J'ai un millier d'hommes,
Pour servir mes désirs, dit-il,
Et neuf tours sur la Tyne,
Et trois au-dessus de la Till.

Et qu'ai-je à faire de tes hommes, dit-elle,
Ou de tes tours, de Tyne à Till,
Puisqu'il te faut m'accompagner, dit-elle,
Pour servir mes désirs ?

Sir Hoggie et les Fées.


Le lendemain matin, Torpenhow trouva Dick désœuvré dans un nuage de fumée.

— Eh bien, fou, comment vous sentez-vous, aujourd'hui ?

— Je ne sais pas : je m'étudie.

— Vous feriez bien mieux de vous mettre à travailler.

— Possible ! mais rien ne presse. J'ai fait une découverte, Torp : je pense trop à moi.

— À la bonne heure ! Cette révélation, est-ce à mes sermons que vous la devez, ou à ceux de l'Antilope ?

— Non ! Elle m'est venue toute seule... Certes ! je m'étudie trop. Allons ! Je vais travailler.

Il retourna une demi-douzaine de dessins inachevés, tambourina distraitement sur une toile neuve, nettoya trois pinceaux, fit mordiller par « Binkie », le fox-terrier, les pieds du mannequin, fouilla dans sa collection d'armes et d'accoutrements et finit par sortir brusquement, en déclarant qu'il en avait assez fait pour un jour...

— C'est positivement indécent ! fit Torpenhow. Voici la première fois que Dick perd une matinée de bonne lumière comme celle-ci. Qu'est-ce qui lui a passé par la tête. Cela m'apprendra à le laisser seul pendant quelques semaines !... Peut-être a-t-il pris l'habitude de sortir le soir !... Il faut que j'en aie le cœur net.

Il sonna pour appeler le tenancier de l'hôtel, un vieil homme chauve, que rien ne pouvait plus étonner ni déconcerter.

— Beeton, M. Heldar a-t-il dîné en ville pendant mon absence ?

— Il n'a pas mis son habit une seule fois, monsieur, de tout le mois. Le plus souvent il dînait ici. Quelquefois il allait passer la soirée au théâtre, et revenait chez lui avec quelques amis qui faisaient bien un peu trop de tapage dans la maison, parce qu'ils descendaient à tour de rôle, en chantant, pour chercher du whisky...

— Voilà qui me rassure, se dit Torpenhow. Les orgies sont salutaires, et d'ailleurs Dick a la tête solide. Ah ! s'il s'agissait d'une femme, cela m'inquiéterait davantage ! Binkie, mon petit chien, ne sois jamais un homme, vois-tu ! Les hommes sont des brutes contrariantes, qui font des choses sans raison...

Dick, cependant, se dirigeait vers le nord d'Hyde Park ; mais en réalité, il lui semblait se promener sur la plage aux bancs de vase, avec Maisie. Il se rappela tout à coup le jour où il avait décoré les cornes d'Amomma de papillotes à jambon, et cela le fit rire. Quatre années avaient passé depuis lors... Quelles longues années !... Et comme l'image de Maisie s'associait étroitement à tous ses souvenirs !... Maisie en robe grise, sur la grève, écartant de ses yeux ses cheveux mouillés par les embruns et riant de voir les bateaux de pêche fuir et se disperser sous le vent... Un soleil de feu sur la boue, et Maisie, le menton en l'air, reniflant dédaigneusement les effluves salins... Maisie fuyant devant la rafale qui balayait la plage, tandis que le vent lui soufflait aux oreilles un sable dur comme de la grenaille... Maisie, pleine d'une tranquille assurance, débitant à Mme Jennett un audacieux mensonge, que Dick aussitôt confirmait par un mensonge encore plus fort... Maisie choisissant délicatement son chemin, de pierre en pierre, un pistolet à la main, les dents serrées... Maisie, toujours en robe grise, se reposant sur l'herbe, entre la bouche d'un canon du fort Keeling et un pavot de mer qui balançait lentement sa tête jaune...

Ces images défilèrent devant lui une à une. La dernière demeura plus longtemps que les autres devant ses yeux. Il se sentait heureux, parfaitement tranquille, comme il ne l'avait jamais été. Pas une fois l'idée ne lui vint qu'il pourrait mieux employer son temps, ce matin-là, qu'à flâner dans le parc.

— Il fait une jolie lumière pour travailler, se dit-il pourtant avec placidité, en regardant son ombre devant lui. Cela doit faire plaisir à bien des pauvres diables d'artistes... Ah ! voilà Maisie...

Elle s'approchait de lui, venant de Marble Arch, et tout de suite il remarqua que sa démarche était restée la même. C'était bon de la retrouver toujours « Maisie », toujours semblable à sa compagne d'autrefois...

Ils ne se saluèrent pas en s'abordant, car ils n'en avaient jamais eu l'habitude.

— Que faites-vous hors de votre atelier à cette heure-ci ? demanda-t-il, comme s'il en eût eu le droit.

— Je prends l'air, tout simplement. Je me suis énervée sur un menton que j'ai fini par gratter ; puis je l'ai laissé en un petit tas de raclures sur le couteau, et je suis sortie...

— Je connais cela ! Qu'est-ce qui vous tracassait ?

— Une tête de genre. Ça ne veut pas venir. Je ne connais rien de plus décourageant...

— Moi, je ne me ressers pas volontiers d'une toile grattée, pour peindre de la chair. Le grain devient laineux et reparaît quand la couleur est sèche.

— ... Pas si vous grattez avec soin.

Maisie esquissa de la main le geste voulu. Il y avait une tache de carmin sur sa manchette blanche. Dick se mit à rire.

— Toujours aussi peu soigneuse !

— Je vous conseille de parler ! Regardez donc votre manchette à vous !

— C'est vrai ! elle est plus sale que la vôtre. Je crains, hélas ! que nous n'ayons pas beaucoup changé, tous les deux. Voyons donc, pourtant...

Il se mit à la regarder attentivement. La brume bleu pâle de ce matin d'automne, éparse entre les troncs d'arbres du parc, formait un fond de glacis délicat, sur lequel tranchaient la robe grise de la jeune fille, sa toque de velours sombre posée sur des cheveux noirs et son fin profil résolu.

— Non, rien n'est changé. Quel bonheur !... Vous rappelez-vous le jour où j'ai emprisonné vos cheveux dans le fermoir d'un petit sac ?

Maisie fit un signe affirmatif, et un éclair de souriante malice passa dans ses yeux, puis elle regarda Dick.

— Attendez un peu ! fit-il. Voici que votre bouche s'abaisse aux deux coins. Il y a quelque chose qui ne va pas... Qui est-ce qui vous tourmente, Maisie ?

— Personne que moi-même. Je n'avance pas, et cependant il me semble que je me donne assez de peine ! Kami me disait : « Continuez, mesdemoiselles ! Continuez toujours, mes enfants ! » [1] N'est-ce pas qu'il vous disait cela ? C'est sa décourageante manière d'encourager...

— Oui, c'est bien cela.

— Pourtant, il m'a dit, l'été dernier, que je faisais des progrès et qu'il me laisserait exposer, cette année.

— Où cela ? Ici ?

— Oh ! non ; au Salon, à Paris.

— Diable ! vous volez déjà haut !

— Il y a assez longtemps que je bats des ailes. Et vous, Dick, où exposez-vous ?

— Je n'expose pas ; je vends.

— Ah !... Quel est donc votre genre ?

— Comment ! vous ne savez pas ?

Il ouvrit de grands yeux. Était-il possible qu'elle ignorât son succès ? Comment le lui faire connaître ?

Ils n'étaient pas loin de Marble Arch.

— Remontez Oxford Street avec moi, voulez-vous ? Je vais vous montrer quelque chose.

Un petit groupe de curieux stationnaient devant un magasin de gravures que Dick connaissait bien.

— Il y a quelques reproductions de mes œuvres dans la vitrine, dit-il avec un orgueil contenu. — Jamais encore il ne lui avait paru si doux d'être admiré. — Voilà le genre que je peins. Cela vous plaît-il ?

Maisie contemplait le furieux galop d'une batterie de campagne, se ruant sous le feu pour prendre position. Derrière elle, dans la foule, deux artilleurs échangeaient leurs impressions sur le tableau :

— Le cheval de gauche est fichu, disait l'un d'eux. Il a reçu une sacrée blessure ! Mais ils tirent bon parti des autres. Le conducteur s'y prend encore mieux que toi, Tom. Regarde donc avec quelle adresse il manie sa bête !...

— À la prochaine secousse, répondit Tom, le « servant numéro trois » va tomber du caisson...

— Oh ! non. Il se cramponne ferme. Il tiendra bon.

Dick surveillait le visage de Maisie et son cœur se gonflait de joie et d'orgueil. Quant à la jeune fille, ce que l'on disait autour d'elle la frappait plus que l'œuvre elle-même.

— Voilà ce que j'ai tant désiré !... se répétait-elle à voix basse.

— Regardez tous ces gens, autour de nous, Maisie. N'est-ce pas qu'ils sont surpris ? Ils ne voient plus autre chose que mon tableau. Ils ne savent pas ce qui leur fait écarquiller les yeux et rester bouche bée ; mais je le sais moi : c'est que j'ai touché juste.

— Oui, oui, je vois... Oh ! que je voudrais qu'il m'arrive un jour une chose pareille !...

— Ah ! dame... c'est que je suis allé la chercher joliment loin ! Elle ne m'est pas venue toute seule... Eh bien, qu'en dites-vous ?

— Je dis que c'est un vrai succès. Racontez-moi donc comment vous vous y êtes pris ?...

Ils rentrèrent dans le parc, et Dick se mit alors à repasser pour elle toutes ses aventures, avec l'exubérance d'un jeune homme qui veut se faire valoir devant une femme. Les « moi », les « je » défilaient tout le long de son récit, comme les poteaux télégraphiques se succèdent, inévitables et périodiques, aux yeux du voyageur. Maisie écoutait, avec le petit hochement de tête de l'étonnement ou de l'approbation. Les épreuves douloureuses du conteur, ses privations, ses luttes, tout cela ne la troublait pas du tout, ne l'empêchait pas de suivre avec attention le récit. Pour Dick, c'était comme s'il eût récité un poème épique. À la fin de chaque strophe, il concluait : « Et ceci me donna la notion de la couleur, et cela me fit comprendre les jeux de la lumière, et dans tel lieu je m'appropriai tel don que je voulais posséder... »

Il lui fit parcourir tout d'une traite la moitié du globe, parlant, parlant encore, comme il n'avait jamais parlé de sa vie. Et dans sa croissante exaltation, il fut tout à coup saisi du désir fou de prendre cette jeune fille, qui l'approuvait d'un léger mouvement de tête en disant : « je comprends ! Continuez »... de la prendre, de l'emporter, car c'était Maisie, car elle pénétrait enfin sa pensée, car elle était son bien, car elle était adorable et adorée entre toutes les femmes.

Mais il se contint...

— Voilà comment j'ai fait pour apprendre ce que je sais, conclut-il, bouleversé. À vous, maintenant.

Le récit de Maisie fut presque aussi gris que l'étoffe de sa robe. Il disait les années d'un labeur assidu, soutenu par un orgueil farouche. Il montrait la commençante incertaine, mais tenace, ne se laissant rebuter ni par les moqueries grossières des marchands, ni par les brouillards, gêneurs du travail, ni par la désespérante dureté de son maître Kami, ni par l'ironique impolitesse des compagnes d'atelier. Quelques points lumineux cependant brillaient sur cette grisaille : par exemple, l'admission d'un ou deux tableaux à des expositions de province ; mais cette plainte revenait sans cesse, comme un refrain :

— Vous voyez, Dick, je n'ai pas encore conquis le succès, moi, et cependant j'ai tant travaillé !

Dick l'écoutait, tout attendri, retrouvant dans la voix de la jeune fille, les intonations entendues autrefois, — n'était-ce pas hier ? — quand elle regrettait de ne pouvoir atteindre le brise-lames, avec le revolver, quelques instants avant leur unique baiser !

— Ne vous chagrinez pas, lui dit-il. Le succès viendra. Et puis, voulez-vous m'écouter et me croire ?... À mes yeux, rien au monde n'existe qui vaille cette grande fleur jaune, que nous vîmes devant nous, un jour, au-dessous du fort Keeling...

Les mots s'arrangeaient tout seuls dans sa tête et lui venaient aux lèvres sans qu'il y tâchât.

Maisie, un peu troublée, lui répondit :

— Sans doute, cela ne vous fait rien à vous !... Le succès, vous l'avez trouvé, en effet ; mais moi...

— Oubliez cela, Maisie, ma chère Maisie, et laissez-moi vous parler. Il est impossible que vous ne me compreniez pas. Il me semble que ces dix ans n'ont pas existé... Me voici de retour, et rien n'est changé en moi. Est-ce que vous ne le voyez pas, dites ? Nous sommes tous les deux seuls au monde, tous les deux libres ; eh bien ! ne vous tourmentez pas, ne vous tourmentez de rien ; nous confondrons nos existences et nous n'en ferons qu'une...

Ils étaient assis l'un près de l'autre, sur un banc. Maisie, du bout de son ombrelle, piquait le sol, à travers le gravier.

— Je comprends, je comprends, fit-elle lentement. Mais mon travail, il faut bien que je le fasse.

— Vous le ferez auprès de moi, chère ! je ne vous gênerai pas, vous verrez !

— Oh ! non, impossible ! C'est mon travail, à moi, à moi seule. J'ai toujours vécu ainsi, indépendante, et ne veux appartenir jamais qu'à moi-même. Je me rappelle bien... ce dont vous me parlez, mais c'est fini, tout cela. C'étaient des enfantillages. Nous ne savions rien de la vie, alors ; nous ne pouvions prévoir ce qui nous attendait. Ne soyez pas égoïste, Dick ! J'espère pouvoir obtenir, moi aussi, l'an prochain, un petit succès ; ne m'en privez pas !

— Je vous demande pardon, chère ! J'ai tort ; je suis fou ! Comment, en effet, oserais-je vous demander de renoncer à votre vie sous prétexte que je suis revenu ?... Pardonnez-moi ; je me tiendrai désormais à ma place et ne vous tourmenterai plus.

— Mais non, Dick je ne veux pas du tout que vous disparaissiez de ma vie... maintenant que vous voici de retour !...

— Ah !... Excusez-moi !... je croyais...

Il dévorait des yeux ce joli visage étonné, troublé. Malgré tout il ne pouvait se défendre d'espérer, de triompher même, par avance : comment aurait-il douté que Maisie, quelque jour, finît par l'aimer, puisqu'il l'aimait !

— C'est mal à moi, je le sais, fit-elle d'une voix plus lente ; c'est mal, c'est égoïste ; mais j'ai été si seule !... Maintenant que je vous ai revu, je tiens à vous garder dans ma vie.

— Naturellement ! répondit-il avec une sincérité parfaite ; puisque nous nous appartenons.

— Non ! non ! Ce n'est pas cela ; mais vous m'avez toujours comprise, Dick, et vous pourriez me guider dans mes études.

Vous savez bien des choses, vous ! J'aurai besoin de vos conseils.

— Certainement !... Ainsi, vous désirez que je continue à vous voir, afin de vous aider dans votre travail ?

— C'est cela. Mais, vous m'entendez bien, Dick ? je veux demeurer libre ! je suis confuse ; je dois vous paraître égoïste, intéressée ; il faut cependant que cela soit ainsi. Laissons le passé où il est. Voulez-vous me donner tout de même vos avis ?

— Je vous les donnerai... Mais, voyons ! Il faut bien que je voie vos tableaux, que j'examine vos esquisses afin de me rendre compte... N'est-ce pas, Maisie ?

Et dans ses yeux, qui, de nouveau, s'attachaient à ceux de la jeune fille, une flamme révélait l'ardent espoir de la convaincre...

— Vous êtes bon ! Beaucoup trop bon, hélas ! car je crains que vous ne vous berciez d'illusions irréalisables... je le sais, je le vois, et cependant je ne puis résister à vous garder auprès de moi. Vous ne m'en voudrez pas, plus tard, dites ?

— Ne craignez rien : je suis prévenu. Et puis vous connaissez le proverbe : « La reine ne peut mal faire. » Ce n'est pas votre réserve ni votre défiance qui m'étonnent ; c'est, au contraire, que vous consentiez, me connaissant bien, à m'admettre auprès de vous.

— Pourquoi ? Vous êtes toujours Dick, et vous faites des dessins que vous vendez.

— En effet. Mais vous n'ignorez pas, Maisie, que je vous aime. Et vous savez aussi, je pense, que ce n'est point d'une tendresse fraternelle ?

Maisie eut cet intraduisible mouvement des paupières qui signifie que l'on se rend bien compte des choses et que l'on déplore de ne pouvoir empêcher qu'elles soient, et, tout haut, elle dit :

— Je devrais, peut-être, hélas !... m'éloigner de vous avant de vous donner sujet de m'en vouloir...

Puis, elle parut s'efforcer d'oublier ce qu'elle venait d'entendre, et même ce qu'elle venait de penser. Elle ajouta, presque gaiement :

— Je vis avec une compagne qui a les cheveux rouges et qui fait de la peinture impressionniste... Oh ! nous n'avons pas du tout la même façon de voir.

— C'est comme nous ! répliqua Dick. Mais, baste ! vous verrez qu'avant trois mois nous rirons tous les deux de ce dissentiment d'aujourd'hui.

Maisie secoua la tête d'un air mécontent.

— Je savais que vous ne me comprendriez pas, dit-elle, et c'est tant pis, car il vous en coûtera davantage quand vous me connaîtrez mieux !... Voyons, Dick, regardez-moi bien en face, et dites ce que vous voyez.

Ils se levèrent et restèrent un instant muets, l'un en face de l'autre, s'étudiant avec attention. Le brouillard s'était épaissi, étouffant la rumeur de Londres, là-bas, de l'autre côté des grilles. Dick regardait de tous ses yeux. Il appelait à son secours cette expérience des physionomies qu'il avait si chèrement acquise dans ses années d'épreuves ; il étudiait ces yeux gris, cette bouche mince, ce menton volontaire, tout cet ensemble énergique, si coquettement couronné d'une toque de velours noir :

— C'est bien la même Maisie, dit-il enfin, comme c'est le même moi. Ah ! nous avons l'un et l'autre notre petite volonté, cela est certain, et il faudra que l'une ou l'autre à la fin soit brisée... Nous verrons ! En attendant, il est nécessaire, n'est-ce pas, que j'aille voir votre peinture quelque jour ? Et je la verrai sans doute en présence de l'amie aux cheveux rouges ?

— Le dimanche est le meilleur jour, répondit-elle. Venez un dimanche ? J'ai à vous parler d'un tas de choses... Maintenant, je vais rentrer travailler.

— À dimanche donc ! D'ici là, tâchez de deviner ce que je pense. Et surtout, n'allez pas croire un mot de ce que je vous ai dit ! Au revoir, chère Maisie. Portez-vous bien !

Elle s'échappa, menue et rapide comme une petite souris grise. Dick la suivit du regard jusqu'à ce qu'elle eût disparu. Mais il n'entendit pas ce qu'elle se disait tout bas, déjà presque rassérénée : « C'est affreusement égoïste et imprudent ce que je fais là ! Mais, après tout, puisque j'ai besoin de Dick !... Il trouvera cela tout naturel. »

Personne encore n'a pu définir exactement ce qui se passe lorsqu'une force irrésistible se heurte tout à coup à un obstacle immuable ; bien des gens ont pourtant étudié ce problème ; dès que Dick se trouva seul, il l'envisagea résolument. D'abord il se flatta que l'effet de sa présence et de ses paroles pourrait amener un changement favorable dans l'état d'esprit de Maisie. Puis il revit avec une netteté singulière les traits de ce jeune visage où se trahissait une détermination invincible.

« Si je sais encore lire sur une physionomie, se dit-il, on trouverait de tout dans celle-ci, avant d'y trouver de l'amour. L'exprimera-t-elle jamais ?... Quelles lignes volontaires, au menton et aux lèvres !... Oh ! elle sait ce qu'elle veut... et le pis est qu'elle est sûre de l'obtenir ! C'est dur tout de même qu'elle me choisisse, moi, entre tous, non pour m'aimer, mais pour lui servir ! Et cependant, c'est Maisie !... C'est elle... Pourquoi lui résister ? C'est tout de même une joie de la revoir ! On dirait qu'elle habite ma pensée comme elle remplit mon cœur, depuis des années !... Elle se servira de moi comme je me suis servi de Binat et de mes autres modèles, à Port-Saïd, ou ailleurs... Elle a bien raison !... J'en souffrirai, c'est vrai ; mais qu'est-ce que cela fait ?... J'irai la voir, chaque dimanche, comme un bon jeune homme bien sage, qui courtise une femme de chambre... Et qui sait ? Elle finira peut-être par céder !... Non ! cette bouche-là n'a pas l'air de devoir jamais se détendre... Quand j'aurai bien envie de l'embrasser, il faudra me résigner à regarder ses tableaux !... Quelle diablesse de peinture peut-elle bien faire ?... »

Il s'imagina tout à coup voir un certain Dick Heldar, bien connu de lui, planté froid et contraint devant la jeune fille attentive, et lui expliquant l'art, « l'art de la femme » ! Un frisson lui passa dans la moelle.

— Rentrons ! dit-il. Allons faire « de l'art », mon ami !

Et puis, à mi-chemin de son atelier, il s'arrêta, le cœur serré, parce qu'il lui venait tout à coup une idée affreuse :

« Elle est toute seule à Londres, toute seule avec une impressionniste à cheveux rouges, qui est sans doute munie d'un estomac d'autruche, comme elles sont toutes, dans cette partie-là. Maisie et elle doivent manger quand elles ont le temps, à n'importe quelle heure du jour, et boire du thé à tous les repas. J'ai vu des étudiantes russes et autres, à Paris ; elles se nourrissaient dans le même goût !... Maisie se rendra malade, à ce régime. Comment faire pour l'en empêcher ?... Ah ! si nous étions mariés !... »

Torpenhow entra dans l'atelier à la nuit tombante et regarda Dick avec inquiétude. Sainte et austère tendresse, que le sort fait germer entre deux hommes jetés dans une existence commune, exposés aux mêmes orages et liés l'un à l'autre par le joug de l'habitude, par l'intimité du travail et du danger ! C'est une bonne et rude affection que celle-là. Rien ne l'entame, ni la contradiction, ni les reproches, ni la sincérité brutale. Elle résiste à tout : aux apparents oublis, aux négligences ; elle survivrait même à de graves fautes de l'un ou de l'autre !...

Et comme elle est éloquente, même quand elle est silencieuse !

Dick tendit sans mot dire à son ami la pipe garnie du conseil. Sa pensée était loin ; elle était auprès de Maisie et s'inquiétait de la détresse probable de la jeune fille. Comme cela lui semblait nouveau, doux et poignant, tout ensemble, à lui, le hardi voyageur, d'avoir maintenant dans le monde un être à qui s'intéresser, qui ne fût pas Torpenhow !... Après tout, Torpenhow n'avait besoin de personne, lui ! Tandis que Maisie. Ah ! Maisie ! Quel merveilleux emploi Dick ferait pour elle de tout cet argent superflu, qu'il avait si vite gagné ! Il allait pouvoir la parer à sa guise, comme une idole. Il la voyait déjà pliant sous les lourds colliers d'or attachés à son cou frêle et charmant. Il voulait des bracelets à ses bras ronds, des bagues de prix à ses mains. Comme elles seraient jolies, ainsi enrichies, ces mains fraîches et prudentes, qu'il avait tenues entre les siennes !... Mais hélas ! Quelle idée folle ! Comment pouvait-il espérer que Maisie se laissât même glisser une seule bague à l'un de ses doigts ?... Ne rirait-elle pas de ce piège d'or ?... Mauvais moyen ! Mieux vaudrait se trouver auprès d'elle, dans la demi-obscurité du soir ils seraient assis l'un contre l'autre ; lui, entourant de son bras la taille souple de Maisie ; elle, abandonnant sa tête sur l'épaule de Dick, ainsi qu'il sied à deux époux...

Les bottines de Torpenhow craquaient ce soir-là plus fort que de coutume, et sa voix avait le don d'agacer prodigieusement les oreilles. Du moins c'était l'avis de son compagnon, qui ne pouvait se défendre d'une irritation profonde, et qui en voulait à l'univers entier de ce que la joie d'un succès si longtemps attendu et les plus radieuses espérances d'avenir se trouvassent brusquement arrêtées, obscurcies, annihilées par l'indifférence d'une femme !

— Dites donc, mon vieux, fit Torpenhow, après deux ou trois essais infructueux de conversation, je n'ai rien dit récemment qui vous ait froissé, hein ?...

— Vous ? Non. Cela vous serait impossible.

— Bon !... Et vous ne souffrez pas du foie ?

— L'homme vraiment sain ne sait même pas qu'il a un foie !... Non, vous me voyez un peu absorbé par des réflexions générales... sur l'existence !... Mettez que j'aie mal à l'âme, si vous voulez...

— L'homme vraiment sain, comme vous dites, ne sait même pas qu'il a une âme... Qu'est-ce que vous faites de cet objet de luxe ?...

— Rien !... je rêve, voilà tout. Rappelez-moi donc le nom de cet auteur qui a comparé les humains à des îles, se créant réciproquement des mirages et des illusions, à travers des océans de malentendus !...

— Je ne sais pas le nom de cet auteur-là ; mais il avait raison... excepté cependant pour les malentendus, car nous nous comprenons fort bien, vous et moi.

La fumée bleue du tabac, après avoir gagné en volutes légères le plafond de l'atelier, redescendait en nuage étalé, plus lentement. Torpenhow reprit d'un ton affectueux, presque timide :

— Dick, est-ce qu'il s'agit d'une femme ?

— Je veux que vous soyez pendu, si je pense le moins du monde à une femme ! D'ailleurs, si vous vous mettez à m'assommer de semblables questions, je vous préviens que je louerai un autre atelier !... Un atelier en briques rouges, avec des ornements peints en blanc et des corbeilles pleines de bégonias, de pétunias et autres fleurs de bon ton ! Et j'aurai des musiciens hongrois en dolmans bleus qui me joueront des czardas sous des palmiers de trois shillings et demi la pièce ! Et mes tableaux auront des cadres de peluche bleu ciel ! Et j'aurai des visiteuses qui se pâmeront, avec leur catalogue à la main, quand il les aura officiellement averties qu'elles se trouvent en face d'un chef-d'œuvre ! Et c'est vous qui les recevrez, Torp ; oui, vous ! Et vous serez vêtu d'un veston d'intérieur en velours marron, avec un pantalon jaune et une cravate rouge...

— Cousue de fil blanc ! Vous allez trop loin, Dick ! Je me mêle évidemment de ce qui ne me regarde pas, et votre mauvaise humeur le prouve... Prenez garde cependant que votre amour propre fou ne reçoive bientôt un rude châtiment !... D'où cela viendra-t-il ? je ne le sais guère ; mais vous ne l'aurez vraiment pas volé ; vous avez besoin de recevoir une bonne leçon, mon cher !...

Dick eut un involontaire frisson.

— Soit ! dit-il, en affectant de sourire. Quand mon île sera sur le point de sombrer, je vous appellerai au secours.

— Allons, fit Torp. Nous disons des bêtises. Venez plutôt passer une heure au théâtre.





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