Et tu peux bien mener des hommes par milliers
Sans la bride jamais lâcher,
Mais mener la Reine des Fées
Brisera ton cœur en deux moitiés.

Son pied glissé de l'étrier
La bride de sa main échappée,
Il est emmené pieds et poings liés
Au pays de la Reine des Fées.

Sir Hoggie et les Fées.


Quelques semaines plus tard, Dick, revenant à travers le parc à son atelier le dimanche, par une journée brumeuse et triste, se disait :

« Voilà le châtiment que me souhaitait Torp... Il est plus douloureux, certes, que je ne l'aurais cru !... Mais qu'importe ! « La reine ne peut mal faire... » Après tout, elle a quelque idée du dessin ».

Il sortait d'une de ses visites dominicales chez Maisie, visites où il se retrouvait invariablement sous les yeux verts de l'impressionniste aux cheveux roux... — Oh ! comme il la détestait, celle-là !

Semaine après semaine, revêtu de ses meilleurs habits, il avait gagné la petite maison assez mal tenue qui se trouvait là-bas, au nord d'Hyde Park. La première fois, ç'avait été pour voir les tableaux de Maisie... Puis il les avait critiqués en détail, il avait donné des conseils, hélas ! urgents et indispensables.

Semaine après semaine, il avait senti grandir sa tendresse, et en même temps il avait mieux compris la consigne, qui lui était imposée, de chasser son cœur de ses lèvres et de résister au désir fou d'embrasser Maisie, de l'embrasser très fort et très souvent. Semaine après semaine, il s'était convaincu de la nécessité d'entretenir la jeune fille uniquement des secrets de son art, cela seul l'intéressant toujours, et le reste, en vérité, la laissant indifférente.

Alors, dans cet atelier bâti au fond d'un jardin humide, derrière l'humble villa malsaine, il s'était résigné à subir, sans rien dire sa petite torture hebdomadaire. Sa seule joie consistait à regarder Maisie tourner autour de la table à thé. Il détestait cette tisane ; néanmoins il buvait dévotement la tasse qu'on lui servait, afin de prolonger d'autant ses visites. Il la buvait, et là, près de lui, toujours, il sentait le regard attentif de la surveillante odieuse, de l'impressionniste mal fagotée, assise en paquet sur une chaise et qui le dévisageait silencieusement.

Une fois, une seule fois, elle était sortie de la salle pendant qu'il s'y trouvait. Maisie, en son absence, voulut montrer à Dick un album où elle avait collé quelques découpures de journaux de province, contenant des notes banales et insignifiantes sur ses envois à diverses expositions. Dick s'inclina peu à peu, tandis qu'elle parlait, et baisa tendrement, sur la page ouverte, la petite main qu'elle y avait oubliée.

— Mon amour ! mon amour ! murmura-t-il, ne vous occupez pas de tout cela.

Et, comme elle paraissait surprise qu'il n'attachât aucune importance à ces témoins de bien humbles succès, il crut pouvoir lui offrir dans un élan de dévouement irrésistible, de faire lui-même un tableau qui serait signé par elle et qui lui vaudrait de bien d'autres éloges.

— C'est honteux ! répondit-elle avec indignation. Je ne me serais pas attendue à une telle proposition de votre part. Je ne veux de récompense que pour mon propre travail, entendez-vous, et pour une œuvre qui soit de moi seule.

— Alors, dessinez des médaillons décoratifs pour la maison de quelque riche brasseur, ne put-il s'empêcher de répliquer ; ce sera tout à fait votre genre.

La souffrance le rendait mauvais.

— Je ferai mieux que des médaillons ! lui dit sèchement Maisie.

Cette réponse évoquait d'une manière frappante, au moins par l'accent de la voix, l'image d'un atome de petite fille aux yeux gris qui jadis bravait audacieusement Mme Jennett. Dick fut aussitôt dominé par ce souvenir, et il était sur le point de s'avouer coupable et de demander pardon, quand la rentrée des cheveux rouges le sauva de cette humiliation.

Le dimanche suivant, il déposa aux pieds de Maisie un choix de crayons si parfaits que le marchand les tenait pour capables de dessiner... presque tout seuls ; il y joignit des couleurs garanties inaltérables, et il se mit à examiner avec l'application la plus consciencieuse la toile sur le chevalet. La conséquence nécessaire d'un tel effort, c'était qu'il expliquât enfin le fond de sa pensée... Mais ce fut l'Évangile d'art de Torp, non le sien, qu'il prêcha, et il le fit avec une si persuasive éloquence que son ami lui-même, s'il avait pu entendre la leçon, en aurait eu les cheveux dressés sur la tête.

Un mois auparavant, Dick aurait été tout aussi surpris ; mais, puisque c'était pour Maisie qu'il fallait ainsi parler !... Il cherchait des mots pour exprimer clairement à la jeune fille des principes que, de son côté, il avait toujours ignorés ou dédaignés, mais souvent il lui arrivait de s'arrêter, impuissant à bien préciser sa pensée.

Il regardait un menton qui, malgré les lamentations de Maisie, s'obstinait à ne pas avoir l'air d'être de chair vivante — c'était le même qu'elle avait gratté naguère avec le couteau — et il disait :

— Le pinceau à la main, je vois bien comment je l'arrangerais ; mais je ne sais pas vous expliquer... Vous avez un coloris à la manière hollandaise, très vigoureux, et qui me plaît beaucoup, certes !... Mais peut-être le dessin laisse-t-il à désirer... les raccourcis, surtout... On dirait que vous n'avez pas beaucoup fait de modèle vivant... Et puis, vous avez pris de Kami un mauvais procédé pour traiter les parties d'ombre. Cela n'est pas assez travaillé ! Vous devriez peut-être vous condamner pendant quelque temps à dessiner seulement... Avec le dessin, voyez-vous, pas moyen de tricher ; tandis qu'avec la couleur !... Trois pouces carrés d'un insipide, mais habile barbouillage, suffisent quelquefois, il est vrai, à sauver un mauvais tableau ; mais ce sont là des supercheries indignes. Dessinez à force, croyez-moi ! Nous verrons après...

Maisie protesta énergiquement ; elle n'aimait pas du tout le dessin.

— Je le sais bien ! répondit-il. Vous trouvez plus commode de composer vos têtes de genre en leur appliquant un bouquet de fleurs à la naissance du cou, pour cacher le mauvais modelé...

La jeune fille aux cheveux rouges se mit à rire discrètement.

— Vous aimez mieux composer vos paysages en cachant vos vaches dans l'herbe jusqu'aux genoux, afin de dissimuler les défauts de construction de leurs jambes. Je vous dis que vous entreprenez un travail au-delà de vos forces. Vous avez le sentiment de la couleur, oui ; mais il vous manque celui de la forme. Eh bien, le don que vous avez, mettez-le de côté, oubliez-le pour un temps et travaillez pour acquérir le reste ! Avec vos têtes de genre... dont quelques-unes sont très bonnes, je ne le conteste pas, vous resterez toujours au même point. Avec le dessin, vous avancerez, ou du moins vous découvrirez d'où vient votre faiblesse.

— Mais les autres... commença Maisie.

— Ne vous inquiétez pas de ce que font les autres ! Ils ne sont pas bâtis comme vous. On réussit ou l'on échoue par son propre mérite, et c'est perdre son temps dans cette bataille-là que de s'occuper du voisin.

Il s'arrêta. La tendresse contre laquelle il avait résolument lutté se ralluma dans ses yeux. Il regardait Maisie, maintenant, et son regard demandait, sans qu'il eût besoin de rien dire, s'il n'était pas temps enfin de laisser cette toile sécher et d'oublier tant de propos inutiles, pour unir leurs mains dans l'Amour et dans la Vie.

Maisie pensait bien à cela ! Elle finit par consentir de bonne grâce au nouveau programme d'études qui lui était indiqué. Elle ne songea pas à autre chose ; mais c'en fut assez pour que Dick ravi eût toutes les peines du monde à ne pas la prendre dans ses bras afin de l'emporter, tout courant, à la plus prochaine mairie. Et cependant, il se sentait déconcerté par cette absolue indifférence à ses désirs inexprimés, jointe à une instinctive confiance en sa parole. Certes, il prenait de l'autorité dans la maison, une autorité qui ne durait à vrai dire qu'un après-midi par semaine, le dimanche, de une heure et demie à sept heures ; mais, pendant ce temps-là, son influence était réelle. Maisie s'habituait à lui demander son avis sur toutes choses ; elle le consultait sur l'emballage d'un tableau, sur l'arrangement d'une cheminée qui fumait... L'impressionniste, elle, ne lui demandait jamais rien ; mais elle ne protestait pas contre ses visites et se contentait de le surveiller.

Il découvrit que les repas des deux jeunes filles étaient irréguliers et insuffisants. C'était bien ce qu'il avait deviné dès le début ; elles se nourrissaient principalement de thé, de cornichons et de biscuits. Elles étaient censées diriger le ménage chacune à son tour pendant une semaine ; mais, en réalité, elles vivaient, avec l'aide insuffisante d'une femme de journée, aussi succinctement que de jeunes corbeaux.

Maisie dépensait la plus grande partie de son revenu en modèles, et sa compagne en ornements pour sa personne, ornements aussi raffinés que sa peinture l'était peu. Fort d'une récente expérience, Dick avertit Maisie que la mauvaise alimentation diminue la puissance de travail, sans compter qu'elle ruine la santé. Elle admit ses conseils et surveilla de plus près sa table... Lorsque Dick se sentait repris par son humeur noire, en semaine, pendant les longs crépuscules d'hiver, il se remémorait cette petite réforme domestique accomplie par lui ; il se rappelait aussi le jour où il avait dû s'armer d'une brosse pour pratiquer un savant nettoyage dans la cheminée du salon, et ces souvenirs le cinglaient comme des coups de fouet.

Il lui arriva bien pis. Un certain dimanche, l'impressionniste annonça tout à coup qu'elle désirait faire une étude de la tête de leur visiteur. Elle le pria de rester tranquille et (ceci fut ajouté négligemment) de regarder Maisie. Il s'assit, n'osant refuser, et, pendant une demi-heure, il put songer tout à son aise aux gens qu'il avait lui-même condamnés, au nom de l'art, à semblable contrainte. Il se rappela surtout avec une netteté singulière l'infortuné Binat, un artiste autrefois, lui aussi, et qui parlait maintenant tout le premier de sa dégradation !

Cette « étude » achevée présenta la plus rudimentaire ébauche monochrome d'une tête humaine ; mais elle traduisait, en une involontaire caricature, l'attente muette, le désir fou et, par-dessus tout, la soumission désespérée du modèle.

— Je vous l'achète ! s'écria aussitôt Dick. Combien en voulez-vous ?

— Oh ! ce serait trop cher ! répondit-elle. Je crois que vous serez tout aussi satisfait si je...

Et la feuille encore humide trembla un instant dans la main de la jeune fille, puis elle alla tomber dans les cendres du poêle. Quand elle l'en retira, presque aussitôt, l'esquisse était irréparablement souillée.

— Oh ! quel dommage ! s'écria Maisie. Je ne l'avais pas vue. Était-ce ressemblant ?

Dick se pencha vers la petite oreille encadrée de cheveux roux et dit tout bas : « Merci !... », puis il s'en alla.

— Comme cet homme me hait, Maisie ! dit-elle quand il fut sorti ; et comme il vous aime !

— Quelle folie ! je sais que Dick a beaucoup d'amitié pour moi ; mais il a son travail, et moi le mien.

— Je sais bien que si un homme avait pour moi les regards que celui-ci a pour vous !... Mais il m'a en horreur...

Dick, cependant, ne pensait guère à elle. Après lui avoir su gré du sacrifice qu'elle avait fait de son œuvre, il l'avait totalement oubliée. En traversant le parc, au milieu du brouillard, il n'éprouvait qu'un sentiment d'humiliation tenace, où elle n'était pour rien.

— Il faudra que j'éclate un jour ou l'autre, se disait-il ; mais, après tout, ce n'est pas la faute de Maisie... Elle a raison, elle ! Pourquoi la blâmerais-je ? Voilà trois mois que je la revois... trois mois ! Qu'est-ce que cela ? Il m'a fallu dix ans à moi, pour apprendre ce que je sais !... Et quelles misères !... Il est vrai que je n'avais personne pour m'enfoncer, chaque dimanche, des épingles et des couteaux à palette dans la chair ! Ah ! ma petite Maisie chérie, si jamais je l'emporte sur votre obstination, comme je vous revaudrai toutes les épreuves que vous me faites traverser ! Mais, non, je n'en ferai rien... je serai aussi faible qu'aujourd'hui, allez ! Seulement, le jour de notre mariage, j'empoisonnerai les cheveux rouges. Cette fille-là nous porte malheur !... En attendant, passons notre mauvaise humeur sur Torp.

Torpenhow avait essayé plus d'une fois de le chapitrer sur ses éternelles distractions. Cependant Dick s'était remis furieusement au travail, depuis ses premières visites à l'atelier de Maisie. Il voulait qu'elle pût connaître enfin toute l'étendue de son talent. Par malheur, il lui avait si bien conseillé de ne pas prêter la moindre attention aux œuvres d'autrui qu'elle lui obéissait aveuglément sur ce point : elle acceptait ses avis et ne s'intéressait pas du tout à ses tableaux.

— Votre peinture sent le tabac et le sang, lui avait-elle dit un jour ? Ne savez-vous donc faire que des soldats ?

— Hélas !... répondit-il doucement.

Et tout bas, il se disait : « je pourrais faire d'elle, si elle voulait, un portrait qui serait un chef-d'œuvre. »

Ce soir-là, il avait contristé l'âme de Torpenhow par de véritables blasphèmes sur l'Art. Puis il se désintéressa peu à peu de son propre travail. À quoi bon essayer de faire de bons tableaux, puisque Maisie ne se souciait pas de les regarder ? Il passa toutes ses semaines à attendre dans l'inaction le dimanche suivant.

Torpenhow n'en revenait pas, et son indignation ne connaissait plus de bornes. Un soir qu'il avait échangé avec Dick, plus découragé que jamais, quelques aigres répliques, il se retira chez lui pour consulter « l'Antilope », amené par quelque complication de politique continentale, dont il voulait l'entretenir.

— Vous me dites qu'il ne fait plus rien ? dit le gros homme ; qu'il est insouciant, irascible ?... je ne vois pas là de quoi s'inquiéter. Dick est sans doute en train de faire des bêtises pour une femme !...

— Et vous trouvez que ce n'est pas grave ?

— Ma foi, non ! En supposant qu'elle le détourne pour un temps de son travail, qu'elle le tourmente, qu'elle vienne même, un jour ou l'autre, faire une scène dans l'escalier — c'est possible, après tout ! — que nous importe ? Et tant que Dick lui-même ne vous en parlera pas le premier, il vaut mieux avoir l'air de ne rien savoir, croyez-moi ! Il n'est pas toujours d'humeur commode !

— À qui le dites-vous ! C'est l'être le plus agressif, le plus orgueilleux, le plus insolent...

— Ça lui passera, vous verrez ! Il finira par s'apercevoir qu'on ne peut pas toujours promener la foudre à travers le monde en brandissant un assortiment de tubes de couleurs et de pinceaux menaçants. Vous l'aimez, n'est-ce pas ?

Au point que je voudrais pouvoir prendre à mon compte tous les déboires et tous les chagrins qui se préparent pour lui !... Mais, pour ces châtiments-là, on ne peut, hélas, se substituer même à son propre frère !

— En effet, la vie est une guerre où il n'y a pas de remplaçants. Il faudra que Dick en fasse l'expérience comme les autres. Mais, à propos de guerre, vous savez qu'il y aura des soulèvements dans les Balkans au printemps prochain ?

— ... Ah ? Eh bien, ils auront mis du temps à éclater !... je me demande si nous réussirions à entraîner Dick là-bas, avec nous, en cas de guerre...

À ce moment, celui dont s'occupaient ainsi les deux amis entra, d'un air ennuyé, dans la chambre. On lui posa aussitôt la question que Torp venait de formuler.

— Non, répondit-il, cela ne me tenterait pas de m'en aller. Je me trouve bien ici.

La bienveillance de l'Antilope ne résista pas à ce blasphème. Il fit honte à Dick de prendre au sérieux les éloges des journaux, lui prédit à brève échéance un revirement du goût du public, lassé de ses œuvres, toujours les mêmes. Il fit briller à ses yeux la perspective d'une campagne vers l'Orient, en compagnie de leurs camarades, Torp, Kenen, Cassavetti et les autres. Il lui décrivit par avance tous les combats où ils assisteraient et qui pourraient fournir tant de sujets de tableaux...

Dick fumait silencieusement sa pipe en l'écoutant :

— ... Vous aimez mieux rester ici, n'est-ce pas ? Vous vous imaginez que le monde entier va continuer à se pâmer devant vos œuvres ? Comme s'il n'avait pas autre chose à faire, le monde ! Comme s'il ne fallait pas sans cesse travailler et se renouveler pour mériter ses applaudissements, la gloire et la fortune !...

— Laissez-moi donc tranquille ! fit Dick. Je sais tout cela aussi bien que vous. Vous figurez-vous par hasard que je suis un être sans cervelle ?

— Oui, je me le figure ! Et je veux être pendu si vous n'êtes pas la tête la plus vide...

— Eh bien, allez vous faire pendre tout de suite, alors !... Cela ne peut manquer, d'ailleurs, de vous arriver un jour ou l'autre, car je vous prédis que vous serez pris et condamné comme espion par des Turcs en délire !... Et puis tout cela me fatigue et m'assomme... je suis las ! Bonsoir.

Il se laissa tomber sur une chaise, où il s'endormit presque aussitôt.

— Mauvais signe ! fit l'Antilope à voix basse.

Torpenhow prit la pipe encore allumée qui s'était échappée des lèvres de Dick et qui menaçait d'incendier son gilet. Puis il plaça doucement un coussin sous la tête du dormeur.

— Il n'y a rien à faire ! murmura-t-il doucement ; rien ! Pauvre vieille caboche fêlée ! Je ne puis m'empêcher de l'aimer. Tenez, voici la cicatrice du coup qu'il a reçu là-bas, au Soudan !

— Ça doit l'avoir rendu un peu fou.

— Non pas !... je vous le donne pour le fou le plus clairvoyant en affaires.

Dick se mit à ronfler furieusement.

— Oh ! là, il n'y a pas d'affection qui résiste à une épreuve pareille. Réveillez-vous, Dick ! Allez dormir ailleurs, si vous devez continuer cette musique.

Tout bas, l'Antilope marmottait entre ses dents :

— Quand un chat a couru sur les toits toute la nuit, on a remarqué qu'il dort généralement tout le jour. C'est de l'histoire naturelle.

Dick, cependant, s'éloignait d'un pas incertain, en se frottant les yeux et en bâillant...

Il va sans dire qu'il ne dormit pas la nuit suivante, et pendant son insomnie il lui vint une idée si simple et si lumineuse qu'il fut surpris de ne pas l'avoir eue plus tôt. Elle lui parut géniale et pleine d'astuce. Il s'agissait d'aller chercher Maisie, un jour de semaine, de lui proposer une excursion et de l'emmener par le train à Fort Keeling, là même où ils avaient vécu ensemble, dix ans auparavant.

Et le lendemain matin, tout en considérant dans la glace son image barbouillée de savon, il expliquait à cette effigie étonnée que si, en général, il est souverainement maladroit de vouloir revivre les heures écoulées, attendu que, sur les choses éteintes, il passe un vent froid, plein de tristesse — cette règle néanmoins souffre des exceptions...

« En voici bien une ! conclut-il. Je vais parler à Maisie. »

Quand il arriva, les cheveux rouges étaient heureusement en courses. Il trouva Maisie seule, vêtue de sa grande blouse tachée de couleurs et se disputant avec ses pinceaux.

Elle parut d'abord peu satisfaite de le voir. Venir dans la semaine, c'était violer leurs conventions. Aussi fallut-il à Dick tout son courage pour formuler son offre...

— Vous travaillez trop ! lui dit-il ensuite avec autorité. Si vous vous surmenez ainsi, vous tomberez malade. Pourquoi n'accepteriez-vous pas ce que je vous propose ?

— Mais, où irions-nous ? demanda Maisie d'un air las.

Debout, devant son chevalet, depuis de longues heures, elle se sentait, en effet, très fatiguée.

— ... Où vous voudrez. Nous prendrons un train, demain matin et nous descendrons quand il s'arrêtera. Nous déjeunerons n'importe où, et je vous ramènerai le soir.

— ... Et alors, si la lumière est bonne demain, j'aurai perdu toute une journée !

Elle hésitait. Elle balançait d'un geste irrésolu sa grande palette blanche.

Dick se contraignit pour ne point laisser échapper l'exclamation violente qu'il avait au bord des lèvres. Il fallait de la patience pour convaincre cette jeune fille, aux yeux de qui le travail passait avant tout.

— Une journée ? fit-il. Vous en perdrez bien davantage, chère, si vous essayez de profiter de toutes les heures de soleil. L'excès de travail a le même résultat que la plus meurtrière paresse. Allons ! c'est dit ! je viendrai vous prendre demain matin, de bonne heure, après votre premier déjeuner...

— Mais, au moins, vous comptez inviter aussi...

— Jamais de la vie ! je veux vous et vous seule. D'ailleurs, elle refuserait sans doute. Donc, à demain, sans faute ! Et priez Dieu qu'il fasse beau.

Il s'en alla ravi, — et par conséquent ne travailla pas de tout le jour. Il étouffa son désir fou de commander un train spécial ; mais il fit l'emplette d'un grand manteau de kangourou gris, garni de martre noire lustrée. Après quoi il rentra en lui-même, et se mit à penser au prochain avenir !

— Je vais passer dehors, avec Dick, toute la journée de demain, annonça Maisie à sa compagne, quand celle-ci revint du marché d'Edgware Road.

Les « cheveux rouges » répondirent :

— Le pauvre garçon le mérite bien ! je profiterai de votre absence pour nettoyer à fond l'atelier. Le plancher en a bien besoin.

Depuis plusieurs mois, Maisie ne s'était accordé aucune distraction ; aussi, malgré la crainte vague qu'elle ne pouvait ni préciser, ni surmonter, se promettait-elle un vrai plaisir de sa sortie improvisée.

« Il n'y a personne de plus charmant que Dick, quand il est raisonnable, se disait-elle ; mais je suis sûre qu'il va me tourmenter encore de questions auxquelles je ne pourrai rien répondre qui le satisfasse. Ah ! s'il voulait ne plus penser à tout cela, je l'aimerais bien mieux ! »

Les yeux de Dick brillèrent de joie, le lendemain matin, quand il aperçut Maisie, enveloppée d'un ulster gris et la tête couverte d'une toque de velours noir, debout dans le vestibule de la petite maison. Seulement, il aurait voulu des murailles de marbre et non de sordides imitations de boiseries, pour encadrer dignement cette divinité.

Avant le départ, l'impressionniste fit rentrer Maisie un moment dans l'atelier pour l'embrasser avec effusion. La jeune fille n'avait évidemment pas l'habitude ni le goût de ces démonstrations : ses sourcils remontèrent jusqu'au milieu de son front durant l'accolade.

— Prenez garde à mon chapeau ! fit-elle en se dégageant au plus vite. Et elle courut rejoindre Dick qui l'attendait devant la voiture.

— Avez-vous assez chaud ? lui demanda-t-il en l'installant. Avez-vous suffisamment déjeuné ? Mettez ce manteau sur vos genoux.

— Merci ! je suis on ne peut mieux. Où allons-nous, Dick !... Oh ! je vous en prie, cessez de siffler. On va nous prendre pour des fous...

— Qu'on nous prenne pour ce qu'on voudra ! Les passants ne nous connaissent pas, et je m'inquiète peu de savoir ce qu'ils sont !... Vrai, Maisie, vous êtes adorable, ainsi !

Maisie fixa aussitôt les yeux droit devant elle, sans répondre. L'air vif de cette claire matinée d'hiver mettait des couleurs à ses joues. Au-dessus des maisons, des flots de fumée d'un jaune crémeux se dissipaient peu à peu dans l'azur pâle du ciel et d'imprévoyants moineaux s'envolaient un à un des gouttières, croyant acclamer le printemps.

— Il fera un temps superbe à la campagne, reprit le jeune homme.

— Mais où allons-nous ?

— Vous verrez !

Ils s'arrêtèrent à la station de Victoria, et Dick alla prendre les billets. Pendant le quart d'une demi-minute, Maisie, confortablement installée au coin du feu de la salle d'attente, s'avoua tout bas qu'il était infiniment plus agréable d'avoir un compagnon se chargeant de ces petites corvées que de s'exposer soi-même aux bousculades de la foule. Dick la fit monter dans un wagon Pullmann sous prétexte que ce serait mieux chauffé. Elle se soumit à cette extravagance en ouvrant de grands yeux scandalisés.

— C'est égal, dit-elle au moment où le train s'ébranlait, je voudrais bien savoir tout de même où vous m'emmenez !

Vers la fin du trajet, le nom d'une station connue fila tout à coup devant ses yeux, et ce fut un trait de lumière.

— Oh ! Dick, fit-elle, vous êtes un traître.

— Eh bien, je croyais que cela vous ferait plaisir de revoir ce pays-là !... Vous n'y êtes pas revenue, dites, depuis le temps ?...

— Non ! je ne me souciais guère de retrouver Mme Jennett, et je n'y connaissais qu'elle.

— Vous vous trompez ! Regardez mieux. Il y a aussi le moulin à vent, au-dessus du champ de pommes de terre. Est-ce que vous ne le connaissez pas, un peu ?... Heureusement, on n'a pas encore construit de villas, de ce côté-ci... Vous rappelez-vous quand je vous y ai enfermée ?

— Oui !... Et comme Mme Jennett vous a battu !... je n'avais cependant pas dit que c'était vous le coupable...

— Elle l'avait deviné !... Vous rappelez-vous ? J'avais fourré un bâton sous la porte, pour l'empêcher de s'ouvrir, et je vous criais que j'allais enterrer Amomma toute vivante dans le champ de pommes de terre... Vous m'avez cru : vous étiez confiante, en ce temps-là !...

Ils se mirent à rire tous les deux et se penchèrent ensemble à la portière pour découvrir aux alentours les détails du paysage où se rattachaient leurs souvenirs. Dick, cependant, regardait surtout la courbe pure de la joue de Maisie, si proche de la sienne, et ses yeux voyaient l'afflux rose du sang sous la peau fraîche. Il se félicitait de la bonne idée qu'il avait eue de tenter cette épreuve, et comptait que la fin du jour lui apporterait enfin sa récompense.

Arrivés à destination, ils descendirent et s'en allèrent visiter la vieille ville avec leurs yeux nouveaux. D'abord, ils s'arrêtèrent pour contempler — à distance respectueuse — la maison de Mme Jennett.

— Si elle sortait tout à coup de chez elle ! fit Dick simulant la frayeur. Qu'est que vous feriez ?

— Je lui ferais la grimace.

— Montrez un peu, pour voir ?

Maisie fit la plus drôle de moue en plissant son nez, dans la direction de la sordide petite villa et Dick éclata de rire.

Elle dit alors, d'un air revêche, en imitant les intonations de leur geôlière d'autrefois :

— C'est honteux, mademoiselle ! Rentrez à l'instant. Vous apprendrez pour les prochains offices la Collecte, l'Épître et l'Évangile ! Après tout ce que je vous ai dit, vous conduire ainsi !... Vous serez privée de votre troisième plat, dimanche ! C'est encore ce garnement, n'est-ce pas, qui vous a poussée au mal !... Quant à vous, monsieur Dick, si vous n'êtes pas un gentleman, tâchez au moins...

Maisie s'arrêta net. Elle se rappelait tout à coup en quelle circonstance cette phrase consacrée avait servi pour la dernière fois.

— ... Tâchez au moins d'en avoir les manières ! compléta Dick. C'est tout à fait cela ! Et maintenant, allons déjeuner.

Ensuite nous irons au fort Keeling. Voulez-vous marcher, ou prendre une voiture ?...

— Oh ! marcher, marcher, comme autrefois !... Combien peu tout cela est changé !

Ils prirent, pour se diriger vers la mer, des rues demeurées toutes semblables à elles-mêmes, et l'influence des choses de jadis s'empara doucement de leurs âmes. Leur promenade les conduisit devant une boutique de confiseur, qui avait fait leurs délices, au temps où leur argent de poche, mis en commun, atteignait la somme d'un shilling par semaine.

— Dick, avez-vous des sous ? demanda Maisie à mi-voix, répétant les mots enfantins qui lui remontaient aux lèvres.

— Je n'en ai que trois, et, si vous croyez que je vais vous les donner pour acheter des pastilles à la menthe !... Ah ! non, alors !... D'abord elle dit que la menthe n'est pas « comme il faut ».

Nouveaux rires et nouvelles teintes rosées aux joues de Maisie, et, dans le cœur de Dick, nouveaux battements de joie.

Après un bon déjeuner, ils descendirent sur la plage et prirent le chemin du fort Keeling, à travers une contrée isolée, balayée par le vent et qui n'avait encore tenté aucun constructeur de bâtisses pour villas. La bise d'hiver, venant du large, leur sifflait aux oreilles.

— Maisie, vous avez le bout du nez bleu de Prusse. Je vous défie à la course, aussi loin que vous voudrez et pour l'enjeu qu'il vous plaira.

Elle jeta un regard prudent à l'entour ; puis, avec un petit rire, elle partit aussi vite que son vêtement le lui permettait et courut à perdre haleine.

— Nous faisions des milles et des milles autrefois, dit-elle bientôt en s'arrêtant haletante. C'est absurde de ne plus pouvoir courir !

— La vieillesse, ma chère !... Voilà ce que c'est que d'engraisser et de s'alourdir dans les villes !... Quand je voulais vous tirer les cheveux, j'avais beau vous poursuivre, vous filiez bien loin devant moi en hurlant à gorge déployée. J'ai de bonnes raisons pour m'en souvenir, car vos cris avaient pour effet inévitable d'attirer Mme Jennett... et son bâton !

— Oh ! Dick ! vous ne pouvez pas dire que je vous aie jamais fait battre volontairement !

— Non, c'est vrai... Ah ! voici la mer.

— Tiens ! elle est toujours la même, fit Maisie.

Cependant, Torpenhow avait appris de M. Beeton que Dick, convenablement vêtu et soigneusement rasé, portant de plus une couverture de voyage sur le bras, était sorti à huit heures et demie du matin. Il résuma son jugement sur un fait aussi insolite en disant à l'Antilope, qui arrivait chez lui vers midi pour faire une partie d'échecs et un bout de conversation :

— C'est encore pis que je n'avais imaginé !...

— Quoi donc ? fit l'autre. Il s'agit toujours de Dick ? Vous vous faites autant de mauvais sang pour lui qu'une poule pour son poussin ! Laissez-le courir, ce garçon, puisque ça l'amuse ! Ce n'est pas un jeune chien pour qu'on lui donne le fouet.

Je vous dis, reprit Torpenhow, qu'il ne s'agit pas de femmes, mais d'une femme.

— Qu'est-ce que vous en savez ?

— Il s'est levé avant le jour ; dès huit heures il était parti... Lui ! quitter son lit quand il fait encore nuit ! jamais je n'ai vu rien de pareil, excepté en campagne. Et encore !... Vous rappelez-vous qu'il a fallu le secouer pour le réveiller avant la bataille d'El Maghrib ? C'est indigne !...

— C'est singulier, tout au plus. Mettez qu'il soit sorti pour acheter un cheval... Vous savez bien que c'est sa marotte.

— Non ! Nous l'aurions su... je vous dis qu'il s'agit d'une jeune fille.

— Une jeune fille ! Une jeune fille !... Pourquoi pas une femme mariée ?

— Dick ne se lèverait pas avant l'aube pour faire visite à la femme d'un autre. C'est une jeune fille !

— Eh bien, va pour une jeune fille ! Au fond, qu'est-ce que cela nous fait ? Elle lui enseignera ce qu'il ignore, à savoir que le monde entier ne se résume pas en lui, en sa précieuse et incomparable personne...

— Elle lui gâtera la main. Elle lui fera gaspiller son temps : Dick l'épousera et perdra tout talent. Il deviendra un mari respectable, un homme rangé, casanier... Adieu les voyages au long cours...

— Possible ! Mais ça n'empêchera pas la terre de continuer à tourner dans le même sens. Hé hé ! je donnerais quelque chose pour voir Dick faire sa cour ! Cela doit être original. Ne vous tracassez donc pas, allez ! Ce qui doit arriver arrive. Où est l'échiquier ?...

Le même matin, la jeune fille aux cheveux rouges, couchée dans sa chambre, contemplait le plafond. À quoi rêvait-elle ? D'où venait le bruit continu qu'elle entendait vaguement ? Étaient-ce les pas ininterrompus de tous les piétons de la rue, qui se perdaient dans l'éloignement et se renouvelaient sans cesse devant sa fenêtre pour s'affaiblir encore ? Était-ce l'écho de baisers souvent répétés... jusqu'à ne plus être qu'un long baiser ? Ses mains qu'elle laissait pendre, s'ouvraient et se fermaient nerveusement, de temps à autre...

La femme de ménage venue pour nettoyer l'atelier frappa tout à coup à la porte :

— Je vous demande pardon, mademoiselle ; mais, pour laver le plancher faut-il prendre du savon jaune ou du savon marbré ? Au moment de monter mon seau d'eau dans le couloir, je me suis dit que je ferais mieux de demander à Mademoiselle ce qu'elle préfère... Est-ce le savon jaune, mademoiselle ?

Qu'y avait-il dans ces paroles si simples pour exaspérer une jeune fille aux cheveux rouges dont on réclamait respectueusement les ordres ?... Pourquoi celle-ci bondit-elle hors de son lit, comme emportée par un accès de rage, jusqu'au milieu de la chambre et cria-t-elle de toutes ses forces :

— Qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse ! Prenez n'importe quel savon et allez au diable !...

La femme s'enfuit. La jeune fille s'apercevant soudain dans la glace, se voila le visage de ses deux mains... Il lui semblait qu'elle venait de crier tout haut un secret honteux.





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