En noir et blanc
(Soldiers Three : In Black and White, 1888)

Table des matières
L'envoi de Dana Da
The Sending of Dana Da

Quand le démon s'assied sur ta poitrine, souviens-toi de l'homme de basse caste1.
Dicton indigène.


Il y avait une fois, dans l'Inde, des gens qui constituèrent un nouveau Ciel et une nouvelle Terre avec des fragments de tasses à thé, quelques bijoux égarés, et une brosse à cheveux. Ces objets se trouvaient cachés dans les buissons, ou fourrés dans des trous au flanc de la montagne, et toute une administration civile de dieux subalternes s'occupaient à les retrouver ou à les raccommoder ; et chacun disait « Il y a plus de choses au ciel et sur la terre que n'en rêve votre philosophie. » Il arriva aussi plusieurs autres faits, mais la nouvelle religion ne parut jamais dépasser de beaucoup ses premières manifestations ; elle y ajouta cependant un service postal aérien, et des effets d'orchestre afin de se tenir à la hauteur de l'époque et d'embêter la concurrence.

Cette religion était trop élastique pour l'usage ordinaire. Elle s'étendait au point d'englober des fragments de tout ce que les sorciers de tous les temps ont jamais fabriqué. Elle approuvait la franc-maçonnerie et lui faisait des emprunts ; dépouillait de la moitié de leurs termes favoris les Rose-Croix-des-derniers-jours ; s'emparait des bribes de philosophie égyptienne qu'elle avait pu trouver dans l'Encyclopœdia Britannica ; s'annexait toutes les parties des Védas2 traduites en français ou en anglais, et dissertait du reste ; s'appuyait sur les versions allemandes de ce qui subsiste du Zend Avesta3 ; encourageait la Magie Blanche, Grise et Noire, y inclus spiritisme, chiromancie, prédiction par les tarots, les noisettes brûlantes, les amandes à double noyau, et les coulures de bougie ; aurait adopté Voodoo4 et Obeah5 si elle les eût connus, et bref se montrait sous tous rapports l'une des synthèses les plus accommodantes qu'on eût jamais inventées depuis la naissance de la mer.

Lorsqu'elle fut en parfait ordre de marche, avec son mécanisme au complet, allant jusqu'aux souscriptions, Dana Da survint de l'inconnu, avec rien dans les mains, et écrivit un chapitre de son histoire qui est resté inédit jusqu'à ce jour. Il se donnait pour premier nom Dana, et Da pour second. Or, mettant à part le Dana rédacteur du New York Sun, Dana est un nom bhil, et Da ne s'applique à aucun natif de l'Inde, à moins que l'on admette comme orthographe primitive le mot bengali Dé. Da est lapon ou finnois ; et Dana Da n'était ni Finnois, ni Chinois, ni Bhil, ni Bengali, ni Lapon, ni Ghond, ni Roumain, ni Boukhariote, ni Kurde, ni Pandjabi, ni Madrassi, ni Parsi, ni rien de connu des ethnologues. Il était tout bonnement Dana Da, et refusait de donner de plus amples détails sur son compte. Par abréviation et pour indiquer sommairement son origine, on l'appelait « Le Natif ». C'était peut-être bien l'authentique Vieux de la Montagne, qui est, dit-on, le seul chef reconnu par la Foi de la Tasse-à-thé. Quelques-uns l'affirmaient ; mais Dana Da se contentait de sourire et se déniait tout rapport avec le culte, affirmant qu'il n'était rien qu'un « expérimentateur indépendant ».

Comme je l'ai dit, il arriva de l'inconnu, avec les mains derrière le dos, et étudia la Foi durant trois semaines, assis aux pieds de ceux qui avaient le plus de compétence pour en exposer les mystères. Après quoi il éclata de rire et s'en alla, mais on ne put savoir si son rire était de dévotion ou d'ironie.

Quand il s'en revint il était sans le sou, mais son orgueil restait entier. Il déclara qu'il en savait sur les choses du Ciel et de la Terre plus que ceux qui l'avaient enseigné, et se vit abandonné de tous pour cette rébellion.

Il réapparut à la vie publique dans une importante garnison de l'Inde supérieure : il prédisait alors l'avenir, muni de trois dés plombés, d'un vieux pagne fort sale, et d'une petite boîte de fer-blanc contenant des boulettes d'opium. Il prédisait un avenir plus favorable quand on lui accordait une demi-bouteille de whisky ; mais les choses qu'il inventait sous l'influence de l'opium valaient leur pesant d'or. Il était dans une situation peu prospère. Entre autres gens auxquels il prédit leur avenir se trouva un Anglais qui s'était jadis intéressé à la foi de Simla, mais qui s'était marié par la suite, et avait oublié tout son ancien savoir pour s'occuper surtout des bébés et du reste. Cet Anglais, par charité, permit à Dana Da de lui prédire l'avenir, et lui donna cinq roupies ; un repas et de vieux vêtements. Après avoir mangé, Dana Da affirma sa reconnaissance et demanda à son hôte s'il pouvait faire quelque chose pour lui — dans le domaine ésotérique.

— Y a-t-il quelqu'un que vous aimez ? interrogea Dana Da.

L'Anglais aimait sa femme, mais il jugea inutile de mêler son nom à la conversation. Il fit donc un signe négatif.

— Y a-t-il quelqu'un que vous haïssez ? reprit Dana Da.

L'Anglais avoua qu'il haïssait profondément plusieurs hommes.

— Fort bien, reprit Dana Da, sur qui le whisky et l'opium commençaient à agir. Donnez-moi simplement leurs noms, et je leur expédierai un « Envoi » qui les tuera.

Or, un « envoi » est un affreux maléfice, qui fut, dit-on, pratiqué pour la première fois en Islande. C'est un Être envoyé par un sorcier, et qui peut prendre toutes les formes, mais le plus souvent, il parcourt la terre sous les espèces d'un petit nuage violacé jusqu'à l'heure où il rencontre son destinataire, lequel il tue en prenant l'apparence d'un cheval, ou d'un chat, ou d'un homme sans visage. Ce n'est pas à proprement parler une spécialité indigène, encore que des chamars des castes maigres puissent, s'ils se fâchent, expédier un « envoi » qui se pose nuitamment sur la poitrine de leur ennemi et le tue presque. Bien peu d'indigènes osent pour cette raison irriter les chamars.

— Laissez-moi expédier un « envoi », dit Dana Da. Je serai bientôt mort de besoin, de boisson et d'opium ; mais j'aimerais tuer quelqu'un avant de mourir. Je puis expédier un « envoi » n'importe où vous voudrez, et sous une forme quelconque, autre que l'apparence d'un homme.

L'Anglais n'avait pas d'amis qu'il souhaitât tuer, mais tant pour apaiser Dana Da, dont les yeux chaviraient, que pour voir ce qui se passerait, il demanda si l'on ne pouvait combiner un « envoi » atténué — un « envoi » tel qu'il rendrait la vie pesante à quelqu'un, sans pourtant lui faire de mal. Dans l'affirmative, il se déclara prêt à donner dix roupies à Dana Da pour le travail.

— Je ne suis plus ce que j'étais jadis, répondit Dana Da, et ma pauvreté m'oblige à accepter l'argent. À quel Anglais dois-je expédier cela ?

— Expédiez un « envoi » à Lone sahib, répondit l'Anglais, nommant l'homme qui lui avait le plus amèrement reproché son reniement de la Foi des Tasses-à-thé. Dana Da sourit et s'inclina.

— Je n'aurais pas choisi un meilleur homme moi-même, fit-il. Je veillerai à ce qu'il trouve « l'envoi » sur son chemin et sur son lit.

Il s'allongea sur le tapis, roula des yeux blancs, frissonna de tout son corps, et se mit à ronfler. C'était l'effet de la magie, ou de l'opium, ou de « l'envoi », ou des trois réunis. Quand il rouvrit les yeux il jura que « l'envoi » était parti sur le sentier de la guerre, et qu'en ce moment même il filait vers la ville où habitait Lone sahib

— Donnez-moi mes dix roupies, fit Dana Da d'un air morne, et écrivez une lettre à Lone sahib, pour lui dire, à lui et à tous ceux qui croient comme lui, que vous et un ami êtes en possession d'une force plus grande que la leur. Ils constateront que vous dites la vérité.

Il partit en chancelant, sur la promesse d'autres roupies s'il résultait quelque chose de « l'envoi ».

L'Anglais adressa une lettre à Lone sahib, rédigée dans le style de la Foi, autant qu'il se le rappelait. Il écrivit :« Moi aussi, dans les jours de ce que vous qualifiâtes mon apostasie, j'ai rencontré la Lumière, et avec la Lumière est venue le pouvoir. » Puis il devenait si profondément abstrus que le destinataire de l'épître n'y comprit absolument rien, et fut troublé en conséquence ; car il imagina que son ami était devenu un initié du « cinquième cercle ». Quand quelqu'un est du « cinquième cercle », il peut en faire plus à lui seul que Slade et Houdin réunis6.

Lone Sahib lut la lettre de cinq manières différentes, et il entamait une sixième interprétation, quand son porteur fit irruption, en lui annonçant qu'il y avait un chat sur le lit. Or, entre toutes les bêtes, celle que Lone Sahib détestait le plus, c'étaient les chats. Il reprocha au porteur de ne l'avoir pas expulsé de la maison. Le porteur répondit que cet animal lui faisait peur. Toutes les portes de la chambre à coucher étaient restées fermées depuis le matin, et aucun vrai chat n'aurait absolument pu entrer dans la pièce. Il ne voulait rien avoir à faire avec cet animal.

Lone Sahib entra dans la chambre avec répugnance, et il vit sur l'oreiller de son lit, étalé et gémissant, un minuscule chaton blanc : non pas une petite bête vive et bondissante, mais une espèce de limace rampante, avec des yeux à peine ouverts et des pattes sans force ni rectitude de mouvements — un chaton qui aurait dû être dans un panier avec sa maman. Lone Sahib le prit par la peau du cou, le remit au balayeur afin de le noyer, et retint au porteur quatre annas sur ses gages.

Ce soir-là, comme il lisait dans sa chambre, il crut voir remuer quelque chose sur la natte, hors du cercle de lumière projeté par sa lampe de lecture. Quand l'objet se mit à miauler, il comprit que c'était un chat — un minuscule chaton blanc, quasi aveugle et très misérable.

Il se mit pour de bon en colère, et parla sévèrement à son porteur, lequel affirma n'avoir vu aucun chaton dans la pièce en y apportant la lampe, et que les vrais chatons en bas âge ont en général des mères chattes auprès d'eux.

— Si Votre Honneur veut bien aller écouter dans la véranda, dit le porteur, il n'entendra aucune chatte. Dès lors, comment le chaton du lit et le chaton de la natte pourraient-ils être de vrais chatons ?

Lone sahib sortit pour écouter, et le porteur le suivit, mais il n'y avait pas trace de chatte miaulant pour appeler ses petits. Après avoir précipité le chaton à bas de la pente de la montagne, il regagna sa chambre, et consigna par écrit les événements du jour, pour servir à l'instruction de ses coreligionnaires. Ceux-ci étaient si entièrement libérés de superstition qu'ils attribuaient aux Esprits tout ce qui sortait un peu de l'ordinaire. Comme c'était leur devoir de connaître tout ce qui concernait les Esprits, ils étaient sur un pied de familiarité presque indécente avec les Manifestations de tout genre. Leurs lettres tombaient du plafond — non timbrées — et les Esprits s'installaient toute la nuit du haut en bas de leurs escaliers ; mais jamais encore ils n'étaient entrés en contact avec des chatons. Lone sahib consigna les faits par écrit, en notant l'heure et la minute, comme est tenu de le faire tout Observateur Psychique, et il joignit à sa relation la lettre de l'Anglais, parce qu'elle avait un caractère tout à fait ésotérique et qu'elle pouvait aussi bien avoir rapport à n'importe quoi dans ce monde ou dans l'autre. Un profane eût traduit tout son galimatias en ces termes : « Ouvrez l'œil ! Vous avez ri de moi une fois, et à présent c'est moi qui vais vous en faire voir. »

Les coreligionnaires de Lone Sahib y découvrirent bien ce sens ; mais leur version était subtile et abondait en mots de quatre syllabes. Ils tinrent un conclave, et furent remplis d'une joie craintive, car, en dépit de leur familiarité avec tous les autres mondes et cycles, les choses envoyées du Pays des Fantômes leur inspiraient un effroi bien humain. Ils se réunirent dans l'appartement de Lone Sahib, ensevelis dans une pénombre sépulcrale, et leur conclave fut interrompu par un tintement parmi les cadres de photos sur la cheminée. Un minuscule chaton blanc, quasi aveugle, se roulait et se tortillait entre la pendule et les candélabres. Cela mit fin aux investigations comme aux doutes. Ils avaient sous les yeux la Manifestation en personne. Elle était, selon toute apparence, dénuée de but, mais c'était une Manifestation d'une indéniable authenticité.

Ils rédigèrent une circulaire, destinée à l'Anglais, le renégat de jadis, l'adjurant pour le bien de la Foi, d'avouer s'il y avait quelque rapport entre l'incarnation de tel ou tel dieu égyptien — dont j'ai oublié le nom — et sa communication. Ils appelèrent le chaton Ra, ou Toth, ou Toum, ou quelque chose dans ce genre-là ; et quand Lone Sahib eut avoué que le premier chaton, sur ses très malencontreuses instances, avait été noyé par le balayeur, ils lui dirent pour le consoler que dans sa prochaine réincarnation il serait relégué dans un cycle7 du plus bas degré. Je n'emploie peut-être pas tout à fait les termes corrects, mais ils expriment congrûment l'esprit de l'assemblée.

Quand l'Anglais reçut la circulaire — elle lui vint par la poste — il en fut saisi et abasourdi. Il envoya au bazar chercher Dana Da, qui lut la lettre et se mit à rire.

— C'est mon « envoi », déclara-t-il. Je vous l'avais dit que je ferais de bon travail, Allons, donnez-moi encore dix roupies.

— Mais que diantre signifie ce galimatias au sujet des dieux égyptiens ? interrogea l'Anglais.

— Des chats, fit Dana Da dans un hoquet, car il avait déniché la bouteille de whisky de l'Anglais. Des chats, et des chats et des chats ! On n'a jamais vu un « envoi » pareil. Un cent de chats. Allons, donnez-moi encore dix roupies et écrivez ce que je vais vous dicter.

La lettre de Dana Da était un chef-d'œuvre. Elle portait la signature de l'Anglais, et faisait allusion à des chats — à un « envoi » de chats. Rien qu'à voir l'aspect des mots sur le papier on en avait la chair de poule.

— Mais qu'avez-vous donc fait ? reprit l'Anglais. Je suis toujours aussi peu renseigné. Voulez-vous dire que vous pouvez en effet envoyer cet absurde « envoi » dont vous parlez ?

— Jugez-en par vous-même, fit Dana Da. Qu'est-ce que dit cette lettre ? D'ici peu, ils seront tous à mes pieds et aux vôtres, et moi — ô volupté ! — je serai dans la drogue et dans l'ivresse tout le long du jour.

Dana Da connaissait son monde.

Quand un homme qui a horreur des chats s'éveille au matin et découvre sur sa poitrine un petit chaton frétillant, ou qu'en mettant sa main dans sa poche de pardessus il y trouve à la place de ses gants un petit chaton à moitié mort, ou qu'en ouvrant sa malle il trouve un infâme chaton parmi ses chemises de soirée, ou que parti pour une longue course à cheval avec son imperméable roulé sur l'arçon de sa selle il en fasse tomber en le déployant un petit chaton piauleur, ou que dînant en ville il trouve sous sa chaise un petit chaton aveugle, ou que rentrant chez lui il trouve un chaton qui se tortille sous l'édredon, ou se débat entre ses bottes, ou est enfoncé la tête en bas dans son pot à bac, ou est déchiqueté par son chien dans la véranda — quand un pareil homme, dis-je, trouve un chaton, ni plus ni moins qu'une fois par jour, dans un lieu où on ne peut ni ne doit s'attendre logiquement à trouver de chaton, il est naturellement bouleversé. Quand il n'ose mettre à mort sa trouvaille quotidienne parce qu'il voit en elle une Manifestation, un Emissaire, une Incarnation, et une demi-douzaine d'autres choses semblables tout à fait en dehors du cours normal de la nature, il est plus que bouleversé. Il est positivement affligé. Quelques-uns des coreligionnaires de Lone Sahib l'estimaient très favorisé ; mais la plupart étaient d'avis que s'il avait traité le premier chaton avec le respect convenable — le respect dû à une incarnation de Toth-Ra-Toum-Sennachérib — il se serait évité tout ce tintouin. Ils le comparaient au Vieux Marinier, mais néanmoins ils étaient fiers de lui et fiers de l'Anglais expéditeur de la Manifestation. Ils ne l'appelaient pas un « envoi », simplement parce que la magie islandaise ne faisait pas partie de leur programme.

Au bout de seize chatons, c'est-à-dire au bout d'une quinzaine, car il y avait eu trois chatons le premier jour, pour bien accuser le fait de « l'envoi », tout le parti fut mis en émoi par une lettre — elle arriva en voltigeant par la fenêtre — du Vieux de la Montagne — le chef de toute la Foi — expliquant la manifestation dans le plus beau des langages et s'en attribuant tout l'honneur à lui-même. L'Anglais, disait la lettre, n'y était pour rien. Ce n'était qu'un vulgaire renégat sans puissance d'ascétisme, incapable même de soulever une table par la force de la volonté, et encore moins de projeter à travers l'espace une horde de chats. Toute l'opération, au dire de la lettre, était purement orthodoxe, manœuvrée et sanctionnée par les plus hautes autorités que connût la Foi. On se réjouit beaucoup de l'apprendre, car quelques-uns des fidèles les plus faibles, voyant qu'un profane qui avait travaillé dans une voie indépendante, pouvait créer des chatons, alors que leurs propres gouvernants n'avaient jamais dépassé la vaisselle — et la vaisselle cassée, encore ! — montraient des velléités de couper au court par leur propre chemin. Bref, il y avait menace de schisme. Une seconde circulaire fut libellée pour l'Anglais, commençant ainsi : « O railleur incrédule » et finissant par un choix d'anathèmes empruntés aux Rites de Mizraim et de Memphis, et à la Fulmination de Jugana, lequel fut du « cinquième cercle » et sous le nom de qui se cacha jadis un ambitieux « troisième cercle ». Comparée à la Fulmination de Jugana, une excommunication papale est un billet doux8. Sous la signature et le sceau du Vieux de la Montagne, l'Anglais avait été convaincu de s'être approprié le Don et de prétendre à la possession d'un pouvoir qui en réalité appartenait uniquement au Chef suprême. Bien entendu, la circulaire ne le ménageait pas non plus.

Il tendit la lettre à Dana Da pour se la faire traduire en anglais possible. Elle produisit sur Dana Da un effet singulier. Il se mit tout d'abord dans une colère terrible, et puis il eut un rire qui dura cinq minutes.

— Je croyais, dit-il, qu'ils seraient venus à moi. Encore une semaine et je leur aurais fait voir que c'était moi qui expédiais « l'envoi », et ils auraient détrôné le Vieux de la Montagne qui s'attribue l'expédition de mon « envoi ». Ne faites rien. Le temps est venu pour moi d'agir. Écrivez ce que je vais vous dicter et je les couvrirai de honte. Mais il me faut encore dix roupies.

Sous la dictée de Dana Da, l'Anglais n'écrivit rien moins qu'un défi en règle au Vieux de la Montagne. Cela s'achevait ainsi : « Et si cette Manifestation est due à vous, faites donc en sorte qu'elle continue ; mais si elle est due à moi, je veux que cet « envoi » cesse au bout de deux jours. Ce jour-là il y aura douze chatons et désormais plus aucun. Le monde jugera entre nous ». Cela était signé Dana Da, avec accompagnement de pentacles et de pentagrammes, plus une croix ansée, une demi-douzaine de swastikas, et un Triple Tau à son nom, à seule fin de montrer qu'il était bien tout ce qu'il prétendait être.

Le défi fut lu d'un bout à l'autre à ces messieurs et dames, et ils se souvinrent alors que Dana Da s'était moqué d'eux quelques années plus tôt. On déclara officiellement que Dana. Da était un chercheur indépendant ne pouvant prétendre au moindre « cercle » et que le Vieux de la Montagne traiterait la chose par le mépris. Mais cette solution ne contenta point ses fidèles. Ils voulaient assister à un combat, car ils étaient très humains en dépit de toute leur spiritualité. Lone Sahib, qui commençait vraiment à être excédé de chatons, se soumit à son sort avec résignation. Il comprit qu'il était, comme dit le poète, « chatonné pour démontrer la puissance de Dana Da ».

Quand le jour fixé fut venu l'avalanche de chatons commença. Il y en avait des blancs et des tachetés, et tous étaient à peu près du même âge ingrat. Il y en eut trois sur la natte du foyer, trois dans la salle de bain, et les six autres apparurent entre-temps parmi les visiteurs qui venaient pour assister à l'accomplissement de la prophétie. Jamais on ne vit « envoi » plus satisfaisant. Le lendemain il n'y eut pas de chatons, et le surlendemain et tous les jours suivants furent tranquilles et sans chatons. Les gens murmuraient et attendaient une explication du Vieux de la Montagne. Une lettre, écrite sur une feuille de palmier, tomba du plafond, mais à l'exception de Lone Sahib tous étaient d'avis que la circonstance réclamait autre chose que des lettres. Il aurait fallu des chats, des chats tant et plus — et des chats adultes. La lettre démontrait formellement qu'il y avait eu un accroc dans le Courant Psychique, lequel se heurtant à une Entité Double, avait contrarié l'Activité Percipiente tout le long de la grande ligne. Des chatons, il continuait toujours d'en arriver, mais par suite d'une défectuosité dans le Fluide Développateur ils ne se trouvaient plus matérialisés. Durant les quelques jours suivants l'air fut obscurci de lettres, des mains invisibles jouaient du Gluck et du Beethoven sur les lave-mains et les globes de pendule ; mais tout le monde sentait que sans chatons matérialisés la vie psychique n'était plus qu'une dérision. Sur ce point Lone Sahib lui-même fit chorus avec la majorité. Les lettres de Dana Da étaient des plus outrageantes, et s'il eût alors essayé de faire une nouvelle tentative, on ne peut savoir ce qu'il en serait résulté.

Mais Dana Da se mourait de whisky et d'opium dans le vestibule de l'Anglais, et il n'avait plus guère de goût pour les honneurs.

— Ils ont été couverts de honte, dit-il. Jamais on n'a vu pareil « envoi ». Il m'a tué.

— Bêtise, fit l'Anglais, vous allez mourir, Dana Da, et il ne faut pas emporter avec vous ce secret. J'avoue que vous avez fait arriver des choses bizarres. Voyons, là, sincèrement, dites-moi comment vous avez fait ?

« — Donnez-moi encore dix roupies, répondit Dana Da d'une voix faible, et si je meurs avant de les dépenser, enterrez-les avec moi ». Quand l'argent lui fut compté, Dana Da luttait déjà contre la mort. Ses doigts se refermèrent sur l'argent, et il eut un sourire amer.

— Penchez-vous, chuchota-t-il. Et l'Anglais se pencha.

— Bunnia... école des missionnaires... chassé... box-wallah9... marchand de perles de Ceylan... C'est toute mon éducation anglaise... hors-caste, et fabriqué le nom de Dana Da... et en Angleterre avec un liseur de pensées américain et... et... vous m'avez donné dix roupies à plusieurs reprises... j'ai donné au porteur du sahib deux roupies huit annas par mois pour se procurer des chats... des petits, tout petits chats. Je lui écrivais, et il les mettait de côté et d'autre... très malin, cet homme. Très peu de petits chats maintenant au bazar. Demandez plutôt à la femme du balayeur de Lone Sahib.

Ce disant, Dana Da poussa un soupir et quitta ce monde pour un pays où, selon toute vraisemblance, il n'y a pas de matérialisations et où rien ne justifie la confection de Nouvelles Fois.

Mais admirez la radieuse simplicité de tout cela !

FIN



Notes.

1  Locution désignant le sorcier (soit aussi le chaman ou chamar)  [ retour ]

2  Védas. Ce mot signifie science, et désigne un ensemble de quatre œuvres poétiques formant la sainte Écriture des Indiens.  [ retour ]

3  Zend-Avesta : Ensemble des écritures sacrées des Perses.  [ retour ]

4  Vaudou : en Haïti, pratiques religieuses et magiques africaines associées au culte catholique.  [ retour ]

5  Culte des îles Bahamas équivalent au Vaudou haïtien.  [ retour ]

6  Henry Slade (1840-1904), medium américain, et Robert Houdin (1805-1871), illusionniste et magicien, tous deux liés aux controverses sur les pouvoirs paranormaux.  [ retour ]

7  Ici, un jeu de mots intraduisible sur bounder (bondissantcomme le chat) et rounder (appartenant à un cercle d'initié).  [ retour ]

8  En français dans le texte.  [ retour ]

9  Colporteur.  [ retour ]


Site père