Le louveteau, à la brune, caché dans le blé,
Quand, grise, pendait des fourneaux la fumée,
Savait où la biche tenait son faon couché,
Et cherchait une proie à sa force assurée.
Mais la lune balaya les volutes de fumée,
Et, de son repas si proche détourné,
Il hurlait à la lune, en train de se lever.

À Seoni [1]


Quelques semaines plus tard, Torpenhow, rentrant à Londres après un séjour à la campagne, trouva Dick assis, la mine joyeuse, devant son chevalet.

— Eh bien, cela va toujours, ce succès ? lui demanda-t-il.

— Toujours, mon vieux Torp. Et j'en veux encore, j'en veux sans cesse. Les vaches maigres sont mortes ; vivent les vaches grasses.

— Prenez garde, mon cher ! Quand on ne cherche que le profit, on risque de ne faire que de mauvaise besogne.

Il s'allongea sur un divan, où le petit fox-terrier qui le suivait sauta tout de suite pour se pelotonner et s'endormir sur sa poitrine. Dick préparait sa toile. Devant lui, une table à modèles gardait les traces boueuses des chaussures du soldat qui sans doute venait de la quitter. Un mannequin se dressait immobile, tout auprès, au milieu d'objets hétéroclites, de fourreaux de sabres, de gourdes, de ceinturons, de plaques d'uniformes et de paquets de tuniques. Une panoplie d'armes exotiques s'adossait au mur. Le soleil d'automne s'abaissait sur l'horizon, noyant tout cela dans une vapeur dorée. Des ombres estompaient déjà les coins de l'atelier.

— Oui ! s'écria Dick d'un ton délibéré ; oui j'aime le succès, j'aime les compliments, j'aime le plaisir et, par-dessus tout, j'aime l'argent, — ce qui fait que j'apprécie les gens qui me procurent tout cela. Je conviens, par exemple, que ce sont de drôles de corps tout de même !

— Ne dites donc pas de mal d'eux, puisque vous profitez de leurs travers ! J'imagine que cette sensationnelle exposition de vos œuvres a dû vous rapporter gros, hein ? Avez-vous su que les journaux l'ont appelée une « Parade sauvage » ?

— Que m'importe ! J'ai vendu tout ce que j'ai voulu, tout, jusqu'au dernier pouce de toile. Je crois, ma parole, que messieurs les connaisseurs me prennent pour un artiste qui s'est fait tout seul, pour une espèce de barbouilleur du trottoir ! L'autre jour, un de ces bonshommes étonnants m'a soutenu que les ombres sur le sable blanc ne peuvent être bleues... bleu d'outre-mer comme je les ai peintes et comme elles sont ! Il est vrai que cet observateur, je m'en suis assuré bien vite, n'a jamais vu d'autre plage que celle de Brighton. Ça ne l'empêchait pas de disserter sur l'art. Il m'a fait un cours, s'il vous plaît, et m'a engagé fermement à étudier la technique. Ah ! si le vieux Kami [2] l'avait entendu !

— Ah ! çà, vous avez donc travaillé chez Kami, vous ? Quand ?

— À Paris, pendant deux ans. Il enseignait comme par suggestion, sans jamais rien indiquer par des mots. La seule explication qu'il donnât, c'était : « Continuez, mes enfants ! [3] » À vous de vous débrouiller, après cela, comme vous pouviez ! Par exemple, il avait un coup de pinceau divin, et en voilà un qui comprenait la couleur. Il la rêvait ; il la voyait...

— À propos de couleurs, interrompit Torpenhow, vous rappelez-vous les effets étonnants que nous avons vus au Soudan ?

— Taisez-vous ! fit Dick tout remué par l'évocation de ce souvenir. Vous me donneriez l'envie d'y retourner tout de suite. Quels tons, là-bas ! De l'opale et de la terre d'ombre, de l'ambre et du rubis et du rouge brique, et du soufre... du beau jaune soufre, comme la crête d'un cacatoès ! Et puis, à côté de cela, des fonds bruns, avec des rochers presque noirs, tranchant sur le tout, et une frise décorative de chameaux, dessinant un feston, sur un ciel pâle et pur de turquoise !

Il se leva et se mit à marcher dans l'atelier.

— ... Eh bien, si j'essayais de rendre cela tel que Dieu l'a fait, et de le traduire aux yeux, avec tout le talent possible...

— Charmante modestie !... Continuez.

— ... Une demi-douzaine de nigauds des deux sexes prétendraient que cela n'existe pas, et qu'en tout cas, ce n'est pas de l'art.

— Au lieu de vous occuper de toutes ces balivernes, en mon absence, Dick, vous auriez mieux fait d'aller au café et de vous griser.

— Vous avez raison, c'eût été plus sage... Mais au moins, les discours de ces amateurs improvisés m'ont appris quelque chose.

— Ah ! bah ! Et quoi donc ? Ils vous ont enseigné ce que c'est que l'art ?

— Oui ! donner au public ce qu'il est capable de comprendre, et quand vous le lui avez une fois donné... recommencer. Ainsi, tenez !... (il retourna une toile qui se dissimulait contre la muraille) voici un échantillon d'art véritable. On va le reproduire en fac-similé pour la première page d'une revue hebdomadaire. Je l'ai intitulé : la Dernière Balle... Vous vous rappelez la petite aquarelle que j'avais faite aux portes d'El-Maghrib ? C'est le même sujet, plus poussé. Voici comment je m'y suis pris : j'ai attiré ici, en lui offrant à boire, mon modèle, un magnifique carabinier ; je l'ai grisé, abominablement grisé au point d'en faire un être sauvage, effrayant, un énergumène. Je lui ai planté sur la nuque un casque colonial, j'ai fait exprimer à son visage l'angoisse tragique de la mort ; j'ai fait jaillir le sang de sa blessure... Ce n'était peut-être pas « joli », ni léché ; mais je vous jure bien que c'était un soldat qui se bat, un homme qui meurt.

— Toujours modeste ! dit Torpenhow.

Dick se mit à rire.

— Bah ! je parle pour vous... Non, vraiment, je l'avais fait de mon mieux, en tenant compte du brillant de la peinture à l'huile. Eh bien ! croiriez-vous que le directeur de cette misérable revue a eu le front de me dire que ma composition choquerait ses abonnés !... qu'elle était trop brutale, trop grossière, trop violente ! L'homme est naturellement doux comme un mouton, n'est-ce pas, quand il défend sa vie ! Il fallait à ce directeur quelque chose de plus tranquille, avec des couleurs plus claires... Ah ! tout ce que j'aurais pu répondre ! Mais autant vaudrait essayer de persuader une buse qu'un directeur de revue d'art. Je repris ma Dernière Balle, et voici le résultat de mon nouveau travail. J'ai habillé mon combattant d'un magnifique habit rouge, sans une tache : c'est de l'art ! J'ai ciré scrupuleusement ses souliers ;

— Voyez-vous ce petit reflet, correctement placé sur l'orteil ? c'est de l'art ! J'ai nettoyé sa carabine avec le plus grand soin, car tout le monde sait que les carabines sont toujours propres quand on s'en est servi : c'est de l'art ! J'ai astiqué son casque : on emploie toujours la pâte à polir, en campagne, car sans elle, pas d'art ! J'ai rasé mon bonhomme, je lui ai lavé les mains ! J'ai donné à ses traits une expression de paix sereine et de plénitude heureuse. Résultat : une enseigne de tailleur militaire. Prix : grâce au ciel, le double de ce que j'aurais obtenu pour ma première ébauche, qui n'était cependant pas trop mal !...

— Et alors, vous vous imaginez faire passer cela pour votre œuvre personnelle ?

— Pourquoi pas ? C'est bien moi qui l'ai faite, moi tout seul pour la plus grande gloire de l'art national et sacro-saint et en l'honneur de Dickenson's Weekly [4].

Torpenhow tira sans rien dire quelques bouffées de sa pipe, puis il rendit son verdict, au sein d'un nuage de fumée bleue :

— Si vous n'étiez qu'une outre gonflée de vanité idiote, monsieur Dick, je hausserais les épaules et je vous laisserais aller au diable, à califourchon sur votre appuie-main ; mais quand je songe à mon amitié pour vous, quand je constate que vous joignez à votre infernal amour-propre la susceptibilité ridicule d'une petite fille de douze ans, je crois nécessaire de me déranger pour votre bien. Voyez plutôt !

— Et du bout de sa bottine, Torpenhow creva la toile, tandis que le fox-terrier, réveillé, croyant entendre un rat, sautait à terre.

— ... Mettez-vous en colère, maintenant, si vous voulez ! continua-t-il. Non ?... Vous vous taisez ?... Alors, je poursuis : aucun homme né de la femme, aucun, entendez-vous, n'est assez fort pour mépriser le public et pour se jouer de lui, ce public fût-il tout ce que vous dites...

— Mais il ne sait rien ! Il ne voit rien ! Et d'ailleurs que peut-on attendre d'êtres nés et élevés dans cette lumière ? — Dick montrait d'un geste le brouillard jaune, qui essayait d'éclairer la fenêtre. — S'il leur faut de la pommade, donnons-leur de la pommade, puisqu'ils paient ! Après tout ce sont des hommes et des femmes ; ce ne sont pas des dieux.

— Tout cela est bel et bon ; mais vous n'avez pas le droit de vous moquer d'eux. Si vous n'y prenez garde, vous tomberez bien vite sous l'envoûtement du livre de chèques, ce qui est pis que la mort. Vous vous griserez de l'argent facilement acquis, vous voilà déjà à moitié ivre. Pour l'amour de cet argent, vous avouez être prêt à faire délibérément de mauvais ouvrage, comme s'il ne devait pas vous arriver d'en faire bien assez sans le vouloir et sans le savoir !... Eh bien, moi qui vous aime, Dickie, et qui sais que vous m'aimez, je ne veux pas que vous vous coupiez le nez pour faire une niche à votre visage, et pour tout l'or de l'Angleterre vous ne le ferez pas. Est-ce entendu ?... jurez !

— Impossible ! répliqua Dick. Je devrais même me fâcher, car vous avez crevé ma toile, et j'aurai une scène chez Dickenson, pour sûr !... Mais le moyen de vous en vouloir ? Vous êtes si abominablement raisonnable !

— Eh ! par Dickenson, pourquoi travaillez-vous pour les magazines, maintenant ? Cela s'appelle galvauder son talent.

— Cela me rapporte de très désirables dollars, riposta Dick, les mains dans ses poches.

Torpenhow le contempla un instant avec un profond dédain.

— Je vous prenais pour un homme ; vous n'êtes qu'un enfant.

— Ce n'est pas vrai ! s'écria Dick avec une émotion subite. Vous n'avez aucune idée de ce que représente la possession d'un peu d'argent pour un pauvre diable qui en a toujours manqué. Ah ! si vous saviez quelles privations j'ai à oublier, quelles joies à conquérir ! Puisque j'ai la vogue, je veux en profiter aussi longtemps que cela durera. Que le public paie, puisqu'il n'y comprend goutte !...

— Et quelles sont, s'il vous plaît, les ambitions de Votre Majesté ? Vous ne pouvez fumer davantage ; vous ne buvez pas ; vous n'êtes pas gourmet, et vous devez vous habiller dans l'obscurité, si j'en juge par votre tenue. L'autre jour, vous n'avez pas voulu acheter un cheval, quand je vous l'ai proposé, alléguant qu'il pourrait tomber boiteux, et vous n'avez pas besoin de prendre des fiacres, j'imagine, pour traverser la rue. Si fou que vous soyez, enfin, vous ne l'êtes pas encore assez pour supposer que les théâtres à promenoirs et les articles vivants qu'on y achète soient indispensables à la vie... Alors, pourquoi, diable ! avez-vous besoin d'argent ?

— Pour l'avoir là, près de moi, et pour me sentir réchauffé par son reflet ! La Providence veut bien m'envoyer des noix pendant que j'ai des dents pour les casser : je n'ai pas encore trouvé celle que je désire ouvrir ; mais je tiens mes dents prêtes !... Et puis, qui sait, peut-être, vous et moi, grâce à cette bonne aubaine qui m'arrive, pourrons-nous faire bientôt le tour de ce vaste monde.

— Avec rien à faire ? Sans personne pour nous ennuyer ? Sans ennemis à combattre et sans concurrents à devancer ? Merci ! Au bout d'une semaine, on ne pourrait plus vous parler. D'ailleurs je n'irai pas, car je ne voudrais pas profiter du prix de votre âme !... Allons, Dick, il n'y a plus à discuter : vous êtes un serin !

— Je ne trouve pas, moi ! Quand j'étais à bord de ce bateau à porcs chinois...

— Au diable les souvenirs de votre très obscur passé ! Des cochons ne sont pas le public anglais, la considération en pleine mer n'est pas la considération ici, et le respect de soi-même est le respect de soi-même partout. Allez vous promener, car vous ne tenez plus en place, et tâchez de rapporter un peu de bon sens, si vous pouvez. Moi, je vais attendre notre camarade « l'Antilope » qui doit venir. Puis-je lui montrer votre taudis ?

— Cela va sans dire. Vous me demanderez bientôt si vous devez frapper à ma porte !...

Et Dick sortit pour prendre conseil de lui-même, dans l'épais brouillard de Londres.

Bientôt Torpenhow vit arriver, se hissant péniblement pour atteindre le septième étage, le confrère dont il avait annoncé la visite. C'était le plus ancien, le plus puissant et le plus énorme des correspondants militaires de la presse britannique, — d'où ce gracieux surnom de « l'Antilope ». Ses débuts remontaient à l'invention du fusil à aiguille, et depuis lors il avait assisté à toutes les campagnes intéressantes du monde entier. Il ne manquait jamais d'annoncer, au début de ses conversations, des troubles dans les Balkans pour le printemps prochain, et il jugeait de haut toutes choses. Au demeurant, le meilleur homme du monde.

Torpenhow le mit au courant des succès de Dick et de son enivrement. Il lui montra la toile déchirée, devant laquelle l'Antilope s'écria :

— Mais c'est un chromo, un odieux chromo à la margarine !... C'est égal, Dick a joliment attrapé le genre préféré de ce bêta de public, qui pense avec ses bottes et lit avec ses coudes. La froide insolence de cette toile l'excuse presque. Mais enfin, nous ne devons pas laisser l'enfant s'engager dans cette voie-là. On l'a trop encensé... Bientôt on le traitera de second Detaille et de sous-Meissonier [5]. La mode le perdra si nous n'y mettons bon ordre. Je vais le faire bêcher dans quelques feuilles, et je l'éreinterai moi-même dans le Cataclysme [6] pour lui rabattre le caquet et le forcer à travailler...

Et les deux hommes continuèrent à s'entretenir de leur jeune pupille.

Cependant Dick s'était instinctivement dirigé du côté de l'eau courante, pour chercher une inspiration. Accoudé au parapet de l'Embankment, il regardait couler la Tamise sous les arches du pont de Westminster. Il commença par penser aux conseils de Torpenhow, puis, suivant la pente naturelle de son esprit, il finit par s'absorber dans l'observation des physionomies de la foule. Il s'étonnait que certaines gens pussent rire, avec la mort lisiblement inscrite sur leurs traits. D'autres visages, vulgaires et grossiers parfois, irradiaient d'amour. D'autres encore apparaissaient, uniquement ridés et flétris par le travail. Chacun d'eux, en son genre, pouvait lui être utile : la souffrance des pauvres servirait à son instruction, et la fortune des riches paierait les frais de ses études. Ainsi son crédit dans le monde et à la Banque se verrait augmenter.

N'avait-il pas assez souffert ? Il pouvait bien maintenant prélever un péage sur la misère ou sur la sottise des autres !...

Le brouillard se dissipa un peu, et le soleil brilla sur l'eau comme un large pain à cacheter d'un rouge sanglant... Dick demeura immobile, appuyé au parapet, pour écouter la voix du fleuve mourir contre les piliers, semblable au murmure lointain de la mer, à la marée basse...

Une bouffée de vent se glissant à travers les déchirures de la brume, chassa au visage du jeune homme la fumée noire d'un steamer qui faisait son évitage au bas du quai... Il en fut un instant aveuglé... Alors il tourna instinctivement sur lui-même, et se trouva face à face avec... Maisie !

Impossible de se méprendre. Les années écoulées avaient fait de l'enfant une femme ; mais elles n'avaient pu changer ni les yeux d'un gris foncé, ni les lèvres de pourpre, ni cette bouche expressive, ni ce menton d'un ferme modelé. Pour que tout fût comme autrefois, elle portait une robe grise, étroitement ajustée.

L'âme humaine étant sans pouvoir et sans contrôle sur ses propres mouvements, Dick s'avança et dit : « Tiens ! Maisie ! » à la manière des collégiens qui retrouvent un camarade.

Et Maisie, de son côté, disait : « Oh ! Dick, est-ce vous ?... » Puis, contre la volonté de Dick et avant que son cerveau, à peine dégagé des idées d'avenir qui venaient de l'occuper, eût eu le temps de commander à ses nerfs, il sentit le sang battre furieusement dans chaque artère de son corps, et sa bouche se dessécha. Le brouillard s'épaissit de nouveau, et le visage de Maisie lui apparut d'un blanc de perle, à travers ce voile aérien. Ils ne se dirent pas un mot ; mais Dick se mit à marcher auprès d'elle, et ils longèrent le quai, côte à côte, du même pas sans plus se devancer ni s'attarder loin l'un de l'autre que dans leurs excursions de l'après-midi, autrefois, sur la plage boueuse. Tout à coup Dick demanda, d'une voix un peu enrouée — Qu'est devenue Amomma ?

Elle est morte... Oh ! pas des cartouches, non, d'une autre indigestion. Elle a toujours été si gloutonne !... C'est drôle, n'est-ce pas ?

— Qu'est-ce qui est drôle ?... Qu'Amomma soit morte ?

— Non !... Notre rencontre... De quel côté veniez-vous ?

— Par là. Et il désignait l'est, à travers le brouillard. Et vous ?

— Oh ! moi, j'habite au nord, du côté où il fait noir, là-bas, tout au bout du parc. Je travaille beaucoup.

— Qu'est-ce que vous faites ?

— De la peinture. Je ne sais pas faire autre chose.

— Vous avez donc besoin de travailler ?... Que vous est-il arrivé ? Vous aviez trois cents livres de rente...

— Je les ai toujours... je fais de la peinture, voilà tout !...

— Et vous vivez seule ?...

— Avec une amie. Ne marchez donc pas si vite, Dick : voilà que vous avez perdu le pas !

— Tiens ! Vous vous en êtes aperçue ?...

— Naturellement !... Vous n'êtes jamais au pas.

— C'est vrai. Je vous demande pardon... Alors vous avez continué à peindre ?

— Oui. Cela me plaisait. J'ai d'abord travaillé au Slade ; puis, à l'atelier Merton, à Saint-John's Wood, ensuite, j'ai fait des copies à la National Gallery, et maintenant je suis élève de Kami.

— Mais Kami est à Paris !...

— Non, il a son atelier d'élèves à Vitry-sur-Marne. Je travaille chez lui tout l'été, et je reviens pendant l'hiver à Londres où j'ai ma maison.

— Vendez-vous beaucoup ?

— Par-ci par-là !... Pas souvent. Ah ! voici mon omnibus. Si je le manque, je perds une demi-heure. Adieu, Dick.

— Adieu, Maisie... Ne voulez-vous pas me donner votre adresse ? il faut que je vous revoie. Je pourrai probablement vous être utile. Je... je fais de la peinture, moi aussi.

— Il se peut que je revienne dans le Parc, demain, si la lumière n'est pas bonne pour travailler. Je pars de Marble Arch, où je reviens par le grand tour. C'est ma promenade préférée... Certainement que je vous reverrai !

Elle monta dans l'omnibus et fut aussitôt engloutie dans le brouillard.

— Que le diable m'emporte de l'avoir laissée partir ! s'écria Dick en rentrant chez lui.

Torpenhow et l'Antilope le retrouvèrent assis sur les marches de l'atelier, répétant tout bas :

— Que le diable m'emporte !

— Le diable vous emportera encore bien mieux quand je vous aurai dit votre fait ! gronda l'Antilope, dressant sa masse noire derrière l'épaule de Torpenhow et brandissant une feuille de « copie » où l'encre achevait de sécher. Le bruit court, Dick, que vous êtes atteint d'une enflure de la tête.

— Salut, l'Antilope ! Vous voici de retour ? Comment vont les grands Balkans ? Et les petits Balkans ? je vous avertis que vous avez un côté de la figure de travers, comme toujours. Vous n'êtes pas « d'ensemble ».

— Laissez donc ma figure tranquille ! je me propose de vous arranger dans les journaux, moi. Torpenhow s'y refuse, par un scrupule de délicatesse mal placé ; mais je viens d'examiner toutes les croûtes de votre atelier, et elles sont tout simplement infectes...

— Ah ! vous trouvez ?... Eh bien ! essayez donc de les décrire, seulement ; vous en êtes incapable. Il vous faut autant de place pour vous mouvoir sur le papier qu'à un gros navire marchand, sur la mer. Mais, voyons ! Lisez-moi cela. Et tâchez de faire vite, j'ai sommeil.

— Hum ! Tenez, voici la conclusion du paragraphe consacré à vos tableaux : « Pour une œuvre faite sans conviction, pour du talent gaspillé en trivialités, pour un travail visant délibérément à gagner les louanges d'un public égaré par la mode...

— Ah ! bien, il s'agit toujours de la Dernière Balle ! Continuez...

— « ... public égaré par la mode, il n'y a qu'un châtiment possible : l'oubli, l'oubli, frère cadet de l'indulgence et frère aîné du mépris. Quand M. Heldar nous aura fourni la preuve qu'il ne mérite pas ce jugement... »

— Ouah ! ouah ! ouah ! aboya l'incorrigible Dick. Votre conclusion ne vaut rien, et c'est du sale journalisme ; ce qui n'empêche pas que ce soit tout à fait juste. Mais, dites donc, espèce de vieil athlète balafré et débauché, oubliez-vous que vous êtes chargé, au début de chaque guerre, d'étancher la soif de sang du brutal et aveugle public anglais ? On a supprimé, de nos jours, les combats de l'arène ; mais il y a en revanche les articles des correspondants spéciaux. Vous n'êtes qu'un gladiateur obèse ! Vous surgissez d'une trappe et vous racontez les horreurs que vous avez vues... Vous avez tout juste autant d'originalité qu'un « évêque austère ». Une « actrice aimable » ou un « cyclone dévastateur » !... Et vous prétendez me faire la leçon ?... Antilope, si je ne me retenais, et si vous en valiez la peine, je ferais votre caricature dans quatre journaux !

L'Antilope s'effara. Il n'avait pas prévu cela.

— Aussi, continua Dick, je confisque votre charabia, et tenez, voilà ce que j'en fais !

Le manuscrit s'envola, déchiré en petits morceaux, dans la cage obscure de l'escalier.

— Et maintenant, rentrez chez vous, Antilope. Retournez à votre petit lit solitaire, et fichez-moi la paix ! je vais me coucher jusqu'à demain.

— Mais il n'est pas sept heures ! s'écria Torpenhow stupéfait.

— Il est deux heures du matin, si c'est mon bon plaisir ! riposta Dick, en se dirigeant vers sa chambre. Je suis sur le point de traverser une crise sérieuse, et je me passerai de dîner.

Il s'enferma et verrouilla la porte.

— Il n'y a rien à faire de cet homme-là ! fit l'Antilope consterné.

— Laissons-le ! Il est fou à lier.

À onze heures, quelques ruades retentirent contre la porte de l'atelier.

— L'Antilope est-il encore avec vous ? demanda une voix de l'intérieur. Dites-lui qu'il aurait pu résumer tout son stupide article dans cette épigramme : « Les hommes indépendants sont des esclaves, et les esclaves connaissent seuls l'indépendance... » Dites-lui aussi qu'il est un imbécile, Torp, et que j'en suis un autre.

— Très bien ! Venez-vous souper ? Cela ne vaut rien de fumer, l'estomac vide.

Pas de réponse.





Site père