détesterez pas un peu moins, si je vous donne ces trois mois de gages ?

— Non, certes ! je vous hais... et cela ne changera jamais. M. Torpenhow ne me regarde même plus. Vous devez être satisfait, hein ?... Il passe son temps à consulter des cartes ou des livres reliés en rouge.

Ce que Bessie ne disait pas, c’est qu’elle avait de nouveau entrepris la conquête de Torpenhow et que celui-ci, à la fin d’une des scènes de passion qu’elle lui jouait, l’avait tranquillement embrassée, puis mise à la porte, en lui recommandant de ne pas faire la petite sotte. Il passait presque toutes ses journées avec l’Antilope, à discuter les probabilités d’une guerre très prochaine, à étudier les moyens de transport et à se rendre compte des préparatifs qui se poursuivaient en secret dans les arsenaux et dans les docks. Il ne voulait pas revoir Dick avant les trois jours écoulés et son tableau fini.

— Savez-vous bien, dit-il à l’Antilope, que sa peinture est de premier ordre et tout à fait en dehors de sa manière habituelle... Mais, hélas ! son ivresse, elle aussi, est extraordinaire.

— Qu’importe ! laissez-le tranquille. Quand il aura recouvré la raison, nous l’emmènerons d’ici pour lui faire respirer de l’air pur. Pauvre Dick ! je n’envie pas votre sort, Torp, quand il n’y verra plus !

— Le pis est que nous ne savons quand cela viendra. C’est probablement cette angoisse effrayante qui, plus que tout le reste, l’a poussé à boire. L’Arabe qui lui a fendu la tête rirait bien s’il savait !...

— Il peut rire tant qu’il voudra : il est mort !... Mais c’est une piètre consolation.

Dans l’après-midi du troisième jour, Torpenhow s’entendit appeler par Dick.

— C’est fait ! criait-il. J’ai fini. Entrez, Torp ! N’est-ce pas qu’elle est belle ? N’est-ce pas qu’elle est adorable ?... Ah ! je suis allé la chercher en enfer, mais avouez qu’elle en vaut la peine ?

Torpenhow vit le portrait d’une femme qui riait, d’une femme aux yeux profonds, aux lèvres sensuelles. Son rire éclatait sur la toile, dans la note étrange et puissante où Dick avait voulu qu’elle rît.

— Qui vous a inspiré cela ? demanda Torpenhow. Ni l’idée ni la forme ne ressemblent à ce que vous avez fait auparavant. Quel visage ! Quels yeux ! Quelle insolence !

Involontairement, il rejeta la tête en arrière et se mit à rire avec la même expression que le mystérieux modèle.

— Elle a joué jusqu’au bout, au jeu de la vie, jamais elle n’y a gagné, et maintenant elle s’en moque. Est-ce bien cela que vous avez voulu exprimer ?...

— Parfaitement cela.

— Mais où donc avez-vous pris la bouche et le menton ? Ce ne sont pas ceux de Bessie.

— Ils sont... à quelque autre... Mais est-ce beau, dites ? Est-ce terriblement beau ? Cela valait-il la peine de me griser ?... J’ai fait cela, moi ! Oui, oui ! je l’ai fait tout seul, je l’ai créé !...

Il eut un profond soupir et murmura :

— Dieu juste ! si je suis capable de faire cela aujourd’hui, que ne ferai-je pas dans dix ans ?... À propos, Bessie, dites-nous ce que vous en pensez, vous ?

La jeune fille se mordait les lèvres, furieuse de l’indifférence de Torpenhow, qui ne l’avait même pas regardée.

— C’est la plus laide et la plus répugnante chose que j’aie jamais vue, dit-elle en se détournant.

— Hé ! elle ne sera pas seule de cet avis, Dick ! Cette tête-là exerce une sorte de suggestion criminelle. Je dois même dire qu’il y a, dans le mouvement du buste, quelque chose de perfide et pour ainsi dire de vipérin, que je ne m’explique pas...

— C’est un truc ! s’écria Dick ravi d’être si bien compris. Je n’ai pu résister à la tentation d’employer un artifice que j’avais appris en France. Inutile de vous en donner le détail : vous ne pourriez comprendre... Sachez seulement qu’on obtient l’effet voulu en faisant un peu tourner la tête sur elle-même, et pour cela en raccourcissant très légèrement un côté du visage, de l’angle du menton à l’extrémité de l’oreille gauche. Après quoi l’on accentue l’ombre sous le lobe de l’oreille. C’est une ficelle de métier, tout au plus ; mais comme mon idée était fixée, je me suis cru autorisé à en jouer. Oh ! ma beauté ! ajouta-t-il en contemplant son œuvre.

— Amen ! fit Torpenhow, c’est une beauté, j’en conviens, je le proclame même !

— Ainsi fera tout homme qui a souffert, conclut Dick en se frappant la cuisse, dans un emportement de joie orgueilleuse, car cet homme retrouvera là son chagrin, quel qu’il soit, et, par le roi Henri ! au moment où il sera tenté de s’apitoyer sur lui-même, il rejettera la tête en arrière et se mettra à rire... comme elle !... En elle, voyez-vous, j’ai mis la vie de mon cœur et la lumière de mes yeux. Advienne que pourra, maintenant !... je me sens las, abominablement las !... je crois que je vais dormir. Emportez le whisky, Torp : il a fait son temps, et comptez, s’il vous plaît, à Bessie trente-six guinées et trois autres par-dessus le marché, pour lui porter bonheur... Couvrez le tableau !...

Il se renversa sur la chaise longue, le visage livide, l’air égaré... Sa phrase était à peine achevée qu’il dormait déjà.

Bessie essaya de prendre la main de Torpenhow.

— Ne me parlerez-vous jamais plus ? demanda-t-elle.

Mais Torpenhow regardait Dick endormi.

— Quel orgueil démesuré ! se disait-il. Dès demain, je vais m’occuper de lui et tâcher de le corriger. Cher garçon, il en vaut la peine... Quoi ? Qu’y a t-il, Bessie ?

— Rien... rien : je veux seulement remettre un peu d’ordre ici avant de partir. Pouvez-vous me donner tout de suite ces trois mois de gages ? Il vous a dit de me les donner.

Torpenhow remplit un chèque, le lui tendit et rentra dans sa chambre.

Bessie remit tout à sa place dans l’atelier comme elle l’avait promis ; elle ouvrit la porte toute grande, pour que rien ne l’arrêtât dans sa fuite... Elle versa la moitié d’une bouteille d’essence de térébenthine sur un chiffon et se mit à frotter rageusement la figure de la Mélancolie. Comme la peinture ne se brouillait pas assez vite, elle prit un couteau à palette et gratta la toile dans tous les sens, passant ensuite son chiffon humide sur chaque sillon tracé dans la couleur. En cinq minutes, le tableau, tout hachuré, ne fut plus qu’un informe mélange de tons innommables. Alors elle jeta le linge souillé dans le poêle de l’atelier, tira la langue au dormeur, en murmurant : « Roulé ! » puis descendit l’escalier en courant. Elle ne reverrait plus jamais Torpenhow ; mais, du moins, elle aurait fait tout le mal possible à l’homme qui avait mis obstacle à sa fantaisie et qui la raillait sans cesse. Toucher, par-dessus le marché, l’argent de cet homme, c’était pour Bessie le charme suprême de la farce.

Et la petite misérable traversa la Tamise pour aller se perdre dans les grisailles de South the Water.

Dick dormit mal dans la soirée, et Torpenhow l’envoya se coucher pour tout de bon. Il avait les yeux brillants et la voix rauque.

— Allons jeter un dernier coup d’œil sur mon tableau, répétait-il avec l’obstination d’un enfant.

— Allez-vous coucher ! répondait Torpenhow. Vous n’êtes pas bien du tout, sans vous en douter : vous êtes nerveux comme un chat enragé.

— Tout cela changera dès demain... Torp. Bonne nuit.

En traversant l’atelier, après avoir vu Dick dans son lit, Torpenhow souleva la toile qui recouvrait le tableau et faillit trahir sa surprise en poussant un cri.

— Effacé ! gratté ! lavé à l’essence !... Si Dick apprend cela ce soir, il en deviendra fou... Hélas ! il est déjà bien près de la folie... C’est Bessie ! la petite gueuse ! Il n’y a qu’une femme pour être capable d’un pareil trait... Et quand je pense que l’encre avait à peine eu le temps de sécher sur son chèque !... Pauvre Dick, quel désespoir il éprouvera demain ! Et quelle rage ! C’est ma faute, aussi : pourquoi me suis-je avisé de secourir un démon du ruisseau ? Ô pauvre, pauvre Dick ! le Seigneur vous éprouve cruellement !...

Dick, cette nuit-là, ne pouvait dormir. C’était d’abord la joie de la réussite qui l’avait agité au point de faire fuir le sommeil ; c’était maintenant parce que les lueurs éclatantes, que ses yeux connaissaient si bien, avaient cédé la place à des gerbes de feux d’artifice, nuancées de toutes les couleurs.

— Ah ! vous pouvez bien tirer toutes vos fusées, désormais ! dit-il tout haut. J’ai achevé mon œuvre : le reste importe peu. Il demeurait étendu, immobile, fixant le plafond. Le délire de l’alcool, longtemps contenu, bouillait maintenant dans ses veines ; son cerveau enflammé engendrait un tourbillon de pensées qui fuyaient l’examen, échappaient au raisonnement. Ses mains étaient sèches, animées de crispations incessantes. Il venait de découvrir qu’il peignait la figure de la Mélancolie dans un dôme tournant, strié de mille raies lumineuses, et que toutes ses idées de beauté se pressaient, incarnées, à plusieurs centaines de pieds au-dessous de son fragile et branlant échafaudage, d’où elles entonnaient un hymne à sa gloire... À ce moment, quelque chose craqua derrière la paroi de ses tempes, comme si la corde trop tendue d’un arc se fût brisée... Le dôme étincelant s’écroula aussitôt, et il fut seul dans les ténèbres.

— Je vais dormir... Comme la chambre est noire ! Allumons une lampe et regardons un peu la Mélancolie... Il devrait cependant faire clair de lune !...

Ce fut alors que Torpenhow s’entendit appeler par une voix qu’il ne connaissait pas, une voix où sonnait l’accent d’une terreur mortelle.

— Il a vu le tableau !...

Telle fut sa première pensée.

Il se précipita dans la chambre à coucher où Dick, assis sur son lit, battait l’air de sa main.

— Torp, Torp, où êtes-vous ? Par pitié, venez à moi !

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Dick s’agrippa des ongles à son épaule.

— Ce qu’il y a ?... Voilà des heures que je suis ici dans les ténèbres !... Est-ce que vous ne m’entendez pas ? dans les ténèbres !...

— Torp, mon vieux, ne vous en allez pas !... Il fait noir, vous dis-je ! il fait noir !...

Torpenhow plaça la bougie à un pied des yeux de Dick : il n’y avait pas de lumière dans ces yeux-là. Il alluma le gaz et Dick entendit le bruit que fait la flamme en jaillissant. Il enfonçait les doigts dans l’épaule de Torpenhow.

— Ne me quittez pas ! Vous ne voudriez pas me laisser seul, à présent, dites ?... je ne vois pas... Comprenez-vous ?... Il fait noir... tout noir... Il me semble que je tombe dans du noir !...

— Calmez-vous !...

Torpenhow, passant son bras autour des épaules de Dick, se mit à le bercer doucement.

— Ça fait du bien. Ne me parlez pas. Il me semble que, si je restais un instant tranquille, cette obscurité se lèverait. Tenez, je crois qu’elle va se dissiper. Chut !

Dick fronça les sourcils, les yeux désespérément fixés devant lui. L’air de la nuit glaçait les pieds de Torpenhow.

— Pouvez-vous rester ainsi une minute ? dit-il. Je cours chercher ma robe de chambre et mes pantoufles.

Dick se cramponna des deux mains au chevet du lit et attendit que l’obscurité s’éclairât.

— Quel temps avez-vous mis ! cria-t-il au moment où rentrait Torpenhow. Il fait plus noir que jamais... Qu’est-ce donc que vous venez de heurter contre la porte ?

— Chaise longue... couverture... oreiller... Dormir auprès de vous. Allons, recouchez-vous, maintenant ; vous serez mieux demain matin.

— Hélas ! non, fit-il en gémissant. Mon Dieu ! Je suis aveugle !... Et cette obscurité ne cessera plus jamais...

Il essaya de s’élancer hors du lit ; mais les bras de Torpenhow étaient noués autour de son corps ; le menton de Torpenhow s’appuyait sur son épaule ; Torpenhow le serrait à l’étouffer contre sa poitrine. Il ne pouvait que balbutier : « Aveugle !... aveugle !... » et se débattre faiblement.

— Allons, du calme, Dick ! du calme » disait à son oreille la voix profonde et tendre. Et l’étreinte se fit encore plus étroite. « Mordez au boulet, mon vieux ! Ne laissez pas croire que vous avez peur... »

Le brave garçon n’aurait pu serrer davantage. Tous les deux ils respiraient à peine. Dick se mit à balancer sa tête de droit à gauche, en gémissant.

— Lâchez-moi, dit-il enfin tout haletant. Vous me brisez les côtes. Il ne faut pas qu’on croie que j’ai peur, n’est-ce pas ?... Eh bien, soyez tranquille, personne ne le verra, ni les génies de l’obscurité, ni personne.

— Là, couchez-vous, maintenant. C’est passé...

— Oui, fit Dick avec soumission. Seulement, voulez-vous me permettre de garder votre main ? J’ai besoin de me retenir à quelque chose : si vous saviez comme c’est affreux de tomber dans le noir !

Torpenhow, de la chaise longue, offrit sa large patte velue. Dick l’étreignit fortement et, au bout d’une demi-heure, il s’endormit. Alors Torpenhow retira tout doucement sa main, et, se penchant sur Dick, il le baisa sur le front avec mille précautions, comme on embrasse un camarade blessé, au moment de la mort, pour lui faciliter le départ.

À l’aube grise, il entendit le pauvre aveugle parler avec volubilité. Il s’en allait à la dérive sur l’océan sans rivages du délire et prononçait des phrases désordonnées :

— C’est dommage !... C’est grand dommage ! Mais on n’y peut rien ; il faut se résigner, maître Georges !... La cécité dépend d’un seul jour, et sans parler des mélancolies ni de toutes les mauvaises humeurs passées, il est bien évident que « la reine ne peut malfaire »... Torp ne sait rien de tout cela : je le lui dirai, quand nous serons un peu plus avant dans le désert... Quel gaspillage ces matelots font de leurs cordages ! Ils vont user en une minute cette haussière épaisse de quatre doigts !... Tenez... je vous l’avais bien dit : ça y est, la voilà rompue !... De l’écume blanche sur de l’eau verte et le vaisseau virant de bord ! que c’est beau à voir !... le vais faire un croquis... Que je suis bête, je ne peux plus ; je suis atteint d’une ophtalmie. C’était une des dix plaies d’Égypte ; elle s’étend maintenant tout le long du Nil sous forme de « cataractes ». Ha ! celle-là est drôle ; riez donc, Torp... Vous avez l’air bien grave, mon ami !... Quant à vous, Maisie, je vous engage à vous tenir éloignée de la haussière ! Cela pourrait vous faire tomber à l’eau et salir votre robe... Prenez garde, chère Maisie !

« Tiens ! Pensa Torpenhow, voilà un nom que j’ai déjà entendu là-bas, dans le Soudan... »

— ... Voyons, Maisie, vous êtes assez près du brise-lames ! Vous trichez !... Ah ! je savais bien que vous le manqueriez... Visez donc en bas et à gauche !... Mais vous n’avez pas la moindre conviction... Tout au monde, excepté de la conviction... Allons ! ne vous fâchez pas. Vous savez bien que je me couperais la main, si cela pouvait vous donner autre chose que de l’entêtement... Oui, je vous sacrifierais ma main droite, si elle devait vous être bonne à quelque chose.

« Voilà ! se dit Torpenhow, que le secret s’échappe enfin de son âme... C’est comme il disait autrefois : un cri de désespoir jeté par le solitaire « à ceux dont le séparait un océan de malentendus »... Écoutons ! »

Les divagations continuèrent, et toujours, toujours ce nom de Maisie qui revenait... Tantôt Dick dissertait sur l’art ; tantôt il maudissait la folie de son esclavage. Il suppliait Maisie de lui accorder un baiser, un seul baiser avant le départ, et lui demandait de revenir au plus tôt de Vitry-sur-Marne... pourvu, toutefois, que cela ne la dérangeât pas trop !... mais, à travers toutes ces incohérences, il prenait la terre et le ciel à témoin que « la reine ne peut mal faire ». Torpenhow ne perdait pas un mot. Il s’initiait peu à peu à la vie cachée de Dick. Pendant trois jours celui-ci délira ainsi, revivant par lambeaux tout son passé ; puis il s’endormit enfin d’un sommeil tranquille.

« Quelles tortures il a dû endurer, le pauvre garçon ! se disait Torpenhow. Lui, le plus fier et le plus indépendant des hommes, se laisser ainsi traiter comme un chien ! Et moi qui le sermonnais sur son arrogance !... Je devais bien savoir pourtant qu’il ne faut pas juger à la légère. Quel être sans cœur doit être cette jeune fille ! Dick lui a donné sa vie, l’imbécile, et elle paraît ne lui avoir donné qu’un baiser !... »

— Torp ! dit de son lit le malade, sortez, mon vieux ! Allez un peu prendre l’air. Vous êtes resté trop longtemps enfermé ici. Je vais me lever, moi aussi... Ah ! voilà qui est trop bête, par exemple ! je ne puis m’habiller tout seul !

Torpenhow l’aida à enfiler ses vêtements et le conduisit au grand fauteuil de l’atelier. Dick s’assit tranquillement, quoique ses nerfs fussent toujours tendus par l’espoir que l’obscurité allait se dissiper.

Elle ne se dissipa ni ce jour-là, ni les jours suivants. Alors il se lança dans un voyage autour de la chambre. Comme il se heurta les jambes contre le poêle dès ses premiers pas, il décida qu’il serait préférable de se traîner à quatre pattes, en « s’éclairant » avec sa main tendue devant lui. Torpenhow le retrouva dans cette posture, sur le plancher.

— J’essaie d’apprendre la topographie de mon nouveau domaine, dit-il en s’asseyant à terre. Vous rappelez-vous ce grand diable de nègre soudanais que vous avez si bien éborgné un jour, dans le carré ?... Quel dommage que vous n’ayez pas gardé son œil !... Il aurait pu me servir... Est-ce qu’il y a des lettres à mon adresse ?... Donnez-moi toutes celles qui viendront dans de grosses enveloppes grises avec une espèce de machin rond derrière... Elles sont sans importance.

Torpenhow lui en remit une qui portait au verso de l’enveloppe un M frappé en noir. Certes, Dick savait tout ce qu’elle devait contenir, et rien n’empêchait en vérité que son ami en prît connaissance ; mais elle appartenait à Maisie autant qu’à lui...

— Quand elle verra que je ne lui réponds plus, se dit-il, elle cessera de m’écrire. Cela vaut mieux. À quoi lui serais-je bon maintenant ?

Un instant l’idée lui était venue d’annoncer à la jeune fille le malheur qui l’avait frappé ; mais tout son être s’était aussitôt révolté :

— Non ! le suis déjà tombé assez bas. Je ne veux pas mendier la pitié... D’ailleurs, pourquoi lui faire ce chagrin ?

Il s’efforçait d’écarter de son esprit le souvenir de Maisie, mais les aveugles ont beaucoup de loisirs pour penser, et à mesure que ses forces revenaient, Dick, pendant l’oisiveté des longues journées obscures, se sentit troublé plus d’une fois jusqu’au fond de l’âme. Une autre lettre de Maisie lui parvint ; puis une autre encore. Ensuite, plus rien.

Il restait assis auprès de la fenêtre, tandis que l’air léger du dehors vibrait aux premiers appels de l’été, et il se figurait alors Maisie conquise par un autre amour que le sien, Maisie gagnée par une tendresse plus forte ou plus heureuse. Son imagination lui représentait avec une précision insupportable, sur le fond noir où se heurtait son regard mort, des scènes qui le faisaient bondir furieusement à travers l’atelier. Il se cognait sans cesse contre le poêle, qui devait décidément occuper quatre places à la fois dans la pièce, car il le rencontrait partout...

Impossible même de fumer : dans la nuit où il vivait, le tabac n’avait plus de saveur.

Toute sa fierté l’avait abandonné ; c’était tour à tour un désespoir muet, concentré, devant Torpenhow ; ou bien, la nuit, des accès de rage folle, dont son oreiller seul avait la confidence.

Et toujours cette intolérable attente, toujours le poids écrasant des ténèbres !...

— Venez vous promener dans le parc, lui dit un jour Torpenhow : il y a une éternité que vous n’êtes sorti.

— À quoi bon ?... Il n’y a pas de déplacement dans l’obscurité. D’ailleurs... » Il s’arrêta hésitant au moment de descendre, « d’ailleurs, je vais me faire écraser.

— N’ayez pas peur ! je ne vous quitte pas.

Le bruit de la rue le frappa d’une terreur nerveuse. Il se cramponna au bras de Torpenhow.

— ... Me voici obligé de tâter le ruisseau du bout du pied !... s’écria-t-il avec colère au moment d’entrer dans le parc. Ah ! mieux vaut mourir en maudissant Dieu !...

— Défense de blasphémer !... Tenez ! voici les gardes !

Dick releva la tête et redressa la taille.

— Allons près d’eux, fit-il. Allons les... regarder ! Menez-moi sur le gazon et courons ! je sens l’odeur des arbres.

— Faites attention à la petite grille... Levez le pied... Là ! c’est bien.

Torpenhow arracha du talon une motte d’herbe et la fit flairer à son ami.

— Sentez-vous ? lui dit-il. Quelle bonne odeur !

Dick renifla avec délices.

— Maintenant, vos jambes à votre cou et en avant !

Ils allèrent aussi près que possible du régiment. Au cliquetis des baïonnettes, les narines de Dick frémirent.

— Allons encore plus près !... Ils sont formés en colonne, n’est-ce pas ?

— Oui Comment le savez-vous ?

— Je l’ai deviné. Ô mes soldats ! Mes beaux soldats !...

Il s’avançait en regardant... comme s’il eût pu voir.

— ... Je les peignais, jadis. Qui les peindra, maintenant ?

— Voilà qu’ils vont se mettre en marche. Ne sautez pas en entendant la musique.

— Je suis bon cheval de trompette, n’ayez pas peur ! Ce sont les silences qui me font mal. Plus près, Torp, plus près. Ô mon Dieu, ce que je donnerais pour les voir, ne fût-ce qu’une minute, une toute petite minute !

Il sentait vivre et palpiter les armes, presque à portée de sa main ; il entendait les courroies se tendre sur la poitrine du tambour au moment où l’homme soulevait du sol sa lourde caisse.

— Il croise ses baguettes au-dessus de sa tête, murmura Torpenhow.

— Je sais... je sais... Qui pourrait savoir mieux que moi ?... Silence !

Les baguettes s’abattirent, éveillant le bruit, et la colonne s’ébranla aux sons de la musique. Dick sentit au passage le vent de la masse en mouvement lui caresser le visage ; il entendit le piétinement affolant des semelles et le froissement des gibernes sur les ceinturons. La grosse caisse rythmait le refrain de café-concert qui accompagnait la marche :

Pourvu qu’il soit de belle taille
Et qu’il semble un homme de poids ;
Pourvu que le samedi soir
Il rentre très sobre au logis ;
Pourvu qu’il sache bien m’aimer
Et qu’il veuille bien m’embrasser ;
Pourvu qu’il aide le ménage,
Enfin je serai toute à lui.


— Qu’avez-vous ? demanda Torpenhow en voyant Dick baisser la tête quand le régiment fut passé.

— Rien. Je suis fatigué d’avoir couru... Ramenez-moi, Torp !... Pourquoi m’avez-vous fait sortir ?





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