KIM
Chapitre IX

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S'doaks était fils de Yeith le sage —
Chef du clan des corbeaux.
Itswoot l'ours veillait sur son apprentissage
Pour en faire un sorcier.

Son corps était vif et plus encore son esprit —
Face au danger il redoublait de courage ;
Il dansait la terrible danse de Kloo-Kwallie
Pour amuser Itswoot l'ours !

Légende de l'Oregon1.
Kim se jeta de tout cœur dans l'inconnu où l'emportait ce nouveau tour de roue2. Il redeviendrait sahib pour un temps. Sur la foi de cette idée, aussitôt parvenu à la grand-route, au-dessous de l'hôtel de ville de Simla, il se mit en quête de quelqu'un à impressionner. Un enfant hindou, âgé de quelque dix ans, était accroupi sous un bec de gaz.

« Où est la maison de M. Lurgan ? demanda Kim.

— Je ne comprends pas l'anglais », fut-il répondu.

Kim changea d'idiome en conséquence.

« Je vais montrer. »

Ils se mirent en route tous deux dans le crépuscule mystérieux, plein des bruits de toute une ville, qui montaient du ravin, et des souffles frais qu'envoyaient les cimes du Jakko couronné de cèdres parmi les étoiles. Les lumières des habitations perchées sur le moindre espace de terrain nivelé faisaient, pour ainsi dire, un double firmament. Celles-là étaient fixes, d'autres appartenaient aux rickshaws des Anglais, gent insouciante et au verbe clair, qui s'en allaient dîner.

« C'est ici », dit le guide de Kim.

Et il s'arrêta sous une véranda au bord même de la grand-route. Nulle porte n'en défendait l'entrée, mise à part une portière de perles et de jonc qui filtrait en lamelles la lumière intérieure.

« Il est arrivé », dit l'enfant, d'une voix à peine plus haute qu'un soupir. Et disparut.

Kim se rendit compte soudain que l'enfant avait été posté tout exprès pour le guider, mais, sans s'émouvoir autrement, écarta la portière. Un homme à barbe noire, une visière verte sur les yeux, était assis à une table, et, un par un, du bout de ses mains courtes et blanches, cueillait des globules de lumière dans une coupe placée devant lui, les enfilait sur un cordon de soie qui brillait sous la lampe, sans cesser de fredonner à mi-voix. Kim devinait au-delà du cercle de lumière la chambre pleine de choses qui sentaient comme tous les temples de tout l'Orient. Une bouffée de musc, un relent de santal, et une exhalaison un peu écœurante d'essence de jasmin gonflèrent ses narines ouvertes.

« Me voici », dit enfin Kim en hindi.

Les odeurs lui faisaient oublier qu'il lui fallait rester sahib.

« Soixante-dix-neuf, quatre-vingts, quatre-vingt-un », compta l'homme en enfilant les perles l'une après l'autre, si vite que Kim pouvait à peine suivre ses doigts.

Il fit glisser la visière verte, et fixa Kim pendant une longue demi-minute. La pupille de son œil se dilatait et se contractait à la taille d'une piqûre d'épingle comme à volonté. Il y avait un fakir, auprès de la porte de Taksali, qui possédait la même faculté et en tirait argent, surtout pour jeter des sorts aux dévotes faibles d'esprit. Kim observait avec intérêt. Son peu recommandable ex-ami avait, en outre, la faculté de remuer les oreilles à la façon des chèvres, et Kim éprouva une déception à ce que ce nouveau personnage ne pût l'imiter.

« N'aie pas peur, dit soudain M. Lurgan.

— Pourquoi aurais-je peur ?

— Tu vas coucher ici cette nuit, et tu resteras avec moi jusqu'au moment de retourner à Nucklao. C'est un ordre.

— C'est un ordre, répéta Kim. Mais où vais-je coucher ?

— Ici, dans cette chambre. »

Lurgan sahib étendit la main vers l'ombre derrière lui.

« Soit, dit Kim avec calme. Maintenant ? »

Il fit oui de la tête et souleva la lampe au-dessus de son front. Sous le flot de lumière jaillit des murs une collection de ces masques tibétains qui servent aux danses démoniaques, accrochés au-dessus des robes brodées de diables qu'on voit à ces inquiétantes fêtes — masques cornus, masques furieux et masques de terreur idiote. Dans un coin, un guerrier japonais cuirassé de fer et casqué de plumes, le menaçait d'une hallebarde, et des panoplies de lances, de khandas et de kuttars renvoyaient l'indécise clarté. Mais ce qui intéressa Kim bien davantage — il avait vu des masques pour les danses de diables au musée de Lahore — ce fut l'enfant hindou aux yeux veloutés, qui l'avait quitté sur le seuil et apparut soudain les jambes croisées sous la table des perles, un petit sourire sur ses lèvres écarlates.

« Je crois que Lurgan sahib veut me faire peur. Et je suis sûr que le gosse du diable, là, sous la table, veut voir ma peur. Cet endroit, dit-il à haute voix, ressemble à une Maison des Merveilles. Où est mon lit ? »

Lurgan sahib désigna un couvre-pieds indigène dans un coin à côté des masques dont la hideur grimaçait, ramassa la lampe, et laissa la chambre dans l'obscurité.

« Est-ce Lurgan sahib ? » demanda Kim en s'installant par terre.

Pas de réponse. Il entendait cependant le souffle de l'enfant hindou, et, guidé par le bruit, il traversa la pièce à plat ventre et lança un coup de poing dans l'obscurité, en criant :

« Réponds, démon. Est-ce ainsi qu'on ment à un sahib ? »

L'ombre lui renvoya, sembla-t-il, l'écho d'un rire étouffé. Ce ne pouvait être son compagnon à la chair douillette, car ce dernier pleurait. Aussi Kim éleva-t-il la voix et appela-t-il tout haut :

« Lurgan sahib ! Ô Lurgan sahib, est-ce par ordre que ton serviteur ne parle pas ?

— C'est par ordre. »

La voix venait de derrière lui, et il tressauta.

« Très bien. Mais rappelle-toi, murmura-t-il en réintégrant sa couverture, que je te battrai demain matin. Je n'aime pas les Hindous. »

Ce ne fut pas une nuit agréable, la pièce bruissant de voix et de musiques. Kim fut réveillé deux fois par quelqu'un qui disait son nom. La seconde fois il partit en campagne, et finit par se cogner le nez contre une boîte qui s'exprimait sans aucun doute avec une langue humaine, mais dont l'accent n'avait certes rien d'humain. Cela semblait finir par une trompette de fer battu et se rattacher au moyen de fils à une boîte plus petite posée sur le plancher — autant, du moins, qu'il put en juger au toucher. Et la voix, très dure, avec un bruit de rouet, sortait de la trompette. Kim se frotta le nez et sentit monter la colère : comme d'habitude, il pensait en hindi.

« Ceci pourrait prendre avec un mendiant du bazar, mais — je suis un sahib, et le fils d'un sahib, et, ce qui est deux fois mieux, un élève de Nucklao. Ou-ui (ici il passa à l'anglais), un élève de Saint-Xavier. Quel idiot que ce M. Lurgan ! — C'est quelque espèce de mécanisme comme une machine à coudre. Oh ! c'est du toupet de sa part — mais on ne nous fait pas peur comme cela à Lucknow — Non ! (puis en hindi :) Mais qu'y gagne-t-il ? Ce n'est qu'un marchand — je suis dans sa boutique. Tandis que Creighton sahib est un colonel — et je pense que Creighton sahib a donné des ordres pour qu'il soit fait ainsi. Comme je vais battre cet Hindou demain matin ! Qu'est ceci ? »

La boîte à trompette vomissait un chapelet d'injures avec un raffinement dans l'outrage, inédit pour Kim, le tout débité sur un ton élevé, indifférent, qui lui fit un moment dresser de courroux les cheveux ras de la nuque. Quand l'ignoble chose reprit haleine, Kim se sentit rassuré par la continuation d'un ronron persistant, pareil à celui d'une machine à coudre.

« Chûp ! (tais-toi) cria-t-il, et de nouveau il entendit un rire qui le décida. Chûp — ou je vous casse la tête. »

La boîte n'en tint aucun compte. Kim empoigna la trompette de fer-blanc, et quelque chose s'ouvrit avec un bruit sec. Il avait évidemment levé un couvercle. S'il y avait un diable dedans, voilà le moment de se... (il renifla) c'était la même odeur que la machine à coudre du bazar. Il allait nettoyer ce shaitan. Il enleva sa jaquette et la plongea dans l'ouverture de la boîte. Quelque chose de rond et d'allongé fléchit sous la pression, on entendit un bruit de rouages, et la voix s'arrêta — comme il sied quand on écrase d'une veste pliée trois fois le cylindre de cire et le mécanisme d'un phonographe de prix. Kim acheva sa nuit en toute sérénité.

La matin, la présence de Lurgan sahib, debout et le fixant d'en haut, l'éveilla en sursaut.

« Oh ! dit Kim, fermement résolu à maintenir sa qualité de sahib. Il y avait une boîte, cette nuit, qui m'a insulté. Aussi je l'ai arrêté. Était-elle à vous ? »

L'homme tendit la main.

« Une poignée de main, O'Hara, dit-il. Oui, c'était à moi. J'ai de ces choses pour mes amis les rajahs, que cela distrait. Celle-ci est cassée, mais la leçon valait ça. Oui, mes amis les Rois aiment fort les joujoux — et moi aussi parfois. »

Kim lui jeta un regard en coin. C'était un sahib, à en juger par ses habits ; mais l'accent de son ourdou, l'intonation de son anglais l'eussent fait prendre pour tout plutôt que pour un sahib. Il semblait comprendre ce qui se passait dans l'esprit de Kim avant que l'enfant n'ouvrît la bouche, et il ne prenait pas la peine de s'expliquer, comme le père Victor ou les maîtres de Lucknow. Enfin — suprême jouissance — il traitait Kim comme un égal, sur le pied asiatique.

« Je regrette que vous ne puissiez pas battre mon boy ce matin. Il dit qu'il vous tuera par le couteau ou par le poison. Il est jaloux ; aussi je l'ai mis dans le coin, et je ne lui parlerai pas de la journée. Il vient d'essayer de me tuer. Il faut que vous m'aidiez à faire le déjeuner. Il est trop jaloux pour qu'on se fie à lui en ce moment. »

Or, un sahib authentique, importé d'Angleterre, aurait fait toute une histoire de cette affaire. Lurgan sahib en parlait comme d'un incident, aussi simplement que Mahbub Ali rappelant ses petites frasques dans le Nord.

La véranda à l'arrière du magasin surplombait à pic le ravin, et, de là, les regards plongeaient dans les tuyaux de cheminées des voisins, comme de rigueur à Simla. Mais bien plus que le repas purement à la persane que Lurgan sahib prépara de ses propres mains, la boutique séduisit Kim. Le musée de Lahore était plus grand, mais il y avait ici plus de merveilles — poignards à écarter les démons et moulins à prières du Tibet ; colliers de turquoises et d'ambre jaune ; bracelets de jade vert ; bâtons d'encens curieusement empaquetés dans des jarres tout encroûtées de grenats bruts ; masques de diables aperçus la nuit précédente sur un mur tendu de draperies bleu paon ; images dorées de Bouddha, et petits autels portatifs en laque ; samovars russes au couvercle enrichi de turquoises ; services de porcelaine coquille d'œuf dans de curieuses boîtes octogonales en rotin ; crucifix d'ivoire jaune — japonais, Lurgan sahib l'affirmait ; tapis en ballots poudreux, exhalant une odeur affreuse, poussés derrière des écrans démolis et pourris, aux marqueteries géométriques ; aiguières de Perse pour laver les mains après le repas ; brûle-parfum en cuivre dépoli, ni chinois ni persans, à frises de diables fantastiques ; ceintures d'argent mat qu'on peut nouer comme du cuir en lanière ; épingles à cheveux de jade, d'ivoire et de jaspe vert ; armes de toutes formes et de toute nature, mille autres singularités encore, rangées dans des caisses, empilées, ou tout bonnement jetées dans la chambre, ne laissaient un espace libre qu'autour de la table de bois blanc, boiteuse, où Lurgan sahib travaillait.

« Tout cela n'est rien, dit-il, en suivant le regard de Kim. J'achète parce que c'est joli, et parfois je vends — si la tête de l'acheteur me plaît. Ma besogne est sur la table — en partie du moins. »

Cela flamboyait dans la lumière matinale, en gerbes de rayons rouges, bleus, verts, où un diamant, ça et là, jetait l'éblouissement soudain, presque cruel, d'un éclair blanc bleuâtre. Kim ouvrit de grands yeux.

« Oh ! elles sont tout à fait bien, ces pierres. Cela ne leur fera pas de mal de prendre un peu de soleil. En outre, elles sont bon marché. Mais avec les pierres malades, c'est tout à fait différent. (Il remplit de nouveau l'assiette de Kim.) Il n'y a que moi qui sois capable de soigner une perle malade et de rebleuir les turquoises. Je vous accorde les opales — le premier âne venu peut guérir une opale — mais pour une perle malade, il n'y a que moi. Supposez que je vienne à mourir ! Alors il n'y aurait plus personne... Oh non ! Vous, vous ne pouvez rien faire avec les bijoux. Ce sera bien beau si vous arrivez à comprendre quelque chose aux turquoises — un jour. »

Il se dirigea vers le fond de la véranda pour remplir au filtre la lourde cruche en terre poreuse.

« Voulez-vous boire ? »

Kim fit un geste d'assentiment. Lurgan sahib, à quinze pieds de là, étendit une main sur la cruche. L'instant suivant, celle-ci était sur la table à toucher le coude de Kim, pleine à un demi-pouce près ; seul marquait la place où elle venait de glisser un petit pli de la nappe blanche.

« Oh ! dit Kim absolument stupéfait. C'est de la magie. »

Le sourire de Lurgan sahib montra que le compliment avait porté.

« Renvoie-la.

— Elle se cassera.

— Je te dis de la renvoyer. »

Kim la lança à tout hasard. Elle tomba à mi-chemin et se brisa en cinquante morceaux, tandis que l'eau s'égouttait à travers le plancher de la véranda.

« Je l'ai bien dit, qu'elle se casserait.

— N'importe. Regarde. Regarde le gros morceau. »

Le tesson gisait, une étincelle d'eau luisant encore dans sa concavité, comme une étoile à terre. Kim regardait attentivement ; Lurgan sahib lui posa doucement la main sur la nuque, la caressa deux ou trois fois et murmura :

« Regarde. Elle va revenir à la vie, morceau par morceau. Le gros morceau va commencer par se joindre aux deux autres à droite et à gauche. Regarde ! »

Pour un empire Kim n'eût tourné la tête. Le léger contact le tenait comme un étau, une sorte de fourmillement agréable tintait dans ses veines. Un seul débris de la jarre apparaissait maintenant là où il y en avait eu trois, et au-dessus le contour estompé du vase entier. Il pouvait distinguer la véranda au travers, mais cela se précisait et prenait corps à chaque battement de son pouls. Cependant la jarre — comme ses idées se suivaient lentement ! — la jarre s'était brisée devant ses yeux. Une nouvelle onde de flamme chatouilleuse courut le long de son cou comme Lurgan sahib remuait la main.

« Regarde ! elle reprend forme », dit Lurgan sahib.

Jusque-là Kim avait pensé en hindi, mais un tremblement l'agita, et avec l'effort d'un nageur devant les requins, qui se projette à moitié hors de l'eau, son esprit s'élança hors des ténèbres qui l'engloutissaient et se réfugia dans... la table de multiplication en anglais.

« Regarde ! Elle reprend forme », murmura Lurgan sahib.

La jarre avait été fracassée — oui, fracassée — pas le mot indigène, il ne voulait pas penser à cela — mais fracassée en cinquante morceaux, et deux fois trois font six, et trois fois trois font neuf et quatre fois trois douze. Il s'accrochait désespérément à la répétition. Le contour estompé de la jarre se dissipa comme un brouillard après qu'on s'est frotté les yeux. Il y avait là des tessons ; il y avait l'eau répandue qui séchait au soleil, et, par les interstices du plancher de la véranda, se montrait tout côtelé le mur blanc de la maison au-dessous — et trois fois douze font trente-six.

« Regarde ! Reprend-elle sa forme ? demanda Lurgan sahib.

— Mais elle est en pièces — en pièces », dit-il haletant.

Lurgan sahib marmottait doucement depuis une demi-heure. Kim fit un effort pour détourner la tête :

« Regardez ! Dekho ! C'est comme avant.

— C'est comme avant, dit Lurgan, en observant Kim de tout près, tandis que l'enfant se frottait le cou. Mais vous êtes le premier de beaucoup de gens qui l'ait jamais vue ainsi. »

Il épongea son large front.

« Était-ce encore de la magie ? » demanda Kim, d'un air soupçonneux.

Le sang ne tintait plus dans ses veines ; il se sentait plus éveillé que d'ordinaire.

« Non, ce n'était pas de la magie. C'était seulement pour voir s'il y avait une paille dans un joyau. Parfois il arrive que les plus beaux joyaux volent en éclats dans la main qui sait s'y prendre. C'est pourquoi il faut faire attention avant de les monter. Dites-moi, avez-vous vu la forme du pot ?

— Un instant. Cela s'est mis à pousser du sol comme une fleur.

— Et alors qu'avez-vous fait ? Je veux dire, à quoi avez-vous pensé ?

— Oah ! Je savais qu'il était cassé, et c'est à quoi j'ai pensé, je crois — et il l'était, cassé.

— Hum ! Est-ce que personne vous a déjà montré ce genre de magie ?

— En ce cas, dit Kim, pensez-vous que je laisserais recommencer ? Je me sauverais.

— Et maintenant vous n'avez pas peur — hein ?

— Pas maintenant. »

Lurgan sahib l'épiait de plus près que jamais.

« Je demanderai à Mahbub Ali — pas en ce moment, mais dans quelques jours, murmura-t-il. Vous me plaisez — oui et non. Vous êtes le premier qui se soit jamais sauvé. Je voudrais savoir ce que c'est qui... Mais vous avez raison. Il ne faut pas le dire — pas même à moi. »

Il se dirigea vers le demi-jour crépusculaire du magasin et s'assit à la table, en se frottant les mains. Un sanglot court, étranglé, sortit de derrière une pile de tapis. C'était l'enfant hindou, le nez tourné au mur avec obéissance, ses petites épaules secouées de chagrin.

« Ah ! Il est jaloux, si jaloux. Je me demande s'il essaiera encore d'empoisonner mon déjeuner, et me forcera à le faire cuire deux fois. »

Une voix entrecoupée répondit :

« Kubbee — kubbee nahin.

— Et s'il tuera l'autre garçon que voici ?

— Kubbee — kubbee nahin (jamais — jamais. Non !) »

Il se tourna soudain vers Kim.

« Que pensez-vous qu'il fera, vous ?

— Oah ! Je n'en sais rien. Qu'il s'en aille, cela vaut peut-être mieux. Pourquoi a-t-il essayé de vous empoisonner ?

— Parce qu'il m'aime énormément. Supposez que vous aimiez quelqu'un, que vous en voyiez un autre arriver, et que l'homme que vous aimez le préfère, que feriez-vous ? »

Kim réfléchit. Lurgan répéta la phrase lentement en langue indigène.

« Je n'empoisonnerais pas cet homme, dit Kim après réflexion, mais je battrais ce garçon — si ce garçon aimait mon homme. Mais d'abord, je demanderais à ce garçon si c'est vrai.

— Ah ! Il croit que tout le monde doit m'aimer.

— Alors, je crois que c'est un imbécile.

— Entends-tu ? (Lurgan sahib parlait aux épaules qui tremblaient.) Le fils de sahib trouve que tu es un petit imbécile. Sors de là, et la prochaine fois que tu auras des peines de cœur, n'emploie pas si ouvertement la poudre d'arsenic. Certes, le Diable Dasim fut seigneur de notre nappe ce jour-là ! Cela m'aurait rendu malade, enfant ! et c'est un étranger, alors, qui eût gardé les bijoux. Viens ! »

L'enfant, les yeux gros de pleurs, sortit en rampant de derrière le ballot, et se jeta passionnément aux pieds de Lurgan sahib, avec une exubérance dans le remords qui émut Kim lui-même.

« Je regarderai dans les flaques d'encre — je veillerai fidèlement sur les bijoux ! Ah ! mon père et ma mère, renvoie-le, lui ! »

Il désigna Kim d'une ruade de son talon nu.

« Pas encore — pas encore. Il s'en retournera dans quelque temps. Mais en ce moment il est à l'école — dans une nouvelle madrissah — et tu vas être son professeur. Joue le jeu des Bijoux contre lui. Je marquerai. »

L'enfant sécha ses larmes d'un coup, et s'élança vers le fond de la boutique, d'où il revint avec un plateau de cuivre.

« Donne-les-moi ! dit-il à Lurgan sahib. Qu'ils viennent de ta main, car il pourrait dire que je les connaissais avant.

— Doucement... doucement, répliqua l'homme en extrayant d'un tiroir sous la table une demi-poignée de babioles dont le cliquetis sonna sur le plateau.

— Maintenant, dit l'enfant, en agitant un vieux journal, regarde-les aussi longtemps que tu voudras, étranger. Compte, et, si besoin est, touche. Un regard me suffit, à moi. »

Il tourna le dos fièrement.

« Mais en quoi consiste le jeu ?

— Quand tu les auras comptées et maniées et que tu seras sûr de pouvoir te les rappeler toutes, je les cacherai sous ce papier, et il faudra que tu en dises le compte à Lurgan sahib. J'écrirai le mien.

— Oh ! »

L'instinct de rivalité s'éveilla dans son sein. Il se pencha sur le plateau. Il ne contenait pas plus de quinze pierres.

« C'est facile », dit-il au bout d'une minute.

L'enfant glissa le papier sur les joyaux scintillants et se mit à griffonner dans un petit carnet indigène.

« Il y a sous ce papier cinq pierres bleues — une grosse, une moins, et trois petites, dit Kim, tout d'une haleine. Il y a quatre pierres vertes, l'une avec un trou ; il y a une pierre jaune, on peut voir au travers, et une comme un tuyau de pipe. Il y a deux pierres rouges, et... et... j'en ai compté quinze, mais j'en ai oublié deux. Non ! donne-moi le temps. L'une était en ivoire, petite et brunâtre, et... et... donne-moi le temps...

— Une... deux... »

Lurgan sahib compta jusqu'à dix : Kim secoua la tête.

« Écoute mon compte ! éclata l'enfant avec un trille de rire impétueux. D'abord, il y a deux saphirs avec des crapauds — un de deux ratis et un de quatre, à ce que j'en peux juger. Le saphir de quatre ratis est ébréché. Il y a une turquoise du Turkestan unie avec des veines noires, et il y en a deux gravées — une avec le nom de Dieu en or, et, sur l'autre, qui est fendue en travers, car elle sort d'une vieille bague, je ne peux pas lire les lettres. Nous avons maintenant en tout cinq pierres bleues. Il y a quatre émeraudes ; mais il y en a une percée en deux endroits et une autre un peu rayée...

— Leur poids ? demanda Lurgan sahib d'un ton impassible.

— Trois — cinq — cinq — et quatre ratis, à ce que j'en peux juger. Il y a un morceau de vieil ambre verdâtre pour une pipe, et une topaze d'Europe taillée. Il y a un rubis de Birmanie, de deux ratis, sans un défaut, et il y a un rubis balais3 pas net, de deux ratis. Il y a un ivoire ciselé de Chine représentant un rat qui hume un œuf ; et il y a enfin — ah ! ah ! — une boule de cristal aussi grosse qu'une fève, montée dans une feuille d'or. »

Pour finir, il battit des mains.

« C'est ton maître, dit Lurgan sahib en souriant.

— Huh ! Il savait les noms des pierres, dit Kim devenant pourpre. Essayez encore ! Avec des choses ordinaires que lui et moi connaissions tous deux. »

Ils entassèrent de nouveau sur le plateau des bibelots divers ramassés dans la boutique, dans la cuisine même ; et chaque fois l'enfant gagna, à l'émerveillement de Kim.

« Bandez-moi les yeux — laissez-moi toucher une fois avec les doigts, et même alors je te battrai malgré tes yeux ouverts », dit-il, d'un ton de défi.

Kim frappa du pied de colère, humilié, quand le gamin tint parole.

« Si c'étaient des hommes — ou des chevaux, dit-il, je m'en tirerais mieux. Cette façon de jouer avec des pincettes, des couteaux et des ciseaux, c'est trop peu de chose.

— Il faut apprendre avant d'enseigner, dit Lurgan sahib. Est-ce ton maître ?

— Je l'accorde. Mais comment fait-on ?

— En le refaisant, et encore, un grand nombre de fois, jusqu'à ce qu'on y arrive parfaitement, car cela en vaut la peine. »

L'enfant hindou, très émoustillé, osa donner à Kim de petites tapes dans le dos.

« Ne te désespère pas, dit-il. C'est moi-même qui t'apprendrai.

— Et je veillerai à ce qu'on t'enseigne bien, dit Lurgan sahib, toujours en langage indigène, car sauf mon gamin que voici — quel enfantillage de sa part d'acheter tant d'arsenic quand, s'il m'en avait demandé, je lui en aurais donné — sauf mon gamin que voici, je n'en ai pas rencontré depuis longtemps qui en valût mieux la peine. Et nous avons encore dix jours avant que tu retournes à Lucknow, où l'on ne t'apprend rien — à prix fort. J'espère que nous serons bons amis. »

Ce furent dix jours de totale extravagance, mais Kim s'amusa trop pour réfléchir à leur folie. Le matin, on jouait au jeu des Bijoux — parfois avec de vraies pierres, parfois avec des piles d'épées ou de dagues, parfois avec des photographies d'indigènes. Pendant l'après-midi, lui et l'enfant hindou montaient la garde dans le magasin, assis sans parler derrière une balle de tapis ou un paravent, à épier les nombreux et fort singuliers visiteurs de M. Lurgan. Il venait de petits rajahs, dont l'escorte toussait sous la véranda, pour acheter des curiosités — telles que phonographes ou jouets mécaniques. Il venait des dames pour des colliers, et des hommes, semblait-il à Kim — cause de son esprit sans doute vicié par des initiations précoces — pour les dames ; des envoyés de cours indépendantes et feudataires, dont la mission avouée consistait en quelque réparation de colliers brisés — fleuves de lumières ruisselant sur la table — mais dont le dessein véritable semblait tendre à lever des fonds pour des maharanées irritées ou des rajahs adolescents. Il venait des Babus à qui Lurgan sahib parlait avec autant d'austérité que d'autorité, sans omettre néanmoins, à la fin de chaque entrevue, de leur remettre de l'argent en pièces de monnaie et en papier. De temps en temps, des assemblées d'acteurs indigènes en redingotes longues entreprenaient des discussions métaphysiques en anglais et en bengali, pour la grande édification de M. Lurgan. Il s'intéressait toujours aux matières religieuses. À la fin du jour, Kim et l'enfant hindou — dont le nom variait au gré de Lurgan — devaient donner un compte détaillé de tout ce qu'ils avaient vu et entendu — leur opinion du caractère de chaque homme, d'après ses traits, son parler, ses manières, et leur idée sur sa mission véritable. Après dîner, la fantaisie de Lurgan sahib se tournait de préférence vers ce qu’on pourrait appeler l’habillage, jeu auquel il prenait un intérêt fort instructif. Il savait maquiller les visages à merveille, et d'un coup de pinceau ici, et là d'un trait, les rendre méconnaissables. La boutique regorgeait de toutes sortes de costumes et de turbans, et Kim revêtait tour à tour l'appareil d'un jeune mahométan de bonne famille, d'un marchand d'huile, et une fois — ce fut la joie d'un soir — d'un propriétaire du pays d'Oudh en grand costume de gala. L'oeil de lynx de Lurgan sahib savait découvrir le moindre défaut dans l'ajustement ; et, couché sur le divan de bois de teck usé, il expliquait pendant des demi-heures entières comment telle et telle caste parle, marche, tousse, crache ou éternue, et — car les « comment » importent peu en ce monde — le « pourquoi » de tout cela. L'enfant hindou jouait ce jeu-là maladroitement. Cette petite intelligence, plus affilée qu'un glaçon quand il s'agissait de nommer les bijoux, ne s'habituait pas à revêtir une âme étrangère, tandis qu'un démon s'éveillait et chantait de joie dans tout l'être de Kim lorsque, au gré des différents costumes, il changeait en même temps de langage et de gestes.

Emporté par l'enthousiasme, il s'offrit un soir à montrer à Lurgan sahib, comment les disciples d'une certaine caste de fakirs, vieilles connaissances de Lahore, demandaient la charité le long des routes ; et quelle espèce de langage il emploierait à l'usage d'un Anglais, d'un fermier pendjabi se rendant à une foire, ou d'une femme non voilée. Lurgan sahib rit abondamment et demanda à Kim de demeurer comme il était, immobile pendant une demi-heure — les jambes croisées, barbouillé de cendres, l'œil sauvage, dans l'arrière-boutique. Au bout de ce laps de temps, entra un Babu4, pataud, obèse, dont les jambes ballottaient de graisse dans leurs bas, et Kim le reçut par une volée de railleries, comme on en échange d'un ruisseau à l’autre. Lurgan sahib — cela contraria Kim — observait le Babu et non le jeu.

« Je crois, dit le Babu pesamment, en allumant une cigarette, je suis d'opinion que c'est là un exploit on ne peut plus extraordinaire, et on ne peut plus réussi. Si vous ne m'aviez prévenu, j'aurais certainement pensé que — que — vous vous payiez ma tête. Dans combien temps approximativement peut-il devenir aide arpenteur suffisant ? Parce qu'alors je songerais à lui.

— C'est cela qu'il doit apprendre à Lucknow.

— Alors, dites-lui de se presser. Bonne nuit, Lurgan. »

Le Babu sortit de son pas de vache embourbée.

En repassant ce soir-là la liste des visiteurs, Lurgan sahib demanda à Kim pour quelle sorte d'homme il prenait celui-là.

« Dieu sait ! » dit gaiement Kim.

Le ton eût peut-être trompé Mahbub Ali, mais manqua son effet avec le médecin des perles.

« C'est vrai, Dieu, certes, le sait ; mais je désire savoir ce que vous pensez. »

Kim jeta un regard oblique à son compagnon, dont l’œil semblait avoir la puissance de forcer la vérité.
« Je — je pense qu'il aura besoin de moi quand je reviendrai de l'école, mais (d'un ton confidentiel, tandis que Lurgan sahib hochait la tête avec approbation) je ne comprends pas comment il peut, lui, porter beaucoup de costumes et parler beaucoup de langues.

— Tu comprendras beaucoup de choses plus tard. Il écrit des histoires pour certain colonel. Il ne jouit d'une grande considération que dans Simla, et il est à observer qu'il n'a pas de nom, mais seulement un numéro et une lettre — c'est la coutume parmi nous5.

— Et sa tête est-elle à prix aussi — comme celle de Mah — de tous les autres ?

— Pas encore ; mais si certain garçon qui est assis en ce moment ici se levait et allait — voyez, la porte est ouverte ! — pas plus loin que certaine maison à véranda peinte en rouge, derrière l’ex-vieux théâtre du Bazar inférieur, et murmurait à travers les volets : « C’est Hurree Chunder Mookerjee qui a apporté les mauvaises nouvelles du mois dernier », ce garçon-là pourrait emporter une ceinture pleine de roupies.

— Combien ? dit promptement Kim.

— Cinq cents... mille... autant qu'il demanderait.

— C'est bien. Et combien de temps pourrait vivre le garçon en question après avoir donné ce renseignement ? »

Il sourit avec espièglerie à la barbe même de Lurgan sahib.

« Ah ! Là, il faut réfléchir. Peut-être, avec beaucoup d'adresse, pourrait-il vivre tout ce jour-là — mais pas la nuit. Sûrement pas la nuit.

— Alors combien gagne le Babu si sa tête est à si haut prix ?

— Quatre-vingts... peut-être cent... peut-être cent cinquante roupies ; mais l'argent est la moindre part du métier. De temps en temps Dieu fait naître des hommes — tu en es un — doués du goût de voyager au risque de leur vie, en quête de nouvelles — il s'agit aujourd'hui de choses lointaines, demain de quelque montagne cachée, le jour suivant de certaines gens tout proches qui ont commis quelque enfantillage contre l'État. Ces êtres-là sont en très petit nombre ; et sur ce petit nombre, il n'y en a pas plus de dix de bons. Parmi ces dix derniers, je range le Babu, et c'est curieux. Combien doit être grande et désirable une besogne capable de bronzer le cœur d'un Bengali !

— C'est vrai. Mais le temps semble long. Je suis encore un enfant, et il n'y a pas deux mois que j'ai appris à écrire l'angrezi. Je ne peux même pas bien le lire à l'heure qu'il est. Et il faudra encore des années, des années et de longues années, avant que je puisse être seulement aide-arpenteur.

— Prends patience, Ami de Tout au Monde. (Kim tressaillit au surnom familier.) Que n'ai-je à moi quelques-unes seulement des années qui te pèsent tant ! Je t'ai éprouvé en plusieurs petites choses. Cela ne sera point omis quand je ferai mon rapport au colonel sahib. »

Puis, passant soudain à l'anglais, avec un rire grave.

« Parole ! O'Hara, je pense qu'il y a de l'étoffe en vous ; mais il ne faut pas faire le fier ni causer trop. Il faut retourner à Lucknow, se conduire comme un bon petit garçon et piocher ses livres, comme disent les Anglais ; alors, peut-être, aux prochaines vacances si vous voulez, vous pouvez revenir chez moi ! (Kim fit la moue.) Oh ! je dis si cela vous plaît. Je sais où vous voulez aller. »

Quatre jours plus tard, on retenait une place pour Kim et sa petite malle à l'arrière d'un tonga à destination de Kalka. Il avait pour compagnon le Babu-cachalot, lequel, un châle à franges enroulé autour de sa tête, et sa jambe gauche informe dans un bas à jour ramenée sous lui, grelottait et grognait dans le froid matinal.

« Comment se fait-il que cet homme soit l'un des nôtres ? » pensait Kim, en considérant le dos gélatineux que ballottaient les cahots de la descente.

Et cette réflexion le conduisit à une série d'agréables rêves. Lurgan sahib lui avait donné cinq roupies — somptueuses largesses — avec l'assurance de sa protection s'il travaillait. Différemment de Mahbub, Lurgan sahib avait mentionné de la façon la plus explicite le salaire qui récompenserait son obéissance, et Kim n'en demandait pas davantage. Si seulement, comme le Babu, il pouvait se voir promu à la dignité d'une lettre et d'un numéro — et d'une tête à prix ! Un jour il aurait tout cela et davantage. Un jour il atteindrait peut-être à la gloire d'un Mahbub Ali ! Les toits et les terrasses de ses chasses nocturnes, ce serait la moitié de l'Inde ! Il suivrait des rois et des ministres, comme jadis il avait suivi des vakils et des saute-ruisseau à travers la ville de Lahore pour le compte de Mahbub Ali. En attendant, il voyait devant lui le présent : Saint-Xavier, perspective nullement désagréable. Il allait trouver des nouveaux à qui montrer sa condescendance, et avoir des récits d'aventures de vacances à écouter. Le jeune Martin, le fils du planteur de thé à Manipur, s'était vanté qu'il irait en guerre, avec un rifle, contre les chasseurs de têtes. Cela se pouvait, mais pour sûr, le jeune Martin n'avait pas été projeté à travers l'avant-cour du palais de Putiala par une explosion de pièces d'artifice ; pas plus qu'il n'avait... Kim commença à se raconter ses propres aventures des trois derniers mois. Il y avait de quoi abrutir Saint-Xavier — même les grands qui se rasaient — si c'avait été chose permise. Mais il ne fallait naturellement pas y songer. Sa tête serait mise à prix en temps utile, Lurgan sahib s'en portait garant, et s'il allait maintenant bavarder à la légère, non seulement ce prix, on ne le fixerait jamais, mais le colonel Creighton ne voudrait plus entendre parler de lui — et il serait abandonné aux ressentiments de Lurgan sahib et de Mahbub Ali pour le court laps de temps qui lui resterait à vivre.

« C'est ainsi que je perdrais Delhi pour un poisson », conclut-il, philosophant en proverbes.

Il convenait qu'il oubliât ses vacances (il resterait toujours le plaisir de forger des aventures imaginaires) et, comme disait Lurgan sahib, de travailler.

Parmi tous les élèves qui se hâtaient vers Saint-Xavier, de Sukkur dans les sables, à Galle sous les palmes, pas un ne nourrissait plus de vertu que Kimball O'Hara, sautillant vers Umballa, derrière Hurree Chunder Mookerjee, dont le nom, sur les registres d'une section du Service de renseignements ethnologiques, s'écrit R. 17.

Et s'il fallait un coup d'éperon de plus, le Babu y suppléerait. Après un énorme repas à Kalka, il parla sans interruption. Kim allait donc à l'école ? Alors, comme M. A.6 de l'Université de Calcutta, il lui expliquait les avantages de l'éducation. Il y avait des points à gagner en ne négligeant pas le latin ni l'Excursion de Wordsworth7 (tout cela était du grec pour Kim). Le français aussi formait une question vitale, et le meilleur s'apprenait à Chandernagor, à quelques milles de Calcutta. Un homme pouvait également aller loin, à l'instar de lui-même, en prêtant une stricte attention à des pièces de théâtre appelées Lear et Jules César8, toutes deux fort demandées par les examinateurs. Lear n'était pas aussi plein d'allusions historiques que Jules César ; le livre coûte quatre annas, mais on peut l'acheter d'occasion à Bow Bazar pour deux. Il reconnaissait pour plus importants encore que Wordsworth, ou que les auteurs éminents, Burke et Hare9, l'art et la science de l'arpentage. Un garçon qui avait passé son examen en ces branches — pour lesquelles, entre parenthèses, il n'y a pas de manuels — pouvait, en se promenant simplement dans un pays avec une boussole, un niveau d'eau et de bons yeux, remporter dans sa tête une image de ce pays bonne à vendre contre de grosses sommes en monnaie d'argent. Mais, comme il peut se trouver inopportun de promener des chaînes d'arpenteur, l'élève ferait bien d'apprendre la longueur précise de son propre pas, de façon que, même privé de ce que Hurree Chunder appelait « des secours adventices », il pût mesurer encore ses distances. Pour garder le compte des milliers de pas, son expérience n'avait rien enseigné de meilleur à Hurree Chunder qu'un rosaire de quatre-vingt-un ou cent huit grains, car « c'était divisible et subdivisible en nombreux multiples et sous-multiples ». À travers toute cette grêle d'anglais, Kim saisit le fil général de la conversation ; elle l'intéressait vivement. Il s'agissait d'une nouvelle science qu'un homme pouvait serrer dans sa tête ; et, à contempler le vaste univers qui se déroulait sous ses yeux, il paraissait bien que plus un homme sait de choses, mieux cela vaut pour lui.

Quand il eut parlé pendant une heure et demie, le Babu ajouta :

« Je compte sur le plaisir, un jour, de faire officiellement votre connaissance. Ad interim10, si j'ose employer cette expression, je vous donnerai cette boîte à bétel, qui est un article de haute valeur et ne me coûta pas moins de deux roupies il y a quatre ans. »

C'était un bibelot de cuivre bon marché, en forme de cœur, à trois compartiments destinés aux éternelles noix de bétel, à la chaux et à la feuille de pan, mais rempli de petites fioles à pilules.

« C'est la récompense du mérite pour votre habileté dans le rôle de ce saint homme. Vous voyez, vous êtes si jeune que vous pensez devoir durer toujours et ne vous souciez pas de votre corps. Cela dérange fort de tomber malade en pleine besogne. Je suis moi-même amateur de drogues, et cela sert aussi pour guérir les pauvres. Celles-ci sont de bonnes drogues officielles — quinine et le reste. Gardez-les en souvenir. Maintenant, au revoir. J'ai une affaire personnelle et urgente, ici, au bord de la route. »

Il se laissa glisser sans bruit, comme un chat, sur la route d'Umballa, héla un ekka qui passait, et disparut dans un fracas de ferrures, tandis que Kim, la langue liée, tournait la boîte à bétel en cuivre entre ses doigts.



L'historique d'une éducation n'intéresse guère que les parents du héros, et, comme on sait, Kim était orphelin. Les registres de Saint-Xavier in Partibus témoignent de l'envoi d'un rapport trimestriel sur les progrès de Kim au colonel Creighton et au père Victor, des mains duquel l'argent de la pension arrivait régulièrement. Les mêmes annales font foi de grandes aptitudes de l'élève Kim pour les sciences mathématiques et la topographie, ainsi que d'un prix remporté (La Vie de Lord Lawrence11, veau racine, deux volumes, neuf roupies huit annas) pour sa force en ces matières ; le même trimestre, il figurait dans l'équipe de cricket de Saint-Xavier contre le collège mahométan d'Al-lyghur, à l'âge de quatorze ans dix mois. On le revaccina (d'où on peut présumer une nouvelle épidémie de petite vérole à Lucknow) à peu près à la même époque. Des notes au crayon en marge d'un vieux rôle d'appel rapportent qu'il fut puni à plusieurs reprises pour « converser avec des personnes peu recommandables », et il paraît qu'il subit une fois des peines sévères pour absence « d'une journée en compagnie d'un mendiant des rues ». C'est ce jour-là qu'il sauta la grille et resta jusqu'au soir à supplier le lama, le long des rives de la Gumti, afin de l'accompagner sur la route aux prochaines vacances — pour un mois — une petite semaine et que le lama lui opposa un visage de pierre, affirmant que le moment n'était pas encore venu. L'affaire de Kim, dit le vieillard, tandis qu'ils mangeaient ensemble des gâteaux, consistait à acquérir toute la sagesse des sahibs, et alors, lui, verrait. La main de l'amitié devait avoir détourné le fouet de la calamité, car, six semaines plus tard, Kim passait un examen d'arpentage élémentaire « avec mention honorable » à l'âge de quinze ans huit mois. À partir de cette date le livre se tait. Le nom de Kim n'apparaît pas dans la fournée annuelle des candidats fonctionnaires du Service topographique de l'Inde, mais en regard on lit ces mots : « déplacé en service spécial ».

À plusieurs reprises, pendant ces trois années, le temple des Tirthankaras, à Bénarès, vit reparaître le lama un peu plus maigre et plus jaune chaque fois, si c'est possible, mais aussi doux et candide que jamais. Tantôt, il arrivait du Sud — plus bas que Tuticorin — d'où les merveilleux bateaux à feu vont à Ceylan, pays de prêtres qui parlent pali12 ; tantôt de l'Ouest humide et vert et des mille cheminées d'usines qui font une ceinture à Bombay ; et une fois du Nord, ayant refait huit cents milles pour causer une journée avec le Gardien des Images de la Maison des Merveilles. Il gagnait à grands pas sa cellule aux murs ciselés dans le marbre frais — les prêtres du temple montraient de la bienveillance au vieillard — lavait la poussière du voyage, faisait sa prière et partait pour Lucknow, sans appréhension désormais du train, en wagon de troisième classe. À son retour, on pouvait constater, comme son ami le Chercheur le fit remarquer au chef des prêtres, qu'il cessait pour un temps de déplorer la perte de sa Rivière ou de dessiner d'étonnantes images de la Roue de Vie, et qu'il préférait parler de la beauté et de la sagesse de certain chela mystérieux que personne au temple n'avait jamais vu. Oui, il avait suivi les traces des Pieds Bénis par toute l'Inde. (Le conservateur du musée possède encore un merveilleux récit de son itinéraire et de ses méditations.) Il ne lui restait dans la vie qu'à trouver la Rivière de la Flèche. Pourtant, des rêves l'avaient assuré que pareille entreprise n'aboutirait que si le chercheur marchait de compagnie avec l'unique chela désigné pour mener l'événement à bonne fin, chela versé en grande sagesse — telle que possèdent les gardiens d'images à cheveux blancs. Pour citer un exemple (ici apparaissait la gourde à priser, et les bons prêtres jains se dépêchaient de faire silence) :

« Il y a longtemps, longtemps, quand Devadatta régnait à Bénarès — que tous écoutent le Jâtaka ! — les chasseurs du roi capturèrent pour quelque temps un éléphant, auquel, avant qu'il recouvrât sa liberté, on avait scellé un douloureux anneau de fer. S'efforçant de s'en délivrer, dans la haine et la frénésie de son cœur, il courait par les forêts, suppliant ses frères éléphants de le briser pour lui. L'un après l'autre, à l'aide de leurs fortes trompes, ils essayèrent en vain. À la fin, ils déclarèrent, comme leur conviction profonde, qu'aucune puissance bestiale ne parviendrait à rompre l'anneau. Et, dans un fourré, gisait, nouveau-né, tout moite encore des sueurs de la naissance, un éléphanteau d'un jour, dont la mère était morte. L'éléphant enchaîné, oubliant sa propre agonie, dit : « Si je ne viens pas en aide à ce nourrisson, il périra sous nos pieds. » De sorte qu'il se tint debout au-dessus de la jeune créature, arc-boutant ses jambes contre les mouvements et l'inquiétude de la horde ; et il mendia du lait à une femelle vertueuse, et l'éléphant à l'anneau devint son guide et sa défense. Or, l'éléphant — que tous écoutent le Jâtaka ! — atteint sa pleine croissance à trente-cinq ans, et, pendant trente-cinq Pluies, l'éléphant à l'anneau vint au secours du plus jeune, et tout le temps l'entrave rongeait sa chair. Alors, un jour, le jeune éléphant vit le fer à demi disparu dans la blessure, et se tournant vers l'aîné, dit : « Qu'est ceci ? — C'est ma douleur même », dit celui qui l'avait secouru. Alors, l'autre allongea sa trompe et, en un clin d'œil, détruisit l'anneau, disant : « Le temps fixé s'accomplit. » Ainsi l'éléphant vertueux, qui avait attendu dans la tempérance et fait des actes de bonté, fut délivré, au temps fixé, par le même éléphanteau qu'il avait chéri après s'être détourné de sa route — que tous écoutent le Jâtaka ! — car l'Éléphant était Ananda, et le jeune qui brisa l'anneau n'était autre que le Seigneur Lui-même13... »

Puis, il secouait la tête avec bénignité, et, parmi l'incessant cliquetis du rosaire, il faisait voir à quel point cet éléphanteau était exempt de tout péché d'orgueil. Il montrait la même humilité que tel chela qui, voyant son maître assis dans la poussière, au seuil des Portes de Science, franchissait les portes (bien qu'elles fussent closes) et prenait son maître sur sa poitrine en présence de la cité au cœur orgueilleux. Riche la récompense qui attendrait un tel maître et un tel chela, quand viendrait le temps pour eux d'aller quérir ensemble l'affranchissement !

Ainsi parlait le lama, en allant et venant à travers l'Inde avec aussi peu de bruit qu'une chauve-souris. Une vieille femme à langue acérée, dans une maison blottie parmi les vergers derrière Saharunpore, l'honorait à l'occasion comme la femme honora le prophète14, mais sa chambre n'était pas près du mur. En un appartement de la cour d'entrée où roucoulaient du haut des murs des colombes en sentinelle, il l'écoutait, tandis que rejetant son voile inutile, elle jasait esprits et démons de Kulu, petits-fils à naître, et rappelait le marmot sans vergogne qui lui avait parlé à l'étape. Une fois, aussi, il erra tout seul de la grande route au-delà d'Umballa jusqu'au village où le prêtre avait tenté de le droguer ; mais le Ciel débonnaire qui garde les lamas le mena au crépuscule, à travers les récoltes, toujours absorbé comme sans défiance, à la porte même du ressaldar. Ici semble s'être produit un grave malentendu, car le vieux soldat lui demanda pourquoi l'Ami des Étoiles était passé par là il n'y avait que six jours.

« Cela ne peut être, dit le lama. Il est retourné chez les siens.

— Il était là dans ce coin, à nous raconter cent folies, il y a cinq nuits, insista l'hôte. C'est vrai, il s'est évanoui quelque peu soudainement au petit jour après avoir batifolé avec ma petite-fille. Il grandit vite, mais c'est le même Ami des Étoiles qui m'apporta la nouvelle de la guerre. Vous êtes-vous séparés ?

— Oui — et non, répondit le lama. Nous... nous ne nous sommes pas séparés tout à fait, mais le temps n'est pas mûr pour que nous puissions prendre la route ensemble. Il acquiert de la sagesse en autre lieu. Il nous faut attendre.

— Peu importe — mais si ce n'était pas l'enfant, comment aurait-il parlé si continuellement de toi ?

— Et qu'a-t-il dit ? demanda vivement le lama.

— Des mots d'affection — cent mille — que tu es son père et sa mère et tout le reste. Dommage qu'il ne prenne pas du service dans les troupes de la Reine. Il n'a peur de rien. »

Ces nouvelles confondirent le lama ; il ignorait alors combien Kim observait religieusement le contrat passé avec Mahbub Ali et ratifié à contrecœur par le colonel Creighton.

« Il n'y a pas à retenir le jeune poney loin du jeu, dit le maquignon en entendant le colonel remontrer l'absurdité de ce vagabondage à travers l'Inde pendant les vacances. Si on lui refuse la permission d'aller et venir comme bon lui semble, il passera outre au refus. Alors, qui l'attrapera ? Colonel sahib, il naît une fois en mille ans un cheval aussi bien taillé pour le jeu que ce poulain-là. Et nous avons besoin d'hommes. »



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Notes relatives à ce chapitre.

1 Légende de l'Oregon : ces vers sont du dramaturge et acteur irlandais Dion Boucicault (né en 1820 ou 1822, mort en 1890). C'est un des hommes de théâtre les plus actifs du milieu du XIXe siècle en Irlande, mais aussi en Angleterre. retour

2 Tour de roue : la reprise de l'image de la roue désigne ici la roue de la vie et de la fortune. retour

3 Rubis balais : c'est une pierre de couleur rouge clair. retour

4 Babu : le personnage du Babu apparaît dans d'autres histoires de Kipling. Voir par exemple « Le Chef du district » (Les Handicaps de la vie) où le traitement du personnage est acerbe, et « Purun Bhagat » (Le Second Livre de la jungle) où le Babu devient ascète. retour

5 C'est la coutume parmi nous : cette coutume a pour objet de protéger l'identité de celui qui peut être amené à effectuer de périlleuses missions. retour

6 M.A. : « master of arts » ; équivalent à la maîtrise. retour

7 L'Excursion : le poème de Wordsworth fut publié en 1814. retour

8 Le Roi Lear et Jules César : les deux pièces de Shakespeare forment donc le fondement de l'éducation anglaise du Babu. retour

9 Burke et Hare : allusion à l'écrivain irlandais, Edmund Burke (1730-1797) et à Augustus Hare (1834-1903), auteur de récits de voyage. Mais Burke et Hare étaient aussi deux criminels exécutés à Edimbourg au début du XIXème siècle. retour

10 Ad interim : en attendant. retour

11 Lord Lawrence : Lord Lawrence fut vice-roi des Indes de 1864 à 1869. retour

12 Pali : cette langue religieuse est utilisée par les bouddhistes à Ceylan ; les textes anciens sont écrits en pali. retour

13 Je n'ai pas trouvé dans les Jâtaka de récit identique ; il faut cependant noter que Bouddha est fréquemment incarné dans l'éléphant blanc (voir par exemple le récit de sa naissance, note 25, chapitre I). Le thème de l'éléphant délivré de ses chaînes revient par ailleurs souvent (voir par exemple, Jâtaka, livre XI, n° 455, vol. IV, p. 60). retour

14 Comme la femme honora le prophète : le prophète Élisée, de passage à Sunam, était nourri et logé par une femme de la ville ; voir 2 Rois 4, 8 à 10. retour
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