Alors il pensa reprendre campagne,
Courir les mers avec ses boucaniers
Pour roussir la barbe au roi d'Espagne,
Faire un nouveau doyen de Jaen prisonnier
Et le vendre en Alger.

Tableau hollandais


Depuis quelques mois, la campagne du Soudan était finie et la tête cassée de Dick était raccommodée. Le Syndicat central de la Presse avait payé une certaine somme à son dessinateur occasionnel, non sans lui faire remarquer, pour justifier la modicité du prix, qu'on n'était pas absolument satisfait de son travail. Dick escompta le chèque au Caire, jeta la lettre dans le Nil, et prit congé de Torpenhow, qui retournait en Angleterre, en lui serrant chaleureusement la main.

— Je compte m'accorder un peu de repos, lui dit le correspondant. Je ne sais encore où je descendrai à Londres ; mais, si nous devons nous retrouver, la Providence y pourvoira. Et vous ? Allez-vous rester ici ?... Vous savez qu'il n'y aura plus de bagarre jusqu'à ce que nos troupes réoccupent le Bas-Soudan ! Allons, adieu ! Portez-vous bien... Revenez quand vous n'aurez plus d'argent, et tâchez de me faire savoir votre adresse.

Dick flâna au Caire, à Alexandrie, à Port-Saïd, à Port-Saïd surtout. On rencontre l'iniquité dans beaucoup de pays du monde, et le vice partout ; mais l'essence concentrée de tous les vices et de toutes les iniquités des continents se trouve dans cette ville-là. Au sein de cette géhenne aux rives de sable, où le mirage palpite sans trêve dans l'atmosphère des lacs salés, vous avez la chance de voir passer devant vous, avec un peu de patience, la plupart des hommes et des femmes dont les noms, à quelque titre que ce soit, furent affichés. Dick prit ses quartiers dans une maison plus bruyante que respectable. Il passait les après-midi sur les quais, montant à bord des vaisseaux, saluant de nombreux amis, de gracieuses Anglaises avec lesquelles il avait échangé des propos peu sages, sur la terrasse du Shepheard's Hotel [1], des journalistes affairés, des capitaines de transports militaires, des officiers par douzaines... et aussi d'autres personnes, de profession moins recommandable.

Pour ses études, il avait le choix entre toutes les races d'Orient et d'Occident, avec l'avantage d'observer ses modèles sous l'influence d'une vive excitation qui accentuait leurs types : aux tables de jeu, dans les tabagies et autres mauvais lieux. Pour se distraire, il avait la vue du canal, des sables étincelants, des navires en passage et des blancs hôpitaux de l'armée anglaise. Il transcrivait de son mieux, avec du blanc et du noir, ou bien avec des couleurs, tous les sujets que lui envoyait la Providence et, quand cette ressource lui manquait, il se mettait en quête de nouveaux documents. C'était un métier agréable, mais où sa bourse s'épuisait. Il avait touché d'avance les annuités de sa rente de cent vingt livres. « Il s'agit maintenant de travailler pour de bon, se dit-il, si je ne veux pas mourir de faim. »

Juste à ce moment, il reçut d'Angleterre un télégramme de Torpenhow :

Revenez vite ! Vous êtes pris, ici. Venez.

Un franc sourire illumina ses traits.

— Déjà ! C'est de bon augure, se dit-il. Je vais faire une orgie, ce soir. Mais, ma foi, il était temps !...

Il déposa aussitôt la moitié de l'argent qui lui restait entre les mains de gens de sa connaissance, M. et Mme Binat, dont nous aurons suffisamment défini la profession en disant qu'il leur commanda en même temps, pour lui seul, une séance de danseuses zanzibarites, « tout ce qu'il y avait de mieux ».

M. Binat était ivre mort, à son ordinaire. Quant à Mme Binat, elle répondit avec un sourire obséquieux :

— Monsieur désire une chaise pour lui, sans doute ? Et Monsieur fera des dessins, n'est-ce pas ? Monsieur a une drôle de manière de s'amuser !

Binat, étendu sur un lit de camp dans l'arrière boutique, leva un instant la tête, en montrant son visage d'une pâleur effrayante.

— Je comprends, balbutia-t-il. On connaît Monsieur... il est artiste, comme je l'ai été... Monsieur finira par descendre vivant en enfer, lui aussi.

Et il riait d'un rire hébété.

— Vous viendrez voir les danseuses avec nous, père Binat, répliqua le jeune peintre. J'aurai besoin de vous.

— Pour ma figure, n'est-ce pas ?... Pour ma figure et pour mon affreuse dégradation ?... Oh ! mon Dieu, je ne veux pas. Qu'on l'emmène ! C'est le diable ! Ou, du moins, toi, ma chère Céleste, demande-lui davantage, alors !

Et l'excellent Binat se mit à gémir en gesticulant.

— Tout est à vendre à Port-Saïd, dit sa femme. Si mon mari est de la fête, ce sera... voyons... un demi-souverain de plus. Cela va-t-il ?

Dick paya le « pourboire », et la danse folle eut lieu le soir même, dans un terrain clos, derrière la maison des deux époux. La digne matrone, en robe de soie mauve foncé qui semblait toujours près de glisser de ses épaules jaunies, s'était mise au piano, et les filles nues de Zanzibar se trémoussèrent sauvagement, aux sons d'une musique de guinguette européenne, sous la lumière des quinquets à pétrole. Binat, échoué sur une chaise, regarda fixement, sans rien voir, jusqu'à ce que l'excitation de l'étrange musique et les évolutions tourbillonnantes des ballerines eussent mis le feu à l'alcool qui lui tenait lieu de sang. Alors sa face parut s'allumer d'une convoitise infâme ; Dick le saisit brutalement par le menton, lui tourna la tête vers la lumière et se mit à dessiner, debout, appuyé contre le mur. Mme Binat le regardait travailler et souriait de toutes ses dents.

Au bout d'une heure, les lampes commencèrent à « sentir », à devenir fumeuses ; les danseuses, une à une, se jetèrent épuisées sur le sol battu. Dick referma l'album, non sans avoir permis à son modèle d'y jeter un coup d'œil de connaisseur, et il s'éloigna, tandis que Binat gémissait :

— C'est moi, cela !... Allez-vous le montrer et dire que c'est moi ?

— Monsieur a payé, répliquait sa femme. Monsieur est bien libre !... Au plaisir de revoir Monsieur.

La porte de l'enclos se referma. Dick traversa le chemin de sable pour se rendre au tripot le plus voisin.

— Si la chance m'est fidèle, se disait-il, bonne affaire ! Si elle tourne, il faudra que je reste ici.

Elle ne tourna pas. Après avoir disposé ses mises d'une façon pittoresque sur la table, et avoir laissé passer trois coups sans oser regarder les numéros, il se trouva plus riche de vingt livres. Il ramassa son gain, descendit sur le port et s'entendit sans retard avec le capitaine d'un navire marchand en assez mauvais état.

Quelques jours après, il était à Londres, — un peu léger d'argent, à la vérité, pour son goût !...





Un épais brouillard gris enveloppait la ville et il faisait très froid dans les rues, — car c'était l'été en Angleterre. En quittant les Docks pour gagner les quartiers de l'ouest, Dick se disait :

— Quelle désolation réconfortante ! Rien n'est changé, ici... Qu'est-ce que je vais faire, maintenant ?

Les maisons, pressées les unes contre les autres, ne lui répondant pas, il les contempla un instant, et son regard enfila les longues rues obscures, pleines d'un bruyant trafic.

— Ô vous, leur dit-il, loges à lapins de mon pays, savez-vous ce que vous réserve un prochain avenir ? Eh bien, vous aurez à me pourvoir de serviteurs et de jolies servantes ; vous aurez à me donner une part du trésor des rois... En attendant, il me faut des vêtements et des chaussures, pour que je puisse fouler décemment aux pieds toutes choses.

Il fit un pas en avant avec un peu trop de brusquerie et s'aperçut qu'un de ses souliers était gravement troué sur le côté. Comme il se baissait pour examiner l'avarie, un passant le poussa au bas du trottoir.

— Très bien ! fit-il, encore un compte à régler avec les autres ! C'est moi qui vous bousculerai plus tard...

Il en coûte assez cher d'acheter des vêtements sortables et des chaussures un peu fines. Dick acheva sa tournée de magasin avec la conviction d'être convenablement habillé pour quelque temps, mais de n'avoir plus dans sa poche que cinquante shillings. Il retourna dans le quartier des Docks, arrêta une chambre dont le lit avait des draps marqués d'une façon ostensible et ineffaçable — utile précaution contre les voleurs. Ces draps, au surplus, ne semblaient pas avoir jamais servi. Quand ses emplettes lui eurent été livrées, il se rendit au siège du Syndicat de la Presse pour s'enquérir de l'adresse de Torpenhow. On la lui donna sans difficulté. En même temps, il apprit qu'il avait un solde d'honoraires à toucher.

— Combien ? demanda-t-il de l'air d'un homme habitué à manier des millions.

— Entre trente et quarante livres, répondit l'employé. Si vous le désirez, nous pouvons vous les remettre tout de suite, quoique l'usage de la maison soit de régler les comptes à la fin du mois.

« Si je laisse voir que j'ai besoin d'argent, pensa Dick, je suis perdu ! je leur revaudrai cela plus tard. »

Puis tout haut :

— Cela n'en vaut vraiment pas la peine ! D'ailleurs, je vais sans doute aller passer un mois à la campagne. À mon retour, nous terminerons cette petite affaire.

— Mais nous espérons, monsieur Heldar, que vous n'avez pas l'intention de cesser votre collaboration ?...

L'étude des physionomies faisait partie du métier de Dick ; il scruta rapidement celle de son interlocuteur.

« Cet homme-là, se dit-il, a une arrière-pensée. Je ne veux rien conclure avant d'avoir vu Torpenhow. Il doit y avoir un moyen de faire une bonne affaire. »

Il partit, sans vouloir rien promettre et rentra dans sa petite chambre, là-bas, près des Docks.

On était au septième jour du mois, et ce mois — il en fit le compte avec une effrayante précision — avait trente et un jours !

Grave problème pour un homme qui n'est pas tout à fait un sauvage et qui est pourvu d'un bon appétit, de vivre vingt-quatre jours avec cinquante shillings ! Le problème devient presque insoluble pour un voyageur perdu sans appui dans la solitude de Londres. Dick devait compter sept shillings par semaine pour sa chambre, ce qui lui laissait un peu moins d'un shilling par jour pour se nourrir. Il commença naturellement par acheter les outils nécessaires à son travail ; il en avait été privé si longtemps ! Tout compte fait, après des recherches et des calculs qui lui prirent une demi-journée, il en vint à cette conclusion que les saucisses et les pommes de terre bouillies, à quatre sous la portion, constituaient la nourriture par excellence. Or, les saucisses, une ou deux fois par semaine à déjeuner, ne sont pas intolérables ; au lunch, même avec des pommes de terre bouillies, elles deviennent monotones ; à dîner, elles semblent impertinentes. Au bout de trois jours, Dick exécrait les saucisses ; quarante-huit heures plus tard, il mettait sa montre en gage pour se régaler de tête de mouton, plat beaucoup moins économique assurément qu'on ne le croirait, à cause des os et de la sauce. Puis il revint aux saucisses et aux pommes de terre. Il essaya de se limiter ensuite aux pommes de terre seules et souffrit de crampes d'estomac. Alors il mit en gage son gilet et sa cravate, et songea douloureusement aux sommes folles gaspillées en d'autres temps.

Dans ses rares promenades, — il tenait peu à l'exercice, qui excitait en lui des désirs irréalisables, — il fut amené à partager l'humanité en deux classes — les gens qui, à en juger par la mine, auraient pu lui donner quelque chose à manger, et ceux qui en auraient été incapables.

« Je ne savais pas qu'il me restât autant d'observations à faire sur le visage de l'homme ! » pensait-il mélancoliquement.

En récompense de son humilité, la Providence permit, un jour, qu'un cocher de fiacre oubliât un gros croûton de pain sur la table de la crémerie où il mangeait sa saucisse du soir. Il s'en empara, prêt à défendre, s'il le fallait, sa conquête contre le monde entier, et cette aumône du hasard le réconforta.

Le mois s'acheva, pourtant. Dick, bondissant d'impatience, alla toucher son argent ; puis il courut chez Torpenhow. En montant au dernier étage de l'hôtel garni où logeait son ami, il humait tout le long de l'escalier l'odeur des repas qu'on apprêtait. Il se précipita enfin dans une chambre où deux bras vigoureux le saisirent et faillirent lui briser les côtes. Torpenhow l'entraînait affectueusement vers la fenêtre, en lui parlant de vingt sujets à la fois !...

— Mais vous avez l'air vanné mon pauvre Dick ! s'écria tout à coup le journaliste.

— Avez-vous quelque chose à manger ? répondit-il en explorant des yeux tous les coins de la chambre.

— Oui, j'allais justement déjeuner. Aimez-vous les saucisses ?

— Ah ! non, par exemple ! Tout, excepté des saucisses !...

— Quelle est cette nouvelle lubie ?

Dick raconta avec volubilité son histoire des trois dernières semaines ; puis il entrouvrit son veston : il n'avait plus de gilet.

— J'ai tenu bon ; j'ai tenu jusqu'au bout ; mais je l'ai échappé belle !...

— Eh bien, à la bonne heure ! Vous n'avez peut-être pas beaucoup de bon sens ; mais vous avez du nerf, au moins !... Allez, mangez ! Nous causerons plus tard.

Dick tomba sur les œufs au lard et s'en gorgea jusqu'à ce qu'il lui fût impossible d'avaler. Torpenhow lui offrit ensuite une pipe bien bourrée, et il fuma silencieusement, de l'air béat d'un homme qui, pendant trois semaines, a été privé de bon tabac. — Ouf ! dit-il enfin. C'est exquis. Et alors ?... Nous disons ?...

— Pourquoi diable ! ne vous êtes-vous pas adressé à moi ?

— Je ne pouvais pas : je vous dois déjà trop, mon vieux. D'ailleurs, j'avais comme la superstition que cette misère provisoire, — et je vous réponds que cela fait mal d'avoir faim ! me porterait bonheur plus tard. Enfin ! c'est passé, et personne au Syndicat ne se doute à quel point j'ai été malheureux. Allez-y, maintenant ! Dites-moi quel est exactement l'état de mes affaires ?

— Vous avez reçu mon télégramme, n'est-ce pas ? Eh bien, vous avez pris ici. On aime énormément ce que vous faites. Je ne sais pas pourquoi, mais c'est ainsi. Vos admirateurs, nos bons bourgeois anglais, trouvent que vous avez de la fraîcheur et une manière originale... Ils parlent même de votre pénétration. Bref, une demi-douzaine de journaux vous recherchent comme collaborateur, et des éditeurs veulent vous demander d'illustrer des livres.

Dick grogna son dédain.

— On voudrait aussi vous voir achever ici les esquisses envoyées de là-bas, afin d'en faire une vente. On a l'air de trouver que l'argent placé sur vous n'est pas à fonds perdus... Qui pourra nous expliquer, Seigneur, l'insondable jobarderie du public !

— Je trouve, moi, que ce public est décidément d'une remarquable intelligence.

— C'est-à-dire qu'il est toujours prêt à s'engouer de quelqu'un ou de quelque chose, sous prétexte d'art, et vous avez la chance d'être l'objet de son dernier accès. Pour le moment, vous êtes à la mode il n'y a pas à dire !... Il paraît que je suis le seul à Londres qui vous connaisse un peu ; j'ai montré à des gens bien placés quelques-unes des études que vous m'aviez données ; venant après vos dessins envoyés au Syndicat pendant la campagne, elles ont encore prolongé votre succès. Oh ! la chance est pour vous.

— Heu ! La chance ! La chance, pour un homme qui a trimé comme un chien, à travers le monde, en attendant la réussite. Je leur en donnerai de la chance, moi !... D'abord, il me faut un atelier.

— Je l'ai bien pensé, dit Torpenhow en l'emmenant de l'autre côté du palier et en poussant une porte. La chambre que vous voyez n'est en réalité qu'une grande mansarde ; mais je crois qu'elle fera votre affaire. Voici votre « abat-jour », ou votre lucarne, ou votre vitrage au nord, comme vous voudrez l'appeler. Vous aurez de l'espace pour vous promener et une pièce contiguë pour y coucher. Cela vous va-t-il ?

Dick passa rapidement l'inspection de cette grande salle, qui occupait le tiers de l'étage supérieur de l'hôtel. En bas, sous ses yeux, coulait la Tamise. Un pâle soleil jaune, glissant à travers la lucarne, éclairait la saleté du logis.

— Oui, c'est bien, fit-il.

Trois marches conduisaient de la porte au palier ; trois autres remontaient à la chambre de Torpenhow, en face. La cage de l'escalier s'enfonçait dans une ombre piquée de petits jets de gaz, et l'on entendait des éclats de voix masculines, des bruits de portes battues, monter des sept étages inférieurs, dans l'obscurité moite.

— Est-ce qu'on est libre, ici ? demanda prudemment Dick, en véritable enfant du désert qui connaît le prix de l'indépendance.

— Absolument ! Vous aurez votre passe-partout et toutes les licences. Ce n'est peut-être pas tout à fait la maison que je recommanderais à un membre de l'Union de la jeunesse chrétienne ; mais, pour vous, cela peut aller. J'avais retenu ces deux chambres en même temps que je vous télégraphiais.

— Vous êtes mille fois trop bon, mon vieux !

— Est-ce que vous vous imaginiez que nous allions nous lâcher, par hasard !...

Torpenhow passa son bras sur l'épaule de Dick, et ils se promenèrent ainsi à travers la mansarde baptisée désormais l'atelier, dans une douce et silencieuse communion d'idées.

Tout à coup, ils entendirent frapper chez Torpenhow.

— Quelque raseur, sans doute, qui vient me demander à boire ! s'écria gaiement le brave garçon.

Mais le raseur fit son entrée... C'était un majestueux personnage d'âge mûr, couvert d'une redingote à revers de satin. Il avait des lèvres pâles péniblement entrouvertes, et sous ses yeux pendaient des bouffissures gonflées comme des poches.

« Oh ! oh ! faiblesse du cœur », pensa aussitôt Dick, en observant ces signes infaillibles, tandis que le nouveau venu, se présentant comme le directeur du Syndicat de la Presse, lui serrait la main avec affectation, « faiblesse très grande, même ; son pouls lui fait trembler les doigts ! ».

— Je suis l'un de vos plus ardents admirateurs, monsieur Heldar, disait cet homme, et je tiens à vous déclarer, au nom du Syndicat, que nous vous avons les plus grandes obligations. De votre côté, vous vous souviendrez, je l'espère, que, les premiers, nous avons eu le plaisir de vous faire connaître au public...

Sur cette phrase, il fit une pause, pour souffler, à cause des sept étages.

Dick jeta un rapide coup d'œil du côté de Torpenhow, comme pour le consulter ; il vit la paupière gauche du correspondant s'abaisser lentement et demeurer un instant immobile sur sa joue.

Ainsi prévenu, il se mit aussitôt sur la défensive.

— Je me le rappellerai certainement, répondit-il. D'ailleurs, vous m'avez si largement rémunéré que je ne saurais l'oublier. Mais, dites-moi, quand je serai tout à fait installé ici, je voudrais bien faire reprendre mes croquis. Vous devez en avoir à peu près cent cinquante...

— Eh !... voilà justement de quoi je voulais vous entretenir, monsieur Heldar ! Mais je crains que nous ne nous comprenions pas... En l'absence de toute convention particulière, le Syndicat pense que les dessins sont sa propriété.

— Ah ! alors, vous prétendez les garder ?

— Dame !... Et nous avons compté sur vous, moyennant un petit dédommagement, bien entendu ! pour nous aider à en faire une exposition qui, grâce à notre nom et à notre crédit dans la presse, vous serait d'une incontestable utilité. Des dessins comme les vôtres...

— Des dessins comme les miens m'appartiennent, monsieur ! Vous m'avez engagé par télégramme, en me fixant le prix le plus bas possible... Vous ne pouvez avoir en outre la prétention de conserver les originaux ! Bonté divine ! Mais c'est tout ce que je possède au monde...

Torpenhow, qui surveillait la scène, se mit à siffloter.

Dick arpentait l'atelier, paraissant réfléchir. Il voyait tout son petit stock de marchandises, ce qui constituait les premières pièces de son équipement, confisqué, dès le début de sa campagne artistique, par un monsieur d'âge mûr, dont il n'avait pas bien saisi le nom, mais qui disait représenter un « syndicat », chose pour laquelle il ne se sentait pas, lui, Dick, le moindre respect. Ce n'était pas que l'injustice du procédé l'étonnât outre mesure : il avait vu trop souvent, en d'autres pays, s'imposer le droit du plus fort pour chicaner sur la valeur morale des choses, sur le bien et sur le mal ; mais il lui sembla tout à coup qu'il aurait un plaisir infini à étrangler ce personnage en redingote, et quand il éleva de nouveau la voix, ce fut avec une douceur feinte où Torpenhow reconnut sans peine le signe précurseur de la bataille.

— Pardon, monsieur, disait Dick avec une extrême politesse, voudriez-vous bien me désigner un homme plus jeune que vous avec qui je puisse convenablement vider cette question-là ?

— Mais je parle au nom du Syndicat tout entier, et je ne vois vraiment pas pourquoi une tierce personne...

— Eh bien, vous allez voir tout de suite pourquoi !... Voulez-vous avoir la bonté de me rendre mes dessins, s'il vous plaît ?

Le directeur regarda Dick, puis Torpenhow, qui demeurait immobile, le dos appuyé au mur. C'était la première fois qu'il entendait d'anciens employés lui ordonner « d'avoir la bonté » de faire telle ou telle chose.

— Oui, c'est plutôt un vol prémédité, lui dit tranquillement Torpenhow ; mais vous avez peut-être compté, cette fois, sans votre hôte.

Puis se retournant vers Dick, qui paraissait avoir peine à se contenir :

— Faites attention ! nous ne sommes pas au Soudan, ici !

— Vous devriez considérer, reprit le directeur, que notre Syndicat vous a fait connaître...

C'était une observation malheureuse ; elle rappela brusquement au jeune homme certaines années de vagabondage, de solitude, de luttes, d'espérances déçues... et ce souvenir formait un fâcheux contraste avec l'apparence de prospérité insolente de l'individu qui se proposait de lui escamoter le fruit de son travail...

— Qu'est-ce que je vais faire de vous ? répondit-il en regardant fixement le directeur. Je devrais vous rosser d'importance, comme un voleur que vous êtes ; mais vous seriez capable d'en mourir, et je ne désire pas votre mort au moins dans cet atelier : cela me porterait malheur, le jour de mon emménagement... Oh ! restez donc tranquille, s'il vous plaît ! vous allez vous faire du mal...

Il retint d'une main le bras de son adversaire et se mit de l'autre à lui palper la graisse, sur tout le corps.

— Bon Dieu ! dit-il à Torpenhow, regardez-moi, je vous prie, ce lourdaud à cheveux gris qui se mêle de voler ! J'ai vu jadis un chamelier d'Esneh dont on arrachait le cuir noir à coups de lanières parce qu'il avait dérobé une livre de dattes fraîches... Il était sec et dur comme de la corde à fouet ; mais ça, c'est mou de tous les côtés ! On dirait de la chair de femme !

Rien n'est plus humiliant que d'être ainsi manié et malmené par un homme qui dédaigne de vous frapper. Le directeur du Syndicat suffoquait, positivement. Dick tournait autour de lui, le palpant du bout des doigts, comme un chat pétrit la laine épaisse d'un tapis. Son index se promena même un instant sur la face exsangue de sa victime en soulignant les boursouflures plombées des paupières.

— Et c'est vous, qui vous proposez de me prendre mon bien ? Vous ? Avec ces yeux-là ! Mais vous ne savez donc pas que vous pouvez mourir d'un moment à l'autre ? Allons ! faites-moi le plaisir d'envoyer tout de suite un mot à votre bureau, et puisque vous êtes le chef, donnez l'ordre qu'on remette mes dessins à Torpenhow !... Et qu'il n'en manque pas un, hein !... Non... Attendez un peu : votre main tremble... Là ! c'est bien. Allez, maintenant !

Il lui tendit un carnet. L'homme écrivit l'ordre. Torpenhow le prit et partit sans dire un mot, pendant que Dick, tournant autour de son prisonnier qui demeurait muet, paralysé, comme enchaîné par une force magnétique, lui donnait tranquillement les meilleurs conseils pour le salut de son âme.

Torpenhow revint bientôt chargé d'un énorme portefeuille. Au moment où il rentrait, il entendit ces mots, prononcés par Dick d'une voix conciliante :

— J'espère que la leçon vous servira. En tout cas, rappelez-vous que, si vous vouliez porter plainte et m'accuser de violence, je saurais vous retrouver, et je vous corrigerais alors si vertement que vous pourriez bien en mourir pour de bon. Cela ne ferait d'ailleurs que vous avancer un peu, car de toutes les manières vous n'en avez pas pour longtemps. Allons, maintenant, filez !

L'homme obéit et s'en alla en trébuchant.

— En voilà une bande de voleurs ! s'écria Dick lorsqu'il fut parti. Vous imaginez-vous rien de plus infâme que cet individu qui complote tranquillement de dépouiller un pauvre diable de tout ce qu'il possède ?... Le compte des dessins y est-il, Torp ?

— Oui : cent quarante-sept. Ah ! je suis forcé d'avouer que vous débutez bien, pour votre retour !...

— Pourquoi se met-on en travers de ma route ?... Ce qu'on voulait me prendre n'était qu'une affaire de quelques livres, pour ces gens-là ; pour moi, c'était tout... Est-ce que vous croyez qu'il portera plainte ?... Oh ! non, je lui ai donné, sur l'état de sa santé, une petite consultation gratuite qui le fera réfléchir ! Maintenant je vais passer mes œuvres en revue...

Deux minutes plus tard, Dick, étendu par terre, à plat ventre se plongeait dans le contenu du portefeuille, examinait un à un tous ses croquis et s'esclaffait en pensant au prix dérisoire qu'on avait prétendu en donner.

Torpenhow l'avait laissé à sa contemplation ; quand il revint, assez tard dans l'après-midi, il aperçut de la porte Dick dansant de joie devant la lucarne.

— J'ai fait encore une meilleure affaire que, je ne croyais, Torp ! s'écria-t-il tout en gambadant ; mes dessins sont décidément bons, très bons ! Ils se vendront comme du pain. Je vais en faire une exposition pour mon propre compte. Et cela fera enrager ceux qui voulaient me les voler...

— Allons, répondit Torpenhow toujours calme, allez prendre un peu l'air et priez le ciel de vous guérir du péché d'orgueil, si c'est possible !... Et puis occupez-vous donc de faire apporter vos effets du bouge où vous logiez, afin que nous tâchions d'arranger un peu cette cambuse !...

— Et ensuite — oh, ensuite, déclara Dick, toujours cabriolant, nous irons piller l'ennemi !





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