Rouges et blanches pour mon aimée
J’ai cueilli des roses en bouquet.
Elle ne voulut point de mes vœux
M’envoyant quérir des roses bleues.

De la moitié du monde je fus l’explorateur,
Cherchant où poussaient de telles fleurs
Et la moitié du monde, à ma question
Répondit rires et dérision.

Peut-être au-delà du trépas,
Trouvera-t-elle ce qu’elle souhaita.
Oh ! Ce fut là un songe creux —
Roses blanches et rouges valent bien mieux.

Roses bleues.


En effet, la mer « n’avait pas changé ». La marée était basse, découvrant des bancs de vase. La bouée de Marazion dansait toujours et se balançait dans le flot mouvant. Sur la plage de sable blanc des tiges sèches de pavots se froissaient les unes contre les autres et semblaient poursuivre une vieille conversation jamais finie.

— Je ne vois plus l’ancien brise-lames, dit Maisie.

— C’est vrai ; mais grâce au ciel il reste encore debout plus d’un de nos chers souvenirs ! Je ne crois pas qu’on ait mis en batterie là-haut aucun nouveau canon depuis notre départ. Venez voir.

Ils montèrent vers les glacis du fort Keeling et s’assirent dans un coin abrité du vent, au-dessous d’une grosse pièce de quarante tonnes dont la bouche était bâillonnée par une bâche de toile goudronnée.

— Pauvre Amomma ! dit Maisie...

Pendant assez longtemps ils restèrent silencieux ; puis Dick prit la main de la jeune fille et l’appela doucement par son nom.

Elle secoua la tête et regarda vers la mer.

— Maisie chérie, reprit-il, tout cela ne vous rappelle-t-il pas...

— Non, répondit-elle entre ses dents serrées... Non, si cela était, je vous le dirais... Sûrement je vous le dirais... Mais, non, il n’en est rien... Oh ! Dick, je vous en prie, soyez raisonnable !

— Et pensez-vous qu’un jour vous pourrez ?...

— Non, je crois que non.

— Pourquoi ?

Maisie, le menton appuyé sur sa main et sans quitter des yeux la mer lointaine, répondit à mots précipités et comme martelés :

— Je devine ce que vous désirez, mais je ne puis y consentir, Dick. Ce n’est pas ma faute, je vous le jure... Si je sentais pouvoir aimer quelqu’un... mais non, je suis incapable d’aimer... C’est un sentiment que je ne comprends pas, voilà tout...

— Cela est-il bien la vérité, chérie ?

— Vous avez été très bon pour moi, Dick ; le seul moyen que j’ai de le reconnaître, c’est de ne point vous tromper, de vous parler franchement... Pourquoi vous mentirais-je ? je me méprise déjà bien assez !...

— Vous !... Pourquoi ?

— Parce que... parce que je prends tout de vous, sans rien vous donner en échange. Je sens que ma conduite est égoïste et basse ; et, chaque fois que j’y songe, cela m’attriste, m’humilie...

— Comprenez donc une fois pour toutes que cela ne regarde que moi et que, s’il me plaît de m’occuper de vous, je puis le faire sans que vous ayez rien à vous reprocher. Vous n’avez pas le plus petit tort à mes yeux, chérie !

— Si fait ! j’en ai beaucoup, et, tenez ! plus j’en parle, mieux je le sens.

— Alors n’en parlez pas.

— Comment le pourrais-je ? Dès que nous nous trouvons seuls une minute, c’est vous qui commencez !... Et, quand vous n’en dites rien, vous avez toujours l’air d’y penser. Non, vous ne saurez jamais à quel point, par moment, je m’en veux !...

— Bonté divine ! s’écria Dick incapable de se contenir davantage et se relevant d’un bond. Dites la vérité, Maisie, dites la-moi tout entière, une bonne fois, Voyons : est-ce que... est-ce que ma tendresse vous ennuie ?

— Non, certes !

— Si elle vous ennuyait, vous me le diriez, n’est-ce pas ?...

— ... Oui... je crois que je vous le laisserais voir...

— Merci ! Agir autrement, voyez-vous, ce serait affreux et terrible... Mais... puisque ma tendresse ne vous est pas trop à charge, ne pourrez-vous finir par vous accoutumer à la sentir, silencieuse et protectrice, auprès de vous ?... C’est être bien exigeant, n’est-ce pas ? C’est un supplice que je vous inflige, quand je vous parle de mon rêve ?... Ce supplice-là, le connaissiez-vous, déjà !... Est-ce que d’autres...

Comme si elle eût pensé que cette question ne méritait pas de réponse, Maisie se taisait. Dick reprit :

— D’autres jeunes hommes vous ont-ils parlé comme je vous parle, Maisie ?...

— Naturellement !... Ils choisissaient toujours le moment où j’étais en plein travail pour venir me harceler et me supplier de les écouter.

— Et vous les écoutiez ?...

— Oui, je les écoutais tranquillement, et ils étaient fort surpris de me voir si peu troublée. Ils vantaient ma peinture, et je les croyais sincères. J’étais si fière de leurs éloges que je les répétais à Kami ; mais un jour, jamais je n’oublierai cela, Kami se moqua de moi.

— Vous n’aimez pas qu’on se moque de vous, Maisie, n’est-il pas vrai ?

— J’ai cela en horreur !... Mais vous, Dick, voyons, dites-moi franchement ce que vous pensez de ma peinture, d’après tout ce que je vous ai montré ?

— « Honnête, honnête et plus qu’honnête ! » déclama Dick, citant une vieille réclame commerciale. Et Kami, qu’est-ce qu’il vous en dit, lui ?

Maisie hésita :

— Il dit... Il dit qu’il y a du « sentiment ».

— Pourquoi essayez-vous de me tromper, chérie ? Vous oubliez que j’ai travaillé deux ans avec lui, je sais comment il s’exprime.

— Mais, je vous assure...

— Je vais vous dire ce que vous ne voulez pas m’avouer. Kami penche la tête de côté, en regardant votre toile... comme ceci, tenez ! Puis il grogne en roulant les r : « Il y a du sentiment, mais il n’y a pas de parti pris. »

— Oui, c’est bien cela, et je commence à croire qu’il a raison.

— Soyez-en certaine.

Dick ne connaissait au monde que deux personnes qui fussent incapables de se tromper ou de mal agir. Kami était l’une des deux.

— Alors, fit Maisie, sincèrement émue, vous êtes aussi de son avis ? Vrai, c’est très décourageant !

— J’en suis désolé ; mais vous me demandez ce que je pense et je vous aime trop pour vous tromper sur votre travail. Il révèle de la volonté, de la patience... Quelquefois... pas toujours ! et de loin en loin de la puissance... Mais il n’y a, en vérité, aucune raison spéciale pour que vous fassiez de la peinture... Du moins, c’est mon sentiment...

— Mais il n’y a aucune raison spéciale, comme vous dites, pour faire quoi que ce soit au monde, vous le savez aussi bien que moi, et l’on peut néanmoins réussir, avoir du succès...

— Vous ne prenez pas le bon chemin pour y parvenir, Kami ne vous l’a-t-il pas dit ?

— Ne citez donc pas toujours Kami ! je voudrais savoir ce que vous pensez, vous ! Allons, ma peinture ne vaut rien, n’est-ce pas ?

— Je n’ai dit et je ne pense rien de pareil.

— C’est de la peinture d’amateur ?

— Pour cela, non ! Vous êtes une travailleuse, ma chérie, une travailleuse acharnée, et votre labeur mérite l’estime et le respect !

— Bien vrai ? Vous ne vous moquez pas de moi, derrière mon dos ?

— Non, chérie ! Comprenez donc que vous êtes pour moi plus que tout au monde... Mettez ce manteau sur vos épaules... je ne veux pas que vous preniez froid.

Maisie s’enveloppa de la martre soyeuse, tournant à l’extérieur la doublure grise du kangourou.

— C’est délicieux, dit-elle, tout en caressant son menton, d’un air pensif, le long de la fourrure. Eh bien, pourquoi aurais-je tort d’essayer d’obtenir un peu de succès ?...

— C’est précisément parce que vous essayez que vous avez tort. Comprenez-moi bien, ma chérie : nous ne sommes pas les artisans de notre propre succès, nous autres ; nous sommes faits pour traduire ce que l’inspiration, l’observation ou nos dons particuliers nous révèlent. Pour cela, il nous faut avant tout apprendre notre métier afin de manier sûrement nos matériaux et de leur commander, au lieu de leur obéir. Ensuite nous pouvons marcher hardiment, sans rien craindre.

— Je comprends cela.

— Tout le reste nous vient du dehors. Si nous développons patiemment notre sujet, nous ferons de bonne ou de mauvaise besogne, suivant notre habileté plus ou moins grande à nous servir des briques et du mortier de notre profession. Mais, à partir du moment où nous nous mettons à penser aux applaudissements attendus, et à jouer notre rôle en regardant la galerie du coin de l’œil, nous perdons toute valeur, toute force et toute habileté. Au lieu de vous appliquer tranquillement à votre tâche, vous vous préoccupez sans cesse des impressions d’autrui, impressions qu’il n’est en votre pouvoir ni de créer, ni de modifier. Me comprenez-vous bien ?

— Il vous est facile, à vous, de parler ainsi ! On goûte vos œuvres. Et cependant, est-ce que vous ne pensez jamais à la galerie ?

— Si fait, beaucoup trop souvent ; mais quand cela m’arrive, je suis immédiatement puni par où j’ai péché !... Dès que nous traitons légèrement notre art, en le faisant servir à nos propres fins, il nous trahit à son tour, et nous ne pouvons plus rien sans lui... À quoi bon, d’ailleurs, vouloir étonner le monde ? Il est si grand ! Il n’y en a que la millionième partie qui, parfois, nous connaisse, et comme elle nous oublie vite !... Venez avec moi, Maisie ; je vous ferai découvrir un peu de son immensité. Je connais de petits paradis terrestres que je vous montrerai, si vous voulez. Ce sont des îles cachées sous l’équateur ; on les aperçoit après des semaines de navigation sur des eaux que leur profondeur fait paraître noires comme le marbre des tombeaux... Tandis qu’on vogue vers elles on assiste, de l’avant du navire, durant des jours et des jours, au lever du soleil, presque effrayé de voir l’océan si désert.

— Qui est-ce qui est effrayé ?... Vous ou le soleil ?

— Le soleil, naturellement... Et puis, il y a des bruits dans les profondeurs de la mer et des sons mystérieux dans l’air, sous un ciel léger. Quand vous parvenez à votre île, vous la trouvez peuplée de molles et chaudes orchidées, de fleurs étranges et merveilleuses, qui entrouvrent leurs corolles comme des lèvres de femmes ; mais il leur manque la parole ! Il y a une chute d’eau de trois cents pieds de hauteur, et c’est comme un colossal morceau de jade vert brodé d’argent. Des milliers d’abeilles sauvages vivent parmi les rochers, et l’on entend parfois les noix de coco ventrues tomber des arbres. On ordonne à un domestique vêtu de blanc de suspendre un long hamac jaune où se balancent des glands épais et lourds comme des épis de maïs ; on se couche, la tête et les pieds élevés, et l’on écoute le bourdonnement des abeilles dans l’air subtil et la chute de l’eau, dont l’écume est d’argent, jusqu’à ce que le sommeil s’ensuive.

— Peut-on travailler, là-bas ?

— Certainement ! Il faut toujours s’occuper. Vous accrochez votre toile à un palmier, et les perroquets font leurs critiques. Lorsqu’ils vous ennuient vous n’avez qu’à leur jeter une mangue mûre qui s’écrasera comme un paquet de crème en tombant sur le sol... Il y a des centaines d’endroits pareils, Maisie. Venez les voir !

— Je n’aime pas beaucoup celui dont vous parlez. On doit y être paresseux. Dites-m’en un autre.

— Que penseriez-vous d’une grande ville morte [1] bâtie en grès rouge, avec des aloès poussant entre les pierres descellées. Cette métropole abandonnée s’étend sur des sables couleur de miel. Il y a quarante rois qui reposent dans ses hypogées, et chacun d’eux, Maisie, dort dans un tombeau plus splendide que ses prédécesseurs. Quand on voit ces palais, ces rues, ces maisons, ces réservoirs, on cherche des yeux les habitants ; on se demande quels sont les hommes qui vivent au milieu de tant de merveilles, et l’on finit par apercevoir un être vivant, un seul : un tout petit écureuil gris, se frottant le nez avec sa patte au milieu de la place du marché. Parfois aussi on rencontre un paon ocellé, droit sur la pierre sculptée d’un porche et laissant traîner sa vaste queue étalée, contre un écran de marbre aussi finement ajouré qu’une dentelle. Ou bien c’est un singe, un minuscule singe noir, qui traverse la place principale pour aller boire dans une citerne profonde de cent pieds. Il. dégringole jusqu’à la surface de l’eau, en s’aidant des plantes grimpantes qui tapissent les murailles, et tandis qu’il se désaltère, un camarade le retient par la queue, pour l’empêcher de tomber.

— Est-ce vrai, tout cela ?

— Je l’ai vu. J’ai vu aussi le soir venir dans la cité morte et la lumière changer. On finit par se trouver au cœur d’une opale. Un peu avant le coucher du soleil, et aussi ponctuel qu’une horloge, un gros sanglier suivi de toute sa famille s’engage en trottant sous la porte de la ville. Il a les soies hérissées, et ses défenses sont blanches d’écume. On grimpe alors sur l’épaule noircie d’une statue de pierre, qui est l’effigie d’un dieu aveugle, et l’on suit du regard l’animal immonde, qui, s’étant choisi un palais pour la nuit, y pénètre comme dans sa bauge, en faisant frétiller sa queue.

« Puis, le vent du désert se lève ; les sables se meuvent en glissant ; on entend leurs voix chanter au pied des murailles, elles disent : « Maintenant, nous nous courbons pour dormir », et tout demeure sombre jusqu’au lever de la lune...

« Maisie chérie, venez avec moi voir ce qu’est le monde. Il est tour à tour très beau et très affreux ; mais je ne vous laisserai rien apercevoir d’affreux... Il ne s’occupe, hélas ! ni de votre peinture ni de la mienne ; son unique souci et son unique tâche, c’est de vivre et d’aimer. Je vous apprendrai à préparer des boissons orientales, à suspendre un hamac... je vous enseignerai mille autres choses encore. Vous verrez par vos yeux ce que signifie la couleur, et nous trouverons ensemble ce que c’est que l’amour. Peut-être alors pourrons-nous créer quelque belle œuvre. Venez !

— Pourquoi ? dit Maisie.

— Pourquoi ?... Mais parce que l’on ne peut faire quoi que ce soit avant d’avoir ouvert les yeux sur ce qui existe et de l’avoir contemplé... Et puis, je vous aime, chérie ! Venez avec moi. Vous n’avez rien qui vous retienne ici ; vous n’appartenez pas à ce pays ; vous êtes, sachez-le, de la race des gypsies votre figure vous trahit !... Et moi, l’odeur seule de la mer m’agite et m’emporte !... Traversons l’océan, Maisie, et soyons heureux.

Il s’était levé et, debout, dans l’ombre du canon, regardait la jeune fille. Le crépuscule était venu sans qu’ils s’en fussent aperçus ; la brève journée d’hiver avait passé. La lune brillait sur la mer unie ; les longues raies d’argent ourlaient chaque petite vague de la marée montante, au moment où elles venaient s’étaler sur les bancs de vase. Le vent était tombé. Dans le calme absolu d’alentour, ils entendaient le bruit que faisait un âne en broutant l’herbe durcie à quelques pas d’eux. Des coups sourds, précipités et régulièrement espacés, semblaient sortir élu halo de la lune comme d’un tambour voilé.

— Qu’est-ce que cela ? demanda aussitôt Maisie. On dirait les battements d’un cœur. Où est-ce ?

Dick fut si désappointé de cette réponse imprévue à ses supplications qu’il ne put prendre sur lui de parler tout de suite, et dans le silence, il perçut à son tour l’étrange bruit. Maisie, toujours assise à la même place, le regardait avec une certaine anxiété. Elle aurait tant désiré qu’il fût raisonnable et qu’il cessât de la tourmenter avec ses rêves d’outre-mer à la fois séduisants et incompréhensibles pour elle !

Elle fut étonnée de la véritable transfiguration qui s’opéra en Dick.

— C’est un steamer, dit-il, un steamer à double hélice, à en juger par le bruit. Je ne le vois pas, mais je suis sûr qu’il se trouve tout près de la côte... Ah !...

Une fusée venait de tracer son rouge sillon dans le brouillard.

C’est cela : il fait des signaux d’approche avant de quitter les eaux de la Manche.

— Est-ce que c’est un naufrage ? demanda Maisie pour qui ce langage était de l’hébreu.

Les yeux de Dick ne quittaient pas la mer.

— Un naufrage ? quelle folie ! il se signale tout simplement. Une fusée rouge à l’avant ; maintenant, voici un feu vert à l’arrière et deux rouges sur la passerelle...

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— C’est le signal de la ligne des Cross Keys, qui fait le service d’Australie. Par exemple, je me demande quel est le bâtiment ?...

Ce n’était plus le même son de voix : on eût dit q u’il parlait pour lui seul, au point que Maisie en était un peu choquée. Mais un rayon de lune entrouvrit un instant les voiles gris tendus sur la mer, et ce rayon dénonça le flanc noir du navire qui descendait la Manche.

— Quatre mâts, trois cheminées... et chargé jusqu’à la flottaison : ce doit être le Barralong ou la Bhutia. Non ! l’avant de la Bhutia ressemble à la proue d’un voilier, elle est taillée en clipper. Non : c’est le Barralong, qui part pour l’Australie... Dans une semaine, il verra sortir de l’eau la Croix du Sud. Quelle chance il a, ce vieux sabot !

Ses yeux scrutaient passionnément l’obscurité ; il grimpa sur les glacis du fort, pour mieux voir au loin ; mais la brume de mer s’épaississait devant lui, et la pulsation des hélices devenait à chaque instant plus faible. Maisie le rappela, d’une voix que l’impatience rendait un peu aigre. Il se retourna de son côté, les yeux toujours dirigés vers le large :

— Avez-vous jamais vu la Croix du Sud illuminer le ciel au-dessus de votre tête ? demanda-t-il. C’est un spectacle admirable !

— Non, répondit-elle sèchement, et je n’en ai pas envie... Mais, puisque c’est si beau, qui vous empêche d’y aller voir vous-même ?

En parlant ainsi, elle levait la tête, et son visage se dégageait de la soyeuse fourrure sombre qui l’encadrait, et ses yeux brillaient dans la nuit comme des diamants. La doublure grise s’argentait au clair de lune, comme sous une gelée blanche.

— Par Jupiter, Maisie, vous avez l’air d’une petite idole païenne sur son socle !

Les yeux de la jeune fille n’indiquèrent pas qu’elle goûtât le compliment outre mesure.

— J’en suis fâché, poursuivit-il ; mais la Croix du Sud elle-même ne mérite pas un regard, si l’on n’a pas auprès de soi quelqu’un pour vous aider à l’admirer... Je n’entends plus le navire.

— Dick, fit-elle tranquillement, supposons que je vienne à vous, maintenant, comme vous le désirez... Oh ! restez calme, je vous en prie !... Supposez que je vienne, telle que je suis, sans vous aimer... plus que je vous aime.

— Sans m’aimer comme un frère, cependant ! Vous vous souvenez de ce que je vous ai dit dans le Parc ?...

— Je ne sais pas : je n’ai jamais eu de frère... Voyons ! si je vous disais : « Emmenez-moi là-bas, et peut-être qu’avec le temps je pourrai vraiment vous aimer... » Que feriez-vous ?

— Je vous renverrais tout droit chez vous, dans un bon fiacre ! Pas même en voiture : je vous laisserais vous en retourner à pied ! Mais non, allez ! je n’en ferai rien : je serais trop puni ! Vous méritez qu’on vous attende jusqu’à ce qu’il vous plaise de vous donner, sans réserve...

— Vraiment, vous croyez que je mérite cela ?

— Oui, je le crois !... Il me semble même que j’en suis tout à fait persuadé... Ne vous en êtes-vous jamais aperçue ?

— Hélas ! j’ai tant de remords à ce sujet !

— En avez-vous aujourd’hui plus que les autres jours ?...

— Je suis ingrate envers vous !... Ah ! si je savais, en vous sacrifiant ma liberté, pouvoir atteindre à ce que je désire !...

— Ma pauvre petite, je donnerais dix ans de ma vie pour vous y aider ; mais toute ma tendresse n’y peut rien. Tenez ! un jour, au Soudan, j’ai traversé une plaine broussailleuse où l’on s’était battu pendant plus de soixante heures. Il y avait sur le sol douze cents cadavres, que nous n’avions pas eu le temps d’enterrer.

— C’est horrible !

— Je venais d’achever un grand croquis et je me demandais quel effet il produirait au pays, s’il plairait au public. La vue de ce champ de carnage me fut très instructive. Cela ressemblait à une couche de hideux champignons vénéneux de toutes les couleurs. Je n’avais encore jamais embrassé d’un seul coup d’œil une telle masse d’êtres humains revenus au néant... je compris lors que nous sommes tous, hommes et femmes, des matériaux ou des outils... rien de plus... Or, savez-vous, Maisie, combien il y a de personnes au monde qui connaissent la peinture ? Douze cents, tout au plus ! Les autres peuvent prétendre qu’elles la comprennent, mais elles n’y entendent rien. Douze cents ! Autant que j’ai vu de corps inertes rangés comme des champignons, sur la terre, là-bas ! Ont-ils manqué à l’humanité, ces morts africains ? Et les vivants en nombre égal dont le suffrage peut faire notre succès, manquent-ils au vrai mérite, quand ils se taisent ? Non ! Pour chaque homme qui passe sur le chemin il n’y a, en définitive, qu’une chose qui compte : s’unir avec sa « Maisie ».

— Pauvre Maisie !

— Pauvre Dick, plutôt !... Enfin, laissez-moi vous aider, chérie ! Nous pourrons vivre unis et nous essayerons de marcher ensemble. Nous ferons peut-être quelques faux pas ; mais cela vaudra mieux que de trébucher séparément. Ne voulez-vous pas entendre raison ?

— Je ne crois pas que nous puissions nous accorder. Vous savez : « Quand on est deux du même métier... »

— Au diable l’homme qui a inventé cet absurde dicton ! Il devrait vivre dans une grotte et se nourrir de viande d’ours, sans la faire cuire...

— Vous avez tort : je ne serais qu’une moitié de femme. Je me tourmenterais pour ma peinture, comme à présent : quatre jours sur sept, je suis insupportable.

— Vous croyez donc que personne avant vous n’a touché un pinceau ? Vous imaginez-vous que je ne connaisse pas ces heures de lassitude, d’énervement, d’impuissance ? Vous avez de la chance de n’éprouver tout cela que quatre jours sur sept !

— Oh ! alors, si vous êtes de la même humeur...

— Eh bien, je respecterai mieux la vôtre, puisque je saurai d’où elle vient et ce qu’elle signifie. Un autre en serait incapable... Mais cette discussion est bien inutile, en vérité ! Si telles sont vos idées, c’est en effet que vous ne m’aimez pas encore...

Le flux avait presque entièrement recouvert les bancs de vase, et vingt petites vagues se brisèrent sur la grève avant que Maisie répondît.

— Dick, fit-elle lentement, je crois que vous êtes meilleur que moi.

— Ce n’est pas la question ! Pourquoi dites-vous cela ?

— Je ne saurais l’expliquer... Vous vous montrez si patient, vous que je sais d’ordinaire emporté ! Vous vous donnez tant de peine pour m’expliquer l’art et la vie !... Oh ! je vois bien que je ne vous vaux pas.

Dick demeura un moment immobile, comme interdit. Il revoyait toutes les phases de son existence aventureuse ; il scrutait le passé ; il cherchait à retrouver le sentiment de sa force et l’orgueil de son œuvre... Sans répondre d’abord, il se baissa, prit doucement le bord du manteau de fourrure dont la jeune fille était enveloppée et le porta jusqu’à ses lèvres.

— C’est pour vous, c’est pour vous seulement que j’ai de la clairvoyance et de la raison, dit-il ensuite. Quand vous êtes auprès de moi, tout s’illumine. Mais hélas ! je ne mets pas en pratique, quand vous n’y êtes plus, ce que j’ai prêché... Vous m’y aideriez, si nous étions unis. Il n’y a que nous deux au monde, allez ! et vous m’avez dit que vous aimiez à me sentir auprès de vous.

— C’est vrai ! Si vous saviez comme je suis seule ! Il y a deux ans, quand j’ai loué ma petite maison, je me promenais d’un bout à l’autre du jardin en essayant de pleurer... je ne peux jamais pleurer, Dick ! Et vous ?

— Oh ! moi, il y a longtemps que je n’ai essayé. Mais pourquoi étiez-vous triste ? Qu’est-ce qui n’allait pas ? Vous vous surmeniez, sans doute ?

— Je ne sais. Je rêvais la nuit que j’étais malade, que j’étais ruinée, que je mourais de faim à Londres. J’y pensais ensuite tout le jour, et cela me faisait peur... Oh ! comme cela me faisait peur !

— Je connais cette angoisse. C’est la pire de toutes. Elle me réveille encore quelquefois dans la nuit. Mais vous devriez l’ignorer, vous !...

— Hélas !

— Vos trois cents livres de rente sont-elles sûrement placés ?

— Dans les « Consolidés » [2].

— Bien ! Si quelqu’un vous conseillait un meilleur placement, ne l’écoutez pas, Maisie, fût-ce moi-même ! Ne déplacez pas votre argent, et n’en prêtez jamais un sou, pas même aux « cheveux rouges » !...

— Soyez tranquille ! je ne suis pas si sotte !

— Le monde est plein de gens qui vendraient leur âme pour trois cents livres par an. Il y a des femmes bavardes et larmoyantes qui vous empruntent un billet de cinq livres par-ci, de dix livres par-là... et les femmes n’ont pas de conscience pour les dettes d’argent. Gardez le vôtre, ma chérie, car il n’y a rien de plus horrible que la misère à Londres. Cette perspective m’a épouvanté. Oui, elle m’a fait connaître la terreur, à moi, qui me vantais de ne rien croire au monde !

Chacun de nous a sa peur particulière, la peur invincible, insurmontable, qui peut l’entraîner jusqu’à l’abdication de toute dignité. L’expérience faite naguère par Dick de la misère sordide et du dénuement le plus absolu l’avait impressionné au point qu’il se sentait glacé jusqu’aux moelles en y songeant. Ce souvenir salutaire l’accompagnait toujours, et c’était sa sauvegarde en toute occasion où il avait à discuter ses intérêts. Il redoutait la pauvreté, dont auparavant il avait tâté presque en se jouant.

Maisie observait son visage à la lueur de la lune.

— Vous avez beaucoup d’argent, maintenant, lui dit-elle d’un ton consolant.

— Je n’en aurai jamais assez, répondit-il avec emphase.

Puis, se mettant à rire :

— Il me manquera toujours trois pence pour boucler mes comptes.

— Pourquoi trois pence ?

— J’ai porté un jour la valise d’un voyageur de la gare de Liverpool Street au pont de Blackfriars. C’était une course de six pence. Vous n’avez pas besoin de rire : cela les valait, et j’avais un besoin désespéré de ce salaire !... Mon client ne me donna que trois sous et n’eut même pas la pudeur de me payer en monnaie d’argent... Quelque fortune que je réalise, je n’arriverai jamais à reprendre au monde ces trois pence qui me manquent.

C’était un langage étrange de la part de ce même Dick qui venait de prêcher la sainteté du travail sans profit. Tel fut du moins l’avis de Maisie, dont toute l’ambition était de conquérir non des gros sous, mais des applaudissements. Elle prit sa petite bourse et en tira gravement une pièce de trois pence.

— Eh bien, dit-elle, je veux vous payer, moi, Dick ! N’ayez plus jamais ce souci. Votre compte y est-il, maintenant ?

— Oui, répondit-il soudain, très ému. Oui, je suis payé un millier de fois. Je porterai cette piécette à ma chaîne de montre. Vous êtes un ange, Maisie !

— Je suis tout engourdie, répondit-elle en se levant et j’ai un peu l’onglée. Oh ! regardez donc : le manteau est tout blanc ; votre moustache aussi ! je ne me serais jamais doutée qu’il fît si froid.

Un givre léger brillait sur l’épaule du pardessus de Dick.

Lui aussi avait tout oublié... Ils se mirent à rire, et ce fut fini de leurs graves propos.

Ils coururent à travers la grève pour se réchauffer, puis se retournèrent pour contempler la gloire de la marée haute, sous la clarté froide, et l’épaisse ombre noire des buissons de genêts. Ce fut une joie de plus pour Dick que Maisie pût voir les couleurs comme il les voyait lui-même, qu’elle distinguât le bleu dans le blanc du brouillard, le violet dans les palissades grises, toutes les choses enfin autrement qu’elles paraissent aux yeux non prévenus.

Quant à elle, habituellement si réservée, il semblait qu’un rayon de lune eût réveillé sa fantaisie première. Elle se mit à babiller gentiment, à parler de tout et de tous, et de Kami, le plus sage des maîtres, et de ses compagnes d’atelier : des Polonaises, qu’il faut empêcher de se tuer de travail ; des Françaises qui parlent avec grâce et volubilité de choses qu’elles ne feront jamais ; des Anglaises mal fagotées qui s’obstinent sans espoir et ne peuvent arriver à comprendre que l’inclination ne remplace pas le talent ; des Américaines qui font des repas indigestes et dont les voix criardes et aiguës, dans le silence laborieux des chauds après-midi, exaspèrent les nerfs trop tendus ; des orageuses Russes, que rien n’arrête, que nul ne dompte et qui racontent à leurs amies des histoires de revenants à les faire crier ; des lourdes Allemandes, qui, venues pour apprendre une certaine chose et l’ayant apprise, s’en retournent pesamment copier des tableaux, à jamais. Dick écoutait, ravi, parce que c’était Maisie qui parlait. Il connaissait tout le personnel des ateliers cosmopolites de Paris et d’ailleurs.

— Cela n’a pas beaucoup changé, dit-il. Est-ce qu’on vole toujours des couleurs pendant le déjeuner ?

— On ne vole pas, répondit Maisie, on chipe. Dame ! c’est l’usage. Moi je suis discrète : je n’ai jamais chipé que du bleu d’outre-mer. Quand on pense qu’il y a des élèves qui prennent du blanc !...

— J’en ai pris, moi !... Mais aussi comment résister, quand les palettes sont accrochées ? Toute couleur qui coule devient naturellement propriété commune : on la sauve en la recueillant... Même si on y a mis une goutte d’huile pour l’aider à glisser. Cela d’ailleurs apprend aux gens à ne pas gaspiller leurs tubes.

— Ah ! si je pouvais vous chiper quelques-unes de vos couleurs, Dick ! Peut-être que du même coup je vous prendrais un peu de votre succès...

— Que me donnerez-vous si je vous indique un sûr moyen d’y parvenir, sans souci, sans énervement... et sans larcin ? Voulez-vous promettre de m’écouter ?

— Allez, j’écoute.

— D’abord, il ne faut jamais oublier de manger, sous prétexte de ne pas interrompre votre travail. Ainsi, ajouta-t-il au hasard, sachant bien à qui il parlait, vous avez omis deux fois de déjeuner, la semaine dernière.

— Non ! Non !... Une seule fois...

— Eh bien, c’est déjà trop. En outre, il ne faut pas vous contenter d’un biscuit trempé dans une tasse de thé en guise de dîner, pour éviter de vous déranger.

— Dick, vous vous moquez !

— Je n’ai jamais été plus sérieux de ma vie ! 0 mon amour, mon amour, vous n’avez donc pas encore compris ce que vous êtes pour moi ? Comment ! Toute la terre pourrait conspirer pour vous donner un rhume, pour vous accabler de chaleur, pour vous mouiller jusqu’aux os, pour vous voler votre argent, pour vous laisser mourir de fatigue et d’inanition, et je n’aurais pas, moi, le simple droit de veiller sur vous ?... Est-ce que je sais seulement si vous avez assez de sens commun pour vous habiller chaudement quand il fait froid ?

— Dick, vous êtes vraiment l’être le plus agaçant que je connaisse ! Comment faisais-je donc, s’il vous plaît, quand vous n’étiez pas là ?

— Je n’y étais pas, et je ne savais pas. Maintenant que j’y suis, je donnerais tout ce que je possède pour avoir le droit de vous dire de rentrer quand il pleut.

— Vous donneriez même votre succès ?

— Eh ! Qu’est-ce que vous voulez que cela me fasse, que des milliers ou même des millions de gens entonnent des hymnes en mon honneur, si je vous sais en train de courir les magasins d’Edgware Road par un temps pluvieux, sans parapluie ?... Allons, ma chérie, rentrons : il est l’heure.

Ils retournèrent gaiement à Londres. L’entrée en gare interrompit Dick au milieu d’une éloquente tirade sur la beauté des exercices physiques et sur l’utilité des sports. Il voulait à toute force offrir un cheval à Maisie... un cheval comme on n’en avait jamais vu. Il le mettrait en pension avec le sien à quelque vingt milles de Londres, et Maisie, pour sa santé, monterait deux ou trois fois par semaine avec lui.

— C’est absurde ! dit-elle. Ce ne serait pas convenable.

— Voulez-vous essayer de découvrir ce soir, dans Londres, l’individu qui s’intéressera assez à nos deux personnes pour nous demander compte de ce qu’il nous plairait de faire ? Voulez-vous me montrer celui lui l’oserait ?...

Maisie regarda les réverbères, le brouillard, le hideux grouillement de la rue. Dick avait raison. Mais le cheval ne remplacerait pas l’art...

— Vous êtes quelquefois très charmant, lui répondit-elle, mais plus souvent encore très déraisonnable. Je ne vous autorise pas du tout à me donner des chevaux, ni à vous détourner de votre chemin, ce soir, pour me reconduire. Je rentrerai seule... Ah ! promettez-moi une chose : vous ne penserez plus jamais à ce fameux déficit de trois pence. Vous avez votre compte, maintenant. Donc, plus de dépit : travaillez sans préoccupation. Vous pouvez être si grand qu’il ne faut pas vous arrêter à de telles petitesses.

C’était gentiment retourner ses paroles contre lui. Dick la fit monter en voiture.

— Adieu, lui dit-elle simplement. Vous viendrez dimanche. J’ai passé une délicieuse journée, Dick. Pourquoi ne peut-il toujours en être ainsi ?...

— Parce que l’amour est comme le dessin : il faut avancer ou reculer. On ne peut demeurer au même point. Adieu, Maisie, et pour l’amour de moi... ou de qui vous voudrez, prenez soin de vous-même.

Il rentra chez lui à pied, tout en songeant. Cette journée ne lui avait apporté rien de ce qu’il espérait ; mais, malgré tout, elle en valait plusieurs autres : il se sentait maintenant un peu plus rapproché de Maisie. La fin n’était plus qu’une question de temps, et la récompense méritait qu’on l’attendît. Une fois de plus, instinctivement, il se dirigea vers la Tamise.

« Elle a compris tout de suite, se dit-il en regardant l’eau. Elle a découvert mon péché favori et m’en a convaincu !... Et cependant elle a dit que je vaux mieux qu’elle ! — Il se mit à rire, tant il trouvait cette idée absurde. — Mieux qu’elle !... je me demande si les jeunes filles devinent la moitié de ce qu’il y a dans la vie d’un homme. C’est impossible : elles ne nous épouseraient pas !... »

Il tira de sa poche la petite pièce donnée par Maisie et la contempla pieusement, comme s’il eût tenu dans le creux de sa main l’œuvre la plus précieuse et la plus rare, le gage merveilleux du bonheur à venir...

— En attendant, se disait-il, la pauvre enfant est seule à Londres, sans personne pour la protéger contre tous les dangers dont foisonne l’immense ville !

À la manière d’un païen, il adressa mentalement une prière au destin. Il élevait entre ses doigts la petite pièce d’argent au-dessus du fleuve, en demandant que, si quelque malheur devait menacer leur vie, tout le poids en retombât sur lui, sur lui seul, et que Maisie fût toujours préservée. Cette humble monnaie blanche, qu’il n’eût point troquée contre un sac d’or, il l’offrait en sacrifice pour attendrir les dieux. La Tamise la garderait comme le don le plus magnifique offert en holocauste...

La pièce tomba sans bruit. Dick, libéré momentanément de toute crainte, regagna sa maison en sifflant. Il avait envie de fumer et de causer entre hommes, après cette journée passée tout entière auprès d’une femme.

Un autre désir traversa son esprit et lui étreignit le cœur, lorsque se leva devant ses yeux la vision du Barralong, faisant route en pleine mer vers la Croix du Sud.





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