Interface V2.03


Notes de phil.ae © 2007

Et certains sont boudeurs, alors que d'autres vont de l'avant.
[Hé ho ! Sage ! Reste tranquille, toi !]
Certains doivent être câlinés, et d'autres retenus.
[Là ! Là ! Qui veut vous tuer ?]
Quelques-uns — ceux-là sont des pertes sèches —
Se rompront le cœur avant d'être battus et apprivoisés,
Combattront comme des démons contre la corde coupante
Et mourront sourd et fous en cassant la barrière.
Chœur du corral de Toolungala.


Élever un garçon d'après ce que les parents appellent le « système abrité », pour peu qu'il soit appelé à voir le monde et à s'y tirer d'affaire, n'est point sage. Dans neuf cent quatre-vingt-dix-neuf cas sur mille, il est sûr d'essuyer bien des tracas inutiles ; et il se peut qu'il tombe à l'irréparable, par simple ignorance des choses et de leurs véritables proportions.

Regardez un petit chien manger le savon dans la salle de bains, ou mâcher une botte qu'on vient de cirer, il mâchonne et ronchonne de joie, jusqu'au moment prochain où il découvre que le cirage et l'Old Brown Windsor lui font très mal au ventre ; d'où il conclut que savon et cirage sont également malsains. D'autre part, le premier vieux chien rencontré dans la maison lui enseignera bientôt l'imprudence de mordre les oreilles des gros chiens. Comme il est jeune, il se souvient et, à six mois, fait ses débuts dans le monde en petite bête bien élevée, aux appétits châtiés. Si on l'eût tenu à l'écart des bottes, du savon et des gros chiens, et qu'il n'eût pris contact avec cette trinité qu'une fois grand et les dents longues, considérez un moment ce qu'il aurait eu à supporter de dégoûts et de raclées. Appliquez cette théorie au « système abrité », et voyez le résultat. La conclusion choque au premier abord, mais de deux maux c'est le moindre.

Il y avait, une fois, un garçon qui avait été élevé d'après la théorie du « système abrité », et la théorie le tua raide. Il avait toujours demeuré avec les siens, de l'heure de sa naissance à celle où il entra à Sandhurst en tête de liste. Un précepteur lui avait admirablement enseigné toutes les matières où l'on gagne des points de plus, il touchait le poteau avec la surcharge de « n'avoir jamais donné à ses parents une heure d'inquiétude dans la vie ». Ce qu'il apprit à Sandhurst, en dehors de la routine habituelle, n'importe guère. Il regarda autour de lui, et trouva le savon et le cirage, si j'ose ainsi dire, excellents. Il en mangea un peu, et sortit de Sandhurst dans un moins bon rang qu'il n'y était entré.

Puis, entracte, et scène avec les siens qui en attendaient beaucoup de choses. Tout de suite après, une année passée « loin des souillures du monde » dans un bataillon de dépôt de troisième ordre où tous les jeunes étaient des enfants et tous les anciens de vieilles femmes ; et, enfin, départ pour l'Inde, plus de subsides des parents, et personne à qui recourir en temps de crise qu'à soi-même.

Or, l'Inde est par-dessus tous les autres un pays où il ne faut pas prendre les choses trop au sérieux, si ce n'est bien entendu le soleil à midi. Trop de travail et trop d'énergie y tuent leur homme aussi bien qu'un assortiment complet de vices ou trop d'alcool. Le flirt n'a pas d'importance, attendu qu'on vous déplace à tout propos et que vous ou l'objet, un beau jour, quitterez la station pour n'y retourner jamais. La bonne besogne n'a pas d'importance, attendu qu'en règle générale on juge un homme par ce qu'il fait de pire et qu'un autre prend tout le crédit de ce qu'il fait de mieux. La mauvaise besogne n'a pas d'importance, puisque d'autres font plus mal et que les incapables se cramponnent plus longtemps aux Indes que nulle part ailleurs. Les amusements n'ont pas d'importance, puisqu'il faut aussitôt recommencer une fois qu'on a fini, et que la plupart des amusements consistent à tâcher de gagner l'argent d'un autre. La maladie n'a pas d'importance parce que tout cela rentre dans la tâche du jour, et que, si vous mourez, un autre occupe à la fois votre place et votre pupitre dans les huit heures qui séparent le décès de l'enterrement. Rien n'a d'importance, sauf les congés en Angleterre et les allocations supplémentaires, encore ces dernières, pour leur rareté seulement. C'est un pays veule, kutcha, où tous les hommes travaillent à l'aide d'outils imparfaits ; le plus sage est de n'y prendre rien ni personne au sérieux, et de s'échapper aussitôt que possible vers quelque endroit où le plaisir soit du plaisir pour de bon et où une réputation en vaille la peine.

Mais ce garçon — le conte est aussi vieux que les montagnes — débarqua et prit tout au sérieux. Il était joli, on le flatta. Il prit les flatteries au sérieux et se tourmenta pour des femmes qui ne valaient pas la peine d'un poney à seller pour aller les voir. Il trouva excellente sa vie nouvelle en liberté aux Indes. Elle paraît en effet séduisante au début, au point de vue sous-lieutenant — toute en poneys, camaraderies, bals et ainsi de suite. Il y goûta comme le petit chien au savon. Seulement il l'entamait sur le tard et les dents poussées. Il n'avait aucun sens de la mesure — le petit chien encore ! — et ne pouvait comprendre pourquoi on ne le traitait pas avec la même considération que sous le toit paternel. Il en souffrit.

Des discussions survinrent avec d'autres garçons, et, susceptible jusques aux moelles, il conserva le souvenir de ces disputes, et s'en affecta. Il aima le whist, les gymkhanas, d'autres choses de la sorte (bonnes tout au plus à distraire après le bureau) ; mais il les prit trop au sérieux, comme il prenait au sérieux le mal aux cheveux après boire. Il perdit comme il sied son argent au whist et aux gymkhanas parce que tout cela était nouveau pour lui.

Il prit ses pertes au sérieux et gâcha autant d'énergie et d'intérêt à propos d'un prix de deux mohurs d'or pour des ponettes d'ekka aux crins rognés, que s'il se fût agi du Derby. Cela provenait moitié d'inexpérience — il avait beaucoup du petit chien qui discute avec le coin du tapis — et moitié du vertige produit par son brusque passage d'une vie tranquille à l'éblouissement, l'animation d'une autre plus active. Personne ne lui parla de savon ni de cirage, parce qu'un homme de calibre moyen tient pour reçu qu'un homme du même calibre est d'ordinaire circonspect à cet égard. C'était pitié de voir ce garçon s'abîmer à plaisir, comme un poulain trop soigné tombe et se couronne quand il échappe au groom.

Cette effrénée licence en matière de plaisirs qui ne valaient pas la peine de rompre l'alignement et encore moins de bourrer sur l'obstacle, dura six mois — tout un hiver — et nous pensâmes alors que l'été, la conscience de son argent et de sa santé perdus comme de ses chevaux éclopés dégriserait le garçon, et qu'il reprendrait son aplomb. Dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent cela serait arrivé. On peut voir ce principe en jeu dans n'importe quelle station de l'Inde ; mais ce cas particulier tourna différemment parce que le garçon était sensible et qu'il prenait les choses trop au sérieux — comme je crois l'avoir répété déjà quelque sept fois. Naturellement, nous ne pouvions deviner à quel degré ses excès l'avaient personnellement touché. Ce n'était rien de très désespérant ni qui passât l'ordinaire. Au pire la gêne pour la vie au point de vue financier, et quelques soins à prendre. Malgré quoi, le souvenir de ses prouesses s'évanouirait dans l'espace d'un été, et le shroff l'aiderait à traverser la crise d'argent. Mais il dut prendre un tout autre point de vue, et se croire ruiné sans ressource. Son colonel lui parla sévèrement à la fin de l'hiver. Cela mit le comble à sa misanthropie ; il ne s'agissait pourtant que d'un « savon de colonel » ordinaire.

Ce qui suit manifeste curieusement à quel point nous sommes tous liés ensemble et forcément solidaires l'un de l'autre. La goutte qui, dans l'esprit du garçon, fit déborder le vase, fut une remarque de femme au cours d'une conversation. Il est inutile de la répéter, car il ne s'agissait que d'une petite phrase, cruelle, lâchée sans réflexion, qui le fit rougir jusqu'à la racine des cheveux. Il s'isola pendant trois jours, puis se fit porter pour une permission de quarante-huit heures à l'effet d'aller chasser aux environs du Rest House d'un ingénieur des canaux, à trente milles environ de là.

Il obtint sa permission, et, cette nuit-là, au mess, se montra plus bruyant et plus agressif que jamais. Il déclara qu'il partait pour tirer la grosse bête, et prit congé à dix heures et demie en ekka. Le perdreau — on ne trouvait pas autre chose près du Rest House — n'a rien d'un gros gibier ; de sorte qu'on s'égaya.

Le matin suivant, l'un des majors, au retour d'une courte permission, entendit raconter que le garçon était allé tirer « la grosse bête ». Ce major avait pris intérêt à lui et, plus d'une fois, avait tenté de le faire enrayer au cours de l'hiver. Le major haussa les sourcils en entendant parler de l'équipée et s'en alla fourrager dans la chambre du garçon.

Peu après il sortit et me trouva qui disposais des cartes au mess. Nous étions seuls dans l'antichambre.

— Alors, le garçon est allé chasser, dit-il. Depuis quand tire-t-on le tetur avec un revolver et un buvard ?

— Ce n'est pas possible, Major ! répondis-je, car je voyais ce qu'il avait en tête.

— Possible ou non, je vais au canal maintenant... et tout de suite. Je ne suis pas tranquille.

Puis il réfléchit une minute, et dit :

— Pouvez-vous mentir ?

— Vous le savez mieux que moi, répondis-je, c'est ma profession.

— Très bien, repartit le major, il faut que vous veniez avec moi maintenant... tout de suite, en ekka, au canal, pour tirer du chevreuil. Allez mettre votre tenue de shikar... vite... et revenez ici en voiture avec un fusil.

Le major était homme d'autorité et je savais qu'il n'aurait pas donné des ordres à la légère. J'obéis donc, et dès mon retour le trouvai emballé dans une ekka — boîtes à fusils et vivres pendus au-dessous de la caisse — tout prêt pour une partie de chasse.

Il renvoya le cocher et prit les guides. Nous trottinâmes paisiblement tant que nous fûmes dans la station ; mais, aussitôt en plaine, sur la route poudreuse, il fit voler le poney. Une bête du pays peut au besoin fournir n'importe quelle étape. Nous couvrîmes les trente milles en moins de trois heures, mais le pauvre animal arriva presque mort.

Une fois je dis :

— Pourquoi ce train d'enfer, Major ?

Il répondit avec calme :

— Le garçon a été seul, tout seul, une, deux, cinq, quatorze heures maintenant ! Je vous le répète, je ne suis pas tranquille.

Le malaise me gagnait, et j'aidai à fouetter le poney.

En arrivant au Rest House du Canal, le major appela le domestique du garçon ; mais il n'y eut pas de réponse. Alors nous entrâmes dans la maison en appelant le garçon par son nom ; mais il n'y eut pas de réponse davantage.

— Bah ! il est à la chasse, dis-je.

Au même instant, j'aperçus à travers une des fenêtres la lueur d'une de ces petites lampes construites à l'épreuve du vent. Il était quatre heures de l'après-midi. Nous nous arrêtâmes net, tous deux, sous la verandah, retenant notre souffle pour surprendre le moindre bruit et nous entendîmes, à l'intérieur de la chambre, le rr — rr — rr d'une multitude de mouches. Le major ne dit rien, mais il ôta son casque et nous entrâmes tout doucement.

Le garçon gisait mort sur un charpoy au milieu de la chambre nue et blanchie à la chaux. Il s'était fait sauter la tête presque en éclats avec son revolver. Les boîtes à fusils étaient encore bouclées, ainsi que la literie, et, sur la table, reposait le buvard du garçon avec des photographies éparses. Il s'en était allé mourir là comme un rat empoisonné !

Le major murmura doucement :

— Pauvre garçon ! Pauvre, pauvre diable !

Puis il se détourna du lit pour me dire :

— J'ai besoin de votre aide en cette affaire.

Sachant que le garçon s'était tué de sa propre main, je vis exactement en quoi cette aide consisterait. Aussi je passai de l'autre côté de la table, pris une chaise, allumai un cheroot, et commençai à examiner le buvard. Le major regardait par-dessus mon épaule, et se répétait :

— Nous sommes arrivés trop tard !... Comme un rat dans un trou !... Pauvre, pauvre diable !

Le garçon devait avoir passé la moitié de la nuit à écrire aux siens, à son colonel, et à une jeune fille en Angleterre ; et, aussitôt qu'il avait eu fini, il devait s'être brûlé la cervelle, car il était mort depuis longtemps quand nous entrâmes.

Je lus tout ce qu'il avait écrit, et passai chaque feuillet au major au fur et à mesure que je l'avais fini. Il y était question de « disgrâce impossible à supporter » — de « honte ineffaçable » — de « folie criminelle » — de « vie gâchée », et ainsi de suite ; sans compter nombre de choses privées à l'adresse de son père et de sa mère, beaucoup trop sacrées pour être imprimées ici. La lettre à la jeune fille était la plus émouvante de toutes, et j'avais la gorge serrée en la lisant.

Le major n'essaya pas de conserver son sang-froid. Je l'en respectai davantage. Il lut, et, se balançant de côté et d'autre, il pleura tout simplement, comme une femme, sans chercher à le cacher. Ces lettres étaient si tristes, si désespérées, si touchantes. Nous oubliâmes toutes les folies du garçon, et n'eûmes de pensées que pour la pauvre chose sur le charpoy et ces feuilles griffonnées que nous tenions dans nos mains. Il était tout à fait impossible de laisser partir ces lettres pour l'Angleterre. Elles auraient brisé le cœur du père, et tué la mère après avoir tué sa foi en son fils.

Enfin, le major s'essuya les yeux franchement, et dit :

— Agréable surprise pour une famille anglaise ! Qu'allons-nous faire ?

Je dis, sachant pourquoi le major m'avait amené :

— Le garçon est mort du choléra. Nous étions avec lui. Nous ne pouvons pas nous contenter de demi-mesures. Allons.

Alors commença une des scènes les plus sinistrement comiques auxquelles j'aie jamais pris part — la confection d'un gros mensonge écrit, étayé de témoignages, pour consoler les parents du garçon en Angleterre. Je commençai le brouillon de la lettre, le major jetant quelques idées par-ci par-là tandis qu'il ramassait tout le fatras que le garçon avait écrit et le brûlait dans la cheminée. Il faisait nuit lorsque nous commençâmes, une nuit lourde de chaleur et de silence, et la lampe brûlait très mal. J'ébauchai, en temps voulu, un brouillon assez satisfaisant. J'y démontrai comme quoi le garçon était le modèle de toutes les vertus, adoré dans son régiment, avec toutes les promesses d'une brillante carrière devant lui, et ainsi de suite... comment nous l'avions soigné pendant sa maladie — ce n'était pas le moment de faire de petits mensonges, vous comprenez — et comment il était mort sans souffrance. Je suffoquais en mettant tout cela sur le papier, et en pensant aux pauvres gens qui le liraient. Puis, le grotesque de l'affaire me fit rire, et le rire se mêla aux sanglots — et le major déclara que nous avions tous deux besoin de choses à boire.

Je n'oserais dire la quantité de whisky que nous absorbâmes avant de terminer la lettre. Cela ne nous fit d'ailleurs aucun effet. Ensuite, nous enlevâmes au garçon sa montre, son médaillon et ses bagues. Quand ce fut fait, le major dit :

— Il faut aussi envoyer une mèche de cheveux. Les femmes apprécient cela.

Mais, pour certaines raisons, il ne nous fut pas possible de trouver une mèche en état d'être envoyée. Le garçon était brun de cheveux, le major aussi heureusement. Je coupai une mèche au major, au-dessus de la tempe, avec mon couteau, et la mis dans le paquet que nous allions fermer. L'accès de rire et les sanglots me reprirent, je dus m'arrêter. Le major n'en valait guère mieux ; et nous savions tous deux que le pire de la besogne était à venir.

Nous scellâmes le paquet, photographies, médaillon, cachets, bagues, lettre, et mèche de cheveux avec la cire à cacheter du garçon et son cachet.

Puis, le major dit :

— Pour l'amour de Dieu, sortons... sortons de cette chambre... pour réfléchir !

Dehors nous arpentâmes les berges du canal pendant une heure, mangeant et buvant ce que nous avions avec nous, jusqu'au lever de la lune. Je connais exactement, aujourd'hui, l'état d'âme d'un meurtrier. À la fin, nous fîmes un effort pour retourner dans la chambre où il y avait la lampe et... l'autre chose ; et nous nous mîmes à la seconde partie de la besogne.

Je n'en écrirai rien. C'était trop horrible.

Nous brûlâmes le lit et jetâmes les cendres dans le canal ; dans la chambre nous levâmes la natte qui fut traitée de même. J'allai dans un village emprunter deux grosses houes, — je refusai l'aide d'un villageois — tandis que le major arrangeait... le reste.

Il nous fallut quatre heures de rude travail pour creuser la tombe. Tout en travaillant, nous discutions la convenance de réciter ce que nous nous rappelions de l'Office des Morts.

Nous fîmes le compromis de dire un Pater et une prière particulière sans caractère officiel, pour le repos de l'âme du garçon. Puis, nous comblâmes la tombe et regagnâmes la verandah — pas la maison — pour nous coucher et dormir. Nous étions morts de fatigue.

Au moment du réveil, le major dit avec lassitude :

— Nous ne pouvons pas rentrer avant demain. Il faut lui donner le temps moral nécessaire pour mourir. Il est mort de bonne heure ce matin, souvenez-vous. Cela semblera plus naturel.

Ainsi, le major devait être resté éveillé tout le temps à réfléchir.

— Alors, répondis-je, pourquoi ne pas avoir rapporté le corps aux cantonnements ?

Le major songea une minute.

— Parce que tout le monde s'est enfui en entendant parler du choléra. En outre, l'ekka est partie !

C'était vrai à la lettre. Nous avions oublié l'existence du poney de l'ekka, et il était retourné à la maison. De sorte que nous nous trouvâmes abandonnés là, toute cette étouffante journée, dans le Rest House du Canal, à mettre et remettre à l'épreuve notre version de la mort du garçon pour voir si elle n'avait pas de points faibles. Un indigène survint dans l'après-midi, mais nous lui dîmes qu'un Sahib était mort du choléra, et il se sauva. À la tombée du crépuscule, le major me raconta toutes ses craintes au sujet du garçon, et de terribles histoires de suicides ou de tentatives de suicide — à faire dresser les cheveux. Il dit qu'il avait aussi jadis franchi le seuil de la même Vallée d'Ombre que ce garçon, alors qu'il était jeune et nouveau venu dans le pays ; aussi comprenait-il la lutte qui avait bouleversé cette pauvre tête à l'évent. Il disait encore que les jeunes gens, dans leurs moments de repentir, considèrent leurs péchés comme beaucoup plus sérieux et irréparables qu'ils ne sont en réalité. Nous passâmes la soirée à mettre en scène l'histoire de la mort du garçon. Dès que la lune fut levée, et le garçon, théoriquement, à peine enterré, nous coupâmes à travers champs pour regagner la station. Le retour nous prit de huit heures du soir à six heures du matin ; mais, bien que morts de fatigue, nous ne manquâmes pas d'aller à la chambre du garçon et d'y serrer le revolver, l'étui muni de son compte de cartouches, ni de replacer non plus son buvard sur la table. Nous allâmes trouver le colonel pour lui faire notre rapport avec, plus vive que jamais, la sensation d'être des assassins. Puis, nous fûmes nous coucher et dormir — un tour de cadran, car nous n'étions plus bons à rien.

L'histoire eut créance aussi longtemps qu'il était nécessaire ; car, avant quinze jours révolus, tout le monde avait oublié le garçon. Beaucoup de gens, toutefois, trouvèrent le temps d'insinuer que le major s'était conduit d'une façon scandaleuse en ne ramenant pas le corps pour des funérailles militaires. Le plus triste de tout fut la lettre que nous reçûmes, le major et moi, de la mère du garçon — avec de grosses ampoules où l'encre se délayait tout au long des feuilles. Elle écrivait les choses les plus attendrissantes du monde à propos de notre grande bonté et de l'obligation dont elle nous resterait redevable pendant tout le temps de sa vie.

Tout bien considéré, elle nous restait, en effet, redevable d'une obligation... mais ce n'était pas exactement comme elle l'entendait.




Notes.


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