Tout fut arrangé, une fois l'orage passé,
Du mieux que possible, du mieux que possible ;
Et je devais attendre dans la grange, mes amis,
Car je n'avais que trois ans ;
Et Teddy courait jusqu'à l'arc-en-ciel,
Parce qu'il en avait cinq et que c'était un gars
Et c'est ainsi que tout commença, mes amis,
Et c'est ainsi que tout commença.
Contes de la vieille grange.


Qu'est-ce qu'elle nous fera, si elle nous prend ? dit Maisie, avec une nuance d'inquiétude. Nous avons tort de nous servir de ça, tu sais !...

— Elle me battra, et toi, elle t'enfermera dans ta chambre, répliqua Dick sans hésitation. As-tu les cartouches ?

— Oui, je les ai dans ma poche ; mais elles sont joliment secouées, quand je marche ! Est-ce que, des cartouches, ça peut partir tout seul ?

— ... Sais pas ! Prends le revolver, si tu as peur, et laisse-moi les porter.

— Je n'ai pas peur...

Maisie marchait d'un pas rapide, la main appliquée sur le dangereux paquet et le nez au vent. Dick la suivait, tenant un petit pistolet.

Ces enfants avaient découvert, un beau jour, que la vie leur serait insupportable sans le tir à la cible. Après y avoir beaucoup réfléchi et s'être privé de tout, Dick avait réussi à épargner sept shillings et demi, de quoi payer une mauvaise arme de fabrication belge. Maisie, elle, n'avait pu contribuer au syndicat que dans la proportion d'une demi-couronne : le prix d'un cent de cartouches.

— Cela t'est bien plus facile qu'à moi d'économiser, disait-elle : j'aime les bonnes choses, et toi tu n'y tiens pas ! D'ailleurs, ajoutait-elle délibérément, c'est l'affaire des garçons, de se priver...

Dick avait bien un peu grogné à cet arrangement ; mais il était allé tout de même acheter les munitions qu'il s'agissait maintenant d'essayer.

L'exercice du revolver ne rentrait pas dans le programme de leur vie de tous les jours, tel que l'avait arrêté la personne qui était censée servir de mère à ces deux orphelins. Dick était confié à sa garde depuis dix ans, et depuis dix ans elle avait consciencieusement mis de côté pour elle-même l'argent de la pension destinée à l'entretien de son pupille. C'était une veuve d'un certain âge, désireuse, hélas ! de se remarier, et, soit légèreté inconsciente, soit besoin naturel de faire souffrir, elle avait rendu le fardeau de la vie insupportable à ces jeunes épaules. Au lieu de la tendresse qu'attendait l'enfant, elle ne lui avait montré que de l'aversion, puis de la haine. Quand, avançant en âge, il avait cherché à se faire bien voir, elle l'avait rabroué. Les heures qu'elle ne consacrait pas à la tenue de son modeste ménage, elle les employait à ce qu'elle appelait l'éducation morale de Dick Heldar : la religion, telle que pouvait la concevoir sa médiocre intelligence, et l'étude minutieuse du texte des Écritures, elle n'allait pas au-delà. Quand elle n'avait aucun sujet de mécontentement personnel contre son élève, elle lui donnait à entendre qu'il avait des comptes écrasants à régler avec le Créateur. Aussi Dick avait-il appris à détester Dieu aussi vigoureusement qu'il détestait Mme Jennett. Quoi de plus effrayant qu'un tel état d'esprit chez un enfant !

Du jour où la crainte d'un châtiment physique le poussa pour la première fois à altérer la vérité, elle le traita en incorrigible menteur ; dès lors, il se mit à mentir tout naturellement ; mais il mentait avec habileté, avec ruse... et pour ainsi dire avec économie, ne risquant jamais le moindre conte sans nécessité, n'hésitant point, d'autre part, devant la plus noire invention, pourvu qu'elle fût plausible et lui facilitât un peu la vie. À défaut d'autres avantages moraux, cette éducation lui avait du moins appris à vivre seul, ce qui ne lui fut pas inutile lorsqu'il alla au collège et que ses camarades se moquèrent de ses pauvres habits rapiécés.

Pendant les vacances, il retombait sous la coupe de Mme Jennett, qui, pour ne pas laisser se relâcher les liens de la discipline au contact du monde extérieur, le battait généralement, sous un prétexte ou sous un autre, avant qu'il eût passé vingt-quatre heures sous son toit.

Cependant il se trouva, une année, que l'automne lui amenait une compagne d'esclavage : un atome de petite fille aux longs cheveux noirs et aux yeux gris, qui errait sans bruit dans la maison, aussi taciturne que lui-même. Pendant les premières semaines, elle ne parla qu'à une chèvre, son unique amie, qui habitait le jardin. Mme Jennett n'aimait pas cette bête, qu'elle ne trouvait pas « chrétienne », en quoi sans doute elle avait raison. Elle le dit sévèrement à la nouvelle venue.

— C'est bien ! répondit « l'atome » d'un air délibéré, j'écrirai à mon notaire que vous êtes une méchante femme. Amomma est à moi, entendez-vous ? À moi toute seule !

Mme Jennett fit un pas vers le vestibule, où se trouvaient déposés les parapluies... et les cannes. L'atome comprit, aussi clairement que Dick, ce que cela signifiait.

— J'ai déjà été battue, reprit-elle tranquillement, et plus fort que vous ne pourrez jamais me battre. Si vous me touchez j'écrirai à mon notaire que vous ne me donnez pas assez à manger. Je n'ai pas peur de vous.

Mme Jennett n'alla pas jusqu'au vestibule. Quant à la petite fille, après une pause pour s'assurer que tout danger était écarté, elle s'en fut retrouver Amomma dans le jardin et versa d'abondantes larmes sur le cou de son amie.

Dick apprit qu'elle se nommait Maisie. Tout d'abord, il la vit d'un très mauvais œil ; il craignait qu'elle ne gênât le peu de liberté dont il jouissait. Il n'en fut rien ; la petite se garda de toute avance amicale et laissa Dick faire les premiers pas. Bien avant la fin des vacances, le poids des punitions supportées en commun avait rapproché les deux enfants, obligés de s'aider mutuellement pour tromper la tyrannie de leur gardienne.

Quand le moment vint où Dick devait retourner au collège, Maisie murmura doucement :

— Maintenant, il va falloir que je me tire d'affaire toute seule !

Mais elle ajouta aussitôt, secouant bravement la tête :

— Eh bien, je m'en tirerai !... Tu sais que tu m'as promis de me faire cadeau d'un collier de paille pour Amomma ? Envoie-le vite !

Une semaine plus tard, elle écrivait pour réclamer son collier par retour du courrier et s'étonnait qu'il fallût à Dick tant de temps pour se le procurer. Quand enfin il le lui envoya, elle oublia complètement de le remercier.

Les vacances passèrent et revinrent plusieurs fois. Dick se transformait en un grand garçon dégingandé, plus honteux que jamais de ses mauvais habits. Mme Jennett n'avait nullement renoncé pour lui à ses procédés d'autrefois ; mais les punitions du collège — où il était battu en moyenne trois fois par mois — remplissaient le patient de mépris pour le peu de vigueur de cette mégère.

— Elle ne me fait pas mal du tout, expliquait-il à Maisie, qui le poussait à la révolte. Et puis, quand elle m'a rossé, elle est un peu moins méchante pour toi...

Il traînait ses jours, négligé de corps, farouche d'instincts. Les plus petits de ses camarades, au collège, s'en apercevaient bien, car il avait de mauvais moments, où il les frappait avec une expérience cruelle. Plusieurs fois, poussé par le même esprit de méchanceté, il essaya de faire pleurer Maisie ; mais la petite fille savait se défendre.

— Tu ne trouves donc pas que nous sommes tous les deux assez malheureux comme cela ? lui demandait-elle. À quoi bon nous tourmenter davantage ? Cherchons plutôt des choses à faire pour nous amuser, va ! Et oublions le reste...

Le revolver avait été le résultat de cette recherche.

Ils ne pouvaient s'en servir que sur la partie la plus boueuse de la plage, là-bas, loin des voitures de bain et des jetées, sous les talus herbeux du fort Keeling. De ce côté la marée découvrait près de deux milles d'étendue. Elle laissait derrière elle des bancs de vase diversement teintés, qui, sous le soleil, exhalaient une lamentable odeur d'algues mortes. Il était déjà tard, dans l'après-midi, quand Dick et Maisie atteignirent le but de leur course. Amomma les avait suivis, en trottant patiemment derrière eux.

— Mf !... La mer sent joliment mauvais, par ici ! fit Maisie en reniflant l'air. Je n'aime pas cette odeur-là, moi !

— Tu n'aimes jamais rien de ce qui n'est pas fait exprès pour toi ! lui répondit rudement Dick. Passe-moi les cartouches. Je vais tirer le premier... À quelle distance crois-tu que ça porte, ces petits revolvers-là ?

— Oh ! ça va au moins à un demi-mille. Et ça fait un bruit !... Prends bien garde aux cartouches ; je n'aime pas ces machines dentelées qu'elles ont sur le bord. Sois prudent, Dick !...

— N'aie pas peur ! je sais charger. Je vais tirer sur le brise-lames.

Il fit feu, et Amomma s'enfuit en bêlant... La balle avait fait sauter un peu de boue, à droite des pilotis enguirlandés de goémon.

— Il porte haut et dévie de ce côté, fit Dick. À ton tour, Maisie. N'oublie pas qu'il est chargé à fond.

Maisie prit le pistolet et s'avança prudemment jusqu'au bord du lac de boue, tenant le doigt sur la détente, les lèvres et l'œil gauche plissés avec effort, pour viser. Dick s'assit sur une motte de terre s'apprêtant à lire ; Amomma se rapprocha, encore un peu méfiante. La chèvre était soumise à d'étranges expériences, dans ses promenades de l'après-midi : elle ne s'étonnait plus de rien... Trouvant la cartouchière ouverte, à terre, elle se mit à la fouiller de son nez.

Maisie tira, mais ne put distinguer où était allée sa balle.

— Je crois que j'ai touché le poteau, dit-elle en abritant ses yeux pour explorer la mer déserte.

— Et moi je suis sûr que tu as attrapé la bouée de Marazion ! fit Dick avec un gloussement moqueur. Vise bas et à gauche ; peut-être seras-tu plus adroite... Oh ! regarde donc Amomma, qui mange les cartouches !...

Maisie se retourna, le revolver en main, juste assez vite pour voir Amomma s'enfuir devant les pierres que Dick lui lançait. En vérité, rien n'est sacré pour une chèvre ! Quand on pense que celle-ci, bien nourrie par sa maîtresse qui l'adore, osait dévorer des munitions !...

Maisie courut s'assurer que Dick ne s'était point trompé...

— Oui, elle en a mangé deux. L'affreuse bête ! Elles vont danser dans son estomac et la faire sauter !... Ce sera bien fait !... Oh ! mon Dieu, Dick ! t'ai-je tué ?

Les revolvers sont des jouets perfides, en de jeunes mains. Maisie ne put s'expliquer comment cela s'était fait, mais un nuage d'âcre fumée la séparait de Dick, et elle n'était que trop sûre, la pauvre petite, que le coup était parti en plein dans la figure de son compagnon.

Elle l'entendit cracher, et, se jetant à genoux de son côté, elle s'écria :

— Tu n'es pas blessé, dis ? Je ne l'ai pas fait exprès !...

— Bien sûr que tu ne l'as pas fait exprès ! fit-il en s'essuyant la joue, au moment où la fumée se dissipait. Mais tu m'as presque aveuglé ! Et puis cette poudre empeste, que c'est une horreur !...

Non loin de là, une fine petite raie grise, sur une pierre, montrait le trajet de la balle. Maisie se mit à pleurnicher.

— Tais-toi, fit Dick se relevant d'un bond et se secouant. Je n'ai pas de mal.

— Non ! protesta Maisie, mais j'aurais pu te tuer !... Qu'est-ce que j'aurais fait, alors ?...

Et les coins de sa bouche s'abaissèrent comme si elle allait éclater en sanglots.

— Eh bien, tu serais rentrée à la maison, et tu aurais tout raconté à Mme Jennett !...

Dick fit une grimace de plaisir, à cette pensée ; puis, adoucissant sa voix :

— Je t'en prie, ne te tourmente pas. D'ailleurs nous perdons notre temps ; il faut que nous soyons de retour pour le thé. Je vais essayer encore...

Maisie n'attendait qu'un encouragement pour fondre en larmes ; mais l'indifférence de Dick, dont la main tremblait cependant un peu en ramassant la cartouchière, la fit se contraindre. Elle s'étendit à terre, le cœur serré, tandis qu'il bombardait le brise-lames avec méthode.

— Enfin ! s'écria-t-il en voyant un lambeau d'algue se détacher de la charpente et tomber.

— Laisse-moi essayer aussi, dit Maisie avec autorité ; je saurai mieux maintenant.

Ils se mirent à tirer, chacun à son tour, et firent tant et si bien que leur mauvais petit revolver acheva de se détraquer entre leurs mains. Amomma, qu'ils continuaient à repousser loin d'eux, — car elle pouvait faire explosion d'un moment à l'autre — broutait à l'écart, tout en se demandant pourquoi on lui jetait des pierres. Bientôt ils aperçurent une poutre flottant au milieu d'une flaque, et ils la prirent pour cible, en s'asseyant côte à côte, au-dessous du talus du fort Keeling.

Cependant le pistolet, absolument faussé, se montrait de plus en plus récalcitrant.

— Aux vacances prochaines, annonça Dick, nous en achèterons un autre, à percussion centrale ; il portera plus loin.

— Il n'y aura pas de vacances prochaines pour moi, dit Maisie ; je m'en vais.

— Où donc vas-tu ?

— Je ne sais pas. Mon notaire a écrit à Mme Jennett ; il faut, paraît-il, que j'aille faire mon éducation quelque part, je ne sais où, peut-être en France. Je suis contente de m'en aller.

— Ça ne me plaît pas du tout, à moi !... je suppose que je vais rester ici... Est-ce bien vrai, Maisie, que tu pars ? Alors ces vacances sont les dernières que je passe avec toi ?... Et je rentre au collège la semaine qui vient !... je voudrais...

Son jeune sang empourpra ses joues ; Maisie arrachait machinalement des poignées de gazon et les jetait en bas du talus, vers une glaucière à corolle jaune qui adressait des signes de tête solitaires, sous la caresse du vent, aux vastes bancs de vase et à la mer d'un blanc laiteux.

— Je voudrais te revoir quelquefois, dit-elle après un silence. Et toi ?...

— Moi aussi ; mais tu aurais mieux fait de viser plus juste, tout à l'heure... quand tu as tiré...

Maisie le considéra un instant avec des yeux immenses. Était-ce là le même garçon qui, dix jours auparavant, avait décoré les cornes d'Amomma de papillotes empruntées aux manches des côtelettes et qui avait envoyé la pauvre chèvre, ainsi parée, promener sa honte sur la voie publique ?...

Ensuite elle baissa les yeux : non, ce ne pouvait être le même Dick.

— Tu es bête ! fit-elle d'un ton de doux reproche.

Et puis, aussitôt, l'instinct lui inspira une attaque indirecte :

Et tu n'es qu'un égoïste ! Pense à ce que je serais devenue si cette horrible balle t'avait tué ! Est-ce que je ne suis pas déjà assez malheureuse ?

— Pourquoi, malheureuse ? Parce que tu vas quitter Mme Jennett ?

— Oh ! non.

— Alors, c'est parce que tu vas me quitter ?

Pas de réponse. Dick n'osait la regarder. Il sentait, confusément, tout ce que ces quatre années passées près d'elle avaient été pour lui. Et mieux il le sentait, moins il trouvait de mots pour l'exprimer. Elle finit par lui dire :

— Je ne sais pas ! Peut-être est-ce pour cela... je suppose...

— Il faut savoir !... je ne suppose pas, moi !...

— Allons, rentrons ! fit Maisie d'une voix faible...

Mais Dick n'était pas d'humeur à battre en retraite.

— Je ne sais pas dire les choses, reprit-il d'un ton suppliant ; mais je suis bien fâché de t'avoir taquinée l'autre jour, à propos d'Amomma. Tout est bien changé, va, maintenant ! Est-ce que tu ne le comprends pas, Maisie ? Pourquoi ne m'as-tu pas dit que tu devais t'en aller, au lieu de me le laisser découvrir ?...

— Tu te trompes, Dick ! C'est moi qui viens de te l'apprendre. Je ne voudrais pas te faire de la peine...

— C'est possible ! Mais voilà des années que nous vivons ensemble, et je ne savais pas combien je tenais à toi.

— Oh ! tenir à moi, toi, Dick...

— Peut-être pas autrefois ; mais à présent, c'est la vérité !... Et toi, Maisie, ma Maisie chérie, dis que tu m'es attachée aussi, je t'en prie !...

— Sans doute, je te suis attachée ! Mais à quoi cela nous servira-t-il ?

— Comment ?

— Puisque je m'en vais !

— Oui ; mais, si tu me promets, avant de partir... Promets seulement, veux-tu ?

Une seconde fois, le mot « chérie » vint à ses lèvres, mais plus aisément et comme si déjà elle s'était habituée à le prononcer. C'est que son existence, chez Mme Jennett, ou bien au collège, ne l'avait guère familiarisé avec les termes de tendresse, et il lui fallait d'abord les trouver d'instinct... Il saisit la petite main, noircie par la fumée de la poudre.

— Je promets, fit solennellement Maisie. Mais, si je t'aime, il n'y a pas besoin de promettre.

— Tu m'aimes donc ?

Et leurs yeux, détournés depuis quelques minutes, se rencontrèrent soudain, traduisant ce que leurs lèvres étaient malhabiles à exprimer.

— Oh ! Dick, non, je t'en prie ! Tout était bien, ce matin encore, et maintenant, vois comme tout est changé !

Amomma les considérait de loin. Elle avait vu souvent ses maîtres se quereller ; jamais elle ne les avait vus s'embrasser. La glaucière jaune [1], plus instruite, inclinait la tête d'un air approbateur. En tant que baiser, le leur n'était pas fameux ; mais c'était le premier qu'ils eussent jamais donné ou reçu, en dehors de ceux qu'imposait le devoir, oui, le premier. Il leur ouvrit de nouveaux horizons, vers des mondes inconnus et glorieux ! Et c'est pourquoi, l'âme emportée bien au-delà de la terre et bien loin surtout de la maison où les attendait le thé, ils demeurèrent assis, tournés l'un vers l'autre, les mains entrelacées, longtemps muets.

— Tu ne peux plus m'oublier, maintenant ! dit enfin Dick.

Il sentait sur sa joue une marque bien plus brûlante que celle de la poudre.

— En aucun cas je n'aurais oublié ! fit Maisie.

Et ils se regardèrent, et ils virent que, ni l'un ni l'autre, ils ne ressemblaient plus aux camarades de tout à l'heure. Un miracle les avait transformés, un mystère qu'ils ne pouvaient pénétrer. Le soleil descendait dans le ciel, et le vent du soir bruissait le long des pentes de la plage.

— Nous allons être horriblement en retard pour le thé, dit Maisie ; rentrons.

— Usons d'abord le reste de nos cartouches, proposa Dick.

Et il aida Maisie à descendre le glacis du fort jusqu'à la mer, une descente qu'elle aurait très bien pu faire toute seule, et même en courant à toutes jambes. Aussi grave que lui, cependant, elle prit la main toute mâchurée que lui tendait son compagnon.

Il s'inclina gauchement ; alors elle se dégagea et il rougit.

— Elle est très jolie, ta main, lui dit-il.

— Bah ! répondit-elle avec un petit rire de coquetterie satisfaite.

Elle se tint debout à côté de Dick, pendant qu'il chargeait le revolver pour tirer dans la mer une dernière fois, avec la vague idée, une idée de derrière la tête, qu'il protégeait Maisie contre tous les dangers d'alentour. Une flaque d'eau, située au-delà du banc de vase, retenait les derniers rayons du soleil, transformé sur l'horizon en un disque rouge irrité. Cette lumière absorba l'attention de Dick pendant un moment ; puis il braqua l'arme vers le large... Il se sentit alors envelopper de nouveau par une atmosphère de miracle, car il avait auprès de lui Maisie, qui avait promis de l'aimer, de l'aimer sans fin, jusqu'à ce que...

Une bouffée du vent qui devenait plus fort, lui chassa au visage les longs cheveux noirs de son amie, tandis que, debout à son côté, une main sur son épaule, elle se retournait à demi pour appeler la chèvre, et pendant un instant il fut dans l'obscurité, dans une obscurité douloureuse...

La balle s'enfonça en sifflant dans la mer déserte.

— Manqué, le but ! dit-il en secouant la tête. Il n'y a plus de cartouches. Dépêchons-nous de rentrer.

Ils ne se dépêchèrent point. Ils marchèrent très lentement, au bras l'un de l'autre, et il leur était bien indifférent qu'Amomma, négligée, avec ses deux cartouches dans le corps, fit explosion ou continuât de trotter à leur suite, car ils étaient entrés en possession d'un héritage doré, dont ils jouissaient sans se hâter, avec la sage insouciance de leur jeunesse.

Dick eut des idées d'avenir.

— Moi, dit-il, je serai... — Il hésita un moment. — je ne sais pas au juste ce que je serai : je n'arrive pas à passer mes examens. Mais, par exemple, je fais d'excellentes caricatures de mes professeurs. Oh ! Là là ! Si tu voyais...

— Eh bien, sois artiste, alors ! dit Maisie. Tu te moques toujours de mes esquisses ; tu réussiras peut-être.

— Je ne me moquerai plus jamais de ce que tu feras, lui répondit-il. C'est décidé : je serai un artiste, et je produirai des chefs-d'œuvre.

— Les artistes ont toujours besoin d'argent, n'est-ce pas ?

— J'ai cent vingt livres de rente par an. Mes tuteurs m'ont dit que j'en disposerais à ma majorité. Cela suffira pour commencer.

— Oh ! je suis riche, moi, dit Maisie ! j'en toucherai trois cents dès que j'aurai vingt et un ans. Aussi Mme Jennett est meilleure pour moi que pour toi. Mais, c'est égal, je voudrais bien avoir tout de même quelqu'un qui m'aime : un père ou une mère.

— Tu m'appartiens, tu m'appartiens à jamais ! fit Dick.

— Oui, nous nous appartenons pour toujours. Est-ce gentil ! Elle lui serrait le bras en parlant. La bienveillante obscurité les cachait tous les deux. Dick ne pouvait apercevoir que le profil de Maisie et sa joue, avec l'ombre des longs cils qui voilaient ses yeux gris. Aussi osa-t-il s'arrêter un instant, devant la porte de la maison, et se délivrer de l'aveu qui, depuis deux heures, montait vainement de son cœur à ses lèvres :

— Je t'adore, Maisie ! dit-il tout bas.

Et il lui sembla que le murmure de sa voix emplissait l'étendue et résonnait à travers ce monde, que, le lendemain et les jours suivants, il se promettait de conquérir pour elle.

Ils rentrèrent.

Pour le bon renom de la discipline, il vaut mieux ne pas rapporter la scène qui suivit. D'abord l'heure du repas avait depuis longtemps sonné ; et puis Dick avait failli se tuer avec une arme défendue. Mme Jennett l'accueillit par des menaces terribles.

— Je jouais, expliqua le coupable, et le pistolet est parti tout seul. — Impossible, en effet, de dissimuler sa joue, toute piquetée de grains de poudre. — Mais, si vous vous imaginez que vous allez me rosser encore, ajouta-t-il, vous vous trompez ! Vous ne me toucherez plus jamais, entendez-vous ! Asseyez-vous et donnez-moi mon thé ! Vous n'avez pas la prétention de nous carotter sur la nourriture, peut-être ?...

Mme Jennett ouvrit la bouche ; mais aucun mot ne sortit. Elle était pâle de colère. Maisie ne disait rien ; cependant ses yeux encourageaient Dick. Il se conduisit abominablement toute la soirée. Mme Jennett prophétisa un jugement immédiat de la Providence, suivi d'une descente du coupable dans l'enfer. Mais Dick était au paradis et n'entendait rien.

Ce fut seulement quand il monta se coucher que cette femme se remit tout à fait et recouvra ses esprits. Il avait souhaité une bonne nuit à Maisie, les yeux baissés et à distance.

— Si vous n'êtes pas un gentleman, efforcez-vous au moins d'en avoir les manières ! lui dit Mme Jennett d'un ton irrité. Vous vous serez encore querellé avec Maisie, sans doute ?

Cela signifiait qu'ils avaient omis le baiser habituel du soir. Maisie, pâle jusqu'aux lèvres, offrit sa joue avec une sereine indifférence et fut respectueusement becquetée par Dick, qui sortit ensuite, rouge comme braise.

Cette nuit-là, il fit un rêve angoissant : il avait vaincu le monde entier et l'apportait à Maisie dans une cartouchière ; mais elle le repoussait du pied, et au lieu de lui dire : « Merci ! » elle s'écriait : « Où est le collier de paille que tu m'avais promis pour Amomma ? Égoïste, va ! »






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