— Qu’est-ce là, qui suit à mon côté ?
— L’ennemi qu’il vous faut combattre, monseigneur.
— Qui boitille aussi vite que mon destrier ?
— C’est l’ombre de la nuit, monseigneur.
— Alors, tourne mon cheval face à l’ennemi !
— Il est à terre et dépassé, monseigneur.
Vous combattez le soleil qui faiblit,
Car la nuit tombe vite, monseigneur.

La Bataille du gué de Heriot.


La vie n’est décidément pas drôle, se disait Dick, quelques jours plus tard. Torp est parti. Bessie me déteste, ma Mélancolie n’avance pas, les lettres de Maisie sont trop courtes... et je crois que j’ai une indigestion !... Binkie, sais-tu pourquoi l’on a des douleurs dans la tête et des taches devant les yeux ? Nous conseilles-tu des pilules, petit chien ?...

Dick venait d’essuyer une scène violente de Bessie. Elle lui reprochait, pour la cinquantième fois, d’avoir éloigné Torpenhow : Elle lui déclarait une haine éternelle et ne cachait pas que, si elle consentait encore à poser pour lui, c’était uniquement par amour de l’argent.

— Ah ! Torpenhow vaut cent fois mieux que vous, conclut-elle.

— Je n’en doute pas ! c’est pourquoi il est parti ; moi, je serais resté pour vous faire la cour.

— À moi ! me faire la cour ?... Je voudrais vous y voir !... Si je ne craignais pas d’être pendue, je vous tuerais... Oui, je vous tuerais !... Vous ne me croyez pas ?

Dick sourit avec lassitude. Il est vraiment peu agréable de vivre dans la compagnie d’une idée de tableau qui ne se développe pas, d’un fox-terrier qui ne peut causer et d’une femme qui parle trop... Il allait répondre ; mais, au même moment, d’un angle de l’atelier, se déroula une sorte de voile de la gaze la plus trouble... Il se frotta les yeux ; mais le brouillard gris demeura...

— C’est décidément une honteuse indigestion, se dit-il. Binkie, nous irons chez le médecin. Nous n’avons pas le droit de négliger nos yeux : ils sont notre gagne-pain, et ils nous permettent d’acheter des os de côtelettes pour les petits chiens...

Le docteur, un affable médecin de quartier, aux cheveux blancs, ne se prononça pas jusqu’à ce que Dick eût commencé à décrire le brouillard gris de son atelier.

— Nous avons tous besoin, de temps en temps, d’une petite inspection et de quelque raccommodage, gazouilla-t-il alors. Tout comme un navire, mon cher monsieur ! tout comme un navire. Quelquefois, c’est la coque où il faut radouber une cloison : nous consultons le chirurgien. D’autres fois, c’est le gréement : alors je donne mon avis. Quand c’est la machine, il faut aller chez un spécialiste pour les affections du cerveau... Mais, si c’est la vigie du pont qui fait défaut, le plus simple est de voir un oculiste... je vous conseillerais de voir un oculiste. Une petite réparation de temps à autre, monsieur, voilà ce qui est nécessaire, indispensable. Voyez un oculiste !...

Dick alla chez un oculiste, le meilleur de Londres. Il y alla, persuadé que ce médecin de quartier radotait et préoccupé surtout de ce que penserait de lui Maisie, si par hasard on l’obligeait à porter des lunettes.

— Vois-tu, Binkie, disait-il en route, j’ai trop longtemps négligé les avertissements de Monseigneur l’Estomac : de là ces taches devant mes yeux.

Au moment où il traversait le vestibule obscur qui conduisait au salon d’attente, un homme le heurta. Dick entrevit le visage de cet homme lorsque la lumière de la rue vint l’éclairer.

— Voilà le type de l’écrivain, pensa-t-il. C’est le même front que Torpenhow. Comme il a l’air défait ! Il vient sans doute d’apprendre ici quelque fâcheuse nouvelle.

À cette idée, une peur véritable l’assaillit, une peur qui suspendit son souffle au moment où il entrait dans le salon.

C’était une grande pièce garnie de meubles sculptés et massifs, aux murs tendus de vert et décorés de gravures parfois rehaussées de couleurs. Il reconnut la reproduction d’un de ses tableaux.

Beaucoup de gens attendaient leur tour et devaient passer avant lui. Son regard fut attiré par un recueil de cantiques de Noël, d’un rouge flamboyant frappé d’or. Il devait venir des petits enfants, chez cet oculiste, et c’était pour eux, sans doute, ces livres naïfs imprimés en gros caractères.

— C’est du mauvais art païen, se dit-il en prenant un de ces volumes. À en juger par l’anatomie des anges, cela doit avoir été fait en Allemagne.

Il tourna les pages ; une strophe tirée à l’encre rouge lui sauta aux yeux :

L’autre joie divine de Marie,
Sa joie sans égale,
Ce fut de voir son bon fils Jésus-Christ,
Rendre la vue aux aveugles...

Alors réjouissons-nous, mon Dieu,
Louons le Père, le Fils, le Saint-Esprit
Pour l’éternité dans les cieux
 [1].

Dick lut et relut ces vers et les suivants, jusqu’au moment où l’on vint l’appeler à son tour...

Le docteur se pencha sur lui, après l’avoir fait asseoir dans un fauteuil. La flamme d’un microscope à gaz, projetée par reflets jusqu’au fond de ses yeux le fit frissonner. La main de l’homme de l’art toucha sur son crâne la cicatrice du coup de sabre reçu au Soudan, et Dick expliqua brièvement dans quelles conditions il avait été blessé. Quand il fut délivré de la clarté aveuglante de l’instrument, il revit le visage du docteur, et son angoisse le ressaisit. L’oracle qu’il attendait fut d’abord enveloppé dans une nuée de précautions oratoires. Dick entendit les mots de « cicatrice, os frontal, nerf optique, extrêmes précautions »... « éviter toute anxiété mentale »...

— Le verdict ?... demanda-t-il d’une voix étranglée. Je suis peintre, et j’ai besoin de travailler. Qu’augurez-vous de moi ?

La réponse fut encore noyée dans un océan de paroles ; mais cette fois elle avait un sens précis.

— Pouvez-vous me donner quelque chose à boire ? demanda le patient.

Maintes sentences avaient été prononcées dans cette triste chambre, et plus d’un des malheureux qui s’y étaient assis avait éprouvé sans doute le besoin d’un cordial : Dick trouva un verre de brandy sous sa main.

— Si j’ai bien compris, fit-il en toussant après avoir bu, je suis menacé d’une paralysie du nerf optique, ou de quelque chose d’analogue ? ... C’est-à-dire que je suis frappé sans espoir de guérison ?... Quelle est la limite du temps dont je dispose... dont je puis disposer en évitant tout excès de fatigue, toute contrariété ?

— Peut-être une année...

— Mon Dieu !... Et si je ne prends pas garde ?

— Je ne puis vous dire au juste... Il est difficile de mesurer exactement la gravité de ce coup de sabre. Votre cicatrice est déjà ancienne, et vous êtes longtemps demeuré exposé à la vive lumière du désert... En outre, votre application excessive à un travail minutieux... tout cela fait qu’il est difficile de préciser le délai...

— Je vous remercie, monsieur !... Voulez-vous me permettre de demeurer un instant assis, avant de repartir ?... je vous demande pardon, mais j’étais si loin de m’attendre... Vous avez été parfaitement bon de me dire la vérité. Merci !

Dick descendit dans la rue, où Binkie l’accueillit avec des démonstrations de joie.

— Nous avons appris de mauvaises nouvelles, petit chien, lui dit-il, aussi mauvaises que possible. Allons dans le parc pour réfléchir.

Ils se dirigèrent vers un certain arbre bien connu du jeune homme et près duquel il s’assit, car ses jambes tremblaient, et il avait une sensation de froid au creux de la poitrine.

— Comment cela peut-il venir ainsi, sans avertissement ?... C’est aussi brutal qu’une fusillade !... La mort sans phrases, Binkie, la mort vivante !... Dans un an, à la condition encore d’être très prudent pendant cette année-là, nous serons plongé dans l’obscurité, nous ne verrons plus personne et nous n’aurons plus rien de ce que nous désirons... dussions-nous vivre cent ans !...

Binkie frétilla gaiement de la queue.

— Il faut y penser, Binkie !... Voyons un peu ce que l’on éprouve quand on est aveugle ?

Il ferma les yeux : des virgules de flammes, des taches lumineuses flottèrent aussitôt sous ses paupières. Cependant, quand il les releva pour regarder à travers le parc, le champ de vision ne lui parut pas diminué. Il voyait parfaitement... Puis il eut soudain devant ses prunelles comme des gerbes jaillissantes de feux d’artifice.

— Petit chien, nous ne sommes pas bien du tout ! Il faut rentrer chez nous !... Si Torp pouvait revenir, maintenant !

Mais Torpenhow parcourait les pays du sud de l’Angleterre. Il visitait des docks avec l’Antilope, et ses lettres brèves étaient pleines de réticences.

Dick n’avait jamais recherché la sympathie de personne, dans ses joies ni dans ses chagrins ; il comprit, d’ailleurs, dans la solitude de son atelier, désormais décoré d’un lambeau de gaze grise tendu de tous les côtés où se portait son regard, que, si le sort le condamnait à la cécité, tous les Torpenhow du monde ne le sauveraient pas.

« Et puis, se disait-il, comment le faire revenir pour le condamner à s’asseoir à mes côtés et à me plaindre ?... Non, cela ne regarde que moi. À moi de me tirer d’affaire tout seul ! »

Couché sur le sofa, il se demandait en rongeant sa moustache à quoi ressemblait l’obscurité de sa nuit. Sa mémoire lui retraça tout à coup une scène affreuse et bizarre de la campagne du Soudan. Un soldat avait eu le haut du corps presque fendu en deux par un coup terrible d’une large épée arabe. Pendant un moment le malheureux parut ne ressentir aucun mal ; mais, en se baissant, il vit couler à terre tout le sang de sa vie... L’étonnement stupide qui se peignit alors sur son visage fut d’un comique si intense que Dick et Torpenhow, quoiqu’ils sortissent à peine d’une lutte désespérée pour défendre leur propre existence, éclatèrent d’un rire cruel et bruyant, auquel l’homme lui-même sembla un moment vouloir se joindre. Alors ses lèvres s’écartèrent pour une grimace hébétée qui ne s’acheva pas, car l’agonie foudroyante le saisit et l’abattit, râlant, à leurs pieds.

Le même rire qu’autrefois secoua les nerfs de Dick à ce souvenir, et il se dit que pour lui aussi la stupide surprise du coup reçu allait s’évanouir dans la nuit.

— Mais au moins, conclut-il, j’ai un peu plus de temps devant moi.

Il se Mit à marcher à travers l’atelier, d’un pas d’abord tranquille, mais que l’énervement et l’angoisse rendirent bientôt rapide et violent, semblable à une fuite. C’était comme si une ombre noire, debout à son côté, l’eût poussé en avant, et des cercles s’entrelaçaient, des têtes d’épingles passaient et repassaient devant ses yeux.

— Du calme, Binkie ! du calme ! » Il parlait tout haut pour se donner du courage. « Qu’est-ce que nous allons faire ? car il faut faire quelque chose ; nous n’avons plus beaucoup de temps devant nous ! je ne m’en doutais guère ce matin ; mais, à présent, nous savons à quoi nous en tenir. N’est-ce pas, Binkie ? Où se trouva Moïse, quand la lumière se fut éteinte ? Il se trouva dans le noir...

Binkie sourit d’une oreille à l’autre, comme un terrier bien élevé, mais il ne répondit rien.

— Si nous avions devant nous beaucoup de temps et d’espace ce ne serait déjà pas un crime d’avoir peur. Qu’en dis-tu, mon petit chien ?... Mais il me semble que j’entends derrière mon dos l’affreuse poursuite...

Il essuya son front couvert d’une sueur glacée.

— Que faire, mon Dieu ?... Toutes mes idées ont fui ; impossible de les retenir, impossible de raisonner ! Mais je deviendrai fou, moi, si je ne fais pas quelque chose, tout de suite...

La promenade fiévreuse recommença. De temps en temps, il l’interrompit pour aller chercher quelque toile depuis longtemps négligée, ou de vieux albums. D’instinct, il se tournait vers son travail comme vers le secours, vers le refuge assuré.

Le jour tombait : Dick se crut un instant enveloppé à l’improviste et pour jamais par le crépuscule des aveugles.

— Allah tout-puissant, s’écria-t-il désespéré, aide-moi à passer les jours d’attente, et je ne gémirai pas quand viendra le châtiment ! Mais que faire, hélas ! avant que la lumière s’éteigne ?...

Rien ne répondit. Dick s’efforça de reprendre un peu d’empire sur lui-même... Ses mains tremblaient, ces mêmes mains dont la fermeté avait fait son orgueil ! Ses dents s’entrechoquaient, la sueur mouillait son visage, la peur le fouaillait. Il sentait le désir ardent de se mettre au travail, d’accomplir une œuvre quelconque ; mais son cerveau vide d’idées le laissait inerte, impuissant, et il ne savait que répéter sans trêve : « je vais devenir aveugle ! »

« Allons ! se dit-il enfin, c’est honteux. Si Torp me voyait !... Quel bonheur qu’il ne soit pas ici !... Et le docteur qui m’ordonne de fuir toute excitation mentale... Viens, mon Binkie, viens que je te caresse. »

Le petit chien glapit, à moitié étouffé par d’inconscientes étreintes ; puis, comme Dick recommençait à parler tout haut, dans l’obscurité, il comprit, en animal intelligent, qu’il n’avait plus rien à craindre, et il se tint tranquille.

— Allah est bon, Binkie... peut-être pas autant que nous pourrions le désirer ; mais attendons la suite. Je crois que je vois ma route, maintenant. Toutes ces études que j’ai faites de la tête de Bessie ne valent rien. Elles m’ont troublé. Je tiens mon idée, à présent ; elle est claire comme du cristal. La Mélancolie que j’imagine désormais dépasse toute conception. Il y aura un peu de Maisie, dans cette figure-là, car Maisie, qui ne se donnera jamais, fait partie de ma tristesse. Il y aura quelque chose de Bessie également, car elle connaît la mélancolie, sans s’en douter. Et cela sera dessiné ; et l’œuvre s’achèvera dans un éclat de rire... Oui, la toile retracera et me jettera au visage cette grimace de moquerie ou de douleur qu’on appelle le rire, et quiconque la verra, homme ou femme, pour peu qu’il ait un chagrin dans sa vie, « comprendra son langage », comme dit le poète, « et sentira devant elle la solidarité du désespoir »... Oui, cela vaudra mieux que de m’obstiner à une simple gageure pour humilier Maisie. Je le ferai bien, mon tableau, maintenant, car je le vois... je le vois !...

« Attends un peu, Binkie, tu vas me servir d’augure : viens ici, que je te suspende par la queue. »

Binkie se laissa balancer, la tête en bas, pendant une minute, sans souffler.

— ... Tu es un brave petit chien : tu ne cries pas quand on te suspend. C’est un bon présage.

Binkie, remonta sur sa chaise, et, chaque fois qu’il leva les yeux, pendant les heures qui suivirent, il vit son maître se promener à travers l’atelier, en se frottant les mains et en riant.

Ce même soir, Dick écrivit à Maisie une lettre toute pleine de la plus ardente sollicitude pour sa santé ; il ne dit rien de lui-même et alla se coucher pour revoir en songe la Mélancolie à venir.

Ce fut le lendemain seulement qu’il se ressouvint du malheur menaçant.

Il se mit à la besogne en sifflotant, repris tout entier par cette joie pure et claire de la création, joie rarement accordée à l’homme afin sans doute qu’il ne s’égale pas à Dieu et qu’il ne refuse point de mourir à 1’heure prescrite. Il oublia tout : et Maisie, et Torpenhow, et Binkie accroupi à ses pieds ; mais il ne se fit point faute de taquiner Bessie et de l’amener par degrés à la plus furieuse colère — ce qui n’était pas, au surplus, très difficile — afin d’observer attentivement ses yeux chargés d’éclairs. Il se jeta dans le travail, à corps perdu, et ne vivant plus que dans son rêve, il oublia le sort qui l’attendait. Les choses de ce monde le laissaient indifférent.

— Vous avez l’air content aujourd’hui, dit Bessie.

Dick, du bout de son appui-main, décrivit en l’air des cercles mystiques, puis il alla se rafraîchir au buffet. Il y retourna vers la fin de la journée, quand se fut calmée l’excitation première, et, après quelques libations, il demeura convaincu de l’erreur ou du mensonge proféré par l’oculiste, car il y voyait très bien !... Rien, semblait-il, ne pouvait l’empêcher de se créer bientôt un foyer dont Maisie, bon gré mal gré, serait la souveraine...

Le lendemain matin, son humeur s’obscurcit de nouveau ; mais les carafons de liqueur étaient là pour le réconforter. Il se remit à l’ouvrage. Ses yeux, à la vérité, retrouvèrent devant eux des taches grises, des traits mobiles, des lueurs vagues ; alors il prit le parti de recourir encore aux flacons et la Mélancolie reparut plus belle que jamais sur la toile et dans son imagination. Il éprouvait un délicieux sentiment d’irresponsabilité, semblable à un homme qui, vivant au milieu de ses semblables, saurait quelle sentence de mort pèse sur lui et qui jouirait avidement de ses dernières heures, au lieu de les gaspiller en de vaines et stériles terreurs.

Les jours se succédaient sans incidents. Bessie venait ponctuellement. Sa voix, quand elle parlait, sonnait aux oreilles de Dick comme une lointaine rumeur, mais son visage était toujours à portée des yeux qui l’étudiaient. La Mélancolie commençait à jaillir de la toile, évoquant l’idée d’une femme qui a connu toute la souffrance humaine et qui en rit... Cependant les coins de l’atelier se drapaient de plus en plus de voiles gris et se noyaient dans l’obscurité. Les taches se multipliaient devant les yeux condamnés, et les douleurs de tête allaient croissant. Les lettres de Maisie devenaient difficiles à lire, et les réponses coûtaient une peine infinie à écrire. Dick ne parlait jamais de son malheur à la chère absente, et il s’abstenait de toute allusion au tableau qu’elle achevait, disait-elle, là-bas !...

Les jours de labeur acharné, les nuits de rêves affolants le consolaient de tout. Son buffet était le meilleur ami qu’il eût maintenant sur la terre...

Quant à Bessie, elle était devenue insupportable. Elle poussait des cris de fureur quand il la contemplait longuement à travers ses paupières mi-closes. Elle boudait ou le regardait avec dégoût. Elle parlait à peine.

Torpenhow était absent depuis six semaines. Un billet incompréhensible annonça son retour : « Nouvelles, grandes nouvelles ! écrivait-il. L’Antilope est au courant ; Kenen aussi. Nous rentrons tous jeudi. Préparez à déjeuner et nettoyez votre équipement. »

Dick montra la lettre à Bessie qui saisit cette occasion de rééditer à son adresse toutes les injures qu’il méritait pour avoir fait partir Torpenhow. Il avait ainsi, disait-elle, ruiné sa vie.

— Allons donc ! répliqua-t-il brutalement. Vous êtes mieux ici qu’à vous galvauder dans la rue avec des brutes ivres.

— De quoi parlez-vous ? fit-elle. Je ne vois pas la différence. Je pose maintenant pour une « brute ivre » dans un atelier. Voilà trois semaines que vous ne dégrisez pas ! C’est vous, alcoolisé comme vous êtes, qui prétendez valoir mieux que moi ?

— Que voulez-vous dire ?...

— Vous verrez, vous verrez, quand M. Torpenhow reviendra !

Il n’eut pas longtemps à attendre. Torpenhow rencontra Bessie dans l’escalier, sans laisser voir la moindre émotion : il apportait des nouvelles un peu plus importantes à ses yeux que plusieurs Bessies à la fois. Kenen et l’Antilope montaient bruyamment derrière lui en appelant Dick à haute voix.

— Ah ! Il est dans un bel état, votre Dick ! fit Bessie. Il boit comme une outre. Il y a un mois qu’il est ivre.

Elle suivit furtivement les trois hommes pour assister à l’entrevue.

Ils pénétrèrent dans l’atelier, parlant gaiement tous à la fois, et furent reçus avec des démonstrations exagérées, par un misérable aux traits tirés, hâve, ridé, qui avait les yeux hagards, la barbe longue... Une pâleur bleuâtre cerclait ses narines ; ses épaules se courbaient ; ses yeux avaient un incessant clignotement de la paupière inférieure. L’alcool avait fait son œuvre, aussi vite et aussi bien que Dick accomplissait la sienne.

— C’est vous, ça ! dit Torpenhow.

— Oui. C’est tout ce qui reste de moi. Asseyez-vous. Binkie va bien, et j’ai fait de bonne besogne.

Il vacillait sur ses jambes.

— Vous avez fait la pire besogne de votre vie, malheureux ! Vous...

Torpenhow tourna vers ses camarades un regard suppliant ; ils quittèrent l’atelier pour aller déjeuner ailleurs. Après leur départ, il parla ; mais, comme le reproche d’un ami est chose beaucoup trop intime, trop sacrée pour qu’on l’imprime ; comme d’ailleurs Torpenhow employa des figures et des métaphores plutôt inconvenantes et exprima un mépris intraduisible on ne saura jamais ce qu’il dit au malheureux Dick. Celui-ci l’écoutait, les yeux clignotants et, de ses pauvres mains tremblantes, prenant celle de l’ami mécontent... Au bout d’un moment, il éprouva cependant le besoin de relever un peu la tête et de se défendre. Il était sûr de n’avoir rien fait de mal ni de honteux, et Torpenhow allait bien le voir !...

Il se leva, fit un effort pour redresser son buste courbé ; puis, se tournant vers ce visage familier que bientôt il ne pourrait plus reconnaître :

— Vous avez raison, dit-il ; mais, moi aussi, j’ai quelque chose à vous apprendre. Après votre départ, j’ai eu des ennuis avec mes yeux... J’ai été consulter un oculiste qui m’a mis un gazogène... Non ! je veux dire un microscope à gaz dans l’œil... Il y a déjà longtemps de cela ! Il me dit, après m’avoir examiné : « Cicatrice à la tête... coup de sabre... nerf optique... » Bref, il paraît que je vais devenir aveugle !... Mais, moi, j’ai un travail à faire, avant de perdre la vue ; j’y tiens beaucoup à ce travail, et j’en ai bien le droit, n’est-ce pas ? je n’y vois déjà plus beaucoup ; mais quand j’ai bu, mes yeux revivent... Alors, on a dit que je me grisais : vraiment, je ne m’en étais pas aperçu ! je ne buvais que pour achever mon tableau... Tenez ! si vous voulez le voir, regardez !

Torpenhow ne répondit rien. Devant son attitude grave et son silence, Dick eut un faible gémissement. Était-ce l’émotion que lui causait le retour de son ami ?... Était-ce la confusion, le chagrin que lui inspirait son avilissement ?... Mais était-il vraiment avili ? N’était-ce pas plutôt la plainte d’une vanité enfantine blessée par l’indifférence ? Torpenhow n’avait pas eu un mot d’éloge pour sa merveilleuse toile...

Bessie, un peu plus tard, mit son œil au trou de la serrure et vit les deux hommes qui se promenaient comme à leur ordinaire, dans l’atelier, Torpenhow la main sur l’épaule de Dick. Là-dessus, elle fit une exclamation si grossière que Binkie lui-même en fut choqué, lui qui attendait en bavant patiemment, assis au milieu du palier, qu’il lui fût permis de saluer son maître.





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