Interface V2.03


Notes de phil.ae © 2007

Quand la Terre avait la nausée et que les cieux étaient gris et que les arbres pourrissaient sous la pluie, le mort trotta tout le long d'un jour d'automne pour revoir encore ses amours.
(Vieille chanson.)


Il y a bien longtemps de cela — c'était aux alentours de 1870, on n'avait pas commencé à construire de ministères dans Simla et la large route qui fait le tour de Jakko n'existait encore que dans un casier de bureau dans les baraquements du service des travaux publics — mademoiselle Gaurey, pour obéir à ses parents, dut épouser le colonel Schreiderling. Il n'est pas probable qu'il eût alors plus de trente-cinq ans de plus qu'elle, et comme il vivait avec deux cents roupies par mois et avait de l'argent à lui, il était très à son aise. Il venait d'une bonne famille, et par les temps froids souffrait d'un poumon malade. Quand il faisait très chaud, il était sans cesse à deux doigts de l'apoplexie, mais il en revenait toujours.

Rendez-vous bien compte que je ne blâme pas Schreiderling. C'était un bon mari, à sa façon, et il se mettait en colère seulement quand il devait se faire soigner, ce qui ne lui arrivait guère plus de dix-sept jours par mois.

Il était presque généreux envers sa femme en matière d'argent, et pour lui c'était là une concession. Pourtant madame Schreiderling n'était pas heureuse. Elle n'avait pas encore vingt ans quand on la maria, et elle avait donné son pauvre petit cœur à quelqu'un d'autre. J'ai oublié son nom, mais nous l'appellerons l'Autre. Il n'avait pas d'argent et pas d'avenir. Il n'avait même pas très bonne façon, et je crois qu'il était dans le Commissariat ou dans le Transport. Mais malgré tout cela, elle l'aimait bien ; et ils étaient fiancés ou tout comme, quand Schreiderling parut et fit connaître à madame Gaurey qu'il désirait épouser sa fille. Il fallut renoncer à la première promesse ; elle fut effacée par les larmes de madame Gaurey, qui gouvernait sa maison à force de pleurer sur les désobéissances de sa famille et sur le peu de respect qu'on lui montrait dans sa vieillesse. La fille ne tenait pas de la mère ; on ne la vit jamais pleurer ; pas même à ses noces.

L'Autre supporta sa perte sans dire mot, et se fit envoyer dans la plus mauvaise station qu'il put trouver. Peut-être le climat le consola-t-il. Il souffrait d'une fièvre intermittente et il et possible que cela l'ait distrait de ses autres ennuis. De plus, il avait le cœur faible. Une des valves était affectée, et la fièvre empira les choses. Les résultats apparurent plus tard.

Puis des mois se passèrent, et madame Schreiderling se mit à être malade. Elle ne dépérissait pas, comme on fait dans les romans, mais on aurait dit qu'elle ramassait toutes les maladies qui couraient dans les stations, depuis une simple fièvre jusqu'aux affections les plus graves. Elle n'avait été que tout juste jolie dans ses beaux jours ; et ses maladies la rendirent laide. Schreiderling en fit la remarque. Il se piquait de dire ce qu'il pensait.

Quand elle eut cessé d'être jolie, il l'abandonna à elle-même, et retourna à ses bouges de garçon. On la voyait passer et repasser au trot sur le Mail de Simla, avec un petit air malheureux, son Terai gris très en arrière sur sa tête, et sous elle une pauvre misérable selle. La générosité de Schreiderling s'arrêtait au cheval. Il disait que la première selle venue faisait l'affaire quand il s'agissait d'une femme aussi nerveuse que madame Schreiderling. On ne l'invitait jamais à danser, parce qu'elle dansait mal, et elle était si peu intéressante, si ennuyeuse, qu'on se dérangeait rarement pour déposer des cartes dans sa boîte. Schreiderling déclara que, s'il avait su qu'elle devait devenir un épouvantail de ce genre après son mariage, il ne l'aurait jamais épousée. Il se piqua toute sa vie de dire ce qu'il pensait, ce bon Schreiderling.

Il la laissa à Simla une année au mois d'août, et rejoignit son régiment. Alors elle reprit un peu de vie, mais elle ne retrouva jamais sa fraîcheur. J'appris au club que l'Autre venait à Simla, malade, très malade, avec un vague espoir qu'il s'y rétablirait peut-être. La fièvre et les valvules de son cœur l'avaient presque tué. Elle savait cela aussi, et elle savait — ce que je n'avais aucun intérêt à savoir — la date exacte de son arrivée. J'imagine qu'il l'avait prévenue par lettre. Ils ne s'étaient pas revus depuis un mois avant le mariage. Et voici la partie désagréable de cette histoire.

Une visite tardive m'avait retenu à l'hôtel Dovedell un soir jusqu'à la tombée de la nuit. Madame Schreiderling n'avait fait que passer et repasser sur le Mail tout l'après-midi dans la pluie. Comme je remontais la route des charriots, une tonga me dépassa et mon cheval, fatigué d'être resté si longtemps immobile, piqua un petit galop. Juste à la route qui descend au bureau de location des tongas, madame Schreiderling, trempée de la tête aux pieds, attendait. J'obliquai en poussant vers la colline, attendu que la tonga ne me regardait en aucune façon, et juste à ce moment une femme commença à pousser des cris perçants. Je rebroussai chemin immédiatement, et, sous les lanternes du bureau de location, je vis madame Schreiderling à genoux dans la boue, à côté du siège d'arrière de la tonga qui venait d'arriver, et jetant des cris. Puis elle tomba à plat dans la boue au moment où je la rejoignis.

Assis à l'arrière, très droit et très ferme, une main sur l'étançon de la capote, et l'eau ruisselant de son chapeau et de sa moustache, se tenait l'Autre — mort. Sa valvule, j'imagine, n'avait pu résister à une montée de soixante milles au milieu des cahots. Le cocher dit : « Ce sahib et mort à la deuxième étape après Solon. Par conséquent, je l'ai attaché avec une corde de crainte qu'il ne tombe en route et ainsi nous sommes arrivés à Simla. Le sahib veut-il me donner bukshish ? Celui-là, montrant l'Autre du doigt, aurait dû me donner une roupie. »

L'Autre restait assis avec une grimace sur sa figure, comme s'il goûtait la plaisanterie d'arriver ainsi ; et madame Schreiderling, dans la boue, commença à gémir. Il n'y avait personne au bureau excepté nous quatre, et il pleuvait à verse. La première chose à faire, c'était de mener madame Schreiderling chez elle, et la deuxième, d'empêcher que son nom ne fût prononcé dans cette affaire. Le cocher de la tonga reçut cinq roupies, pour aller chercher au bazar un 'rickshaw pour madame Schreiderling. Il était entendu qu'ensuite il expliquerait au babu du bureau de location ce qui était arrivé à l'Autre et que le babu arrangerait tout comme il le voudrait.

Nous transportâmes madame Schreiderling dans le hangar, à l'abri de la pluie, et pendant trois quarts d'heure, elle et moi, nous attendîmes le 'rickshaw. On avait laissé l'Autre exactement dans la position où il était en arrivant. Madame Schreiderling essaya de tout, excepté des larmes, qui auraient pu la soulager. Elle se prit à pousser des cris aigus dès qu'elle revint à elle, puis elle commença à prier pour l'âme de l'Autre. Si elle n'avait pas été aussi honnête que la lumière du jour, elle aurait prié en plus pour son âme à elle. Je m'attendais qu'elle allait s'y mettre, mais elle n'en fit rien. Alors j'essayai d'enlever un peu de la boue qui couvrait son costume. Enfin, le 'rickshaw arriva, et je la fis partir — presque de force. Ce fut une terrible besogne du commencement à la fin ; mais tout particulièrement quand le 'rickshaw dut se glisser entre le mur et la tonga, et qu'elle vit à la lueur de la lanterne cette main amaigrie et jaune qui étreignait l'étançon.

On la ramena chez elle jute au moment où tout Simla allait danser au palais du vice-roi — c'était « Peterhoff » à cette époque — et le docteur découvrit qu'elle était tombée de cheval, que je l'avais relevée derrière Jakko et que je méritais réellement les plus grands éloges pour la rapidité avec laquelle je m'étais procuré un médecin.

Elle ne mourut pas — les gens de la trempe de Schreiderling épousent des femmes qui ne meurent pas facilement. Elles continuent à vivre et deviennent fort laides.

Elle ne parla jamais du seul rendez-vous qu'elle avait eu avec l'Autre depuis son mariage ; et quand le rhume et la toux qu'elle attrapa ce soir-là lui permirent de sortir, elle ne laissa jamais entendre par la moindre allusion ou le moindre signe qu'elle m'eût rencontré près du bureau de location des tongas. Peut-être ne le savait-elle pas.

On la vit de nouveau passer et repasser sur le Mail, toujours au trot sur cette pauvre misérable selle, de l'air d'une femme qui s'attend à chaque minute à rencontrer quelqu'un au tournant de la route. Deux ans après, elle retourna en Angleterre et mourut — à Bournemouth, je crois.

Quand Schreiderling avait un peu bu au mess, il parlait volontiers de « ma pauvre chère femme ». Jusqu'au bout il tint énormément à dire ce qu'il pensait, cet excellent Schreiderling.




Notes.


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