Si j’ai pris de l’argile ordinaire,
L’ai pétrie avec adresse
Pour en faire un dieu né d’une motte de terre,
L’honneur en est pour moi.

Si tu as pris de l’argile ordinaire
Et que tes mains ne sont pas libres
De la souillure de la terre, ton œuvre est une misère,
La honte en est pour toi.

Les Deux Potiers.


Il ne put rien faire jusqu’à la fin de la semaine. Puis, vint un nouveau dimanche. C’était à la fois son désir et sa crainte que le retour de cette journée-là ; mais, depuis que les « cheveux rouges » avaient fait son portrait, la crainte l’emportait, décidément.

Maisie, une fois de plus, avait absolument dédaigné ses conseils. Moins que jamais, elle s’était condamnée à dessiner. Revenant à sa marotte, elle avait résolu de s’attaquer à une « tête de genre ». Dick eut peine à se contenir :

— C’était bien la peine de me demander mon avis !...

— Oh ! cette fois, vous verrez ! Ce sera un tableau ! un vrai tableau ! Je suis sûre que Kami me permettra de l’envoyer au Salon. Serez-vous content, alors ?

— Sans doute ! Mais vous n’aurez jamais le temps d’avoir terminé pour le Salon.

Maisie eut un instant d’hésitation. Elle semblait mal à l’aise.

— Nous partirons pour la France, un mois plus tôt, dit-elle enfin. J’ébaucherai ma toile ici, et je l’achèverai chez Kami.

Il sembla tout à coup à Dick que son cœur cessait de battre, et pour ne point perdre tout sang-froid, il dut se répéter mentalement que « la reine ne pouvait mal faire ». Mais son irritation ne cédait pas : « juste au moment où je croyais avoir fait quelques progrès dans son cœur, se disait-il, la voilà qui s’en retourne à la chasse aux papillons ! C’est à devenir fou ! »

Impossible, cependant, de discuter en présence des « cheveux rouges » ; Dick se borna pour le moment à jeter à Maisie un regard d’éloquent reproche.

— Je crois que vous avez tort, dit-il tout haut. Peut-on savoir quel sera votre sujet !

— Je l’ai pris dans un livre.

— Voilà déjà qui ne vaut rien ! Ce n’est pas dans les livres qu’on trouve ces choses-là.

— Je vais vous dire, fit tout à coup derrière lui l’impressionniste. L’autre jour, je lisais à Maisie un passage de la Cité de l’Épouvantable Nuit. Connaissez-vous ce poème ?

— Oui, un peu. Je retire ce que j’ai dit. Il y a des tableaux là-dedans !... Et, qu’est-ce qui a séduit sa fantaisie ?

— La description de la Mélancolie :

Les ailes repliées, comme celles d’un aigle puissant,
Mais trop faibles encore pour soulever le poids
De son orgueil et de sa force, nés de la terre...


« Et un peu plus loin... Maisie, voulez-vous préparer le thé, ma chère ?

Son front chargé de rêves et de pensées funestes,
Le trousseau de clés qu’elle porte, sa robe aux plis droits,

Nombreux, pressés et qui la font rigide,
Comme une cuirasse inflexible de métal bruni,
Ses pieds rudement chaussés pour fouler toutes les faiblesses...


La jeune fille, en poursuivant sa lecture, ne songeait même pas à dissimuler le mépris qu’exprimait sa voix traînante pour l’audace de Maisie, qui prétendait traduire en peinture le rêve du poète... Dick en fut frappé. Il ne put se retenir de l’interrompre.

— Mais, si je ne m’abuse, dit-il, cela a déjà été fait par un certain artiste... Oh ! bien obscur, qu’on appelait, il me semble, Albert Dürer !... C’est comme si vous vouliez récrire Hamlet après Shakespeare ! Vous perdez votre temps.

— Non, fit Maisie en posant brusquement les tasses sur la table, comme pour se donner du courage. Non ! je veux faire ce tableau, et je le ferai ! Ne voyez-vous pas comme cela peut être beau.

— Mais, malheureuse enfant, comment pourrait-on faire quoi que ce soit de bien avant d’avoir rien observé ? Le premier imbécile venu peut avoir une idée ; mais c’est du métier qu’il faut, pour la mettre à exécution... du métier et de la conscience. Il ne suffit pas de s’emballer sur un caprice passager.

Il parlait entre ses dents, avec une irritation à peine contenue.

— Vous n’y entendez rien, répondit tranquillement Maisie. Je suis sûre que je pourrai peindre une Mélancolie.

La voix imperturbable et railleuse de l’impressionniste continua derrière lui la citation :

Déçue et rebutée, elle travaille toujours ;
Brisée, l’âme malade, elle s’obstine encore,
Soutenue par son immuable volonté,
Ses mains modèleront des œuvres que son cerveau créera,
Et son chagrin lui-même s’appellera labeur...


— ... Je pense, conclut Dick, que Maisie a l’intention de se représenter elle-même sous cet aspect ?...

— Vous me voyez sans doute assise sur un amas de tableaux refusés, répondit Maisie avec aigreur. Eh bien, vous vous trompez ! C’est le sujet lui-même qui me séduit, c’est l’idée. Oh ! naturellement, cela vous étonne... Vous désapprouvez la peinture de genre, vous ! Et pour une bonne raison : c’est que vous ne sauriez en faire. Du sang, du carnage, des ossements brisés, voilà ce qu’il vous faut !

— Ah !... c’est un défi, cela, Maisie ! Eh bien, si vous êtes capable de faire une Mélancolie qui ne soit pas tout simplement une tête de femme pleurnicheuse, je vous déclare, moi, que je puis en faire une meilleure encore, et je la ferai !... D’abord, s’il vous plaît, que savez-vous de la mélancolie ?

Tandis qu’il parlait ainsi, avec une feinte tranquillité, Dick avait conscience qu’il réalisait à lui seul les trois quarts de la souffrance humaine.

— Voici comment je la conçois, répondit nettement la jeune fille : c’est une femme qui a beaucoup pleuré. Elle a subi toutes les tortures imaginables... Alors, elle s’est mise à rire de tout... C’est cela que je peins et que j’envoie au Salon.

L’impressionniste se leva, en riant d’un rire contraint, et passa dans la pièce voisine.

Dick, abattu, désespéré, regardait maintenant Maisie avec une véritable humilité !

— Peu m’importe ce tableau après tout, lui dit-il. Mais allez-vous réellement partir un mois plus tôt ?

— Il le faut bien, si je veux avoir le temps d’achever...

— Il n’y a donc au monde que cela qui vous intéresse ?

— Sans doute !... En voilà une question !

— Mais vous ne pourrez jamais exécuter une œuvre pareille !... Vous n’avez que des idées, des velléités, des petites inspirations bien courtes... je me demande même comment vous avez pu, pendant dix ans, persévérer dans cette voie !... Alors, c’est bien vrai, dites ?... Vous allez partir, partir... un mois avant ?...

— Dame ! Il faut bien que je pense à mon travail !

— Bah ! Votre travail !... Non, pardon ! c’est bien, chérie ! C’est vrai, il faut que vous y pensiez... Allons !... je crois que je vais vous dire adieu pour aujourd’hui.

— Déjà ! Vous ne restez pas pour prendre le thé ?...

— Non, merci... Permettez-moi de me retirer, Maisie... Vous n’avez pas besoin de moi, n’est-ce pas ?... Il n’y aurait que pour le dessin ; mais le dessin, cela n’a pas d’importance.

— Je voudrais que vous restiez pour me parler de mon tableau. Songez donc : quand une fois on tient un succès, cela rejaillit sur tout ce que l’on a fait auparavant. Je sais bien que j’ai peint de bonnes choses, déjà ; mais il faudrait qu’on les connût !... je vous assure que vous avez été d’une impertinence bien inutile, tout à l’heure, et bien injuste !...

— J’en suis fâché, Maisie, je vous le jure. Mais il faut que je parte. Nous reparlerons de la Mélancolie un autre dimanche, si vous le voulez bien... Il y en a encore quatre, je crois, avant votre départ ?... Oui, un, deux, trois, quatre... Allons... Adieu, Maisie !

La jeune fille demeura toute songeuse, devant la fenêtre de l’atelier, jusqu’au retour des « cheveux rouges ».

L’impressionniste avait les lèvres un peu pâles, quand elle rentra.

— Dick est parti ! lui dit Maisie. Juste au moment où j’allais lui développer mon idée ! Au fond il est très égoïste.

Sa compagne ouvrit la bouche comme pour répondre ; mais elle ne dit rien, sa figure redevint impénétrable, et elle se remit tranquillement à lire la Cité de l’Épouvantable Nuit.

Dick, cependant, faisait les cent pas autour d’un arbre, le confident qu’il s’était choisi depuis plusieurs dimanches. Il commença par proférer tous les jurons de sa connaissance ; puis lorsque la pauvreté de la langue anglaise en ce genre eut mis des bornes à son éloquence, il se rabattit sur l’arabe, qui fournit de précieuses ressources aux gens en colère. Voilà donc quelle était la récompense de son zèle, de ses attentions, de sa patience ! Mais aussi avait-il été assez sot !... Ah ! cette fois, il lui fallut quelque temps pour retrouver sa sereine confiance en l’infaillibilité de « la reine » !

— C’est jouer à qui perd gagne ! se disait-il. Dès qu’il lui pousse un caprice quelconque, je n’existe plus. C’est décidément la série noire. Au moins, dans un cas pareil, à Port-Saïd, on doublait l’enjeu, et l’on continuait ! Elle, faire une Mélancolie ?... Elle ne saura ni la composer, ni la dessiner, ni la peindre !... Et elle est convaincue, au fond, qu’elle en sait plus long que moi... Eh bien, je lui prouverai que, même sur ce terrain-là, je puis la battre ! Mais à quoi bon ? Elle ne s’en apercevra même pas. Elle a décidé que je ne sais faire que des scènes de sang et de meurtre... C’est elle qui n’a pas de sang dans les veines !... Et pourtant, je l’aime, et je ne pourrai jamais m’empêcher de l’aimer... Allons ! je vais faire une Mélancolie, moi aussi, mais la vraie, celle qui défiera toutes les autres, et que seul je puis concevoir... C’est décidé, je m’y mets sans retard... Hélas ! mon Dieu, que cela me fait mal !...

Il s’aperçut bien vite que son idée première ne se développait pas. Il ne pouvait parvenir à délivrer son esprit de la hantise du départ de Maisie. Il prit très peu d’intérêt aux ébauches de son tableau qu’elle lui montra la semaine suivante. Les dimanches s’envolaient un à un, et le jour approchait où toutes les cloches de Londres sonneraient en vain pour rappeler l’absente. Une fois ou deux il marmotta quelque plainte devant Binkie, au sujet de l’indifférence de certaines jeunes femmes ; mais le petit chien recevait tant de confidences de lui et de Torpenhow que ses oreilles en tulipe ne prenaient plus la peine d’écouter.

Dick eut la permission d’assister au départ des deux jeunes filles. Elles prenaient à Douvres le bateau de nuit... On était au mois de février, et elles ne comptaient revenir qu’en août. Tout cela on l’avait expliqué devant lui avec une inconsciente cruauté. Maisie était si occupée à dépouiller la petite maison d’au-delà du parc et à emballer ses toiles, qu’elle n’avait plus même le temps de penser.

Dick se rendit à Douvres, où il passa toute une journée d’angoisse, formant des rêves fous et agitant en fin de compte une suprême question : « Maisie, au dernier moment, lui permettrait-elle de l’embrasser... rien qu’un peu... du bout des lèvres ?... » Certes, ce baiser-là, il pourrait bien le lui prendre ! Il pourrait la saisir et l’emporter, de son bras robuste, comme il avait vu faire jadis aux hommes du Bas-Soudan !... Mais elle se débattrait ; elle lui résisterait ; elle tournerait vers lui ses yeux gris, en disant : « Oh ! Dick, que vous êtes égoïste ! »... Et alors, le courage lui manquerait... Non, décidément, il valait mieux mendier cette caresse.

Maisie, quand elle parut, avait l’air plus embrassable que de coutume. Il la vit descendre du train de nuit sur l’embarcadère balayé par le vent. Elle avait un manteau de pluie en étoffe grise et une petite casquette de voyage en drap de même couleur. L’impressionniste avait moins de charme. Ses yeux verts étaient creusés et ses lèvres sèches.

Dick, les malles hissées à bord, alla s’asseoir auprès de Maisie, dans l’obscurité, sous la passerelle du commandant. Les colis postaux s’engouffraient dans la cale, à grand fracas.

Les « cheveux rouges » regardaient.

— Vous allez avoir une mauvaise traversée, dit le jeune homme. Il fait du vent ce soir... Si je suis bien sage, me sera-t-il permis d’aller vous voir en France ?

— Oh ! non ; j’aurai trop à faire... D’ailleurs, si j’ai besoin de vous, je vous le ferai savoir. Je vous écrirai dès que je serai installée à Vitry-sur-Marne. J’aurai des quantités de choses à vous demander... Vous avez été si bon pour moi, Dick ! Si bon !...

— Merci de me parler ainsi, chère Maisie !... Mais, dites-moi, il n’y a toujours rien de changé dans votre cœur ?...

— Je ne veux pas mentir... Non !... Rien, au moins comme vous l’entendez. Mais ne me croyez pas ingrate !...

— Au diable la reconnaissance ! fit Dick d’une voix rauque, en détournant la tête, comme s’il eût voulu s’adresser au tambour de roue.

— À quoi bon vous créer des chimères ? poursuivit Maisie. Au point où nous en sommes, vous savez bien que je ruinerais votre vie, comme vous ruineriez la mienne. Vous rappelez-vous ce que vous me disiez dans le parc, le jour où vous étiez si fort en colère ?... « Il faudra qu’un de nous deux soit brisé. » Eh bien ! attendez jusque-là !...

— Non, mon amour !... je vous veux entière, heureuse, toute à moi.

Maisie baissa la tête :

— Mon pauvre Dick ! que puis-je vous dire ?

— ... Ne me dites plus rien. Donnez-moi seulement un baiser, Maisie, un seul ! je vous jure que je n’en prendrai pas davantage. Vous pouvez bien faire cela, il me semble... quand ce ne serait que pour m’assurer de cette reconnaissance, dont vous parliez !

Maisie tendit la joue, et Dick prit sa récompense, dans l’obscurité. Ce ne fut qu’un baiser, en effet ; mais nul n’en avait stipulé la durée ; aussi fut-il un peu long... Maisie se dégagea, troublée, mécontente, et Dick resta tout honteux auprès d’elle, et brûlant de la tête aux pieds.

— Adieu, chérie ! dit-il. Je regrette de n’avoir pas été maître de moi : je vous ai fâchée, peut-être ? Adieu, portez-vous bien, et travaillez à force, surtout à la Mélancolie !... je vais en faire une, moi aussi. Rappelez-moi au bon souvenir de Kami et surtout faites bien attention à ce que vous boirez, là-bas ; l’eau est toujours mauvaise, à la campagne ; mais en France, elle est pire. Écrivez-moi si vous avez besoin de quelque chose... Adieu !... Saluez aussi de ma part Mlle ***, je ne me rappelle plus son nom... Vous ne voulez pas me permettre, dites, de vous embrasser encore une fois ? Non ? Vous ne voulez pas ? C’est bien, vous avez peut-être raison ! Adieu, Maisie...

Une bourrade l’avertit qu’il encombrait le passage. Il regagna l’embarcadère juste au moment où le bateau se mettait en marche, et il l’accompagna de son cœur.

— Dire que rien au monde ne nous sépare !... songeait-il, une fois seul sur le pier. Rien que son entêtement !... Ces bateaux pour Calais sont beaucoup trop petits ; il faudra que je dise à Torp de faire un article là-dessus. Voilà déjà que celui-ci commence à danser !...

Maisie était demeurée à la place où Dick venait de la quitter ; au bout d’un instant, elle entendit une petite toux nerveuse auprès d’elle. Les yeux de la jeune fille aux « cheveux rouges » brillaient d’une flamme mauvaise.

— Il vous a embrassée ! dit-elle. Comment avez-vous pu le lui permettre ? Ce n’est ni votre parent ni votre fiancé ; vous avez eu tort de lui accorder ce baiser ! Oh ! Maisie, descendons dans la cabine, je me sens mal à mon aise, je défaille !

— Nous n’avons pas encore dépassé les jetées... Descendez si vous voulez, chère ; moi, je reste ici. Je n’aime pas l’odeur des machines... Pauvre Dick ! Il méritait bien cet unique baiser... Mais je ne m’attendais pas à ce qu’il me fît si peur !

Dick fut de retour à Londres le lendemain matin juste pour l’heure du déjeuner. Il avait annoncé télégraphiquement son retour et donné ses ordres... Aussi, quelle ne fut pas sa surprise, en rentrant dans son atelier, de trouver le couvert mis, mais les assiettes vides !... Il éleva la voix pour se plaindre, comme l’ours de la fable, et vit entrer Torpenhow, l’air tout penaud qui lui dit :

— Chut ! ne faites pas de bruit. C’est moi qui ai pris votre déjeuner. Si vous voulez savoir pourquoi, suivez-moi.

Dick le suivit, tout surpris, et s’arrêta sur le seuil de l’autre chambre : sur le sofa de Torpenhow, une jeune fille dormait d’un profond sommeil. Son petit chapeau marin à bon marché, sa robe bleue et blanche trop légère pour la saison, et dont l’ourlet était souillé de boue, sa jaquette garnie d’une imitation d’astrakan et décousue aux entournures, son parapluie d’un shilling onze pence, et, par-dessus tout, l’usure lamentable de ses bottines de chevreau, en disaient long sur sa condition sociale.

— Eh ! dites donc, mon vieux Torp, fit Dick, à quoi pensez-vous ? Il ne faut pas amener ici de ces filles-là ! Elles volent dans les chambres.

— Qu’est-ce que vous voulez, répondit Torp ; je conviens que celle-ci ne paie pas de mine ; mais, quand je suis rentré, après le déjeuner, elle m’a suivi dans la maison, en vacillant sur ses jambes. D’abord, j’ai cru qu’elle était ivre ; mais elle tombait d’inanition, tout simplement... Vrai, je ne pouvais l’abandonner dans cet état ; je l’ai apportée ici et je lui ai donné votre déjeuner. Elle s’est endormie dès qu’elle en a mangé.

— Je connais ça !... Elle avait sans doute vécu de saucisses, elle aussi. C’est égal, Torp, vous auriez dû la remettre aux mains d’un policeman, pour lui apprendre à s’évanouir dans les maisons respectables. Pauvre petite diablesse ! Regardez-la, pendant qu’elle dort : il n’y a cependant pas un atome de vice dans ce visage ! De l’inconscience, seulement. Voyez : faiblesse, légèreté, bêtise, mollesse ! Un vrai type, cette tête-là ! Remarquez-vous que l’ossature du visage commence à se dessiner à travers l’enveloppe des chairs ?

— Quel sang-froid cruel, Dick ! « Ne frappez pas une femme à terre !... » Ne pouvons-nous rien faire pour celle-ci ? je vous assure qu’elle mourait positivement de faim. Elle est presque tombée dans mes bras, et quand je l’ai eu mise en face de la nourriture, elle s’est jetée dessus comme une bête fauve. Vrai, c’était douloureux !

— Je puis lui donner de l’argent, si vous voulez ; mais elle le dépensera probablement à boire !... Ah ! çà, va-t-elle dormir encore longtemps ?

La jeune fille ouvrit les yeux et dévisagea les deux hommes, avec un mélange de crainte et d’effronterie.

— Vous sentez-vous mieux ? questionna Torpenhow.

— Oui, merci ! Il n’y a pas beaucoup de messieurs aussi bons que vous, allez ! Merci.

— Depuis combien de temps avez-vous quitté votre service ? demanda Dick, qui avait remarqué ses mains rouges et gercées.

— Comment savez-vous que j’ai été en service ? C’est vrai : j’étais bonne à tout faire. Cela ne m’allait pas du tout.

— Et comment cela vous va-t-il d’être votre propre maîtresse ?

— Est-ce que j’ai l’air d’être contente ?

— Guère !... Attendez donc un moment : voulez-vous avoir l’obligeance de tourner la tête du côté de la fenêtre ?

La jeune fille obéit. Dick étudia sa figure avec une attention si aiguë qu’elle fit un mouvement comme pour se mettre sous la protection de Torpenhow.

— Les yeux sont bien, disait le peintre en arpentant la pièce. Ils sont même superbes, et feraient mon affaire... Après tout, une tête, cela se résume tout entier dans les yeux. Cette fille me tombe du ciel pour remplacer... ce qui m’a été pris. Maintenant que mes semaines échapperont à ce supplice de l’attente, je pourrai peut-être travailler sérieusement. Évidemment, le modèle que voilà m’a été envoyé par la Providence ! Voulez-vous lever un peu le menton, s’il vous plaît ?

— Eh là ! doucement, mon vieux ! dit Torpenhow, qui voyait trembler la malheureuse ; doucement, vous effrayez la jeune personne !

— Ne le laissez pas me battre ! disait-elle. Oh ! qu’il doit être méchant, celui-là ! ne le laissez pas me battre ! J’ai déjà été frappée rudement, aujourd’hui, parce que je parlais à un homme !... Ne le laissez pas me regarder comme cela : il me semble que je n’ai plus rien sur moi et que ses yeux me déshabillent.

Les nerfs trop tendus de ce corps frêle cédèrent enfin ; elle se mit à pleurer comme un petit enfant, puis à crier... Dick se précipita vivement vers la fenêtre et l’ouvrit, Torpenhow en fit autant pour la porte.

— Voyons, voyons, fit doucement Dick, mon ami que voici peut appeler un agent de police et vous pouvez vous sauver par cette porte si vous voulez. Il n’y a donc pas de danger qu’on vous fasse aucun mal.

La jeune fille sanglota convulsivement pendant quelques instants ; puis elle essaya de rire.

— ... Personne, je vous le promets, ne vous tourmentera, continua Dick. Maintenant, écoutez-moi un peu. Je suis par profession ce qu’on appelle un artiste. Savez-vous ce que font les artistes ?

— Oui. Ils font des dessins à l’encre rouge et noire sur les étiquettes du Mont-de-Piété.

— Je veux vous croire, quoique personnellement je ne sois pas encore arrivé si haut !... Eh bien, donc, si ceux qui sont de l’Académie travaillent pour le Mont-de-Piété, moi, je voudrai dessiner votre tête.

— Pour quoi faire ?

— Parce qu’elle est jolie. Donc, c’est dit, vous viendrez tous les deux jours, à onze heures du matin, chez moi, dans la chambre qui est de l’autre côté du palier, et je vous donnerai trois guinées par semaine pour vous tenir tranquille et vous laisser regarder. Tenez : voici une guinée d’acompte.

— Une guinée pour rien, oh ! là ! là !

La jeune fille tournait la pièce entre ses doigts avec des larmes de joie.

— Et vous n’avez peur, ni l’un ni l’autre, que je vous refasse ?

— Non ! Il n’y a que les vilaines filles qui puissent agir ainsi. N’oubliez pas l’adresse !... Et, à propos, comment vous appelez-vous ?

— Bessie... Vous n’avez pas besoin du reste de mon nom, n’est-ce pas ? Bessie Broke, si vous y tenez... Et vous, quels sont vos noms ? Mais, non, ce n’est pas la peine de me les dire : on ne donne jamais le vrai.

Dick consulta Torpenhow du regard :

— Je m’appelle Heldar ; le nom de mon ami est Torpenhow. Il faut me promettre de revenir. Où demeurez-vous ?

— À South the Water ; une chambre, cinq shillings six pence par semaine. Vous ne vous moquez pas de moi, avec les trois guinées ?

— Vous verrez que non. Et, vous savez, Bessie, quand vous reviendrez ici, inutile de vous maquiller : cela ne vaut rien pour la peau, et, si vous y tenez absolument, j’ai ici de toutes les couleurs dont vous pourrez avoir besoin.

Bessie se retira en se frottant les joues avec son mouchoir en loques. Les deux hommes se regardèrent.

— Vous êtes un brave garçon, dit Torpenhow.

— Je crains, au contraire, de n’avoir été qu’un nigaud. Ce n’est point notre affaire de chercher à réformer des Bessie Broke, et une femme de cette espèce ne devrait jamais entrer ici.

— Baste ! Elle ne reviendra peut-être pas !...

— Vous verrez bien ! Quand ce ne serait que pour manger et se chauffer à son aise. Je ne suis que trop certain de la revoir... Malheureusement ! Mais, vous savez, mon vieux, rappelez-vous que ce n’est pas une femme : c’est mon modèle. Soyez prudent.

— Quelle idée !... C’est un vicieux petit animal, une fille du ruisseau, rien de plus.

— Vous croyez cela, vous ! Attendez un peu qu’elle soit rassasiée, qu’elle n’ait plus l’angoisse affreuse de la misère, vous verrez ! C’est un genre de femmes qui se refait très vite, vous ne la reconnaîtrez plus dans dix ou quinze jours, quand cette terreur abjecte aura disparu de ses yeux. Elle ne sera que trop heureuse et trop souriante pour ce que j’en veux faire.

— Mais ce n’est donc pas seulement par bonté d’âme et pour m’obliger que vous la prenez ?

— Je n’ai pas l’habitude de jouer avec le feu pour obliger qui que ce soit. Cette fille, je vous l’ai dit, m’est envoyée pour m’aider à faire ma Mélancolie.

— C’est la première fois que j’entends parler de cette dame.

— À quoi bon avoir un ami, s’il faut lui faire signe pour qu’il regarde, et tout lui dire pour qu’il comprenne ?

Dick fit marcher Torpenhow d’un bout à l’autre de l’atelier, sans dire un mot ; puis, lui donnant un coup de coude dans les côtes :

— Ne voyez-vous donc pas ? L’abjecte futilité de Bessie ; la terreur de ses yeux ; puis, un ou deux détails de physionomie que j’ai eu récemment l’occasion de noter en étudiant l’expression de la douleur... je ferai une étude de tout cela, dans un parti pris orange et noir, avec deux tons de chaque couleur... Mais je ne pourrai m’expliquer clairement, l’estomac vide... Vous verrez ! vous verrez !

— Vous n’avez pas le sens commun ! Tenez-vous-en à vos soldats, Dick, au lieu de vous lancer dans vos études de têtes douloureuses et d’yeux terrifiés !

— Vous croyez ?...

Dick pirouetta sur ses talons en chantonnant, puis il s’assit et se mit à épancher son cœur dans une lettre de quatre pages, adressée à Maisie et toute pleine de conseils et d’encouragements.

Il se fit ensuite à lui-même le serment de consacrer tout son temps au travail dès le retour de Bessie.

La jeune fille fut exacte au rendez-vous. Elle arriva, sans fard, ni parure voyante et se montra tour à tour timide et effrontée. Lorsqu’elle eut compris qu’on ne lui demandait que de rester tranquillement assise, elle s’apprivoisa et se mit à critiquer l’installation de l’atelier, avec une grande liberté d’expressions et non sans à-propos. Elle jouissait de la chaleur, du confort, et tout en elle disait sa joie d’être à l’abri de la souffrance physique. Dick fit de sa tête deux ou trois études monochromes ; mais la véritable inspiration de la Mélancolie ne venait pas.

— Dans quel taudis vous vivez ! dit Bessie quelques jours plus tard, quand elle se fut un peu familiarisée. Je suppose que vos habits et votre linge ne sont pas en meilleur état que vos meubles. Les hommes ne savent à quoi servent les boutons et les cordons.

— J’achète mes vêtements pour les porter, et je les porte jusqu’à ce qu’ils me quittent. J’ignore ce que fait Torpenhow.

Bessie se hâta de faire une incursion dans la chambre de ce dernier et en rapporta un paquet de chaussettes trouées.

— Je vais en raccommoder quelques-unes ici, dit-elle, et j’emporterai les autres. Vous savez, chez moi, je reste toute la journée assise à ne rien faire, comme une dame, et je ne voudrais pas plus parler aux autres filles dans la maison que si c’étaient des mouches. Je ne leur en cherche pas querelle ; mais je les remets à leur place, je vous en réponds, quand elles m’adressent la parole. Je verrouille ma porte ; alors elles ne peuvent plus m’injurier que par le trou de la serrure, et moi je puis tranquillement m’occuper à coudre. Je raccommoderai très bien les chaussettes de M. Torpenhow. C’est drôle, il les use par les deux bouts !

Dick écoutait son bavardage, en la considérant entre ses paupières mi-closes. Ainsi qu’il l’avait prédit, la bonne nourriture et le repos avaient déjà transformé la jeune fille. Il se disait :

« Comme elle est bien femme ! elle a de moi trois souverains par semaine, autant d’égards que je puis lui en accorder, et, en outre, l’avantage de ma société ; elle ne me raccommode pas mon linge !

« De Torpenhow, elle n’a rien qu’un signe de tête, de temps a autre, quand il la rencontre sur le palier : elle passerait sa journée à tirer l’aiguille pour lui !... »

— Pourquoi me regardez-vous de cette façon ? dit-elle vivement. Cela me déplaît. Vous avez l’air méchant, quand vous faites ces yeux-là !... je vous fais l’effet d’une pas grand-chose, hein ?

— Cela dépendra de votre conduite.

Bessie ne se conduisait pas mal. Seulement, il était difficile, après les séances de pose, de la renvoyer tout de suite au milieu des brouillards glacés de la rue. Elle préférait de beaucoup s’attarder dans l’atelier, assise sur une chaise, auprès du poêle, avec des chaussettes sur ses genoux pour excuser sa présence. Torpenhow ne tardait guère à rentrer, et elle se mettait alors a conter d’étranges histoires de sa vie passée, à donner quelques détails plus étranges encore sur sa nouvelle et meilleure condition. Elle se levait tout à coup pour faire le thé, comme si c’eût été sa fonction naturelle et son droit. Une fois ou deux, en de telles circonstances, Dick surprit le regard de Torpenhow fixé sur l’alerte petite personne, et la présence de Bessie l’amenant inévitablement lui-même à souhaiter celle de Maisie, il lisait, comme en un livre ouvert, dans les pensées de son ami. N’avait-il pas remarqué déjà le soin extrême que la jeune fille prenait du linge de son premier protecteur ? Ne savait-il pas bien que, s’ils se parlaient rarement dans l’atelier, il leur arrivait souvent de causer ensemble sur le palier ?

« J’ai été un imbécile et un imprudent, se disait-il. J’aurais dû me souvenir de ce que représentent la lumière et la chaleur d’un foyer, pour le voyageur errant à travers une ville étrangère. Notre vie ici, même aux meilleurs moments, est solitaire, égoïste, quasi monacale... Comment ne céderait-on pas à la tentation de l’animer d’un sourire ?... Hélas ! Maisie n’y a jamais songé, elle !...

« Pourtant, concluait-il, impossible, maintenant, de renvoyer Bessie. Voilà le danger d’entreprendre : on ne sait plus où s’arrêter ! »

Un soir, après une séance prolongée jusqu’aux dernières limites du crépuscule, Dick fut tiré de l’assoupissement où il s’était abandonné par le son d’une voix suppliante s’élevant dans la chambre de Torpenhow. Il bondit de son siège. Il avait reconnu la voix et compris ce qu’elle disait.

« Que faire ? se demanda-t-il. Je ne puis cependant intervenir, me montrer !... Ce serait ridicule... Ah ! Binkie, sois béni !... ».

Le petit terrier venait d’ouvrir la porte de Torpenhow avec son nez et il accourait prendre possession de la chaise de Dick. La baie, entrouverte par lui, s’élargit insensiblement, et à travers le carré, Dick put distinguer, dans la pénombre, Bessie adressant à Torpenhow son ardente prière. Elle était à ses pieds, embrassant ses genoux et lui disait d’une voix rauque, toute changée :

— Je sais... je sais que c’est mal ce que je fais là ; mais vous avez été si bon, si bon ! Pourquoi ne me regardez-vous plus jamais ! J’ai eu tant de joie à repriser vos affaires !... Est-ce que je songe à vous épouser, moi ?... Vous savez bien que non !... Mais vous pourriez me prendre tout de même... Dites, voulez-vous ? je serais Mademoiselle de la main gauche, en attendant Mademoiselle de la main droite, voilà tout ! Je voudrais user ma chair jusqu’aux os pour vous ! Et après tout, je ne suis pas trop laide, n’est-ce pas ?... Dites que vous voulez bien, je vous en prie !...

Dick reconnut à peine la voix de Torpenhow, répondant :

— Allons !... Soyez raisonnable, ma chère petite. C’est inutile. Je puis être rappelé d’un moment à l’autre, si une guerre éclate, et je serais forcé de partir.

— Eh bien, qu’est-ce que cela fait !... jusqu’à votre départ, alors !... Ah !... j’espère que je suis raisonnable, hein ? jusqu’à ce que vous partiez !... Et vous verrez comme je sais bien faire la cuisine !...

Elle lui avait passé son bras autour de cou et attirait sa tête vers elle. Il balbutia.

— Jusque... jusqu’à mon départ...

— Torp ! cria Dick à travers le palier, en affermissant à grand-peine sa voix. Torp, venez donc un instant, mon vieux : il m’arrive un ennui...

« Pourvu qu’il m’entende ! se disait-il tout bas. Pourvu qu’il m’écoute ! »

Un cri qui ressemblait fort à un juron sortit des lèvres de Bessie. Dick lui faisait si peur qu’elle dégringola l’escalier, comme emportée par la panique. Il se passa quelques instants avant que Torpenhow entrât dans l’atelier. Quand il parut enfin, il s’approcha de la cheminée, enfouit sa tête entre ses bras et mugit comme un taureau blessé.

— De quoi vous mêlez-vous ? dit-il enfin.

— Je me mêle de quelque chose, moi ?... Votre bon sens ne suffit donc pas pour vous dire qu’il y a des folies qu’on ne fait pas ? Ah ! la tentation a été rude, n’est-ce pas, mon pauvre saint Antoine ! Mais vous voilà sauvé maintenant...

Le bon Torpenhow, tout piteux, répondit avec une sorte de contrition :

— Je n’aurais pas dû la regarder, allant et venant dans ces chambres comme si elle y était chez elle. C’est cela qui m’a bouleversé. Quand on vit seuls, comme nous, on a parfois la nostalgie de ces joies-là, n’est-il pas vrai ?...

— À la bonne heure ! Voilà que vous parlez comme il faut !... Mais, c’est égal, je ne crois pas que vous soyez encore en état de discuter froidement les avantages et désavantages de telles unions... Savez-vous ce que vous allez faire ?...

— Je ne m’en doute pas...

— Vous allez partir, vous distraire par un bon voyage d’agrément qui vous rendra le calme et la force. Allez à Brighton, à Scarborough, à Fraule-Point, voir passer des navires... Allez où vous voudrez, mais partez tout de suite. Est-ce que ce programme-là ne vous tente pas ?... Faites votre valise, je vous dis ! Moi, je me charge de Binkie. Je vous assure qu’il vaut mieux ne pas jouer contre le diable, quand c’est lui qui tient la banque. Il n’y a qu’une chose à faire : se sauver.

— Vous avez peut-être raison ; mais où aller ?

— Vous êtes correspondant spécial, et vous êtes embarrassé ? Bouclez votre sac, vous verrez après !

Une heure plus tard, Torpenhow était emmené en fiacre dans la nuit.

— Peut-être découvrirez-vous en route quelque jolie villégiature, lui disait le peintre pendant le trajet. Tenez ! allez d’abord à la gare d’Eustein. Cherchez de ce côté-là. Un bon conseil encore ! Grisez-vous un peu, ce soir !

Rentré chez lui, Dick ralluma plusieurs bougies, car il trouvait que l’atelier était plus noir encore que d’habitude : « Oh ! Jézabel, frivole petite Jézabel, se disait-il en pensant à Bessie, comme vous me haïrez demain !... Binkie, venez ici. » Binkie aussitôt se roula devant lui, sur la carpette du foyer, et présenta son ventre rose et ses pattes pliées que Dick se mit à effleurer d’un pied distrait.

— ... J’ai dit qu’elle n’était pas immorale, mais seulement inconséquente et folle ?... J’ai eu tort. Elle assurait tout à l’heure qu’elle sait faire la cuisine. Donc il y a préméditation... Tu entends, Binkie ?... Si tu es une femme et que tu te vantes, pour séduire ton prochain, de savoir faire la cuisine, tu iras en enfer !...





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