Interface V2.03



Notes de phil.ae © 2007

Ce qui est dans les livres du Brahmane est aussi dans le cœur du Brahmane. Ni vous ni moi ne savions qu'il y avait tant de méchanceté dans le monde.
(Proverbe hindou.)


L'affaire a commencé par une plaisanterie ; mais la plaisanterie est allée assez loin maintenant, et les choses sont en train de se gâter.

Le sous-lieutenant Platte, qui n'était pas riche, avait une montre Waterbury, et un sautoir en cuir très simple.

Le colonel avait lui aussi une Waterbury et pour sautoir la courroie d'une gourmette. Ces courroies font les meilleurs sautoirs. Elles sont solides et courtes. Entre une courroie de gourmette et un sautoir de cuir ordinaire il n'y a pas grande différence ; entre une montre Waterbury et une autre il n'y en a pas du tout. Tout le monde dans la Station connaissait la courroie du colonel. Il ne s'intéressait pas particulièrement aux chevaux, mais il aimait à vous faire croire qu'ils avaient été sa passion autrefois ; et il brodait des contes fantastiques où il faisait jouer un rôle à la bride de chasse dont cette courroie avait fait partie. Sur tout autre sujet il était pieux à l'excès.

Platte et le colonel s'habillaient un soir au club — tous deux allaient être en retard pour leur dîner, et tous deux étaient fort pressés. C'est Kismet qui voulait cela. Les deux montres étaient sur un rayon au-dessus de la glace — les sautoirs pendant. Cela, c'était de la négligence. Platte fut le premier prêt ; d'un geste brusque il s'empara d'une montre, se regarda dans la glace, arrangea sa cravate et fila. Quarante secondes après le colonel fit exactement la même chose. Ils s'étaient l'un et l'autre trompés de montre.

Vous avez peut-être remarqué que beaucoup de gens religieux sont profondément soupçonneux. Ils semblent — pour des usages purement religieux, évidemment —en savoir plus sur l'iniquité des hommes que les « Inconvertis » eux-mêmes. Cela tient peut-être à ce qu'ils ne valaient pas grand-chose avant de se convertir. En tout cas quand il s'agit de supposer le mal chez son prochain et d'interpréter de la façon la plus désagréable des actes très innocents, il y a un certain type de gens pieux qu'on ne peut pas espérer de surpasser. Le colonel et sa femme appartenaient à ce type. Mais la femme du colonel était la pire des deux. C'est d'elle que venaient tous les cancans de la station, et elle avait des conversations avec son ayah. Quand on a dit cela, il n'y a pas besoin d'en dire davantage. La femme du colonel désunit le ménage des Laplace. La femme du colonel fit manquer le mariage Ferris-Haughtrey. La femme du colonel persuada au jeune Buxton de garder sa femme avec lui dans les plaines pendant toute la première année de leur mariage. À cause de quoi la petite madame Buxton mourut, et le bébé aussi. Voilà ce qu'on reprochera à la femme du colonel tant qu'il y aura un régiment dans le pays.

Mais revenons au colonel et à Platte. Ils quittèrent le club pour s'en aller chacun de son côté. Le colonel dînait avec deux chapelains, et Platte se rendait à un dîner de garçons, après lequel on devait jouer au whist.

Notez bien comment les choses arrivent ! Si le groom de Platte avait mis sur la jument la sellette neuve, les bas bouts des anneaux n'auraient pas passé à travers le cuir usé et la vieille sellette pour aller s'enfoncer dans le garrot de la jument, quand elle reviendrait à la maison à deux heures du matin. Elle ne se serait pas cabrée, emballée, jetée dans un fossé, elle n'aurait pas renversé la voiture et envoyé promener Platte, par-dessus une haie d'aloès, jusque sur la belle pelouse de madame Larkyn ; et cette histoire n'aurait jamais été écrite. Mais la jument fit tout cela, et tandis que Platte roulait sur le gazon comme un lièvre qui vient de recevoir une balle, la montre et le sautoir jaillirent de son gilet — comme l'épée d'un major d'infanterie bondit hors du fourreau quand le bataillon exécute un feu-de-joie — et le tout s'en vint rouler au clair de lune jusqu'au pied d'une fenêtre.

Platte fourra son mouchoir sous la sellette, remit la voiture sur ses roues et s'en alla chez lui.

Notez de nouveau comment s'y prend Kismet ! Des choses comme celles-ci n'arriveraient pas une fois en cent ans. Vers la fin de son dîner avec les deux chapelains, le colonel donna du jeu à son gilet et se pencha sur la table pour examiner quelques rapports concernant des missions. La barrette du sautoir passa à travers la boutonnière, et la montre — la montre de Platte — glissa sans bruit sur le tapis ; le valet l'y trouva le lendemain matin et la garda.

Puis le colonel s'en fut retrouver sa moitié ; mais le cocher de sa voiture était ivre et se perdit en route. Aussi le colonel rentra-t-il à une heure plutôt tardive, et ses excuses ne furent pas acceptées. Si la femme du colonel n'avait été qu'un simple vaisseau de courroux créé pour détruire, elle aurait su que, quand un homme se met en retard de sa propre faute, les excuses qu'il présente au retour sont toujours convaincantes et neuves. La platitude même des explications du colonel prouvait leur véracité.

Admirez une fois de plus l'œuvre de Kismet. La montre du colonel, arrivée assez brusquement en compagnie de Platte sur la pelouse de madame Larkyn, se mit en tête de s'arrêter juste sous la fenêtre de madame Larkyn qui la vit de bonne heure le matin et la ramassa. Elle avait entendu le fracas de la voiture à deux heures ce matin-là et la voix de Platte qui disait des sottises à la jument. Madame Larkyn connaissait Platte et il lui plaisait. Dans la journée elle lui fit voir la montre et se fit conter son histoire. Il pencha la tête de côté, cligna de l'œil et dit « Voilà qui est écœurant ! Le vieux scélérat ! Avec l'éducation religieuse qu'il a reçue ! Si j'étais vous, j'enverrais la montre à la femme du colonel et je lui demanderais des explications. »

Madame Larkyn pensa une minute aux Laplace — qu'elle avait connus quand Laplace et sa femme croyaient encore l'un en l'autre — et répondit ; « Je l'enverrai. Je crois que cela lui fera du bien. Mais rappelez-vous qu'il ne faudra jamais lui dire la vérité. »

Platte supposa que sa montre à lui était en la possession du colonel, et imagina que l'arrivée de la montre à la courroie avec un billet bien senti de madame Larkyn causerait simplement un petit ennui de quelques minutes. Madame Larkyn voyait plus loin. Elle savait que tout poison ainsi versé trouverait dans le cœur de la femme du colonel un terrain où s'ancrer solidement.

Le paquet et une lettre contenant quelques remarques sur l'heure à laquelle le colonel faisait ses visites furent expédiés à la femme du colonel, qui pleura dans sa chambre et délibéra sur la conduite qu'elle devait tenir.

S'il y avait une femme au monde que la colonelle détestait avec une sainte ferveur, c'était madame Larkyn. Madame Larkyn était une dame frivole, et elle appelait la femme du colonel une « vieille hypocrite ». La femme du colonel affirmait qu'un personnage de la Révélation ressemblait étonnamment à madame Larkyn. Elle faisait encore d'autres comparaisons empruntées à la Bible, à l'Ancien Testament. Mais il n'y avait que la femme du colonel pour avoir l'idée ou le courage de dire quoi que ce fût contre madame Larkyn ; tout le reste du monde la tenait pour une amusante et honnête petite personne. Aussi, croire que son mari avait semé des montres sous la fenêtre de cette « créature », alors surtout qu'il était rentré si tard la nuit précédente, c'était...

Arrivée là, elle se leva brusquement et alla trouver son mari. Il reconnut que la montre lui appartenait, mais nia tout le reste. Elle le supplia dans l'intérêt de son âme de dire la vérité. Il répéta ses dénégations, en ajoutant deux mots très énergiques. Alors la femme du colonel maintint un silence glacé, pendant tout le temps qu'il aurait fallu à un homme pour reprendre cinq fois sa respiration.

L'apostrophe qui suivit n'est ni mon affaire ni la vôtre. Il y entrait bien des éléments : jalousie d'épouse et jalousie de femme, connaissance de la vieillesse et des joues creuses, profonde méfiance engendrée par le texte qui dit que même le cœur d'un petit enfant est aussi corrompu qu'on peut l'imaginer, rancune haineuse à l'égard de madame Larkyn, et finalement les articles du credo dont on avait nourri l'enfance de la colonelle.

Et par-dessus tout cela, il y avait cette accablante pièce à conviction, la montre Waterbury flanquée de sa courroie, qui continuait à faire tic-tac de plus belle dans la paume de sa main tremblante et sèche. À cette minute, je crois, la femme du colonel connut pour son propre compte quelques-uns des soupçons qu'elle avait fait entrer dans l'esprit du vieux Laplace, un peu de la misère de la pauvre mademoiselle Haughtrey, et quelques-unes des tortures qui rongèrent le cœur de Buxton, lorsqu'il vit sa femme mourir peu à peu sous ses yeux. Le colonel bégaya et essaya d'expliquer. Puis il se rappela que sa montre avait disparu ; et le mystère ne fit que s'épaissir. La femme du colonel parla et pria tour à tour jusqu'à ce que la fatigue la prît, et elle s'en alla rêver aux moyens de réduire le cœur obstiné de son mari. Entendez qu'il s'agissait de lui rendre la vie dure.

Toute pénétrée de la doctrine du péché originel, elle ne pouvait croire de prime abord aux apparences. Elle en savait trop long et d'emblée tirait les pires conclusions.

Mais cela lui fit du bien. Sa vie en fut empoisonnée, comme elle avait empoisonné la vie des Laplace. Elle avait perdu toute confiance dans le colonel, et — livrée désormais aux suggestions de sa soupçonneuse piété —, elle en vint à se demander s'il n'était pas possible que son mari eût erré bien des fois, avant qu'une providence secourable se fût servi d'un instrument aussi indigne que l'était madame Larkyn pour faire éclater sa faute. Oui, le colonel n'était qu'un impie, un vilain débauché grisonnant. Cette volte-face peut sembler bien rapide chez une femme mariée depuis si longtemps ; mais il ne faut pas oublier une règle vénérable par son ancienneté ; quand on s'habitue à croire tout le mal possible des gens qui vous sont indifférents, quand on prend plaisir à colporter les bruits qui leur sont défavorables, on finit un jour ou l'autre par croire le mal quand il s'agit des gens qui nous touchent de plus près. Peut-être aussi trouvera-t-on l'incident de la montre bien mesquin et insignifiant pour faire naître, à lui tout seul, un pareil malentendu. Mais c'est une autre règle, également bien vieille, que dans la vie comme aux courses de chevaux les pires accidents arrivent aux petits fossés et aux barrières peu élevées. De la même façon, une femme qui en un autre siècle et sous un autre climat aurait fait une Jeanne d'Arc, on peut la voir parfois user sa vie peu à peu aux petites misères du ménage. Mais c'est là une autre histoire.

La colonelle ne trouvait aucun secours dans sa religion, qui affirmait si vigoureusement la scélératesse humaine. Quand on se rappelait ce que cette femme avait fait, il y avait du plaisir à contempler sa détresse et les pauvres efforts qu'elle faisait pour la cacher à la station. Mais la station savait à quoi s'en tenir et riait impitoyablement, car tout le monde connaissait l'histoire de la montre pour l'avoir entendu raconter avec force gestes dramatiques à madame Larkyn elle-même.

Une fois ou deux, Platte dit à madame Larkyn, en voyant que le colonel n'avait pas démontré son innocence ; « La plaisanterie est allée assez loin. Je suis d'avis que nous disions tout à la femme du colonel. » Madame Larkyn pinçait les lèvres et secouait la tête et protestait que la femme du colonel devait subir son châtiment du mieux qu'elle pourrait. Notez que madame Larkyn était une femme frivole chez qui personne n'aurait soupçonné cette profondeur de haine. Aussi Platte s'en tint là ; devant le silence du colonel, il finit même par croire que le colonel avait bien réellement quelque frasque à se reprocher pour cette nuit-là et préférait ne répondre que de délit plus anodin d'irruption sur les compounds des autres gens à des heures indues. Au bout de quelque temps Platte oublia l'histoire de la montre et descendit vers les plaines avec son régiment. Madame Larkyn rentra en Angleterre quand son mari eut fini son temps de service dans l'Inde. Elle n'oublia jamais.

Mais Platte avait tout à fait raison de dire que la plaisanterie était allée trop loin. Nous autres nous ne pouvons rien voir du dehors et nous ne croyons guère à la chose, mais il n'en est pas moins vrai que les soupçons et toute cette tragédie sont en train de tuer la femme du colonel et de rendre le colonel très malheureux. S'ils lisent cette histoire, l'un ou l'autre, ils peuvent être sûrs, qu'à quelques nuances près, ils connaissent maintenant la vérité et ils peuvent s'embrasser et redevenir bons amis.

Shakespeare fait quelque part allusion au plaisir qu'il y a à voir mitrailler un ingénieur par ses propres canons. Ce qui montre du reste que les poètes ne devraient pas parler de ce qu'ils ne connaissent pas. Le premier venu aurait pu lui dire que le génie et l'artillerie sont des branches tout à fait différentes du service. Mais si vous corrigez la phrase en remplaçant ingénieur par artilleur, la morale reste tout de même vraie.




Notes.


Site père