Interface V2.03


Traduction et notes de phil.ae © 2007

Je teins pour toi, et tu teins pour un autre.
Proverbe punjabi


Quand le bateau annexe de Gravesend se sépara du vapeur de la P. & O. en partance pour Bombay et retourna attraper le train de la Ville, beaucoup de ceux qui étaient à bord pleuraient. Mais la personne qui sanglotait le plus, et le plus ouvertement, était Mademoiselle Agnès Laiter. Elle avait des raisons de pleurer, parce que le seul homme qu'elle ait jamais aimé — ou qu'elle puisse jamais aimer, comme elle disait — partait pour l'Inde ; et l'Inde, comme chacun sait, est composée en parts égales de jungles, tigres, cobras, choléra et sepoys.

Phil Garron, penché sur le bastingage du paquebot, sous la pluie, se sentait très malheureux aussi ; mais il ne pleurait pas. Il était envoyé là-bas « pour le thé ». Ce que cela signifiait, il n'en avait pas la moindre idée, mais s'imaginait qu'il devrait, montant un cheval caracolant, se promener parmi des collines couvertes de plantes à thé, et en retirer pour cela un salaire somptueux. Il était vraiment reconnaissant envers son oncle de lui avoir fourni cette situation. Il allait vraiment corriger sa mollesse, et changer ses habitudes, et mettre de côté chaque année une large proportion de ce salaire magnifique, et en très peu de temps revenir pour épouser Agnès Laiter. Phil Garron s'était laissé aller à vivre aux crochets de ses amis pendant trois ans, et comme il n'avait rien à faire, il était naturellement tombé amoureux. Il était un garçon très plaisant, mais pas très assuré dans ses vues, ses opinions et ses principes, et bien qu'il n'ait pas mal tourné, ses amis furent soulagés quand il fit des adieux et partit vers cette mystérieuse affaire de « thé » près de Darjiling. Ils dirent « Dieu te bénisse, cher ami ! Puissions-nous ne jamais revoir ton visage » — ou du moins c'est ce que Phil crut comprendre.

Pendant le voyage, il fut très pris par un plan destiné à prouver qu'il valait plusieurs centaines de fois mieux que personne ne l'avait cru — il travaillerais comme un cheval et reviendrait triomphalement épouser Agnès Laiter. Il avait de bons cotés en plus de sa bonne allure ; son seul défaut était d'être faible de caractère, un peu plus faible que la moyenne. Il avait autant de notion d'économie que le Morning Sun ; et jusqu'à présent, vous ne pouviez pas tendre la main vers quoi que ce soit et dire « ceci montre que Phil Garron est prodigue ou imprudent », ni pointer du doigt un vice particulier dans son caractère, mais il était « insuffisant » et aussi malléable que de la cire.

Agnès Laiter vaquait à ses occupation à la maison — sa famille s'était opposée aux fiançailles — avec les yeux rouges, pendant que Phil cinglait vers Darjiling — un « port de l'Océan du Bengale » comme le disait sa mère à ses amies. Il était assez populaire à bord, faisait de nombreuses connaissances et avait une note de boisson modérément élevée ; il envoyait d'énormes lettres à Agnès Laiter depuis chaque port. Ensuite il fut accaparé par le travail de la plantation, quelque part entre Darjiling et Kangra, et bien que ni le salaire, ni le cheval, ni le travail n'aient été ce qu'il avait imaginé, il réussit assez bien, et s'attribua un crédit plus qu'inutile pour sa persévérance.

Au fil du temps, comme il prenait mieux ses marques, et qu'il avait sous les yeux son travail croissant, le visage d'Agnès Laiter sortit de son esprit et revint uniquement quand il avait des loisirs, ce qui n'était pas souvent. Il oubliait tout d'elle pendant deux semaines, et s'en souvenait dans un sursaut, comme un écolier ayant oublié d'apprendre sa leçon. Elle n'oublia pas Phil, parce qu'elle était de la sorte de gens qui n'oublient pas. Seulement, un autre homme — un jeune homme vraiment désirable — se présenta devant Mme Laiter, et les chances d'un mariage avec Phil devinrent plus faibles que jamais. Comme ses lettres étaient tellement insatisfaisantes, qu'une certaine pression domestique s'exerçait sur la jeune fille, et que le jeune homme était tout à fait éligible pour entrer dans la famille, il s'ensuivit qu'Agnès l'épousa, et qu'elle écrivit une lettre — un tourbillon tempétueux de lettre — à Phil dans les étendues sauvages de Darjiling, lettre ou elle disait qu'elle ne connaitrait plus jamais un heureux moment de toute sa vie. C'était une vraie prophétie.

Phil reçut cette lettre, et il s'en rendit malade. Cela faisait deux ans qu'il était parti, mais à force de penser fixement à Agnès Laiter, de regarder sa photographie, de se taper lui-même dans le dos pour se féliciter d'être l'un des amoureux les plus constants de l'histoire, et de s'échauffer au travail quand cela le prenait, il s'imaginait vraiment qu'il devait être mieux traité. Il s'assit et écrivit une dernière lettre — une épître « pour les siècles des siècles, amen ! » vraiment pathétique — expliquant comment lui voulait être fidèle pour l'Eternité, et que toutes les femmes sont les mêmes, et qu'il voulait cacher son cœur brisé, etc. etc. ; mais si, etc. etc., dans un temps futur, etc. etc., il pouvait se permettre d'attendre, etc. etc., affection inchangée, etc. etc., retour à ses anciennes amours, etc. etc., pendant huit pages d'une écriture très serrée. D'un point de vue artistique, c'était un beau travail, mais un Philistin ordinaire, au courant des vrais sentiments de Phil — pas ceux qui le faisaient rougir pendant qu'il écrivait — l'aurait qualifié de travail complètement mesquin et égoïste d'un homme faible complètement mesquin et égoïste. Mais ce verdict aurait été incorrect. Phil a payé l'affranchissement, et a pensé à chaque mot qu'il avait écrit pendant au moins deux jours et demi. C'était le dernier clignotement avant que la lumière ne s'éteigne.

Cette lettre a rendu Agnès Laiter très malheureuse. Elle en a pleuré et l'a emportée dans son bureau, puis elle est devenue Mme Quelqu'un d'Autre pour le bien de sa famille. Ce qui est le premier devoir d'une jeune fille chrétienne.

Phil suivit ses chemins, et ne pensa plus à cette lettre, sauf comme un artiste pense à une esquisse particulièrement inspirée. Ses chemins n'étaient pas mauvais, mais ils ne furent pas entièrement bons avant qu'ils ne croisent ceux de Dunmaya, la fille d'un Rajput ex-subadar major du Corps d'Armée Indigène. La fille avait beaucoup du sang des Collines en elle et, comme les autres femmes des Collines, elle n'était pas une purdah-nashin vivant sous un voile. Où Phil la rencontra et comment il entendit parler d'elle n'est pas important. Elle était une bonne fille, bien faite et, à sa façon, très intelligente et sagace — encore que, bien sûr, un peu rude. Il faut se rappeler que Phil vivait très confortablement, ne se refusant aucun petit luxe, n'étant jamais gêné par un penny, étant très satisfait de lui et de ses bonnes intentions, il laissait tomber tous ses correspondants anglais un par un, et était de plus en plus enclin à considérer l'Inde comme son foyer. Quelques hommes suivent cette voie, et ils sont inutiles après. Le climat, là où il était stationné, était bon, et il ne voyait vraiment aucune raison de retourner en Angleterre.

Il fit ce que beaucoup de planteurs avaient fait avant lui — c'est-à-dire, se mettre en ménage avec une fille des Collines et se fixer. Il avait vingt-sept ans alors, et une longue vie devant lui, mais personne pour marcher à ses côtés. Aussi il épousa Dunmaya selon le rite de l'Eglise Anglicane. Quelques planteurs dirent que c'était un fou, d'autres que c'était un sage. Dunmaya était une femme complètement honnête, et en dépit de son respect pour un Anglais, elle avait une raisonnable estimation des faiblesses de son mari. Elle le dirigea en douceur, et devint, en moins d'une année, une imitation très passable d'une dame Anglaise, en habits et en manières. Il est curieux de penser qu'un homme des Collines après une vie durant d'éducation, reste un homme des Collines, alors qu'une femme des Collines peut en six mois en remontrer sur bien des points à ses sœurs Anglaises. Elle avait été une fois une femme-coolie. Mais ceci est une autre histoire. Dunmaya s'habillait de préférence en noir et jaune, et elle avait belle allure.

Pendant ce temps la lettre de Phil restait dans le bureau d'Agnès Laiter, et de temps à autre elle pensait au pauvre Phil, résolu et assidu travailleur, parmi les cobras et les tigres de Darjiling, trimant dans l'espoir vain qu'elle pourrait lui revenir. Son mari valait dix fois Phil, excepté qu'il avait un rhumatisme au cœur. Trois ans après leur mariage, — et après avoir essayé Nice et l'Algérie pour sa maladie — il est allé à Bombay, où il est mort, laissant Agnès libre. Étant une femme dévote, elle regarda cette mort et l'endroit où elle s'était produite comme une intervention directe de la Providence, et quand elle eu récupéré du choc, elle sortit la lettre de Phil et la relut, avec les etc. etc. et les grandes ratures, et les petites ratures, et elle l'embrassa de nombreuses fois. Personne ne la connaissait à Bombay, elle disposait du revenu de son mari, qui était grand, et Phil était à portée de main. C'était faux et déplacé, bien entendu, mais elle décida, comme le font les héroïnes des romans, de trouver son ancien amoureux, de lui offrir sa main et son or, et de passer avec lui le reste de sa vie, dans quelque endroit éloigné des âmes antipathiques. Elle siégea deux mois, seule à l'hôtel Watson, pour élaborer sa décision, et le tableau était parfait. Alors elle se mit en quête de Phil Garron, auxiliaire dans une plantation de thé portant un nom plus imprononçable qu'il n'est coutume.

* * *


Elle le trouva. Cela lui prit un mois, parce que la plantation n'était pas du tout dans le district de Darjiling, mais près de Kangra. Phil était très peu changé, et Dunmaya fut très gentille avec elle.

Maintenant le péché et la honte particuliers de toute l'affaire sont que Phil n'y réfléchit pas vraiment à deux fois, il était et est aimé par Dunmaya et ceci bien plus qu'il n'était aimé par Agnès, dont il semble avoir gâté tout la vie.

Pire que tout, Dunmaya a fait de lui un homme convenable ; et en dernier lieu, il fut sauvé de la perdition grâce à cette éducation.

Ce qui est manifestement désagréable.




Notes.


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