Interface V2.03


Notes de phil.ae © 2007

Fosse où le buffle a rafraîchi sa peau et que vide, boursoufle et dessèche un brûlant soleil, — bûche solitaire qui se dissimule dans l'herbe épaisse, — digue où le rat des champs a semé ses monticules, — creux sur le bord de quelque ruisseau sournois qui coule à la dérobée, — aloès qui poignarde au ventre et aux talons : Faites sauter par-dessus tout cela, si vous l'osez, un fougueux cheval que vous ne connaissez pas.

Mais il est plus sûr de passer à l'écart, très à l'écart. Écoutez le cri qui vient de l'avant-garde où galopent les meilleurs cavaliers « Obliquez sur la droite, les enfants ! Passez à l'écart, très à l'écart ! »
(La Chasse de Peora.)


Il y avait une fois à Simla une très jolie fille ; son père était un pauvre mais honnête juge de sessions et de district. C'était une excellente fille, mais elle n'en connaissait pas moins son pouvoir et ne pouvait s'empêcher d'en user. Sa maman se tourmentait beaucoup au sujet de son avenir, comme c'est le devoir de toute maman digne de ce nom.

Quand on est Commissaire royal et célibataire, et qu'on a le droit de porter sur son habit des joyaux ajourés d'or et d'émail en forme de tartes à la confiture, et de franchir une porte avant tout le monde, excepté un membre du Conseil, un Lieutenant-gouverneur ou un Vice-roi, on est un beau parti. Du moins c'est ce que disent les dames. Il y avait en ce temps-là à Simla un Commissaire qui était, portait et faisait tout ce que je viens de vous dire. C'était un homme sans le moindre charme — très laid — le plus laid de l'Asie, à deux exceptions près. Sa figure était de celles qui font rêver et vous incitent à les sculpter plus tard sur le fourneau d'une pipe. Son nom était Saggott — Barr-Saggott — Anthony Barr-Saggott et six lettres à la suite. Officiellement, c'était un des fonctionnaires les plus capables du Gouvernement de l'Inde. Socialement, il ressemblait à un gorille qui fait des grâces.

Quand il commença à s'occuper de mademoiselle Beighton, je crois que madame Beighton pleura de joie à la pensée que la Providence lui envoyait une pareille récompense dans sa vieillesse.

M. Beighton se tint coi. C'était un homme accommodant.

Un Commissaire est très riche. Son traitement dépasse les rêves de la cupidité — est énorme à ce point que le susdit peut se permettre d'économiser et de rogner d'une façon qui déshonorerait presque un membre du Conseil. La plupart des Commissaires aiment à lésiner ; mais Barr-Saggott était une exception. Il recevait princièrement ; il avait de beaux chevaux ; il donnait des bals ; il était un pouvoir dans le pays, et il se conduisait en conséquence.

Notez que tout ceci se passait dans une ère quasi préhistorique de l'histoire de l'Inde anglaise. Quelques personnes se rappellent sans doute encore les temps qui précédèrent la naissance du lawn-tennis, alors que nous jouions tous au croquet. Eh bien ! croyez-moi si vous voulez, il y a eu des saisons avant, où le croquet n'avait pas encore été inventé et le tir à l'arc — qui fut remis en honneur en Angleterre en 1844 — était alors un fléau aussi cruel que le lawn-tennis l'est devenu aujourd'hui. On parlait savamment de « visée » et de « détente », « d'arcs rigides » et « d'arcs flexibles », « d'arcs de cinquante livres », « d'arcs renforcés » ou « d'arcs tout if », comme nous parlons maintenant de « rallies », de « volées », de « coups durs », de « retours », de « raquettes de cinq cents grammes ».

Mademoiselle Beighton tirait divinement de l'arc, jusqu'à soixante yards — ce qui était la distance normale pour les dames — et on la tenait pour la meilleure tireuse à l'arc qu'il y eût à Simla. Les hommes l'appelaient « Diane de Tara-Devi ».

Barr-Saggott s'empressa fort autour d'elle ; et, comme j'ai dit, le cœur de la mère s'enorgueillit en conséquence. Kitty Beighton prit les choses de façon plus calme. Il n'était pas désagréable d'être remarquée par un commissaire qui a des lettres après son nom et de remplir d'envie le cœur des autres jeunes filles. Mais on ne pouvait se dissimuler que Barr-Saggott était phénoménalement laid ; et tous les efforts qu'il faisait pour orner sa personne ne servaient qu'à la rendre plus ridicule. Ce n'est pas pour rien qu'on l'avait baptisé le langur — ce qui signifie le singe gris. Il n'était pas désagréable, pensait Kitty, de l'avoir à ses pieds, mais c'était bien meilleur de s'esquiver et de s'en aller faire une promenade à cheval avec ce vaurien de Cubbon, un jeune officier de dragons à Umballa, qui avait la figure la plus engageante du monde, mais pas d'avenir. Kitty aimait la compagnie de Cubbon plus qu'un peu. Quant à lui, il n'avait jamais prétendu une seconde qu'il n'était pas follement amoureux d'elle ; car c'était un honnête garçon. Aussi Kitty se dérobait-elle parfois aux compliments ampoulés de Barr-Saggott pour courir rejoindre le jeune Cubbon, et elle se faisait gronder par sa maman en conséquence. « Mais, ma mère, disait-elle, monsieur Saggott est tellement — tellement — il est si terriblement laid, vous savez !

— Ma chère, disait madame Beighton pieusement, nous ne pouvons être autres que ce que la Providence toute-puissante nous a faits. De plus, vous prendrez le pas sur votre propre mère, vous savez. Pensez-y et soyez raisonnable.

Alors Kitty pointait en l'air son petit menton et lâchait quelques remarques irrévérencieuses à l'adresse des préséances, des Commissaires et de la question matrimoniale. M. Beighton se frottait le crâne ; car c'était un homme très accommodant.

Vers la fin de la saison, quand il jugea que le moment était venu, Barr-Saggott conçut un plan qui faisait le plus grand honneur à ses talents administratifs. Il organisa un concours de tir à l'arc pour les dames, avec, pour prix, un magnifique bracelet serti de diamants. Il fixa les conditions très adroitement, et chacun vit que le bracelet était un présent destiné à mademoiselle Beighton : il allait de soi que l'accepter c'était en même temps accepter la main et le cœur du commissaire Barr-Saggott. On devait compléter une série de Saint-Léonard — trente-six coups à soixante yards — en se conformant aux règles de la Société Taxophilite de Simla.

Tout Simla fut invité. On avait très joliment disposé des tables à thé sous les déodars à Annandale, où se trouve maintenant la grande tribune ; et solitaire dans sa gloire, clignotant au soleil, dans un écrin de velours bleu reposait le bracelet de diamants. Mademoiselle Beighton se montrait très désireuse — presque trop désireuse — de prendre part au tournoi. Au jour dit, l'après-midi, tout Simla descendit à cheval à Annandale pour assister à ce jugement de Pâris à rebours. Kitty arriva avec le jeune Cubbon et on vit aisément que le jeune homme était inquiet en lui-même. Tenez-le pour parfaitement innocent de tout ce qui va suivre. Kitty était pâle et nerveuse, et elle regarda longtemps le bracelet. Barr-Sagott était fastueusement habillé, encore plus nerveux que Kitty et plus hideux que jamais.

Madame Beighton souriait avec condescendance, comme il convenait à la mère d'une « commissairesse » en puissance, et le tir commença. Tout le monde était debout, rangé en demi-cercle, pendant que les dames s'avançaient l'une après l'autre.

Rien n'est plus ennuyeux qu'un concours de tir à l'arc. On tira, tira, et on tirait toujours que déjà le soleil quittait La vallée et qu'une brise légère se levait dans les déodars ; on attendait pour voir mademoiselle Beighton tirer et gagner. Cubbon était à une des cornes du demi-cercle qui enserrait les tireuses, et Barr-Saggott à l'autre. Mademoiselle Beighton était la dernière sur la liste. On n'avait pas fait beaucoup de points jusqu'alors, et le bracelet, plus le commissaire Barr-Saggott, étaient à elle sans le moindre doute.

De ses augustes mains, le commissaire banda lui-même l'arc de la jeune fille. Elle fit un pas en avant, regarda le bracelet, et sa première flèche vint se planter en plein centre, juste au milieu du rond « d'or » — ce qui faisait neuf points.

À gauche, le jeune Cubbon devint tout blanc, et le démon de Barr-Saggott lui mit en tête de sourire. Or, quand Barr-Saggott souriait, les chevaux ne manquaient jamais de faire un écart. Kitty vit ce sourire. Elle regarda en avant, sur la gauche, fit un signe de tête presque imperceptible à Cubbon et continua à tirer.

J'aimerais pouvoir décrire la scène qui suivit. Elle fut tout à fait singulière et des plus inconvenantes. Mademoiselle Beighton ajustait ses flèches avec l'attention la plus soutenue, de façon que chacun pût voir ce qu'elle faisait. C'était une tireuse de première force, et son arc de quarante livres était juste ce qu'il lui fallait. Quatre fois de suite, avec un soin marqué, elle cloua sa flèche dans les pieds de bois qui tenaient la cible. Elle la cloua une fois dans la tablette de bois qui forme le dessus de la cible ; et toutes les dames se regardèrent. Alors, elle commença un tir fantaisiste dans le blanc, qui vous donne exactement un point si vous le touchez. Elle mit cinq flèches dans le blanc. C'était admirable d'adresse, mais vu que son affaire était de mettre dans « l'or » et de gagner le bracelet, Barr-Saggott verdit, de ce vert tendre qui est la couleur des jeunes plantes aquatiques. Puis elle tira par-dessus la cible deux fois, puis en dehors de la cible, à gauche, deux fois — toujours avec le même soin scrupuleux — tandis qu'un silence glacial tombait sur l'assistance et que madame Beighton tirait son mouchoir. Après quoi Kitty visa le terrain en avant de la cible et cassa plusieurs flèches. Puis elle mit dans le rouge — soit sept points — simplement pour montrer ce qu'elle pouvait faire quand elle voulait, et elle termina cette surprenante série par un nouveau tir fantaisiste dans les supports de la cible.

Voici sa carte de tir officiellement pointée :


Mademoiselle Beighton
Or 1
Rouge 1
Bleu 0
Noir 0
Blanc 5
Touches 7
Nombre de points 21

À regarder Barr-Sagott à ce moment-là, on aurait dit que la pointe des dernières flèches s'était enfoncée dans ses jambes et non dans les jambages de la cible. Le profond silence fut rompu par la voix aiguë d'une petite fille à peine formée, au nez aplati et avec des taches de rousseur qui s'écria triomphalement : « Mais alors, c'est moi qui ai gagné. »

Madame Beighton fit de son mieux pour contenir son émotion ; mais elle éclata en sanglots devant tout le monde. Toute son éducation fut impuissante à la tirer d'affaire en face d'un tel désappointement. D'un brusque mouvement Kitty détendit son arc avec un petit air défiant et regagna sa place, tandis que Barr-Sagott, voulant faire semblant d'y trouver plaisir, mais ne réussissant guère, refermait le bracelet sur le poignet rouge de la petite au nez plat. Ce fut un moment pénible, extrêmement pénible. Tout le monde s'arrangea pour partir en masse et laisser Kitty à la merci de sa maman.

Ce ne fut pas elle, toutefois, mais bien Cubbon qui l'emmena, et — le reste ne vaut pas la peine d'être raconté.




Notes.


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